Cornell Unlveralty Library D 7.R39 Melanges d'histoire et de voyages, 3 1924 027 757 487 Cornell University Library The original of tliis bool< is in tine Cornell University Library. There are no known copyright restrictions in the United States on the use of the text. http://www.archive.org/details/cu31924027757487 MELANGES D'HISTOIRE ET DE VOYAGES CALM ANN LEVY, EDIT EUR CEUVRES COMPLETES D'ERNEST RENAN FOKHAT IN-g" Vie de Jesus .■ Les Apotkes Saint Paul, avec une note des voyages de saint Paul L'Antechkist . ... LeS £VANGILES ST LA SECONDE G^N^RATION CHHETIENNE. . Dialogues ET FKAGMENTS 'PBiLosoPHiauEs.. ' . ... La Reforme intellectdelle et morale. . ... Questions contemporaines . histoire generals des langues seiiitiaues ]ETUD£S D'HISTOIRE RELIGIEUSE. . .... , ESSAIS DE MORALE BT DE CRITIQUE. . . . LE LivRE DE JoD, traduit de I'h^breu, avec une ^tude sur I'&ge et le caract^re du poerae. . . . . Le CANTiauB DES oANTittUES, tfaduit dc I'hfibreu, avec une 61ude sur le plan, I'Sge et le caractere du poeme De l'origine du langage .... AvERROEs ET l'averroisme, EsSRi hlstorique MELABGES D'HISTOIHE EI DE VOYAGES volume. De la part DES PEUPLES SENmaUES DANS L HISTOIRE DE . LA CIVI- LISATION , Brochure. La Chaide d'h^breu ad College de France. . . . . — Spinoza, conference donn^e 4 la Haye. -^ Mission de PheniCiEj grand ln-4°i avec atlas in-folio. Imprimerie nationale l.volume. HlSTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE AU XIV SiftCLE, par ViCtOr Le Clerc et Ernest Renan 2 volumes. MELANGES D'HISTOIRB ET DE VOYAGES PAR Qose^W) ERNEST RENAN MEMBRE DE L INSTITUT PARIS CALMANN LEVY, BDITEUR ANCIENNE MAISON MICHEL LfiVY FRERES HUE lUBEK, 3, ET BOULEVARD DES ITALIE> la conciliation des choses opposees, la complexite, si profond6ment incon- nues aux peuples s6miliques, dont I'organisation a tou- " jours ete d'une d6solante et fatale simplicity. Dans I'art et la po6sie, que leur devons-nous? Rien dans I'art. Ces peuples sont tres-peu artistes ; notre art nous vient tout entier de la Grece. — En po6sie, sans 6tre leurs tributaires, nous avons pourtant avec eux plus de lien. Les psaumes sont devenus k quelques egards une de nos sources poetiques. La po6sie h6braique a pris place pour nous a c6t6 de la po6sie grecque, non comme ayant fourni des genres determines de poesie, mals comme constituant -un id^al po6tique, une sorte d'Olympe oil tout se colore, par suite d'un prestige accept^, d'une aureole lumineuse ; Milton, Lamartine, Lamennais n'exis- teraient pas, ou n'existeraient pas tout entiers sans les psaumes. Ici encore, cependant, tout ce qui est nuance, tout ce qui est delicat, tout ce qui est profond est noire ceuvre. La chose essentiellement po6tique, c'est la destinee de I'homme ; . ce sont ses retours m^lancoliques, sa re- cherche- inquiete des origines, sa jusle plainte contre le ciel. Nous n'avons eu besoin d'apprendre cela de per- sonne. L^ternelle (5cole k cet egard, c'est I'^me de cliacun. Dans la science et la philosophie, nous sommes exclu- ■ sivement Grecs. La recEerche des causes, savoir pour LES PEUPLES SfiMIl'IQUES. 13 savoir, est une chose dont il n'y a nulle trace avant la Gr6ce, une chose que nous avons apprise d'elle seule. Babylone a eu une science ; mais elle n'a pas eu le prin- cipe scientlfique par excellence, la fixit6 absolue des lois de la nature. L'figypte a su de la g^ometrie; mais elle n'a pas cr6e les Elements d'Euclide. Quant au vieil esprit semitique, il es t de sa. nature a nti|3hilosoighiqiie]^ anli- scientific[ue. Dans Job, la recherche des causes est pres- que_ presentee comme une impiety. Dans I'EccUsiaste, la science est d6clar6e une vanite. L'auteur, pr6matur6- inent d6goiit6, se vante d'avoir etudie tout ce qui est sous le soleil et de n'y avoir trouveque de I'ennui. Aris- tote, k peu prfes son contemporain, et qui avec plus de raison eut pu dire qu'il' avail epuise I'univers, ne parle pas une tbis de son ennui. La sagesse des nations s6mi- tiques ne sortit jamais de la parabole et des proverbes. On parle souveht d'une science et d'une philosophic arabes, et, en effet, pendant un siecleou deux,au moyen age, les Arabes furent bien nos mnitres ; mais c'etait en attendant que nous connussions les originaux grecs. Cette science et cette philosophic arabes n'etaient qu'une mes- quine traduction de .la science et de la philosophic grecques. Dfes que la Grfece authentique se 16ve, ces ch6- tives traductions deviennent sans objet, et ce n'est pas sans raison que tons les philologues de la Renaissance entreprennent contre elles une vraie croisade. A y regar- der de prfes, d'ailleurs, cette science'arabe n'avait rien d'a- rabe. Le fond en est purement grec ; parmi ceux qui la cr^ferent, il n'y a pas un vrai Semite ; c'6taient des Espa- gnols, des Persans dcrivant en arabe. — Le r61e phiio- sophique des Juifs au moyen age est aussi celui de simples U MELANGES D'HISTOIRE. interprfetes. La philosophie juive de cette epoque, c'est la philosophie arabe sans modification. Une page de Roger Bacon renferme plus de veritable esprit scientifique que toute cette science de seconde main, respectable assur6- ment comme un anneau de la tradition, mais d^nu^e de grande originality. Si nous examinons la question au point de vue des idfes morales et sociales, nous trouverons que la morale j s6mitique est parfois tr^s-sainte et tr6s-pure. Le Code ^ attribu6 k Moi'se renferme de belles id6es de droit. Les proph^tes sont par moments des tribuns fort 61oquents. Les moralistes, J^sus fils de Sirach, Hillel, atteignent une surprenante hauteur. N'oublions pas enfin que la /morale de I'Evangile a 6t6 d'abord prSch^e en unelangue s6mitique. D'un autre c6t6, le caract&re s^mitique est en general dur, 6troit, 6goTste. 11 y a dans cette race de fortes passions , de complets devouements , des caract^res incomparables. 11 y a rarement cette finesse de sentiment moral qui semble 6tre surtout I'apanage des races ger- maniques et celtiques. Les sentiments tendres, profonds, melancoliques, ces r6ves d'infini oil toutes les puissances de I'^me se confondent, cette grande revelation du devoir qui seule donne une base solide k notre foi et k nos es- p6rances, sont I'oeuvre de notre race et de notre climat. Ici done I'oeuvre est m616e. L'6ducation morale de I'hu- manite n'est le merite exclusif d'aucune race. La raison en est toute simple ; la morale ne s'apprend pas plus que la po6sie; les beaux aphorismes ne font pas I'honnfite homme; chacun trouve le bien dans la hauteur de sa nature et dans l'imm6diate r6v6lation de son coeur. En fait d'industrie, d'inventjons, de civilisation mat^- LES PEUPLES S^MITIQUES. 15 rielle, nous devons, sans contredit, beaucoup aux peuples semitiques. Notre race, messieurs, ne d6buta point par le gout du confortable et des affaires. Ce fut une race morale, brave, guerri^re, jalouse de liberty et d'honneur, aimant la nature, capable de d^vouement, pr6f6rant beau- coup de choses ci la vie. Le n^goce, I'industrie ont 6te exerc6s pour la premifere fois sur une grande echelle par des peuples semitiques, ou du moins parlant une langue semitique, les Ph^niciens. Au moyen cige, les Arabes et les Juifs furent aussi nos maitres en fait de com- merce. Tout le luxe europ^en , depuis I'antiquit^ jus- qu'au xvii^ sitele, est ^y^nu de I'Orient. Je dis le luxe et non point I'art; il y a I'infini de I'un a I'autre; la Grtee, qui, sous le rapport du gout, a une immense superiority sur le reste de I'humanite, n'6tait pas un pays de luxe; on y parlait avec d^dain de la vaine magnifi- cence des palais'du grand roi, et, s'il nous 6tait permis de voir la maison de P6ricl6s, il est probable que nous la trouverions a peine habitable. Je n'insiste pas sur ce point, car il y aurait & examiner si leluxe asiatique, celui de Babylone, par exemple, est bien le fait des Semites; j'en doute pour ma'part. Mais un don incontestable qu'ils nous ont fait, un don de premier ordre, et qui doit placer les Pheniciens dans I'histoire du progrfes, presque k c6te des Hebreux et des Arabes, leurs frferes, c'est I'^criture. Vous savez que les caractferes dont nous nous servons encore aujourd'hui sont, k travers mille transformations, ceux dont les Semites se servirent d'abord pour exprimer les sons de leur langue. Les alphabets grecs et latins, dont tous nos alphabets europ6ens derivent, ne sont autre chose que I'alphabet phdnicien. Le phon6tisme, cette idfe / 10 MELANGES D IIISIOIRE. lumineose d'exprimer chaque articulation par un signe et de r^duire les articulations k un petit nombre (vingt- deux), est une invention des Semites. Sans eux, nous nous trainerions peut-6tre p6niblement encore dans I'hi^rogly- phisme. On pent dire en un sens que les PMniciens,. dont toule la litt^rature a si malheureusement disparu, ont pos6 ainsi la condition esseutielle de tout exercice ferme et precis de la pens6e. Mais j'ai hate d'arriver, messieurs, au service capital que la race s^mitique a rendu au monde, k son oeuvre propre, et, si Ton peut s'exprimer ainsi, a sa mission providentielle. Nous ne devons aux Semites ni notre vie politique, ni notre art, ni notre po^sie, ni notre philoso- phic, ni notre science. Que leur devons-nous? Nous leur devons la religion. Le monde entier^si Ton excepts I'lnde, la Chine, le Japon et les peuples tout k fait sauvages, a adopt(5 les religions s6mitiques. Le monde civilis6 ne compte que des juifs, des Chretiens ou des musulmans. La race indo-europ6enne en particulier, si Ton excepte la famille brahmanlque et les faibles restes des Parsis, a pass6 tout entifere aux religions s6mitiques. Quelle a 6t6 la cause de ce ph^nomene 6trange ? comment les peuples qui tiennent I'h^gemonie du monde ont-ils abdiqu6 leur symbole pour adopter celui de leurs vaincus? Le culte primitif de la race indo-europ6enne, messieurs, 6tait charmant et profond comme I'imagination de ces peuples eux-memes. C'6tait un echo de la nature, une sorte d'hymne naturaliste, oil I'id^e d'une cause unique n'apparait que par moments et avec beaucoup d' indeci- sion. C'6tait une religion d'enfants, pleine de naivete et de po6sie, mais qui devait crouler d6s que la reflexion LES PEUPLES SfiMITIQOES. 17 deviendrait un peu exigeante. La Perse la premiere op6ra sa reforme (celle k laquelle on rattache le nom de Zo- roastre) sous des influences et k une 6poque que nous ignorons. La Gr6ce, au temps de Pisistrate, etait dijk mecontente de sa religion et se tournait vers I'Orient. A I'^poque romaine, le vieux culte paien etait devenu tout ci fait insuffisant. II ne disait plus rien k I'imagination ; il disait trfes-peu de chose au sentiment moral. Les anciens mythes sur les forces de la nature s'^taient changes en anecdotes, parfois amusantes et fines, mais d6nuees de toute valeur religieuse. C'est justement h cette 6poque que le monde civilis6 se trouve face a face avec le culte juif. Fond6 sur le dogme clair et simple de I'unit^ divine, ecartant le tiaturalisme et le panth6isme par cette phrase merveiileuse de nettete : « Au commencement, Dieu crea le ciel et la terre, » poss6dant une loi, un livre, d^posi- taire d'enseignements moraux 61ev6s et d'une haute podsie religieuse, le judaisme avait une incontestable superiority, et il etait possible de prevoir dfes lors qu'un jour le monde deviendrait juif, c'est-i-dire quitterait la vieille raythologie pour, le monoth^isme. Un mouvement unique ■ • en son genre, qui se produisit k cette ^poque dans le sein du judaisme lui-m6me, d^cida la victoire. A c6te de ses grandes et incomparables parties, le judaisme contenait le principe d'un formalisme 6troit, d'un fanatisme exclusif et dedaigneux de I'^tranger ; c'6tait I'esprit pharisien, qui est devenu plus tard I'esprit talmudique. Si le judaisme , n'eut 6t6 que le pharisaisme, il n'aurait eu aucun avenir. Mais cette race portait en elle une activity religieuse vrai- ment extraordinaire. Comme toutes les grandes races, d'ailleurs, elle reunissait les contraires ; elle savait reagir is MELANGES D'HISTOIRE. centre elle-mgme et avoir au besoin les qualit^s les plus opposees k ses d^fauts. Au milieu de I'^norme fermentation oil la nation juive se trouva plong^e sous les derniers As- mon^ens, I'^v^nement moral le plus extraordinaire dont I'histoire ait gard6 le souvenir se passa en Galilee. Un homme incomparable — si grand que, bien qu'ici tout doive 6tre juge au point de vue de la science positive, je ne voudrais pas contredire ceux qui, frappes du caractfere exceptionnel de son oeuvre, Tappellent Dieu, — op^ra une reforme du judaisme, r^forme si profonde, si individuelle, que ce tut, k vrai dire, une creation de toutes pieces. Par- venu au plus haut degr6 religieux que jamais homme avant lui eut atteint, arriv6 k s'envisager avec Dieu dans les rapports d'un fils avec son p5re, voue k son oeuvre avec un total oubli de tout le reste et une abnegation qui n'a jamais et6 si hautement pratiqu^e, victime enfin de son idee et divinis6 par la mort, J6sus fonda la religion eternelle de I'humanitS, la religion de I'esprit, degag^e de tout sacerdoce, de tout culte, de toute observance, acces- sible Ji toutes les castes, absolue en un mot : « Femme, le temps est venu ou Ton n'adorera plus sur cette mon- tagne ni k Jerusalem, niais ou les vrais adorateurs adore-» ront en esprit et en verity. » Le centre fecond ofi I'hu- manite devait pendant des sifecles rapporter ses joies, ses esp6rances, ses consolations, ses motifs de bien faire, etait constitu6. La source de vertu la plus abondante que le contact sympathiqiie d'une conscience sublime eut fait jaillir dans le coeur des autres hommes 6tait ouverte. La haute pensee de J6sus, k peine comprise de ses disciples, souffrit bien des dt^cheances. N6anmoins le christia- nisme I'emporta tout d'abord, et I'emporta de Tinfini sur les LES PEDPLES Sf:MITIQUES. 19 autres cultes alors existants. Ces cultes, qui ne preten- daieat k aucune valeur absolue, qui n'avaient pas de forte organisation et ne r^pondaient a rien de moral, se de- fendirent faiblement. Quelques tentatives faites pour les reformer dans le sens des besoins nouveaux de I'humanit^ et pour y introduire un element de s6rieux et de morality, la tentative de Julien, par exemple, 6chou6rent compl^- tement. L'Empire.qui voyait non sansraison sonprincipe nienac6 par la puissance d'un principe nouveau, I'figlise, resista d'abord 6nergiquement ; il flnit par adopter le culte qu'il avait combattu. Tons les peuples gr^cises et latinis6s devinrent Chretiens ; les peuples germaniques et slaves se ralliferent un peu plus tard. Seules dans la race indo-europ6enne, la Perse et I'lnde, grace k leurs insti- tutions religieuses trfes-fortes et intimement li^es k la poli- tique, conserv^rent, fort alt6r6, il est vrai, le vieux culte de leurs ancStres: La race brahmanique, surtout, rendit au monde un service scientifique de premier ordre, en con- servant, avec un luxe de precaution minutieux et tou- chant, les plus vieux hymnes de ce culte, les V^das. Mais, aprfes cette incomparable victoire, la f6condit6 re- ligieuse de la race s6mitique n'6tait pas 6puis6c. Le chris^ tianisme, absorb^ par la civilisation grecque et latine, 6tait devenu une chose occidentale ; I'Orient, son berceau, etait justement le pays ou il rencontrait le plus d'obstacles. L' Arable en particulier, au vn^ si^cle, ne pouvait se de- cider k se faire chr6tienne. Flottant entre le judaisme et le christianisme, les superstitions indigenes et les souve- nirs du vieux culte patriarcal, ch oqu^e des 616ments my- Ihologiques que la race indo-europ6enne avait introduits dans le sem du^ christianisme, elle voulut revenir k la re- 20 MfiLANGES D'HISTOIRE. ligion d' Abraham ; elle tjonda rislamisme. L'islamisme apparat k son tour avec une immense sup6riorite au mi- lieu des religions abaissees de I'Asie. D'un souffle il ren- versa le parsisme, qui avait 6t6 assez fort pour triompKer du christianisme sous les Sassanides, et le r6duisit k I'^tat de petite secte. L'Inde, a son tour, vit, mais sans se con- vertir, I'unit^ divine proclam6e victorieusement au milieu de son pantheon vieilli. L'islamisme, en un mot, conquit au monoth^isme presque tons les paiens que le chris- tianisme n'avait pas encore convertis. II acheve sa mis- sion, de nos jours, par la conqu§te de FAfrique, qui se- . fait, ci I'heure qi^Uest, presque toute musijlmane. A part des exceptions d'importance secondaire, le monde a 6t& de la sorte conquis tout entier par I'apostolat monotheiste des Semites. Est-ce a dire que les peuples indo-europfenis, en adop- tant le dogme s6mitique, aient compl6tement abdiqu6 leur individuality? Non certes. En adoptant la religion Semi- tique, nous I'avoris profondement modifi^e. Le christia- nisme, tel que la plupart Fentendent, est en r^alite notre oeuvre. Le christianisme primitif, consistant essentielle- ment dans la croyance^ apocalyptique d'un royaume de Dieu qui allait venir ; le^hristianisme tel qu'il etait dans I'esprit d'un saint Jacques , d'un Papias, 6tait fort diffe- rent de notre christianisme, charge de mdtaphysique par les Phres grecs et de scolastique par le moyen £ige, r6duit k un enseignement de morale et de charite par les progres des temps modernes. La victoire du christia- nisme ne fut a'ssur6e que quand il brisa compl^tement son enveloppe juive, quand il redevint ce qu'il avait 6te dans la haute conscience de son fondateur, une creation LES PEUPLES SfiMITIQUES. 21 d^gagte des entraves ^troites de I'esprit s^mitique. Cela est si vrai, que las juifs et les musulmans n'ont que de I'aversion pour cette religion, soeur de la leur, mais qui, entre les mains d'une autre race, s'est revalue d'une po^sie exquise, d'une d61icieuse parure de 16gendes roman- tiques. Des &mes fines, sensibles et imaginatives comme I'auteur de I' Imitation, comme les mystiques du moyen 5ge, comme les saints en g^n^ral, professaient une reli- gion sortie en r6alit6 du g6nie s6mitique, mais trans- formee de fond en comble par le g6nie des peuples modernes, surtout des peuples celtes et germains. Cette profondeur de sentimentality, cette morbidesse en quelque sorte de la religion d'un Francois d' Assise , d'un Fra Angelico, 6taient justement I'oppos^ du g6nie semitique, essentiellement sec et dur. Quant & I'avenir, messieurs, j'y vols de plus en plus le triomphe du gtoie indo-europ6en. Depuis le xvi" sifecle un fait immense, jusque-l& ind^cis, se manifeste avec une frappante Anergic : c'est la victoire definitive de I'Europe, c'est.l'accomplissement de ce vieux proverbe s6mitique : Que Dieu dilate Japhet , , Qu'il habite dans les tentes de Sem, Et que Chanaan (Cham?) soil" son esclave Jusque-li le s6mitismer 6tait maitre encore sur sa terre. L'Orient musulman battait I'Occident, avait de meilleures armees et une meilleure politique, lui envoyait des ri- cliesses, des connaissances , de la civilisation. D^sormais les roles sont changes. Le g6nie europeen se d6veloppe avec une .grandeur incomparable; I'islamisme, au con- traire, se decompose lentement; de nos jours, il s'teroule 22 MfiLANGES D'HISTOIRE. avec fracas. A I'heure qu'il est, la condition essentielle pour que la civilisation europtenne se r6pande, c'est la destruction de la chose semitique par excellence, la destruction du pouvoir th^ocratique de rislamisme, par consequent la destruction de Tislamisme; car Tislamisme ne peut exister que comme religion officielle ; quand on le reduira k I'^tat de religion libre et individuelle, il p6rira. L'islamisme n'est pas seulement une religion d'Etat, comme I' a 6t6 le catholicisme en France, sous Louis XIV, comme il Test encore en Espagne; c'est la religion excluant I'fitat, c'est une organisation dont les Etats pontificaux seuls en Europe ofFraient le type. Lk est la guerre 6ternelle, "la guerre qui ne cessera que quand le dernier fils d'Ismael sera mort de misere ou aura 6t6 reMgue par la terreur au fond du d6sert. L'islam est la plus complete negation de I'Europe; l'islam est le fanatisme, comme I'Espagne du temps de Philippe II et ritalie du temps de Pie V I'ont k peine connu; l'islam est le d6dain de la science, la suppression de la soci6t6 civile ; c'est I'^pouvantable simplicity de I'esprit s^mitjque, r6tr6cissant le cerveau humain, le fermant k toute id6e delicate, k tout sentiment fin, k toute recherche ration- nelle, pour le mettre en face d'une 6ternelle tautologie :* Dieu est Dieu. L'avenir, messieurs, est done k I'Europe, et k I'Europe seule. L'Europe conquerra le monde, et y r6pandra sa religion, qui est le droit, la liberty, le respect des hommes, cette croyance qu'il y a quelque chose de divin au sein de I'humanit^. Dims tous les ordres , le progrfes pour les peuples indo-europ6ens consistera k s'eloigner de plus en plus de I'esprit semitique. Notre religion deviendra de LES PEUPLES SiMITIQUES. 23 moins en moins juive ; de plus en plus repoussera toute organisation politique appliqu6e aux choses de Time. Elle deviendra la religion du coeur, I'intime pofeie de chacun. En morale, nous poursuivrons des d^licatesses inconnues aux ipres natures de la Vieille Alliance ; nous deviendrons de plus en plus Chretiens. En politique, nous concilierons deux choses que les peuples s6mitiques ont toujours igno- rees.: la liberty et la forte organisation de I'Etat. A la po6sie nous demanderons une forme pour cet instinct de I'infini qui fait notre charme et notre tourment, notre noblesse en tout cas. A la philosophie, au lieu de I'absolu scolastiqiie , nous demanderons des echapp^es sur le systfeme g6n6ral de I'univers. En tout, nous poursui- vrons la nuance, la finesse au lieu du dogmatisme, le reiatif au lieu de I'absolu. VoilJi, suivant moi, J'avenir, si I'avenir est au progres. Arrivera-t-on h une vue plus certaine de la destinte de I'homme et de ses rapports avec I'infini? Saurons-nous plus clairement la loi de I'orl- gine des 6tres, la nature de la conscience, ce qu'est la vie et la personnalit6? Le monde, sans revenir k la cr^dulit^ et tout en persistant dans sa voie de philosophie positive, retrouvera-t-il la joie, I'ardeur, I'esp^rance, les longues pens6es? Vaudra-t-il encore un jour la peine de vivre, et I'homme qui croit au devoir trouvera-t-il dans le devoir sa recompense? Cette science, k laquelle nous consacrons notre vie, nous rendra-t-elle ce que nous iui sacrifions? Je I'ignore. Ce qu'il y a de certain, c'est que, en cherchant le vrai par la methods scientiflque, nous aurons fait notre devoir. Si la v6rit6 est triste, nous aurons du moins la consolation de 1' avoir trouv6e selon le^ regies; on pourra dire que nous aurions m6rit6 de la trouver plus conso- 24 MELANGES D'HISTOIRE, lante ; nous nous rendrons ce t^moignage que nous aurons 6t6 avec nous-meme d'une sinc6rit6 absolue. A vrai dire, je ne puis m'arrSter sur de telles pens^es. L'histoire d^montre cette vdrit6 qu'il y a dans la nature humaine un instinct transcendant qui la pousse vers un but sup6rieur. Le developpement de rhumanit6 n'est pas explicable, dans Thypothfese oil I'liomme ne serait qu'un 6tre a destin^e fmie, la verfu qu'un raffinement d'^goi'sme, la religion qu'une chimere. Travaillons done , messieurs. Quoi qu'en disc I'auteur de I'EccUsiaste, k un de ses moments de d^couragement^ la science n'est pas « la pire occupation que Dieu ait donn^e aux fils des hommes ». C'est la meilleure. Si tout est vanity, celui qui aura consacr6 sa vie au vrai ne sera pas plus dupt5 que les autres. Si le vrai et le bien sont quelque chose, et nous en avons 1' assurance, c'est sans contredit celui qui les aura cherch^s et aim6s qui aura 6t6 le mieux inspire. Nous ne nous retrouverons plus, messieurs; k partir de ma prochaine le^on, je vais m'enfoncer dans la phi- lologie h6braique, ou la plupart d'entre vous ne me suivront pas. Mais que ceux qui sont jeunes et k qui je peux me ^ermettre de donner un conseil veuillent bien mYcouter. Le mouvement qui est en vous, et qui s'est trahi plus d'une fois dans le cours de cette le^on d'une faeon si honorable pour moi, est louable en son principe et de bon augare ; mais ne le laissez pas d6g6n6rer en agitation frivole. Tournez-vous vers les solides 6tudes; croyez que la chose lib^rale par excellence, c'est la cul- ture de I'esprit, la .noblesse du coeur, I'lnd^pendance du jugement. Pr^parez k notre patrie des generations mflres LES PEDPLES SfiMITIQUES. • 25 pour tout ce qui fait la gloire et rornement de la vie. Gardez-vous des entrainements irr^fl^chis, et souvenez- vous qu'on ne conquiert la liberty que par le serieux, le respect de soi-m§me et des autres, le d^vouement -k la chose publique et k I'oeuvre spteiale que chacun de nous est charge dans ce monde de fonder ou de continuer. L'ANCIENNE EGYPTE. jlv directeur de la revue des deux mondes. Sur le Nil, d'Assouan au Caire, decembre 1864. J'ai vu rfigypte, et je peux vous dire mon impression d'ensemble sur cet 6trange pays. Mon voyage dans la haute figypte, en compagnie de M. Marietta, n'a fait que confirmer les vues que je m'6tais fornixes tout d'abord lors de ma premifere course k Sakkara fet aux Pyramides. La solidity parfaite de I'histoire d'figypte est pour moi une chose d6mpntr6e. J'avais quelques hesitations : je craignais que Ton ne donnSt la valeur de dates absolues ■k des series toutes relatives, qu'on n'^tendit d6mesur6- ment les origines et qu'on ne prit pour historiques des donn^es fabuleuses. La vue des monuments, H6rodote et Man6thon lus sur place, par-dessus tout les entretiens de 28 MELANGES D'IflSTOIRE. M. Mariette', ont dissip6 mes doutes. Je crois voir main- tenant la suite de cette histoire avec une grande clart^, Les synchronismes certains entre I'histoire ^gyptienne d'un c6t6, les histoires grecque, perse, assyrienne, h&- braique de I'autre, se continuant jusqu'au x° sifecle avant J6sus-Christ. Au vi^ si^cle avant J^sus-Christ, la chrono- logic ^gyptienne se suit k un ou deux ans prfes. La con- qufite de Cambyse, qu'on plagait autrefois en S25, est d^termin^e maintenant k I'an o27 par une stfele du iS^ra- p^um d&ouverte par M. Mariette. Les ^pitaphes des Apis, trouvfes dans le meme S^rap^um, ont permis de calcu- ler I'av^nement de Psamm^tique I" (commencement de la vingt-sixifeme dynastie) k quelques jours prfes (663 ans avant J^sus-Christ) . S^sac,, qui prend Jerusalem sous Rjjboam (vers 970 avant J6sus-Christ) , est le premier souverain de la vingt-deuxi^me dynastie ; la chronologie , biblique, vers ce temps, flotte dans des limites d'erreur assez resserrdes. Par consequent, avant I'an 970 ou k peu prfes, il faut de toute ndcessit^ caser vingt et une dynasties, et trouver de I'espace pour presque tout le ddveloppemeflt* de la grandeur 6gyptienne. En effet, loin que I'Egyple, au temps de Salomon, traverse sa p6riode la plus floris- sante, il faut dire qu'^ ce moment elle est en pleine de- cadence. Les pressions du dehors Tenser rent de toutes parts; elle est ii moiti6 vaincue d&jk par I'Asie, Tons les ouvrages insignes des cinq ou six « Louis XIV » qui ont convert la plaine de Thfebes des monuments de leurs vic- 1. On sait que M. Mariette, apres avoir commence ses fouilles en 1850 avec une mission du gouvernement francais, les cofatinue depuis 1858 pour le gouvernement egyplien. Le pr'ecieux mus6e de Boulag, pres du Caire, est un des rfeultats de ces fouilles. LAJiCIENNE fiGYPTE. 29 toires et de leur orgueil sont notoirement aat6rieurs k I'an 1000 avant Jdsus-Christ. Cette grande ere des dix- Imiti^me, dix-neuvieme, vingtifelne dynasties, des Amosis, des Amenophis, des Touthm^s, des S6thi, des Ramsfes, nous >a laiss6 une masse 6norine d'inscriptions, et on peut dire que nous la connaitrions avec autant de cer- titude que r^tat de I'empire remain au ni= siecle de notre ere, si le nombre des savants qui copient- et tra- duisent les textes egyptiens etait plus considerable. Th&bes aux cent pyiones ' est le livre toujours ouvert de cette triomphante histoire. Je' suis rest6 quatre jours en cette biblioth^que sans 6gale, gmd6 par M. Mariette, rnon ad- mirable « ex6gfete " », d'ob^lisque en obelisque, de chapelle en chapelle. Sans doute une foule de reserves sont ici k faire. Plus d'une fois, k la vue de ces files de vaincus humilids ou extermines par le pharaon, j'ai pu regretter que les vaizyus aussi n'aient pas su peindre. Le style officiel des scribes royaux me faisait involonlai- rement songer k cette relation chinoise de I'une des der- nieres expeditions anglaises, ou Ton voit la d6faite des barbares, ceux-ci se jetant aux pieds de I'empereur pour lui demander grSce, et I'empereur, par piti6 pure, leur accordant un territoire. Dans Je Pentaour lui-m^me ^, que j'ai vu grav6 en deux endroits, quelle basse flatterie, quelle eloquence de Moniteur ! quel style de journaliste officiel ! mais aussi quelle pleine s^curite sur I'authenticite 1. Et non ct aux cent portes », car la villen'etait pas fermee. 2. On appelait ot exegete jj, dans les temples anciens, la personne qui montrait aux etrangers les curiosites du temple, leur en racon- tait la legende, leur en lisait les inscriptions. 3. Poeme sur une campagne de Ramsfes II, traduit par M. de Roug6. 30 MfiLANGES D'HISTOIRE. du texte! quelle certitude directe et, si j'ose le dire, documentaire 1 Or cette grande epoque des Am^nophis, des Touthmfes, des Ramues commence dix-sept cents ans avant J6sus-Christ. Ce n'est pas ici de la conjecture. Les listes de rois soit grecques, soit 6gyptiennes, sont pour r^poque dont il s'agit en parfait accord les unes avec les autres. Qu'on veuille bien consulter le Kcenigsbuch de M. Lepsius, on n'aura nul doute sur ce point. Ainsi, a uue date ou la conscience nationale de la Grece et celle de la Judee n 'existent qu'en germe, ou Ninive et Babylone ne sont pas encore entre les mains des races qui feront leur puissance, I'figypte est en pleine possession d'elle- m6me, que dis-je? en un etat de maturite voisin de la decadence. L'histoire positive nous permet du reste de remonter bien au del&. Avant la dix-huiti6me dynastie en eftet s'6tend une p6riode dont le caractfere est parfaitement connu. C'est r^poque des Hyhsos ou « Pasteurs », epoque d'invasion violente et de conquete. L'Egypte, comme la Chine, re- goit des hordes d'^trangers, les absorbe, se les assimile, leur impose avec le temps ses institutions et ses lois. On pouvait soupconner tout cela avec les seuls textes grecs; les fouilles de M. Mariette k Stin (Tanis) ont r^pandu sur ces si^cles obscurs un jour inattendu. Nous avons sans doute des monuments des Pasteurs dans ces colosses 6tran- ges, dans ces sphinx aux formes toutes particuli^res, dont quelques-uns sont d^jk au mus6e de Boulaq. L'origiue s6mitique des Hyksos a et6 mise dans une Evidence de plus en plus frappaute. 11 n'est pas permis de parler de synchronismes rigoureux pour une 6poque aussi reculee. Peut-on oublier cependant que le grand mouvement des L'ANGIENNE EGYPTE. 31 peuples s6mitiques du nor^ de la Mdsopotamie vers la Syrie et 1' Arable paratt s'toe oper6 vers ce temps, que c'est vers ce temps qu'il commence k 6tre question dTO- breux, de Ph6niciens, enfin que le passage des Israelites en figypte r^pond au Tpgne des Hyksos? Peut-on oublier surtout ce curieux synchronisme, 6tabli au chapitre xm des Nombres, v. 22, entre la fondation d'H^tron et celle de San ou Tanis ? La conquete des Hyksos semble n'avoir 6te quele contre-coup du mouvement qui jeta sur la Syrie et I'Arabie ces peuples nouveaux. Pleins de force et d'61an, ils auront momentan6ment conquis k leur pro- tit la vieille civilisation ^gyptienne; mais celle-ci les aura conquis k leur tour, et, retrouvant elle-mSme toute sa force, elle aura pris sa revanche durant la brillante p6riode dont nons parlions tout a I'heure, et dont les vestiges se sont conserves dans la plaine de Thfebes avec un 6clat sans 6gal. Man6thon lvalue la dur6e du rhgne des Pasteurs k cinq cent onze ans, ce qui porte leur entree en Egypte k I'an 2200 environ avant J6sus-Christ. II n'y a pas une ombre de raisori de douter de ce cliiffre; mais qu'on k" r^duige si Ton veut, il faudra toujours placer avant Tan 2000 tout un vieil empire ayant dure des si^cles. Man^thoii en effet compte avant I'arrivee des Pasteurs quatorze dynas- ties, formant un total de deux mille huit cents ans. Quand on a soigneusement r^flechi sur les listes des rois trou- vees Ji Abydos, a Thfebes, oi.Sakkara*, cette assertion n'a 1. Ces listes sont au nombre de cinq: le papyrus de Turin, la salle des Anc^tres de Touthmes III i la Bibliotheque iiationale a Paris, la premiere table d'Abydos au Mus^e britannique, la table de Sakkara au musee de Boulaq , enfin une nouvelle table decouverte 32 MELANGES D'HISTOIRE. rien qui surprenne. Man^thon n'6tant en d6faut sur aucun des points oul'on peut le contrdler, pourquoi rejeter son t6moignage sur cette partie ? Je ne nie pas cependant que des reductions plausibles en apparence ne puissent ici Stre'proposees. Piusieurs savants croient qu'il est possible que Man6tlion ait pr^sent^ comme succesSives des dynas- ties partielles simultan^es : possible, assur6ment; mais des faits presque d^monstratifs ^tablissent que cela n'est pas. Et d'abord, dans la partie de la liste de Man6thon qui se rapporte aux temps post^rieurs k Tinvasion des Pas- teurs, nulle trace de dynasties simultan6es presentfe * comme successives. Pour cette partie, nous avons le contr61e perp6tuel des historiens grecs, h^breux, et des textes hieroglypiiiques. Loin que Man^thon, dans cette partie, c^de au penchant d'allonger sa' liste en mettant bout k bout des dynasties simultan^es, on le voit au contraire suivre dans la formation de son canon royal un principe strictement « 16gitimiste », c'est-^-dire qu'il n'admet k un moment donn6 qu'une seule dynastie legi- time, iu6me quand il y a eu d'autres dynasties tout aussi reellement existantes. Man^thou, en d'autres termes, a dejJi fait sa reduction, et ce qu'il nous presente n'est qu'une liste reduite, k peu pres comme la liste classique des.rois de France k I'^poque merovingienne omet des rois tels que Gontran, qui ont aussi bien r6gne que Clo- taire ou tout autre, mais qui ne sont pas necessaires pour dresser une s6rie ne laissant aucun vide, ou bien encore de m6me que lajiste des papes, selon le systfeme ultra- montain, exclut les papes de I'obedience frangaise. Ce dans le grand temple d'Abydos par M. Mariette, at qui est encore k sa place primitive. 1^'A.NCIENNE EGYPTE. 33 qui prouve que Manethon proceda bien de la sorte , ou, pour mieux dire, que la s6rie officielle des anciens rois , accept^e du temps des Ptol6m6es, avait subi beaucoup d'eliminations, c'est que les differentes listes de rois que nous possedons en caractferes hi^roglyphiques, el en par- ticulier la plus importante de toutes, la nouvelle lisle que M. Marielle a r^cemment d6couverte k Abydos, contien- nent un grand nombre de rois dont il n'y a pas de trace dans Manethon. Nous en avons une aulre preuve pour r^poque des Pasteurs. Durant la domination de ces (Stran- gers, il se conserva dans diverses parties de I'figyple, surtout dans la Th6baide, de petites dynasties indigenes. Les Pasteurs cependant, k cause de leur puissance, ayant fini par passer pour legitimes {k peu prfes comme la dy- nastic carlovingienne, bien que purement allemande , est adoptee par les historiens 16gilimistes dans la sdrie des « rois de France »), Manethon, suivant son principe, qn'k un moment donn6 il n'y a eu qu'une seule dynastie legitime, omet toutes les autres el ne parle que des Pasteurs. M. Mariette a reuni d'autres exemples de ces eliminations ^; mais voici un fait bien plus grave, el qui, j'ose le dire, est k lui seul presque d^cisif. II est clair que le systdme des dynasties locales et simultan^es est renvers^ par la base, si Ton trouve dans toutes les parties de I'Egypte des monuments des dynas- ties qu'on pretend avoir 6t& locales. Or c'est ce qui a lieu. Dans la plupart des systfemes, la cinquifeme dynastie rfegne k lil^phantine pendant que la sixieme rfegne a Memphis. Si cela etait vrai, chaque dynastie aurait eu 1. Ap&r^u de I'hisloire d'Bfjyple. Alexandi-ie, 1864, p. 73. 34 MELANGES D'HISTOIRE. son territoire propre ; aucun monument de la cinqui6me dynastie ne devrait se trouver sur le territoire de la sixi^me, ni reciproquement. Or les fouilles de M. Mariette ont r6v61e des monuments de la cinquifeme dynastie k la fois k Elephantine et k Sakkara, et des monuments de la sixi^me k la fois a Sakkara et k fiMphantine. Si Ton en croyait les partisans des dynasties simultan6es, la qiia- torzifeme dynastie, originaire de Xois, aurait 6te contem- poraine de la treizi^me , originaire de Thfebes. Or M. Mariette a trouve des colosses de la treizifeme dynastie k Sain, k quelques kilometres seulement de XoTs, ce qai suppose notoirement que la dynastie thebaine qui les fit 61ever poss^dait la basse J^gypte. M. Mariette pense que de nombreux faits de ce genre d^montreront un jour avec Evidence que les quatorze premieres dynasties de Man^thon repr^sentent une suite chronologique aussi rigoureuse que les regnes de I'epoque post&ieure aux Pasteurs. Est-ce & dire que le tissu de I'histoire egyptienne soit pour cette antique p^riode aussi solide que pour les temps qui suivent? Non certes. II y a quatre dynasties dont on n'a pas de monuments, la septi^me, la huitifeme, la neuvi^me et la dixifeme. La septifeme et la huitifeme ont 6t6 de courte durfe ; quant k la neuvifeme et h la dixi^me, elles ont rdgn6 k Hdracleopolis (Ahnas), oii Ton n'a jamais fait de fouilles. M. Mariette espfere que des recherches en cet endroit lui rendront de pr6cieux debris. Qu'obtient- on d'ailleurs par ces Eliminations, qui ont au moins I'in'- conv^nient d'etre arbitraires? Des reductions relativement insignifiantes. M. Brugsch rMuit le chiffre de Manethoil de cinq cents ans, M. Lepsius de quatorze cents. Pour L"ANCIENNE EGYPTE. 35 le premier, Ic commencement de la royaut6 ^gyptienne est port6 k I'an 4S00 ; pour le second, k I'an 3600 avant Jesus-Christ. Prenons.ce minimum; n'est-il pas dejk fort , extraordinaire? Eh bien, ce minimum, on a toute sorte de raisons de le trouver insuffisant; mais bien cerlainement il n'y a pas un homme attentif et instruit qui puisse songer a y faire de nouvelles reductions. En effet, la onzieme, la douzifeme et la treizifeme dyhastie (ces deux derni^res indubitablement univer- selles) forment un ensemble d'histoire parfaitement suivi. On voit, au moins sous les deux derniferes, I'figypte forte, unie, florissante, ayant d6j^ son centre k Thebes et en possession de toute sa civilisation. L'origine de quelques- unes des formes classiques «de 1' architecture ^gyptienne parait gtre de ce temps. Le plus ancien ob^lisque, celui de Matarieh (H61iopolis), est de 280P ans avant Jesus-Christ. L'ordre architectonique des tombeaux de Beni-Hassan, qui semble avoir servi de modMe au dorique, est de la m6me epoque. Les Osortasen et les Am^nemha, les Nofr^hotep et S^bekhotep (douzieme et treizieme dynastie) ressemblent pour la puissance aux Touthm^s et aux Rams&s ; plusieurs elements du S6sostris des Grecs (personnage artificiel com- post de pieces et de morceaux) sont empruntfe k ces rois. Or ces rois, il faut de toute ntessit^ les placer de Fan 3000 k I'an 2200 avant Jesus-Christ. Les monuments de ce temps ne manquent pas. J'ai vu k Thinis les colosses d'Osortasen I™ et d'Osortasen IIL A Skn, il y en a de bien plus grands, des Osortasen, des Am6nemha et des S6bekhotep. Quoi de plus frappant que ces hypogees de Beni-Hassan, oil I'figypte de la douzi&me dynastie est en quelque sorle prise sur le fait?L'agriculture,-lanavi- 36 MELANGES D'HISTOIRE. gation, le bien-etre domestique ne furent jamais portfe plus loin. Dans un de ces tombeaux, le mort lui-ra^me prend la parole et raconte sa vie. Comme g6n6ral, il a fait une campagne dans le Soudan ; il tut , en outre chef d'une caravane " escort^e de quatre cents horames qui ramena k Reft Tor provenant d6s mines du G6bel- Atoky *. Comme pr^fet, il m6rita les louanges du souve- rain par sa bonne administration. « Toutes les terres, ditril, 6taient labourdes et ensemenc6es du nord au sud. Rien ne fut vol6 dans mes ateliers. Jamais petit enfant ne fut afflig6, jamais veuve ne fut maltrait6e par raoi. J'ai donnd digalement k la veuve et k la femme mariee, et je n'ai pas pr6fer6 le grand au petit dans les jugements que j'ai rendus. » Ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est de voir, des cette 6poque reculee, des peuples au type fortement accus^, au nez aquilin, aux gros yeux, k la mine patriarcalc, venir avec leurs femmes, leurs enfantS; leurs pauvres ustensiles de nomades, leurs instru- ments de musique, demander au gouverneur egyptien des terres pour les mettre k I'abri de la famine. Voici sans doute les premiers venus pacifiques de la terrible invasion de races nouvelles qui chaiigera, quelques siecles plus tard, la face de I'Asie occidentale et meltra I'Egypte elle-meme en d^sarroi pour cinq cents ans. Ainsi, d^s le troisi^me mill6naire avant J6sus-Christ, on entend d6ja dans I'histoire ^gyplienne I'^cho des pas des autres grandes races ; mais d^sormais il faut dire adieu k tout synchronisme. C'est seule, et comme en une planete de- serte, que I'Egypte va poursuivre I'enorme tronf,on d'his- 1. Montagues pres dc Suez. L'ANCIENNE fiGYPTE. 37 toire qu'elle a encore derriere elle, et pour laquelle il faut de toute n^cessit^ trouver du temps. Nous avons presque atteint, en notre examen retro- grade, Fan 3000 avant .teus-Christ avec les dynasties parfaitement historiques de la premifere 6poque th^baine. Je sais ce que ces chiffres ^norraes ont d'effrayant et les ' apprehensions naturelles qu'ils soulfevent. J'ai partag^ ces apprehensions ; mais que faire contre des series concor- dantes donn^es h la fois par Manethon, par Eratosthfene, par les tables egyptiennes d^Abydos, de Thebes, de Sakkara, par le papyrus de Turin? Je voudrais que les incr6dules vissent le couloir du grand temple d'Abydos deblayd par M. Mariette. Ce couloir prfeente una nouvelle liste de rois analogue k celles que Ton connais- sait d^jk, mais cette fois admirablement conserv6e. Le monument est du temps de S6thi I" (1200 ans avant J6sus-Christ). Le nofnbre des rois pred^cesseurs qu'on a juge k propos de rappeler est de soixante-seize ; la liste debute comme celle de Man6thon, comme celle du papy- rus de Turin, par Menfes et Atothis. C'est done un mi- nimum de soixante-seize rogues qu'il faut placer avant Seihi, et certes ce minimun est bien inferieur k la r^a- lite. Cette liste, en effet, comme celle des soixante et un rois anc6tres auxquels Touthmfes III (vers 1500) fait des offrandes dans le pr^cieux monument que possMe la Bibliothfeque imperiale, cette liste, dis-je, .est un choix, non une suite compll-te. Cela est indubitable, puisque lee monuments des diverses provinces de I'figypte presentent, en dehors de ces listes, beaucoup de souverains qui n'y sont pas mentionnes. Mais je vais beaucoup plus loin. Supposons que Man^- 38 MfiLANGES D'HISTdlRE. then et toutes les listes de rois nous manquent au de\k de I'an 3000, que nous soyons rfiduits aux monuments encore existants sur le sol : je dis que nous serious presque forces d'admettre pour I'Egypte , avant ce terme recul6, environ 2000 ans d'histoire. Nous avons bien rendu compte de tous les monuments de Thfebes ; mais, sans parler de quelques-uns de ceux qu'on voit k Thinis, un colossal ensemble nous reste encore a expliquer et h caser : c'est I'ensemble des Pyramides et de Sakkara, I'ensemble de Memphis en un mot. Ces restes prodigieux qui s'^tendent sur la rive gauche du Nil, k partir de Gizeh, seraient-ils de la periode classique des Touthmfes et des Ramsfes, de la periods des Pasteurs, de la periode des, Osortasen et des Am^nemha ? Une telle hypothfese serait absurde, puisque les monuments dont 11 s'agit portent des noms royaux etrangers k ces dynasties, que lesdites dynasties ont 6t6 ujiiverselles, et que les dynasties mem- phites k leur tour , comma en general les premieres de Man^thon, ont r6gn6 sur toute I'figypte. Une des dynasties memphites, par exemple, la quatrifeme de Man^thon, repr^ sente une splendide epoque, analogue k celle des Osortasen, des Ramses; c'est le temps de Cheops, de Chephren, des grandes pyramides. La sixifeme dynastie, ceUe d'Apapus, qui eut son siifige k Elephantine, a laiss6 des monuments k fil6phantine, k Abydos, k .Tanis. Force est done de cr^er encore un « ancien empire », renfermant les dix pre- mieres dynasties de Man^thon , s'^tendant approximatiye- ment de I'an SOOO k I'an 3000 avant J6sus-Christ, ayant ses centres k Thinis, k Memphis , k fil^phantine, compre- nant toute I'figypte, et d^veloppant une civilisation com- plete au milieu d'une sorte de vide de tout le reste de L'ANCIENNE fiGYPTE. 39 riiijmanit6. C'est I'figypte des Pyramides, cette figypte que nous voyons respirer et vivre avec une v6rit6 sans pareille dans les tombeaux dits « tombeaux de I'ancien empire ». Les fouilJes de M. Mariette ont prodigieusement ^largi ce qu'on savait de cette f'-poque. GrSce k lui, nous poss^dons un nombre 6norme de sculptures, d'inscriptions, de statues, remontant k 4000 ou 4S00 avatit J6sus-Christ. II fa^t, pour se bien figurer ceci, avoir vu Sakkara, le pied des Pyramides et le mus^e de Boulaq. Je n'ai jamais 6prouv6 d'impression aussi forte, pas m^me dans la haute figypte. II s'agit d'un monde ant6rieur de 4000 ans k tout ce que nous connaissons, et se d^celant lui-mSme k des signes d'une Evidence absolue. Ailleurs hautement utiles et fructueuses, les fouilles de M. Mariette ont amene ici des r^sultats hors ligne. Suivez-moi pas k pas. Je veux vous faire comprendre combien ce point capital du monde renferme de tr6sors»et de revelations. Nous abordons au village de Bedreschin, sur la rive gauche du Nil, k quarante-six kilometres enyiron au sud du Caire. Nous sommes ici probablement sur I'emplacement d'un des quais de Memphis ; mais tout a disparu. Des murs en briques crues encore assez bien conserves se voient Qk et Ik ; seulement toute la pierre de taille a 6t6 enlevfe pour batir le Caire. On se croirait k peine sur le site d'une ville antique sans ce gigantesque colosse d'Am^nopBis III, maintenant renvers6 et convert d'eau, que nous laissons sur notre gauche. Nous arrivons au village de Sakkara, au pied de la chaine libyque, vers le milieu de cette file de pyramides qui s'^tend sans interruption d'Aboii-Roasch au Fayyoum, sur une longueur de vingt-einq a trente lieues ; il y en a en tout de soixante k soixante et dix. La plus voi- 40 . MELANGES D'HISTOIRE. sine de nous est h gradins et b^tie de la fapon la plus (5trange, composfe qu'elle est d'(5paulements successifs se recouvrant comme les enveloppes d'un noyau, M. Brugsch conjecture avec toute vraisemblance que c'est la pyramide de Cochomi, laquelle fut b^tie par le quatri^me roi de la premiere dynastie. Ce serait done ici le monument le plus ancien de I'figypte et du monde; mais c'est Ik un t^moin bien muet auprfes de ceux que nous allons consulter. N^gligeons m6me, i deux pas de nous, le S6rap6uiB, cette -premiere et surprenante d^couverte de M. Mariette, malgrd sa haute importance scientifique. N'ayons d' atten- tion que pour les tombeaux dont le sable est parseme, et dont la plupart ont 6t6 trouv^s egalement par notre infatigable ami. Ces tombeaux oifrent la physionomie la plus caract^"- ris6e '. Ce sunt de petits pyl6nes ou des pyramides tron- qute, formaut par leur rapprochement des rues 6troites, des impasses, une vraie ville des morts. La fagade est deeorte de lengues rainures prismatiques, termin^es par des feuilles de lotus li^es en bouquet par le p^doncule ^. La porte est trfes-^troite et n'est jamais au milieu de la facade. EJle est surmont^e d'un tambour cylindrique pr6- sentant le nom du mort. Le mot qui d(5signe ces monu- ments, en ^gyptien, signifie « maison dternelle ». L'in- t6rieur varie beaucoup pour le nombre et la distribution des pieces ; mais I'id^e qui a preside k la construction de cette ^ maison ^ternelle » est toujours la m^me. C'est bien \. M. Mariette les a parfaitement decrits dans son Catalogue du mus6e de Boulaq, p. 20 et suiv. 2. Toyez des specimens de ces curieux monuments dans Lepsius, Denkmmler aus ^gypten md Mthiopien,. premiere partie, pi. 25 et 26. r/ANCIENNE fiGYPTE. 41 la demeure du mort pour I'^tei-nit^. On venait I'y voir ii certains jours. II est ]k au milieu des siens, de sa femme, de scs enfants, de ses domestiques, de ses scribes, de ses chiens, de ses singes verts, repr&entes en petite imagerie sur les parois de chaque chambre. Le portrait du defunt, en bas-relief, se trouve k la place d'honneur ; d'ordinaire 11 est r6p6t& plusieurs fois. Une grande stMe donne ses titres et quelquefois sa biographie. S'il y avait dans la maison un personnage oifrant un trait caracteristique, une infirmity par exemple, on le repr6sente, pour que les souvenirs du mort ne soient pas d^rangfe. Tous les de- tails de la vie du temps se voient i I'entour : cette vie- est presque uniquement agricole; elle se passe dans des fermes ou Edifices lagers port^s sur des colonnettes iU- gantes. Le nombre des animaux domestiques que poss6- dait le d6funt (boeufs, ines, chiens, singes, antilopes, ga- zelles, oies,. demoiseiles de Numidie, canards, cigognes domestiques, tourterelles) est soigneusement 6crit sur le mur '. A ces details domestiques se melent tous les sou- venirs de la carri^re du mort, de ses voyages , de son commerce. Jeux, danses, lulles, joutes sur des barques, chanteurs, danseuses aux cheveux tresses et ornes de plaques d'or, rien n'y manque. Tout fcela est d'un r^a- lisme absolu, d'une jolie petite sculpture peinte tr^s-fine, visant surtout k etre expressive ; des ISgendes hierogly- phiques expliquent surabondamment ce que les images auraient d'obscur. Jamais une trace de vie militaire avant la douzifeme dynastie, assez peu de religion, aucune trace 1. On ne voit flgurer ni chevaux, ni chameaux, ni girafes, ni 616- phants, ni moutons. ni chats, ni ponies. 42 MELANGES D'HISTOIRE. de ces chapitres du rituel qui plus tard seront la decora- tion obligee de toutes les sepultures. La Divinity n'est representee par aucune image, ni designee par aucun nora. Anubis est dejile gardien de la « maison eternelle». Quant k Osiris, le dieu fun^bre par excellence, on ne le voit jamais represente a cette epoque. Ces tombeaux ne sont nullement des chapelles funeraires consacrees k un dieu. G'est le mort qui est le maltre et en quelque sorte le dieu de ceans; tout est pour lui, tout converge vers lui. D'un autre c6te, rien ne ressemble moins au tombeau de famille, k ces sortes de gsandes salles communes, ou Venaient se coucher tour k tour les generations, comma on en trouve chez les Hebreux et les Pheniciens. Le tombeau ici est tout individuel ; la ferame mSme, sauf quelques exceptions, n'y est pas admise avec son mari ! Ge sont, en un mot, des maisons imaginaires, que I'clme du mort habite, qu'il hante, oil il trouve ses aises, ses habi- tudes. Aucune lumifere n'y penetrait quand la porte etait fermee. On n'y entrait qu'k certains anniversaires et pour renouveler les objets d'offrande. On partait de cette idee, en effet, que le mort conservait des gouts et des besoins analogues k ceux qu'il avait eus de son vivant.- On lui servait des mets, on mettait a sa disposition des usten- siles. Noble et touchante obstination! ces aliments, ces objets eurent beau chaque fois rester intacts; durant des milliers d'annees, on n'eut pas d'yeux pour voir. Aujoui^ d'hui encore, malgre I'islamisme, ces pieuses croyance? n'ont pas disparu. Quelque temps apr^s la mort d'une personne regrettee, le fellah va manger prfes de son tom- beau, y depose des oignons, D'autres, k I'article de la mort, consentent k reveler leur tresor, k la condition qu'on LANCIENNE fiGYPTE. 43 en laissera un* partie pour subvenir h leurs n^cessites dans I'autre vie. Au premier coup d'oeil, rien absoluraent, dans las sin- gulieres constructions que nous venons de d6crire, ne rappelle un tombeau. Ce sont des maisons, et c'est ici que Ton comprend la parfaite justesse de ce passage de Diodore de Sicile : « Les Egyptiens appellent les demeures des vivants dos gites, parce qu'on y demeure peu de temps; les tombeaux, au contraire, ils les appellent « maisons ^ternelles », parce qu'on y est pour toujours. Voilk pour^ quoi ils ont peu de souci d'orner leurs maisons, tandis qu'ils ne negligent rien pour la splendeur de leurs tom- beaux'. » Le cadavre, en ces maisons mortuaires, est soi- gneusement dissimuM. Au plus 6pais de la maoonnerie, k I'endroit que Ton pouvait le moins soupgonner, se trouve un puits vertical, toujours carr6 ou rectangulaire, d'en- viron vingt-cinq metres de profondeur; au fond de ce puits s'ouvre un couloir horizontal menant k une chambre : la est le sarcophage monolithe, immense cuve en granit ou en calcaire blanc, dont les pans sont quelquefois di- cores de rainures prismatiques et d'autres ornements ana- logues k ceux de la facade ext^rieure du tombeau. La preoccupation qui domine est de mettre le corps a I'abri de toute profanation. On sent que, dans la croyance gi- nerale, une telle profanation est un immense malheur, que le salut 6ternel du mort est compromis, si le ca- davre est d^rang^ de ^on repos, que I'^me, au jour de la resurrection, aura besoin de trouver le corps intact, i. Diodore de Sicile, I, 51. Comparez beth olam chez les H^breux et chez les Ph^niciens, domus ceterna dans I'Afrique carthaginoise, ainsi que dans I'epigraphie juive et chretienne. U MELANGES D'HISTOIRE. principe qui se trahit du reste si naivement dans I'usage , de la momification. Une autre particularity non moins importaiite a 6t6 d^couverte paf M. Mariette. Dans I'^pais- seur de la magonnerie, 6galement dissimul^s avec soin, ont et6 manages des r^duits compl^tement obscurs, oil se trouvent des statues en ronde bosse du mort, statues semblables, au mode de travail pres, k celles qui se voient dans les chambres ouvertes du tombeau. Ces pr6- cieux specimens de la sculpture ^gyptienne 4000 ans avant J6sus-Clirist, tantdt en bois, tantdt en granit, tant^t en calcaire, sont maintenant fort nombreux; ils forment la principale richesse du musee de Boulaq. A I'^poque ou M. Mariette travaillait pour la France, il en envoya plu- sieurs au Louvre. Vous connaissez cet admirable petit scribe du musee Charles X, et vous savez par consequent quelle finesse d'ex^cution, quel r6alisme minutieux, quelle precision ethnographique, si j'ose le dire, les artistes 6gyp- tiens y ont portds. Tout cela est laid, commun, vulgalre,. ' assur^ment ; mais jamais on n'a mieux fait ce qu'on vou- lait faire. C'est un prodige sans 6gal que celte statue de bois du mus6e de Boulaq, a laquelle les fellahs donn^rent tout d'une voix, quand ils la trouv^rent, le nom de cheik-el-beled, « le cheik du village ». C'est la statue d'un certain Phtah-s6, gendre du roi. La statue de sa femme a 6te trouvee pres de lui. L' expression de con- tentement nail' r^pandue sur la figure souriante de ces deux bonnes gens est chose indicible. On dirait deux Hollandais du temps de Louis XIV. On ne pent douters A la vue de ces statues, qu' avant sa p^riode de royaut^des- potique et somptueuse, I'figypte n'ait eu une 6poque de patriarcale liberty. L'art officiol et pompeux des Touthmes L'ANCIENNE fiGYPTE. 45 el des Ramses ne se fut pas abaiss6 a des representations d'une telle bonhomie, pas plus que les artistes de Ver- sailles ne se fussent plies & peindre des « magots ». Ces deux ^tonnants morceaux sont en elFet de la quatrieme ou de la cinquifeme dynastic. Est-ce Ik un art primitif, direz-vous, et est-il croyable qu'on ait debute par de telles minuties dans la carri^re des rfepresentations figur^es? Consid^rez d'abord, je vous prie, que I'art 6gyptien, au temps dont nous parlous, n'en est pas k ses debuts; il est k sa perfection. Ce qu'il y a de plus extraordinaire dans cette civilisation myst^-" rieuse, c'est qu'elle n'a pas d'enfance. On cherche en vain pour I'art egyptien une p^riode archaique. Gela s'explique sans peine pour 1,'architecture, laquelle arrive d'ordinaire bien plus vite que les arts plastiques k trou- ver des moyens suffisants pour rendre son id6e; mais, pour que la sculpture reussisse a se d^barrasser de toute raideur et de toute gaucherie, il faut des slides : la Grece, I'ltalie du moyen kge en font foi. Or, une statue comme eelle de Chdpliren , dont je vous parlerai tout k I'heure, et en general toutes les statues s^pulcrales de I'ancien empire ne sont nuUement en style moyen kge. EUes sont en style definitif. Vu la mesure du g^nie de la nation, on ne pouvait faire mieux. L'figypte, k cet 6gard comme k tant d'autres, contredit les lois aujcquelles nous ont habitues les races indo-europ6ennes et s^mitiques. EUe ne debute pas par le mythe, rh^roi'sme, la bar- baric. L'tgypte est une Chine, n& mure et presque d^crepite, ayant toujours eu cet air k la fois enfantin et vieillot que revfelcnt ses monuments et son histoire. La divine jcu- 46 MfiLANGES D'HISTOIRE. nesse desYavanasJ^Jm fut toujours Jjjconriue. Qu'elle ait debute par le rdalisme, par la platitude, cela ne m'^ tonne pas plus que de la voir debater par le bon sens, la bonne 6conomie domestique , le droit sens de dignes fermiers sachant exactement le nombre de leurs oies et de leurs Snes. Nous ne sommes point ici en la terre d'Hom^re et de Phidias ; nous sommes en la terre de la conscience claire et rapide, mais born^e et stationnaire. Ce pr^tre de Sais que vit Solon crut sans doute faire une am^re critique de la Grfece : « Vous 6tes des enfants ; il n'y a pas de vieillards parmi vous ; vous etes tons jeunes d'esprit. » Erreur profonde d'un conservateur 6troit, fier de ce qui fait son inli§riorit6. II est permis de n'^tre pliis jeune ; mais il faut I'avoir &t&. Ces gardiens inintelligents de lettres mortes ne voyaient pas ce qui faisait la force et la beauts de la Gr^ce, comme beaucoup d'esprits pesants de nos jours croient avoir tout dit centre la France, lorsqu'ils lui ont appliqu6 I'^pithfete de r^volutionnaire; ': Les tombeaux que nous venons de decrire, si nombreux dans le sable de Sakkai'a et au pied des Pyrancrides, sent tons dat6s des six premieres dynasties, et, ne le seraiest- ils pas, ils porteraient Tindication de leur kge relatif dans leur style et dans I'ordre d'idees qu'ils expriment; ,, Qu'on les compare k ceux des grottea de Beni-Hassan (2S00 ans avant Jesus-Christ). L'id^e qui a prdsid^-k la construction de ces derniers tombeaux est encore en un sens la m^me. Le mort est le dieudesa maison eternelle; cette maison est une grande chambre gaie , peupl&j vh'ante , sans representations superstitieuses, sans ter- 1. Norn primitif des Grecs au sein de la famille aryenne. Yavands ' — lones, les jeunes. L'ANCIENNE fiGYPTE. 47 reurs. Aux tombeaux de Biban-el-Molouk, prfes de Thfebes, lesqftels sont en moyenne de ISOO avant Jesus-Christ, tout est change. Ces deux classes de tombeaux ne se ressem- blent pas plus qu'un tombeau paien ne ressemble k un tombeau chretien. Le d^funt n'est plus chez lui. Un pan- theon nombreux a envahi la deraeure des morts.Les images d'Osiris et, les chapitres du rituel couvrent les murs. On prfitaft 6videmment des vertus surnatureUes k ces images et k ces grandes pages d'interminable cat6chisme, puis- qu'elles 6taient destinies a une nuit 6ternelle et qu'elles sont n^aumoins gravees avec autant de soin que si le public avait dfl les lire. D'horribles fictions, les plus foUes qu'un cerveau humain en d^lire ait jamais congues, se d6roulent sur les parois. Le pretre I'a emport6; ces effroyables 6preuves que I'tlme traverse sont pour lui autant de bonnes aubaines; il a le pouvoir d'abreger les 6preuves de la pauvfe ktae. Quel cauchemar- que ce tom- beau de Sethi I™! Qu'on est loin de cette premiere reli- gion de la mort, r6sultat d'une croyance simple et invin- cible en une survivance , sans rien de sacerdotal , sans aucune de ces longues series de noms divins qui de- vaient aboutir k la plussordide superstition! Je le r^pete^ un tombeau de nos cath^drales gothiques diiKsre molns de I'un des tombeaux de la voie Appienne que les tom- beaux de Sakkara ne different de ceux qui remplissent cette Strange valine de Biban-el-Molouk. Et voyez comme tout cela est en parfait accord aveci I'esprit qui a pr6sid6 k la construction des Pyramides, comme les tombeaux que nous venons de d^crire d'une part, les Pyramides de I'autre, procMent bien de la preoccupation de se bitir a soi-m6me une demeure inac" 48 MELANGES D'HISTOIRE. cessible pour I'eternit^. La pyramide n'est autre chose que la « maison 6ternelle » des rois ou des personnes de la famille royale. Toutes les particularlt6s en apparence bizarres et parfois encore inexpliqu6es de ces dernieres constructions n'ont qu'un but : dissimuler soijgneusement la place du cadavre, crto une chambre introuvable oil le corps attende en repos le jour de la resurrection. De li ces entries habilement bouchees et qu'on a soin de ne jamais placer au milieu des faces du monument; de Ik ces couloirs interieurs remplis de blocs, ces ruses, ces efforts pour d6pister le profanateur et I'^loigner de la cellule royale, ces 6chapp6es en forme de puits, mena- gees afin de faire sortir les ouvriers qui avaient travaill6 au dedans k combler les couloirs. Les precautions 6taient si bien prises que, pour la grande pyramide, la chambre de Ch6ops n'a 6t6 trouvee que sous le calife Mamoun. Cheops y a done repos6 en paix, selon son d&ir, plus de cinq mille ans. Tout ici respire en effet la haute anti- quite ; tout est simple, fort, naif, exager6 quant au choix des moyens, scrupuleux dans I'ex^cution. Quel chef- d'oeuvre que cette chambre int^rieure de la grande pyra- mide! Le poll et le jointoiement des blocs de granit rose qui lui servent de revetement ne le cedent en rien aux ouvrages les plus parfaits de I'antiquit^. Malgre I'^pou- vantable poids que porte cette chambre, elle n'a pas flechi d'un millimetre ; le fil k plomb n'y accuse pas la moindre deviation. Pas un ornement. La beaute n'est demandee qu'a la seule perfection de I'exteution. Sinc6- rite absolue; nul ne devait entrer dans cette chambre; • tout le soin qu'on a pris de la construction est unique- ment par respect pour le mort. Au milieu de la piece L'ANCIENNE fiGYPTE. 49 est le sarcophage en granit, colossal, sans aucun orne- ment. La partie conservt5e du revStement de la seconde pyramide porte ^galement le cachet d'un art primitif, ne donnant rien k I'ostentation ni a I'apparence, silpposant un s6rieux parfait , ne trichant ni avec Dieu ni avec les morts. Comparez cela aux grandes constructions de TMbes, plus raodernes de trois mille ans. La diif^rence se volt, au premier coup d'ceil. Je ne puis vous dire la deception que causent ces temples, d'ailleurs si etonnants, de Thfebes et d'Abydos, quand on en 6tudie la construc- tion en detail. L'ensemble est des plus grandioses , mais 1 'execution est sou vent fort mediocre ; il semble qu'on a surtout en vue de fournir un soutien k la peinture deco- rative: mat^riaux peu choisis, pierres poshes en d61it, irregularity choquante des assises, joints verlicaux dispo- ses sans nulle precaution, tons les signes de la negligence et de la precipitation s'y font remarquer. On sent une h4te extreme; la personnalite du souverain, qui a voulu que r.edifice eieve k sa gloire fut vite fini, perce k chaque instant. Presse, batonne peut-Stre, I'architecte a assemble les pierres comme elles lui veuaient de la carriere, au jour le jour, sans s'occuper de celles qui lui arriveraient le lendemain, faisant les lits comme il le pouvait, calcu- lant si peu d'avance, qu'k chaque instant il aboutit k des impasses, d'oii il sort par des moyensdesesperes. Gas edifices, dont I'importance scientifique est de premier ordre, trahissent une epoque ou I'architecture est dejk un art g£ite, c'est-i-dire oii la perfection de I'execution passe pour une chose secondaire, une epoque, dis-je, qui bitit pour I'efifet, hktit k tout prix, sans treve ni repos, et qui par cela meme se i-esigne k batir mal. L'architecte croit 4 50 MELANGES D'HISTOIRE. son but atteint si I'Mifice tlent debout; le scrupule, cette condition de la perfection dans tous les arts, lui est in- connu; le choix, I'assemblage irr6prochable des matd- riaux, liii paraissent des choses insignifiantes : c'est de la decadence; mais aux Pyramides il en est tout autre- ment. Grdce k M. Mariette, cet ensemble, depuis si long- temps connu et admire, s'est augments d'un inappre- ciable monument , que je mets pour ma part en tete'des r6sultats dont I'archdologie 6gyptienne s'est enrichie de- puis un demi-si6cle. Vous connaissez par de norabreuses photographies, en particulier par celles de M. Maxime Du Camp, ce sphinx gigantesque, ou, pour mieux dire, ce rocher taill6 en sphinx, dont la tete se dresse.si bizarrement dans la petite vall6e qui est au pied de la grande pyramids. ' Qu'dtait-ce que ce « p^re de la terreur », comme I'ap- pellent les Arabes? il etait evident, avant toute re- cherche, que ce n'dtait pas ici un accessoire, un simple decor d'un autre Edifice. Ce sphinx en elfet est isol6; il existe par lui-m6me el pour lui-meme. line assertion de Pline, qui s'est trouvfe n'6tre qu'une grosse bevue, ten- dait k faire croire que dans I'dpaisseur du monstre dtait enseveli un prdtendu roi Arma'is. Cela dtait etrange et peu croyable. Quelques relations modemes. n6anmoins parlant de chambres trouvfe dans le sphinx, un homme dont le nom est m6M k presque toutes les grandes ddcouvertes archdologiques de notre si6cle, M. le due de Luynes, invita M. Mariette, alors au ddbut de ses travaux en Egypte, k fouiller en cet endroit. Le rdsul' tat fut la decouverte, k vingt ou trente mtoes sud-est du sphmx, rt'un vaste temple , absolument different de L'ANCIENNE EGYPTE. 51 ceux que Ton connait ailleurs. L'Mifice n'est encore d6- blay6 qu'k I'int^rieur. Cet intdrieur, qui rappelle beaucoup la chambre de la grande pyramide, est en forme de T. L'aile princlpale est divisfe en trois trav6es, I'aile transversale en deux. Les murs sont rev6tus de granit rouge; les architraves, en alb^tre, posent sur des piliers carr^s, monolithes, en granit rose. Pas un ornement , pas une sculpture, pas une lettre. Quelle confirmation frap- pante de ce passage du pr^cieux trait6 « De la dtesse de Syrie », faussement attribu6 k Lucien : « Autrefois, chez les figyptiens, il y avait aussi des temples sans images sculpt6es ! » Et n'6taient-ce pas des Edifices comme celui dont nous parlous que Strabon avait en vue quand il dit que « k H61iopolis et k Memphis, il y a des Edifices d'un ordre barbare, k plusieurs rang^es de colonnes, sans ornements ni dessln » ? Voici un de ces temples primitifs, monument absolument unique et s6pare par un intervalle enorme des temples de I'^poque classique des Am^nophis et des Touthmfes. L'exterieur est encore cach6 par le sable; il est en enormes blocs de calcaire et rappelle beaucoup, par le mode de construction, la chapelle qui est en face de la seconde pyramide. II ne faut pas s'attendre, quand on le d^gagera , k le trouver d'une belle conservation ; mais une conjecture ingenieuse de M. Mariette, conjecture v6rifi6e par les fouilles dejk faites, permettra de le completer. L'entrte des tombeaux de I'ancien empire, en efifet, offre, comme nous I'avons dijk dit , la figure d'edicules qui ne sont sans doute que des reductions de fagades de temples. Un sarcophage surtout du mus6e de Boulaq presente cette decoration d'une fagon si juste et si precise, qu'il est permis provi- 52 MfiLANGES D'HISTOIRE. soirement de le regarder comme fournissant une image de la facade du grand temple dont nous parlons. Des fouilles ult^rleures trancheront la question; mais il est bien probable qu'elles r6veleront sur las. blocs de calcaire de grandes lignes verticales terminfes en feuilles de lotus et relev6es par la polychromie. Je ne crains pas d'exag6rer en disant que ce temple ne ressemble pas plus k ceux de Thfebes et d'Abydos qu'une 6glise catholique d'Espagne ou de Naples ne ressemble au temple de Jerusalem. Qui I'a biti ? A qui etait-il d6di6? 11 est permis de r6pondre k ces questions : C'est Ch^phren, le troisifeme roi de la quatri^me dynastie, le successeur de Cheops, qui I'a fait 61ever. Cela r^sulte, en premier lieu, de divers rapprochements singuliers exis- tant entre ledit temple et la pyramide de Ch^phren, en second lieu d'une circonstance tout k fait decisive. Dans un puits faisant partie du temple ont et6 trouv6es, en- tass^es et k demi bris6es, plusieurs statues en diorite, toutes k peu pr^s semblables entre elles, toutes portant le cartouche de Gh6phren. Nul doute que ce ne soient Ik les statues du fondateur, lesquelles, dans un moment de revolution, auront et^ renvers6es et pr6cipit6es. Ces statues, dont M. Mariette a fait transporter au musee de Boulaq les specimens les mieux conserves, sont surement les plus anciennes statues que Ton connaisse; car le grand sphinx, qui est encore ant^rieur, m^rite k peine le nom de statue. Elles sont ex(icutees avec une rare habi- lete ; ce sont des portraits pleins de vie et d'accent. A qui le temple etait-il d6di6? Sans nul doute au sphinx, ou mieux k la divinite representee par le sphinx, Horem-hou ou Armachis. Le temple, il est vrai, ne fait L'ANGIENNE fiGYPTE. 53 pas, face dlrectement au sphinx; mais le couloir d'entr^e s' incline k dessein vers le monstre colossal. II est pro- bable qu'une construction ant^rieure aura empech^ de mettre le temple en rapport plus direct avec I'image du dieu auquel il etait d6di(5. Toute cette premiere nais- sance de J a chaine libyque 6tait couverte de temples. Une inscription trouvee 1^ meme par M. Mariette, et mainte- nant au rausfe de Boulaq \ mentionne les constructions qu'y fit Cheops, les temples qu'il restaura, les reparations qu'il fit au grand sphinx. Ce grand Hou ou sphinx ap- parait ainsi comme la plus ancienne idole du monde*. Ch6ops, 4,500 ans avant J6sus-Christ, le r6pare. Get 6tre etrange a cent isoixante-dix-sept pieds de long; il dtait autrefois compl6t6 par de la magonnerie ; la stfele du mus6e de Boulaq dont je parlais tout ti I'heure pre- sente. son image telle qu'elle 6tait du temps de Ch6ops. Vraiment je m'etonne moi-m6me quand je me sur- prends k parler avec assurance d'une antiquity aussi re- culde. Pendant la moiti^ au moins de mon voyage, je me sentais retenu par toute sorte de considerations scepti- ques. Le principe de Heyne : « Toute histoire d ancien j peuple commence par des mythes, » me revenait sans I cesse k I'esprit. Chaque fois que M. Mariette me parlait 1. Cette inscription est toutefois si bizarre qu'on pent garder quelques doutes. 2. Ce nom- de Bou fait naltre bien des conjectures. Je n'ose m'ar- rfiter k I'hypothese qui y rattacherait le nom propre du dieu des Israelites, Ihotta, nom si bizarre ehez un peuple oil le trait essentiel de la Divinite est de n'avoir pas de nom propre. II est remar- quabln que I'ancienne Diospolis s'appelle encore aujourd'hui Hou. On sait que les noms arabes des villes ou villages de I'figypte sont presque toujours les anciens noms egypfeens; mais je me garde d'lnsister. 54 MELANGES D'HISTOIRE. avec fermet6 du premier roi Mdn^s, je I'arrStais : « Toit- tes les vieilles listes royales, lui disais-je, debutent par des dieux transform6s en rois, selon le proc6d6 6vh6m6- riste de I'antiquit^. N'estril pas probable qu'en votre l^lgypte, comme partout ailleurs, les premiers rois sont des dieux, que plus tard on aura pris pour des hommes? Et voyez en effet votre roi Men^s el son successeur Ato- this : ils jouent le role de l^gislateurs primitifs, d'an- ciens sages, d'anciens r6v61ateurs, comme Manou, Minos, Romulus, Numa, Th6s6e et autres personnages sans r^a- lit6 ou • d'une r^alit^ fort douteuse . » Impossible de s'ar- rSter k de tels doutes. Menfes n'a rien de mythique. fC'est bien reellement, non cartas le plus ancien roi * d'figypte,. mais le premier dont les annalistes 6gyptiens retrouvferent le cartouche. Ca cartouche en effet se lit encore sur divers monuments; mais aucun de ces mo- numents n'est contemporain de M6n^s lui-meme. Quand on dressa le canon historique des rois (et cela se fit k une epoque fort ancienne), on le mit en t6te, ca qui ne veut pas dire qu'il n'y eut pas eu de rois avant lui. II ne faut pas poser de principe absolu en critique histo- * rique. Telle loi qui est vraie dans le sein de la famille indo-europ6enne n'est pas vraie dans le sain de la famille s6mitique. Ce qui est vrai de la famille indo-europ6enne et de la famille s6mitique peut se trouver totalement faux, si on I'applique k I'l^lgypte et k la Chine. Une dis- tinction capitale en tout cas doit etre faite entre les peu- ples qui ont 4crit de trfes-bonne heure, Ghinois, Egyp- tians, Babylonians, et les pauples qui ont 6crit tard, tels que les pauples s^mitiques et surtout les pauples indo- europ6ens. Chez ces derniers, la mythe. la l^gende occu- LANCI-ENNE fiGYPTE. 55 pent toutes les avenues de I'histoire. Chez les premiers, on entre tout de suite dans le monde posjtif. Est-ce k dire que I'histoire ^gyptienne et rhistoire chinoise n'aient pas besoin d'etre rectifi^es par la critique? Elles en ont, en un sens, plus besoin qu'aucune autre. Ce sont des histoires officielles, fausses par consequent : comme tous les Moniteurs du monde, elles n'ofFrent qu'une v&rM re- lative; mais de Ici aux fables qui composent les origines grecques, romaines, hipdoues, iraniennes, h^braiques, arabes, il y a I'infini. Certes je ne veux pas dire que les traditions des peuples indo-europ6ens et celles des peu- ples seniitiques soient moins interessantes que les textes fournis par I'^gyptologie. L'importance du r61e jou6 par ces deux grandes races est telle que leurs fables ont en somme plus de prix que I'histoire la plus authentique des figyptiens et des Chinois ; mais, s'il s'agit d'histoire do- cumentaire, I'EgyptQ, et la Chine ont une immense supe- riority. Ces peuples, chez lesquels I'^criture est presque contemporaine de la parole, qui depuis une incalculable antiquity eurent rhi^roglyphe comme partie int^grante du langage, nous ont Uga& leurs anriales avec une suite que n'ont pu ^galer les peuples chez lesquels I'ecriture a ete une invention tardivement connue. Notre grand principe : A mythis omnis priscorvm komi- num historia procedit, est-il d'ailleurs completement de- menti en figypte? Expliquons-nous. Le r^gne de M6nes n'est pas pour les annalistes 6gyptiens le d6but de I'his- toire d'figypte. Avant M6n6s, il y a, selon eux, le regne des dieux, des demi-dieux, des manes (Neeyes, Refciim. grants). Osiris, Anubis, Typhon rfegnent des milliers d'ann^es. L'evh6m6risme, inherent h toutes les traditions 56 MELANGES D'HISTOIRE. sur les origiiies des peuples, trouva sa place en ces sup- putations imaginaires. A partir de M6n6s, au contraire, on est en pleine histoire : plus de surnaturel, plus d'impos- sibillt^s. U n'est nullement invraisemblable, du reste, que quelque monument contemporain de ces Ages recul^s vienne un jour trancher les doutes, en nous offrant les noms des rois de la premiere dynastie comme ceux de sou- verains existants et doues de la plus incontestable reality. L'identit6 6tonnante de la religion, de i'ecriture, de I'esprit national, des raoeurs, pendant I'enorme dur^e que nous prfitons k I'empire 6gyptien , n'est pas davantage une objection. Cette identity n'est, sur bien des points, qu'apparente. Sur d'autres, elle tient k ce que I'figyple se copia ind^finimenl elle-mSme. II n'est pas plus singulier - de voir les temples ptol^maiques ou romains d'Edfou, d'Esneh, d'Ombos, de Denderah, de Philae, rappeler les formes architectoniques des temples de Thfebes, qu'il ne Test de voir telle 6glise batie de nos jours, Saint- Vincent-de-Paul par exemple, ressembler aux basiliques constantiniennes. Les sculptures de Denderah rappellent beaucoup celles d'Abydos ; or il est indubitable qu'il y a quinze cents ans de distance de I'un de ces deux temples k I'autre. Pourquoi de Sethi I"' aux premieres dynasties le meme esprit de conservation n'aurait-il pas produit le mSme r^sultat d'apparente similitude. Les formes ext6- rieures du catholicisme oriental ont peu varie depuis seize cents ans. La royaut6 frangaise a eu pendant mille ans des usages, des tradilio^is identiques 1 La ressembla-nce qu'il y a entre les hi^roglyphes de Tanclen empire et ceux des 6poques modernes est, au premier coup d'oeil, trfes-surprenante. EUe s'explique cependant. Une Venture L'ANCIENNE fiGYPTE. 57 consistant en images d'objets r6els varie moins qu'une ^criture lineaire. Je comprends que Yaleph ph^nicien et notre a ne se ressemblent gu6re, bien que le second vienne surement du premier, car, depuis I'invention de I'alphab^tisme, chaque lettre n'est plus qu'un signe abso- lument sans relation avec ce qu'il signifie; mais I'image d'un ibis, d'un fipervier, sera la mfime k des sifecles de distance. Le style de la gravure changera seul ; il y aura des revolutions de glyptique, non de pal6ographie. Encore faul-il k cet egard ne rien exag^rer. II existe des monuments 6gyptlens d'ecriture archaique renfermant des caract^res qui sont tomb6s plus tard en d6su6tude : par exemple, le tombeau d'Amten, au musee de Berlin ; celui de Tothotep, dteouvert par'M. Mariette. II y a, d'un autre c6t6, dans les inscriptions tracees sous les Ptolemies et sous les Remains, des caractferes nouveaux qu'on cherche- rait en vain dans les inscriptions du temps des Pharaons. Ne prenons done pas pour mesure du mouvement chez ces races etranges I'^chelle de progression k laquelle nous ont habitu6s les histoires qui nous sont le plus familiferes. L'figypte i'ut de tons les pays le plus conservateur. Pas un r^volutionnaire, pas un r^formateur, pas un grand poete, pas un grand artiste, pas un savant, pas un phi- losophe, pas meme un grand ministre ne s'est rencontr6 en son histoire. Si des hommes capables de jouer de tels rSles s'61ev^jent en son sein, ils furent etouffes par la routine et la m6diocrit6 g6n6rale. Le roi seul existe, a un nom. Ne dites pas que cela es't arriv6 par la faute des annalistes et des biographes , que I'figypte eut peut-^tre aussi des grands hommes, mais qu'il ne s'est pas trouv6 d'historien pour nous raconter leurs actions et nous re- 58 MELANGES D'HISTOIRE. rapproch6e de nous; Babylone, dont les ruines n'ont jamais cess6 d'6tre connues, visit6es, ddcrites, n'est encore et ne sera sans doute pendant long- temps qu'un monceau de d^combres. Un art assyrim,- vraiment digne de ce nom, est venu prendre place dans les grandes collections de Paris etde Lbndres; et, s'il fal- lait augurer des decouvertes futures , soit par celles qu'ont fournies les dix derni^res ann6es, soit par celles que sem- blent pi6mettre les innombrables tumulus de la Mesopo- tamie et du Kurdistan, on pourrait croire que le jour n'est pas 61oign6 ou la Grfece sera dans nos musees 6cras6e par rOrient; il est vrai qu'ci d6faut du nombre, il lui restera une maitrise qui ne lui sera jamais contest^e, cellede la beauts. Les deuK publications de M. Layard, que nous annou- cons aujourd'hui, sont bien propres k faire comprendre. I'importance toujours croissante de cette branche de I'ar- ch^ologie. On se rappelle que c'est k M. Layard qu'ap- partient, avec M. Botfa, la gloire d' avoir ouvert k la science ce champ nouveau. Attache k Fambassade d'An- gleterre k Constantinople, M. Layard 6tait de retour k son poste, apr^s avoir pass6 en Angleterre une partie de I'annee 1848, lorsque la publication de ses premieres re- -I . Nineveh and his remaitw, a Narrative of a first expedition to Nineveh (London 1849). — The monuments of Nineveh from, dra- wings made on the spot (London 1849). LA DfiCOUVERTE DE NINIVE 121 cherches*, faite en son absence , produisit une sensation inattendue et d^cida MM. les administrateurs du" mus6e britannique k le prier de se charger d'un nouveau voyage dans le bassin du Tigre. Ce sent les r6sultats de cette seconde mission, entreprise dans des conditions plus favorables et sur un plan beaucoup plus vaste, qui vien- nent d'etre livr^s au public. Pour en faire sentir tout I'in- t6r6t, il nous semble n^cessaire de rappeler I'origine de ces explorations , souvent pr6sent6e d'une mani^re inexactc, et de montrer par quelle s6rie d'inductions les deux ha- biles archeologues que nous venons de nommer furent amends k ces d^couvertes, qui devaient causer dans I'opi- nion savante de I'Europe une si profonde Amotion, Le commencement de ces recherches remonte k Tannic 1842. A peine install^ k Mossoul, en quality de consul de France, le 2S mai de cette ann6e, M. Botta ne son- gea qu'k profiter de sa position pour relever I'arch^ologie fran^aise de I'^tat de st6rilit6 ou elle 6tait tomb6e depuis quelques ann^es. Comme il arrive presque toujours dans la d^couverte de I'inconnu, on aborda le nouveau monde par un c6l6 d6tourn6 , et on prit pour le- principal ce qui devait ensuite devenir I'accessoire. Tous les indices se r6unissaient pour faire chercher I'emplacement de Ninive en face de Mossoul, vers I'endroit ou se trouve encore de nos jours le miserable village de Niniwa, ou Nounia. Le resident anglais, Rich, avail d^jci signal^, en cet en- droit, a I'attention des explorateurs deux monticules arti- ficiels, I'un appele Nebbi-Younous , k cause d'un pr^tendu tombeau du proplifete Jonas , et I'autre Koyounjik, d'ou Ton tirait un grand nombre de briques couvertes dc ca- raclferes cun^iformes et des dalles de gypse sculpt^es. Vers 122 MELANGES D'HISTOIRE. 1^ se porta, en eifet, lout d'abord, rattention de M. Botta. Mais I'arch^ologie a ses fortunes; ces premieres fouilles n'amenferent que peu de r^sultats. Aussi M. Botta s'en , laissa-t-il facilement d^tourner par d'autres indications cpii lui signalaient le village de Khorsabad , situ6 k six lieues au nord-est, comme une mine li§conde de briques et de dalles sculpt6es. Lk, en effet, les premiers coups de pioche mirent h d^couvert I'immense palais dont les debris, trans- port's depuis au Mus6e du Louvre, devaient Jeter en Eu- rope les bases du premier mus'e agsyrien , et dont les dessins, dus k M. FlandinS forment une des plus somp- tueuses publications ex6cut6es dans notre sifecle par ordre du Gouvernement En meme temps que M. Botta , M. Layard, jeune et hardi voyageur anglais, 6tait en quete de Ninive. Re- montant le cours du Tigre, il remarqua, au confluent de ce fleuve et du Zab, un emplacement nomme Nimrovd », sem6 de monticules artificials et convert de fragments de briques et d'albatre. Rien ne put d^s lors lui oter de I'esprit que ces monticules recelaient quelque ruine im- portante. Toutefois il ne r'ussit k faire partager k d'au- tres sa confiance que quand la d6couverte du palais de Khorsabad fut venue dissiper les doutes des plus incr6- 1. Monument de Ninive, dfecouvert et d6crit par M. Botta, mesure et dessin6 par M. Flandin, ouvrage puWig par ordre du Gouverne- ment. Paris, 1847-50. Cinq vol. in foL. 2. II importe de faire observer que ce nom et tant d'autres qui rappellent en Orient des particularit6s bibliques ne sauraient offrir aueune induction soUde. La plupart de ces d6nominaUons ne datent que des musulmans, qui cherchferent, sans beauconp de critique, comme on peut le croire, i retrouver, par des identifications arbi- traires, la trace des traditions rabbiniqueset chr6tiennes qu'ils avaient adoptees. LA DECOUVERTE DE NINIVE. 123 dules. L'Angleterre alors se prit d'une louable Emulation, et voulut racheter par le nombre et I'importance des d^cou- vertes ce qui lui manquait sous le rapport de la priority. Les fouilles de M. Layard k Nimroud r6v616rent una acro- pole artificielle, avec deux palais, une immense tour pyra- midale, et une foule de constructions accessoires, d'un ca- ractfere sensiblement distinct du monument de Khorsabad. Ainsi, au lien d'une JNinive, on en avait deux, d'un style et d'un ^ge difKrents, s6par6es par une distance de douze ou treize lieues, I'une au nord, I'autre au sud de Mossoul. Restait, entre ces deux points extremes, I'emplacement de Royounjik et Nebbi-Younous, situe en face meme de Mossoul , et que tous les t6moignages et toutes les in- ductions semblaient designer comme le point central de I'antique capitale de I'Assyrie. Nous avons vu comment les efforts de M. Botta s'^taient port6& tout d'abord sur ce point, et comment le pen de succ^s de ses recherches I'avait engage k porter ailleurs ses investigations. Dans un intervalle des fouilles de Nimroud, M. Layard vint examiner k son tour le terrain objet de tant de conjec- tures : les deux antiquaires remuferent le sol durant plusieurs mois , mais toujours sans rien d^couvrir d'im- portant. Enfin, apres avoir achev6 ses fouilles de Nim- roud, M. Layard, possed6 d'une foi invincible dans les tr6sors caches de Royounjik, y revint encore, et condui- sit les fouilles d'aprfes certaines regies que lui avaient r6vel6es ses experiences anterieures.Cette fois,de mer- veilleux r6sultats couronnferent sa perseverance. Une troi- si6me Ninive sortit de terre, avec ses palais fort analogues k ceux de Rhorsabad, assez diff^rents au contraire de ceux de Nimroud. 124 MELANGES D'HISTOIRE. De ces trois grandes ruines, 6clielonn6es du nord au sud, k des distances de six ou huit lieues, laquelle repr&ente r^ellement I'ancienne Ninive ? Appartiennenl^eiles k une m^me ville, ou k des villes dislinctes, ou k des banlieues groupies autour d'un grand centre depopulation? M6me en admettant les, r^cils les plus 6videmment exag^r^s de i'antiquit^ sur l'6tendue de Ninive, il est difficile d'ad- mettre que trois points aussi distants aient jamais 6t6 renferm^s dans une meme enceinte. Les quatre cent qua- tre-vingts stades (vingt lieues) de Ctesias seraient trop peu pour la circonKrence d'un aussi vaste diam^re, et, m6me en prenant dans le sens g6n6ralement regu le passage si connu du livre de Jonas S trois jours de marche auraient h. peine suffi pour faire le tour d'une ville aussi d6mesur6e. X6nophon% qui d6crit avec une admirable precision I'as- pect des deux localit6s nomm^es maintenant Nimroud et 1. Et cette interpretation, il faut le dire, n'est rien moins que prouV^e. Void le passage en question traduit litt^ralemenl de Vbk- breu : i Surrexit Jonas et incessit versus Niniven secundum ver- bum JovEe, et Ninive erat urbs magna valde itinere trium dierum. n (ch. iir, V. 3.) On traduit d'ordinaire : a Or Ninive 6tait une ville extr^mement grande, de trois journees de chemin. b Les meilleurs ex^gfetes s'accordent k couper autrement la pbrase, au moyen d'une parenthese tr^s-conforme au g6nie de la langue h6braique : «: Jonas se leva et marcha vers Ninive, selon I'ordre de J6bova, (or, Ninive 6tait une ville extrfimement grande) I'espace de trois journees de marche. 3) On a suppose egalement que les a cent vingt mille hommes qui ne sa vent pas distinguer leur main droile de leur main gauche » (ch. IV, V. 11) d^signent des cnfants, ce qui porlerait i un ehiffre fabuleux la population lotale. Rien de moins vraisemblable : cette expression designe probablement la masse du peuple, qui, dans la pens6e de I'auteur, n'6tait pas responsable des crimes de Ninive. En outre, ce n'est 14 sans doute qu'un nombre rond, par lequel on a voulu exprimer une grande mullitudc ct non un chiflfre bien determine. 2. 4mbase, 1. Ill, ch. 4. LA DfiCOUVERTE DE NINIVE. 125 Koyounjik, les presents comme deux villes distinctes , « jadis habitues par les M6des », et auxquelles il donne les noms de Larissa et de Mespila ; il ue prononce pas plus le nom de Ninive quasi elle n'avait jamais exists en cet endroit. Larissa (Nimroud), d'un autre cote, parait avoir 6ies, des la plus haute antiquity, une ville distincte de Ninive, soit qu'on y voie, avec Bochart, la Resen du dixi6me chapitre de la Genfese, soit qu'on pr^ftre y trouver, avec M. Quatremfere, la ville d^Ellasar, njen- tionnfe dans I'histoire d' Abraham. Cela produit, il faut I'avouer, une confusion trfes-difficile k d^mfiler. Tout s'ex- plique cependant d'une manifere suffisante, quand on se rappelle combien la notion de ville est difiP^.rente , en Orient, de celle que nous attachons a ce mot.- Le nom d'une ville n'y est souvent qu'un terme collectif pour de- signer des groupes d'habitations souvent fort 61oign6s les uns des autres, s6par6s par des champs cultiv^s ou des campements de tribus nomades. Tel est I'aspect que pri- sentent encore de nos jours les villes de Damas, de Mos- soul, de Bagdad j d'Ispahan. On peut croire que la capi- tale de I'Assyrie n'^tait ainsi qu'une vaste region habitue, un ensemble de villes, dont les trois points nomm^s au- jourd'hui Nimroud, Koyounjik , Khorsabad , repr^sentent les centres principaux. Le souverain qui aspirait'a lais- ser de lui un grand souvenir construisait une acropole avec sa pyramide, ses palais, son pare ou paradis en- tour6 d'une vaste enceinte, Chacune de ces villes s'appe- lait d'un nom propre, sans cesser pour cela de participer au nom collectif de la capitals. II est probable qu'apr^s la grande destruction de Ninive, vers la fin du vn" sitele avant I'ere chretienne, quand cette ville perdit toute im- 126 MISLANGES D'HISTOIRE. portance politique, le nom de Ninive cessa de s'appliquer k des bourgades, 61oign6es I'une de I'aufre de six k huit lieues; ainsi on s'explique que X6nophon n'ait pas en- tendu prononcer ce nom. Si plus tard , k I'^poque des Arsacides et des Sassanides, on retrouve une ville de Ni- nive, jouant un r61e considerable, et dont il est souvent fait mention chez les historiens et les g^ographes grecs et latins c'est sans doute, une fondation nouvelle, k la- quelle, par des vues de politique ou d'arch^ologie, on aura donn6 le nom de I'ancienne dominatrice de I'Orient. II s'en faut toutefois que Ton soit en droit de conclure, avec M. Hoefer, de cette solution de continuile entre les deux Ninives, que I'une n'eut rien de commun avec I'autre, que I'ancienne Ninive fAt situfe prhs de I'Euphrate, que I'Assyrie ne se soit jamais 6tendue k I'brient du Tigre, que les monuments r^cemment d^couverts appartiennent a r^poque des Ach6m6nides , des Arsacides ou m^me des Sassanides. Tous les eiforts de cet ing^nieur 6rudit n'ont pu ebranler I'opiflion universellement accreditee, qui place Ninive sur la rive gauche du Tigre , en face de Mossoul, et, en d^pit de ses arguments, il est probable que bien longtemps encore on continuera k voir, dans les precieux debris d^couverts par MM. Botta et Layard, les restes d'un art v^ritablement assyrien. Ninive, ou, si Ton aime mieux, Nimroud, Koyounjik et Khorsabad, ne sont pas les seules localites ou se ren- contrent les monuments de cette espfece. On les retrouve k chaque pas sur tout le cours sup^rieur du Tigre et dans un rayon ^tendu autour de Mossoul, k Bavian, Schomamok, Abou-Kamira, Arban, etc. Partout ils se presentent sous un aspect uniforme, Ce sont d'immenses LA DfiCOUVERTE DE NINIVE. 127 terrasses, fornixes par des substructions, sur lesqueiles le vent du d6s#t a accumuM des coUines de sable, et au- dessous desquelles I'antiquit^ se retrouve intacte comme sous les cendres de Pompei et les laves d'Herculanum. Les Grecs nommaient ces Eminences artificielles yiit^-za., et les regardaient g6n6ralement comme des ouvrages de S6miramis (SsiJupiiAiSos ipY*)- Toute la plaine de la Meso- potamie en est a la leltre parsem6e : il est telle colline d'ou Ton en aper tion semblait devoir lui assurer. 132 MELANGES- D'HISTOIRE. En somme , les deux derni^res publications de M. Layard, jointes k celles qui avaient d6ji rendu son nom c616bre dans I'Europe savante, assurent k leur au- teur une des premieres places parmi les explorateurs de rOrient assyrien. S6parant avec soin le r6Ie du philologue de celui de I'antiquaire et du voyageur, M. Layard a su se garder de I'illusion qui a 6gar6 jusqu'ici presque tous ceux qui ont mis le pied sur ce terrain perilleux ; et, bien qu'il semble parfois accorder plus de confiauce qu'elles n'en m^ritent peut-etre aux interpretations que Ton a essay6 de donner des inscriptions cun^iformes as- syriennes, il n'a rien de cette assurance qui pretend ar- river par la divination a ce qui ne saurait Stre le resultat que de la philologie la plus patiente et la plus sp^piale. Spuvent, pour I'interpr^tation des inscriptions egyptien- nes, cun6iformes, hebraiques, M. Layard s'en r^fere a I'opinion de quelques-uns de ses doctes compatriotes. Cette partie de I'ouvrage, dont il ne porte qu'k denii la responsabilite, est sans contredit la plus faible. Ainsi, comment peut-il rapporter k I'epoque la plus ancienne du s6jour des H6breux k Babylone les inscriptions en caract&re carr6 ou palmyr^nien qu'il y a trouvees, quand il est Evident, par les id6es magiques et cabalistiques qui s'y rencontrent, que ces inscriptions appartiennent Ji une assez basse 6poque? On peut regretter aussi que M. Layard ait donn6 place, en t6te de son ouvrage et de son atlas, k un essai de restitution des palais de Nimroud et de Koyounjik, oil imagination de I'artiste s'est, il faut I'avouer, singulierement donn6 carriere. Les oeuvres de I'art ne sont pas aussi cons^quentes que celles de la nature, et, si Cuvier a pu avec quelques osseraents LA DfiCODVERTE DE NINIVE. 133 reconstruire tout iin monde, on avouera qu'il serait bien p6ril]eux, d'aprfes les caves du Louvre, de vouloir con- clure le dessin de la colonnade, de la cour, des jardins, la couleur des rideaux, la forme des bateaux qui navi- guent sur la Seine. Nous craignons que cette belle image colorize ne fasse quelque tort au m^rite scientifique de I'oeuvre de M. Layard. Qu'arrive-t-il, en effet, quand la science veut ainsi condescendre aux faiblesses du public? Les sceptiques en sourient, et se croient en droit de placer les antiquaires parmiles reveurs; les lecteurs plus cr^dules, au contraire, prennent tout cela au s6rieux, et accordent k ces hypotheses une certitude qu'elles n'ont pas dans I'esprit do celui qui les propose. II faut toujours s'attendre k n'fitre lu qa'h moiti6 et h 6tre jug6 d'apr^s la table des matiferes et les planches. Dans un temps oii, par suite des fausses pretentions du public k se croire competent dans les choses scientifiques, les mystifications de toute sorte sont devenues comme k I'ordre du jour, les hommes s^rieux doivent se garder de tout ce qui peut y fournir ne fut-ce qu'un pr^texte. LE SCHAHNAMEH L'ceuvre capitele de I'orientaliste Eminent que nous avons perdu il y a une ann^e'' fut la publication et la tra- duction de la grande 6pop6e persane, le Livre des Rois. Quand la mort vint le frapper, le septifeme et derftier volume 6tait presque termini. Un disciple digne du maitre, M. Barbier de Meynard, compldtera ce magnifique monument,* aussi glorieux pour la France, qui en a fait les frais avec une largeur toute royale, que pour le savant qui a su I'achever k travers mille difficult^s. L'ouvrage n'a qu'un d^faut : c'est sa splendeur mSme. Faisant par- 1. Le Livre des Rois, par Aboulkasim Firdousi, traduit et com- ments par Jules Mohl, membre de I'lnslitut, professeur au College de France, public par madame Mohl. T. I, II, III. — Paris, Impri- merie nationale, 1876. 2. M. Jules Mohl, mort le 4 jauvier 1876. • 136 MfiJ.ANGES D'HISTOIRE. tie de cette Collection orientale, d6cr6t6e k une 6poque de liWrales entreprises pour montrer ce que peut faire rimprimerie nationale, le Livre des Rois, avec ses titres somptueux, le riche encadrement de ses pages et, ce qui vaut bien mieux encore, la perfection de son execution typographique, est un livre intibordable pour les parti- culiers. Les souverains seuls le possfedent, et ils le lisent peu. Les hommes d'etude, qui le liraient, ne le trouvent que dans un trfes-petit nombre de biblioth^ques. Ajou- tons que I'^normite du format, la grosseur et le poids des volumes en font le plus majestueux sans doute, mais aussi le plus incommode des livres. Mohl sentait cela mieux que persoime, et une de ses volont^s les plus arret6es 6tait, aussitSt que la grande publication serait achevte, de donner de sa traduction une edition accessible k tout le monde et facilement maniable. Madame Mohl remplit aujourd'hui avec un zk\e pieux et un louable empresse- ment les intentions de son mari ; trois volumes de cette r^impression, si desir6e des savants, ont dejk-paru, et les autres semblent devoir suivre avec une rapidity h laquelle on est peu habitu6 en ces sortes d'entreprises. Le Livre des Rois ou Schah-nameh, de Firdousi, a un int^rfit hors ligne pour I'histoire compar^e des ^itt^ratures. Au choix que Mohl fit de cette vaste chanson de gestes pour y consacrer sa vie, on sent un esprit philosophique, on sent surtout I'ami de Fauriel, c'est-Ji-dire de I'homme qui a le plus contribu6 k repandre les idfes vraies suv la nature de I'^pop^e. Une des plus grandes erreurs de I'dcole universitaire, fiUe des rh6teurs latins de lYpoque romaine, avait et6 de classer sous un m6me nom les poemes homoriques, I'Eniide, la Pharsale, la Henriade, LE SCHAHNAMEH. • 137 paree que lous ces poemes sont narratifs. Un ties coups d'fital les plus d^cisifs de I'ecole critique fut de r6server le nom d'6popee aux oeuvres nationales et sponlan6es, produits presque inconsc'ients du gfenie d'une race, k ces vieux r6cits Mroiques, d'ordinaire anonymes, qui sont en quelque sorte r3,me d'un peuple. Plus tard, on fit un pas de plus : on vit que la grande epopee a presque toujOurs un arri^re-fond mythologique , que mytbologie et 6pop6e sont k peu pres la m6me chose, si bien que les races, comme la race s6mitique, qui n'ont pas de mytbologie, n'ont pas non plus d'^pop6e. Pour d^couvrir cela, il fallait lesprogrfes accomplis depuisvingt-cinq ans dans le champ de la mytbologie compar6e. Mais ce que Fauriel et Mohl virent dans la perfection, ce sont les degrfe divers que traverse la redaction du poeme 6pique et les conditions sociales qu'il suppose pour se d6velop- per : d'abord un /ond traditionnel , conserve le plus souvent dans, certaines, families aristocratiques; des bran- ches diverses de recits, se rattachant a des b^ros 'c616bres ; des chanteurs vivant dans la domesticity d'une classe militaire, chantant pour cette classe et se conformant k ses goiits ; une longue p^riode de conservation orale (I'^popte est d'ordinaire sue de mdmoire pendant des siteles avant d'^ire 6crite) ; puis, quand vient I'ige de l'6criture, une redaction r6flecbie, choisissant un centre pour y rattacber les branches ^parses, 61aguant plusieurs de ces branches, donnant, en un mot, a I'^popee natio- nals ce qui lui a manqu6 jusque-l&, I'unit^. Yoilk ce que la Grfece nous montre, avec une incompa- rable perfection d'ex^cution, dans ses poemes b6roiques. Presque toutes les autres 6pop6es se sont arrfit^es en 138 .MELANGES D'HISTOIRE. ^ chemin, les unes k I'^tat de chansons ^parses, de bran- ches non r6unies, les autres k Y6tat d'essais individuels, non consacr^s par le succfes; quelques-unes ," d^passant le but, ne sont arriv6es k I'^tat de compositions reguliferes que quand le temps de I'^popte serieuse 6tait pass6 et que de tels r6cits provoquaient le sourire (c'est le cas des cycles du moyen ^ge entre les mains de I'Arioste). Seule, V6pop6e hom^rique parcourut tous les degr6s qui separent les chants dteousus de I'aMe du poeme accompli. Ici la Grfece garde son privilege de gout, de tact et d'harmonie instinctive, Ce que firent ses architectes, ses sculpteurs, ses historiens, ses philosophes, les derniers r^dacteurs de ses poemes ^piques le firent de leur c6t6; ce furent des arrangeurs comme il n'y en a eu nulle part ailleurs. 'Le sentiment de mesure et de proportion qui caract^rise toutes les oeuvres grecques anima les compilateurs de g6nie qui ont amen6 k la forme divine oil nous les lisons I'lliade et I'Odyssie. L'Inde, la Perse, la Germanic, les peuples celtiques march^rent dans les m^mes sentiers, mais eurent en moins le g6nie. Le moyen &ge, en ramenant I'homme k r^tat barbare et en couvrant le, monde de la feodalit6 germanique, dont I'esprit 6tait essentiellement 6pique, ramena quelques-unes des conditions de I'^popfe. La principale, qui est le paganisme, manquait ; le christia- nisme, en obligeant le converti k maudire son pass6 h^roique et k tenir ses ancStres pour des damn^s, cou- pait la racine de la grahde 6pop6e complete. Ce qui res- tait possible, c'6tait la po6sie guerri^re plutot qu'epique. Comme le sol ob. elle naissait 6tait depuis longtemps Chretien, Tarri^re-fond naturaliste et mythologique dispa- LE SCHAHNAMEH. 139 rut. Au lieu de ces guerres des dieux et des elements naturels qu'on voit derri^re les dpop^es des Grecs, des Hindous, des Parses, des peuples celtiques, meme derrifere les Niebelungen , le dernier fondde I'^pop^e nouvelle fut un Charlemagne l^gendaire, fort different de celui cpii exista rtellement, trfes-peu chr^tien parfois, mais plac6 par I'influence des id^es chretiennes k une distance infinie de ce q\ii constitue le demi-dleu et le h^ros. Dans cette s6rie d'6tudes comparatives, la Perse occupe une place de premiere importance. L'ancienne Perse fut essentiellement h^roique; pour les mceurs, les id^es, la langue, elle ressemblait singuliferement _& notre 6poque carlovingienne; elle 6tait mythologique aussi, et, derri^re les attenuations du Zend-Avesta, on apergoit I'arri^re-plan de polyth6isme qui, dansl'Inde, a produit une v6g6tation si luxuriante de dieux et de fables. De tout temps, une classe de dihkan, r^tes d'une noblesse f^odale qui garda, sous le gouvernement des Arabes, loute son importance, se nourrissait de ces souvenirs. L'islamisme, bien plus destructeur encore que le christianisme des traditions paiennes, fut un rude coup pour le vieil esprit : mais ce ne fat pas un coup mortel. Dans la region voisine du TJgre, I'esprit de I'lran, qui d'ailleurs n'y avait jamais fleuri sans mdlange, disparut devant I'^clat de la nouvelle civilisation qui se realisa un moment k Bagdad. Mais dans les provinces orientales se conserva le g6nie de la Perse et son antique idiome. L'arabe ne r6ussit k 6tre que la langue de la religion. Aussitdt que le kalifat s'aff'ai- blit, une reaction persane, d'abord sourde, bientdt ouverte, se manifeste. Les gouverneurs des provinces orientales deviennent ind6pendants ; on parle persan k leurs cours ; 140 MfiLANGES DHISTOIRE. les poetes persans se multiplient'; les princes \es favo^ risent et encouragent de toutes parts la recherche des souvenirs nationaux. Ce mouvement atleignit son plus haut periods de vivacit6, quand la fortune amena au pouvoir les Samanides, qui descendaient des anclens Sassanides. On vit alors un gufebre, Dakiki, charg6 offi- ciellement par le gouyernement d'6crire les anciennes fables h6roiques de la nation, et des parties de ce pre- mier essai du Livre des Rqis nous ont &t6 conserv6es. , Dakiki mourut n'ayant 6crit quemille-ou deux mille vers, et les Samanides disparurent vite. Mais leur ceuvre fut continu6epar les.Ghazn6vides, et surtoutpar ce Mahmoud, le souverain le plus puissant de son temps (997-1030 de Jesus-Christ), sous lequel la Perse reprit enfin sa complete ind^pendance dans I'islam. L'id^e de reunir en un corps poetique tous les r^cits relatifs aux anciens rois le ponr- suivait ; une vaste enqu^te s'organisa par ses soins; les traditions orales furent recueillies ; les vieux livres arri- vferent de toutes parts. Le roi ne s'endormait jamais sans avoir aupr^s de lui un conteur qui lui redisait ces mer- veilleuses aventures. II s'agissait de trouver un homrae capable d'en faire une ceuvre durable. Mahmoud chercha longlemps : il ouvrit des concours pour la redaction d'6pi- sodes qu'il d^signait. II trouva enfin ce qu'il cherchait dans Abouikasim Firdousi, natif de Thous, le plus habile poete d'une 6poque ou la litt6rature devenait trop souvent un artifice et un jeu d'esprit, Mahm.oud etait musulman z61(5; mais il etait avant tout iranien. Quant k Firdousi, il 6tait k peine musulman. Le fanatisme qui I'environne I'oblige k des hommages hypo- crites envers le Prophets; il s'en acquitte aussi brieve- LE SCHAHNAMEH. 141 ment que possible, d'une fagon gauche, embarrasses, derrifere laquelle on sent percer I'antipathie. Au fond, il reserve tout son enthousiasme pour Ali. Ali dtait devenu le deversoir des besoins mystiques et mythologiques de la Perse. On ne parlait de lui qu'avec une emphase tou- chant k la folie. Comment reprendre ces eifusions envers un parent du Proph^te, envers le plus saint des musulmans? Convert par un tel artifice, I'h^r^tique per- san rapportait k ses reves panth6istes ce qu'il disait de cet Arabe, dont au fond il se moquait, et souriait int6rieu- rement en songeant au bon tour qu'il jouait ainsi a I'orthodoxe. Par moments, la mauvaise humeur de Fir- dousi centre I'islam se trahit d'une fagon k peine d^guisee. Racontant ce qui se passe k ce moment capital de Thistoire de la civilisation oil Ton inlroduisit la fete du feu : « Nos pferes, dit Firdousi, avaient, eux aussi, un culte, une religion; Tadoration de Dieu florissait parmi eux. Comme les Arabes se tournent dans leurs pri^res vers une pierre, eux se tournaient vers le feu aux vives couleurs. » Ce que Firdousi est par-dessus tout, c'est naturaliste et fataliste. Le monde roule eternellement, entrain^ par une loi qui reside en lui et surtout dans les astres, sans qu'au- cune volonte bienveillante ou juste le gouverne. La mort plane sur toute chose. L'histoire est une succession d'Sges qui se chassent les uns les autres, et auxquels president des prophMes, des h^ros particuliers k chacun d'eux. Au travers de cette ronde, pr^sidee par la mort, apparaissent quelques sages qui ont su goiiter la joie, tout en vpyant bien qu'elle est passag^re. Le poete interrompt de temps en temps sa cantilene narrative pour insister sur I'uni- 142 MflLANGES D'HISTOIRE. verselle vanity : « Lorsque tu entends ces r&its, dit-il, pense combien le monde est vieux, combien de desti- nies ont pass6 sur ces montagries et ces plaines, et combien y passeront encore. » La magie, si antipathique aux peuples monoth^istes, qui y voient non sans raison une impidt^, une fa?on de disposer de la nature sans I'aveu de Dieu, est au fond de la thdologie de Firdousi, comme- au fond de toute th^ologie indo-europ6enne. Lisez les tantras de I'lnde, les Tables eugubines; ces singuliferes recettes pour forcer Dieu viennent toutes d'une meme idee, c'est que rhbmme comraande k la nature et reussit, par certains proc^des, k prendre le r61e que le monoth^isme attribue k Dieu seul. C'est aussi la pens6e de la science moderne. Seule- ment , les moyens qu'imaginaient ces 6gar6s du vieux monde 6taient des forraules chim^riques. La cbimie en a trouve et surtout en trouvera de meilleures. En tout cas , 'les deux antipodes du monotheisme sont bien la science et la magie, toutes deux rendant la prifere inu- tile. Firdousi a de tout cela un sentiment vague et pro-, fond. Malgr6 ses protestations d'islamisme, son poems est athte. Dieu n'y apparalt jamais comme providence; 11 n'apas de rdle dans Taction qui s'y d^roule. Le sur- naturel de Firdousi est celui qui r^sulte d'une nature vivante, domin6e par la science de I'homme et par la force de sa volont6. Ses h6ros sont des 6tres absolus, sans sup6rieurs dans I'univers, mais soumis au sort. Tout est gouvernd par les spheres du ciel. C'est bien Ik une religion de poete epique. Le monotheisme cxclut I'epop^e, en substituant une Providence toute-pUissante k la grande bataille de la vie du monde, conpue comme une lutte^ LE SCHAHNAMEH. 143 entre les forces fatales de la nature et les forces libres des individus. Tout cela etait peu orthodoxe, et il fallait de la com- plaisance pour qu'une cour bigote le tol6r&t. Le patrio- tisme couvrait tout. Firdousi I'^prouva. Forc6, par une de ces disgrcices qui sont I'histoire journalifere des cours brientales, de quitter Ghazna, il vint k Bagdad. On y 6tait peut-6tre moins croyant qu'a Ghazna ; mais le patriotisme persan ne prot6geait plus le poete k demi paien. On lui reprocha- d'avoir pass6 sa vie k chanter les adorateurs du feu. Pour se r6concilier avec rorthodoxie musulmane, il se mit k versifier le fade poeme biblique , ou plutdt coranique, de Joseph et Zuleikha, ^ L'6pop6e de I'lran, telle que Firdousi I'a faite, ne sau- rait certainement etre compar^e aux chefs-d'oeuvre de I'antiquit^ grecque. Elle est mSme inf^rieure aux belles redactions de nos chansons de geste du moyen ige et aux epop6es de I'lnde, si loin elles-memes de la perfec- tion d'un kge classique. L'islamisme et la philosophic persane ont introduit dans le Shah-nameh une sorte de no- tion melancolique de la destinee humaine, que les poemes hom^riques et les chants carlovingiens ne connaissent pas. La joie de vivre, la gaiety dans la mort, sont des 616ments constitutifs de I'esprit 6pique. Roland et Achille, Olivier et Hector n'ont jamais r6fl6chi sur eux-memes. lis ne songent pas k traiter la nature de mar^tre et de traitresse. Firdousi. est un blas6. Sans avoir I'audace, I'ironie am^re de Rheyyam, le plus 6tonnant poete nihiliste qui jamais ait &rit, il vit, comme tout Persan, dans I'^troite familiarity de la mort.Chacun des grands regnes des &ges mythiques est termini par une reflexion Ipre et resignee : 144 MELANGES D'HISTOIRE. « Regarde! Qui pourrait atteindre une gloire egale k la sienne? II avait amass6 les biens de ce monde trom- peur; il avait montr6 aux hommes comment on arrive k la richesse, mais il n'en a pas joui. Le monde n'est qu'un rhwe qui passe; ni le bonheur ni le malheur ne durent... » « monde, cesse done d'^lever ainsi celui que tu veuv moissonner! Si tu youlais le faire disparaitre, pourquoi r^lever? Tu exaltes un homme au-dessus du firmament, puis tu le pr6cipites sous la terre obscure. » « Ainsi disparut son trone royal et sa puis- sance ; le sort le brisa comme une herbe, fanee. Quel fruit lui revient d'avoir supports taut de soucis? Sept cents ans ^vaient pass6 sur lui et lui avaient fait 6prouver tout ce qui s'appelle bonheur et malheur. A quoi sert une longue vie? Le monde te nourrit de miel et de sucre : mais, au moment oil tu te vantes qu'il a verse sur toi ses ■faveurs et que toujours il te montrera sa face d'amour, ; au moment oil il te flatte et te caresse, quand tu lui as ouvert tous tes secrets , alors , il joue avec toi uu jeu < perflde et te fait saigner le coeur. Je suis fatigud de ce monde transitoire. Dieu! d61ivre-moi promptement d'un tel fardeau ! » Quelles que soient les reserves que Ton doive faire sur la valeur litt^raire du poeme de Firdousi, ce poeme garde un int^rSt sans 6gal pour la mythologie et la psychologie ethaographique. On y voit h decouvert ce qui ailleurs est cache, les lois secretes qui president k la confection des 6pop6es. Le Livre des • Rois n'a pas 6chapp6 au sort commun de ces sortes de poemes< II s'est grossi succes- siveraent d' Episodes qui, en s'a'ccumulant autour de LE SCHAHNAMEH. 145 I'ceuvre primitive, en out altere le caract^re in'dividuel et I'ont transformee en un poeme cyclique. C'est bien vrai- ment I'epop^e de la Perse. Quoique les Persans musulmans le lisent eux aussi avec d61ices , ce sont surtout les Parsis qui le copient; lelivre est presque devenu uii livre parsi, et, si un jour, comme on peut le croire, la Perse repousse le joug de I'islam, le Livre des Rois redeviendra son livre national. Firdousi croit k la gloire; il est humain; il aime le bien ; la civilisation est pour lui le but que le monde poursuit, nonobstant la fragility des individus. Ce n'est pas un Arabe, c'est un des notres; avec Hafiz et Kheyyam, ii caract6rise cet etonnant ph^nomfene que pr^sente la lit- t^rature persane, la persistance obstin^e du genie indo~ europeen au travers des plus tristes aventures de I'histoire asiatique. 10 LES CfiSARS. U serait injuste de prendre cet ecrit de M. Beul6 ' pour autre chose que ce qu'il a voulu faire. L'habile et ju- dicieux professeur n'a pas pr^tendu composer un me- moire de critique historique, dresser une longue et p6- nible enquete. « Ce n'est point un livre que j'offre au public, dit M. Beule, c'est une s6rie d'entretiens qui ont et6 stenographies, et qu'on m'a demand^ de r^unir. Je leur laisse leur forme primitive, qui rappellera sans cesse au lecteur mes titres k son indulgence ; il est Equitable, en efifet, d'accorder certaines licences a I'im- provisation, et de penser que la rapidite meme de I'ex- ii Augusts, sa famille el ses amis, par M. Beule, de I'lnstitut, "2° edition. Pans, Levy, 1868. 148 MfiLANGES D'HISTOIRE. pressioi), si elle sert parfois les tdfe, peut souvent leur nuire . Je prie les historiens et les critiques de ne point m'appliquer leurs instruments de precision, mais d'd- couter la voix de leur propre coeur. Les portraits que je retrace sont surtout des 6tudes morales, et ce sont les enseignements de I'histoire que je m'efforce d'y faire ressortir. Les consciences fermes en tireront quelque consolation, les consciences 6branl6es de salutaires clar- tes, car les poetes, les adulateurs, les faux Idgistes de tous les temps ont fait d'Auguste un type qui ne peut qu'at^ trister ceux qui pehsent, justifier ceux qui flattent, trora- per ceux qui rfegnent. » Ainsi entendu, le livre de' M. Beul6 m6rite beaucoup d'61oges. M. Beule est un de ces gdnies faciles auxquels tout r6ussit, car lis sont dans une heureuse harmonie avec le si^cle ou ils vivent, les sujets qu'ils traitent, les desseins qu'ils forment et le public qui les entoure. Doue d'un sens pratique singulifereraent ferme, d'uu gout sflr en ses limites, d'une resolution de jugement qui est la plus pr^cieuse des qualit^s k un moment d'affaiblissement des caractferes et d'amoUissement des esprits, M. Beul6 a le temperament des hommes politiques; son style clair, vif, naturel, le d^signe pour Taction. Gomme le spirituel academicien le laisse entrevoir dans sa preface, ce ne sont pas \k tout k fait les qualit6s qui servent k la critique sclentifique. La premiere condition pour celle-ci est de ne se proposer aucun but politique, de ne point songer k exercer une action sur son temps, de ne se permettre au- cune allusion aux choses actuelles, de ne plaire ci aucun parti. Les preoccupations du present, introduites dans I'histoire, la faussent infailliblement. LES CfiSARS. 149- M. Beul6 nous avoue lui-mSme que son but a 6t6 « moral » , qu'il a voulu « f aire ressorti r des enseignements » ; pour partager sa manifere de voir sur Augusta et Livie, on doit « 6couter la voix de son coeur » . Dieu me garde de le biaraer ; mais il est clair que M. L6on Renier, construisant la mfime histoire sans ecouter autre chose que les avertissements de sa critique limpide et d6ga- gee de toute arriere-pensee, tut arriv6 k 3es jugements differents. M. BeuU pense qu'il est utile k la morale que Auguste, Livie, Julie, Agrippa, JVKcene aient commis le plus de crimes possible ; dans son zfele pour les prin- cipes, il accueille toute allegation malveillante, pensant qu'il est bon qu'on se figure les despotes, leur famille et leurs amis sous les plus noires couleurs. Mais de pa- reilles allegations sont quelquefois vraies, quelquefois fausses. 11 faut tout ecouter, tout peser, et, quand on n'entend qu'une* opinion, se defier. Meme pour Neron , je voudrais qu'il nous fut possible d'entendre la defense. Josephe, son contemporain , nous apprend que son his- toire avait ete ecrite de deux points de vue entiferement opposes , les uns relevant jusqu'au ciel , les autres en- tassant contre lui les mensonges avec une impudeur sans egale'. La version qui presente le tils d'Agrippine commo un monstre nous est seule parvenue ; je la crois vraie quant au fond ; cependant j'aimerais fort k con- naitre 1' autre. La haine est si inventive en fait de ca- lomnies ! les bruits d'une ville immorale et cancanifere ■ meritent si pen de creance ! En vertu de I'axiome souvent trompeur : Is fecit cm" prodest, I'opinion publique n'ad- 1. Ant. jud., XX, VIII, 3. 150 MfiLANGES D'HISTOIRE. met jamais que la mort travaille d'une maniere d6sint6- ress^e. Cast un penchant natural k caux qui vivent loin des cours da supposer qu'il s'y passe beaucoup de crimes; le myst^re fait tout admettre; Marc-AurMe lui- rafime a &t& accus6 d'empoisonnement. Peut-on dire que le philosophe, laissant de c6t6 comma insolubles les questions sur le caractfere priv6 des person- nages historiques, et se bornant aux vues d'histoire ge- nerale, n'ait pas aussi quelques reserves k faire au sujet de la critique de M. BeuM? Je me hate de dire que, sur les maximes essentielles, je suis d'accord avec lui. Nous sommes de la m§me religion; nous adorons au m6me sanctuaire, qui est le Parthenon. La superiority de la Gr^ce r^publicaine sur tout le resta da I'humanite, et en particulier sur tout ce qu'ont fait les Latins, ceprincipe . fondamantal que la Grfece est la source de tout art, de toute science, de toute noblesse, voilJi un dogme capital. Quand on est d'accord sur cela, le reste n'importe que m^diocrement. Oui, I'^tude de la Gr^ce doit §tre le fond de toute Education lib^rale. Ath^nes est le seul point du monde ou le parfait existe ; Ath^nes devrait 6tre I'univarsel pMerinage. On admire trop Rome ; on 6tudie trop ses monuments, tous secondaires. Le bourgeois ath^nien, dans sa simple aisance d'homme libre, tel que nous le voyons encore sur la frise du Parthenon, est un demi-dieu, si on le compare ci la majesty emprunt(5e . d'un c6sar. La poesie d6sormais doit consister k chanter la Grtee . R6ver de la Gr^ce, vivre . en Gr^ce par I'esprit est pour I'homme cultiv6 ce qu'est pour le chr6tien vivre dans le royaume de Dieu. Une ville oil les fonctionnairesi les plus ^lev^s 6taient tires au sort, oil tout bourgeois LES CfiSARS. 151 6tait un noble, oil Ton choisissait les ambassadeurs pour leur beaut6, ou des vicloires corame celle de Marathon ont 6te remport6es par des soldats qui n'6taieiit pas des conscrits, oil des pifeces comme celles de Sophocle ont 6t6 applaudies par le peuple, ou un art comme celui de I'Acro- pole a m compris, voulu, demand^ k I'artiste par le public, cette ville a 6t6 dans le monde quelque chose d'unique. La plupart des creations vraiment originales d'art ou de litt6rature ont eu lieu de la m6me manifere dans des petits centres plus ou moins r^publicains ou tout le monde se connais'sait, oil I'homme de g6nie avait sa valeur, sa raison d'etre. Ces denominations de « sifecle d'Auguste, sifecle de Leon X, sifecle de Louis XIV » renfer- ment des erreurs historiques ; elles rapportent abusive- ment la gloire de generations illustres a ceux qui les ont enterr^es honorablftment. Le r^gne d'Auguste marque la fin du beau mouvement de litterature latine qui avait il- lustre les deux derniers sifecles de la republique. Les Medicis voient s'arr6ter I'eian de la Renaissance, inaugur6e par les republiques italiennes du moyen kge. Louis XIV preside k la decadence du libra g6nie franpais, tel que I'avait connu I'^poque glorieuse qui prec^da I'avenement de sa toute-puissante rbyaute. Je suis de I'avis de M. Beule sur ces points. Mais, tout en maintenant sevferement dans I'histoire la hi6rarchie des degres divers de noblesse, il nefaut pasmeconnaitre lesn^- cessites des temps. Nos sifecles modernes, par exemple; ne peuvent Stre compares en rien au splendide ideal de la vie grecque, qui n'a exists qu'une fois pour Teternelle consolation de I'humanite en ces tristes landes qu'elle a travers6es et traversera encore. Comment voulez-vous qu'un 152 MELANGES D'HISTOIRE. £tat de trente-six millions de Gaulois, dont vingt millions de paysans, ressemble en rien k une cit6 de vingt mille Athe- nians? Essayez done, dans un tel fitat, de tirer las fonctions au sort. Supposez AthSnes situ^e sur le Borysthfene, a la hauteur de Kiew, au milieu des Scythes ; le Pnyx et I'A- r^opage, D6mosth6ne el Aristophane ne s'y concoivent plus. Peut-Stre M. Beul6 ne tient-il pas compte de toutes ces differences. Sa s^v^rite extreme pour Auguste et pour ceux qui contribuferent a I'etablissement du principat sup- pose que, dans sa pens^e, ce ne fut 1^ qu'une entreprise d'ambitieux, qui n'avait pas de iegitimit6. Or, si quelque chose etait ^crit d'avance, c'est que Rome, en conqu6rant le monde, pr^parait une immense dictature militaire. Com- ment s'imaginer que le monde, qui s'6tait rang6 dans cette grande contMeration, accepterait d'etre gouveni6 par la ville de Rome? Paris a de ni6me 6t6 un centre d'at- traction pour la France ; est-ce qu'il eut 6te possible que la France fut gouvern6e par les ^chevins de Paris ? Le jour oil Paris est devenu la capitale de la France dans le sens complet du mot, la France n'a pas voulu que Paris eiit seulement un corps municipal. Est-ce que, si la r^publique de Venise fut arrivee k des possessions ter- ritoriales trfes-consid^rables, les provinces eussent sup- ports le regime des provSditeurs ? Non ; il n'y a pas de doute qu'elles eussent renversS la savante constitution v6nitienne, fondle sur le privilege des anciennes families de la ville, en servant les brigues de quelque capit^ine audacieux. Le jour ou Rome devint la capitale du monde, Rome devait cesser d'etre une ville independante. Le mouvement qui creait le c^sarisme etait le mouve- ment de I'empire entier. On se place toujours, pour juger LES CfiSARS. 153 ces revolutions, de fagon k n'avoir en vue que la seule villa de Rome. On s'apitoie sur ce pauvre peuple remain trahi, surpris, enchain^; on s'indigne contre les mauvais citoyens qui asservirent leur patrie. Mais qu'on veuille bien considerer le monde, lequel avait aussi le droit de se mSler de ses affaires. 11 n'y avait plus, k vrai dire, de peuple remain, et, quant au s6nat, il recueillait les consfi-quenees n6cessaires de sa politique, ajoutons de ses fautes : son rfegne sur le monde avait 6te on ne peut plus 'tyrannique ; C6sar fut pour les provinces un lib6rateur. Je ne crois pas aux surprises poliliques dont les conse- quences sont durables, (^'est une th^orie commode pour les esprits qui s'arrfetent vite dans la recherche des causes, de ne voir dans I'histoire que deux partis en pre- sence, d'une part le peuple, toujours dupe ou victirae ; de I'autre, d'habiles ou violents ambitieux, qui le trom- pent ou le subjugaent. On oublie que, dans ces coups en apparence subreptices qui changent la forme des Etats, le peuple est presque toujours complice; qu'il acclame, qu'il remercie le vainqueur, accable d'affronts les nobles qui resistent. Mettons qu'il se borne k laisser faire. Qu'est-ce que cet etemel innocent dont le r61e est de ne jamais savoir se defendre ? Vraiment, prendre la tutelle de ce pauvre mineur, c'est se prSter k I'invitation et comme k la force des choses, — Oui certes, une surprise est possible; mais, quand la ra6me surprise se reproduit plusieurs fois de suite, quand vingt occasions se pr^sen- tont au peuple pour r^parer la maladresse qu'il a com- mise, et que le peuple n'en profile pas, ce n'est plus de surprise qu'il faut parler, c'est de fatalite historique. Voili bien ce qui eut lieu lors de la fondation de 154 MfiLANCrES DHISTOIRE. I'empire remain. Le probl^me commenca k se poser des le temps de Marius et de Sylla. Mais Marius n'avait pas assez de .capacity politique, Sylla 6tait un conservateur trop obstin6, ou, pour mieux dire, la solution du pro- bl^me n'etait pas encore assez urgente pour que le prin- cipat s'etabllt d^s lors. Sylla, sorte de tory aveugle, de doctrinaire sans ambition personnelle, r^tablit et renforga la vieille constitution ; 11 versa des torrents de sang pour uue reaction, en pure perte. Sa restauration fut 6phem6re; lui-m^me n'y croyait pas; en tout jeune homme de talent il voyait un futur Marius. En effet, Cesar arrive k la toute-puissance en se prfitant habilement aux voeux du siScle. Dira-t-on qu'en acceptant la dictalure perpe- tuelle il depassa I'intention de ceux qui I'avaient soutenu jusque-lJi ? Soil. Mais le voilci assassin^ ; I'occasion est belle; la r^publique, d61ivr6e du tyran, va refleurir. — II n'en est rien ; le tyran renait de ses cendres ; tout se groupe autour de ses continuateurs ; une force invincible seconde Octave ; la fortune se declare pour lui. Ce fut, direz-vous, un heureux guet-apens. Ce fut le triomphe de I'art militaire et de la politique sur la vo- lenti des citoyens. — NuUeraent. Comme si, cette fois, I'histoire avail voulu nous donner une legon claire et sans Equivoque, le vainqueur d'Actium 6tait, de I'aveu de tons, un trfes-faible homme de guerre; c'6tait, k beaiicoup d'^gards, un homme mediocre. M. Beule le montre admirablement. On ne peut davantage attribuer ses succfes a la richesse j les Octavii 6taient assez pau- vres. Qu'6tait-il done ? II 6tait neveu de G^sar. Voil^ la force qui donna du gdnie k un homme qui sans cela eut jou6 le r61e le plus secondaire. LES CfiSARS. 155 Mettons d'ailleurs que le peuple, devenu plus sage, ait reconnu son erreur. Auguste mort, le moraeut est favo- rable ; Tibere se fait prier pour lui succeder : qu'on se passe de lui. Tibere meurt, a son tour, aprfes avoir com- mis d'abominables cruautes. C'est le cas de rdtablir la republique. — On acclame Caligula. Aprfes Caligula, I'illusion n'est plus possible. C'est un extravagant notoire; durant trois ans et trois mois, le monde est livre 4 un fou feroce et goguenard , qui se moque du genre humain. On I'assassine. — Ah ! c'est maintenant que nous atlons enfin voir un juste retour de ce peuple surpris et opprim6. Ch6r6a, le chef de la con- spiration, est r6publicain ; le s6nat d61ib6re de r6tablir la republique; les consuls donnent pour mot d'ordre Liber- tas; en haine du nom de C6sar, ils convoquent I'assem- bl6e au Capitole, et non dans la basilique Julienne. Rome est libre ; on tient^de fort sages discours ; tous les hon- nStes gens respirent. — On avait compt6 sans une sorte d'idiot, oncle de I'empereur d6funt, qui, pendant le tu- multe, s'6tait r6fugi6 derri^re une portiere. On apergoit ses pieds; on le tire; le malheureux demande gr^ce. On le proclame empereur. Ici je m'arrete. Quoi ! ce n'6tait pas une evidente ncr cessit6 historique que celle qui se faisait jour comme une inondation par toutes les fissures ? Ce n'etait pas un re- gime inevitable qu'un regime qui se soutint malgr^ les plus mauvaises chances ; un regime qui fut trfes-tbrt avec des sc616rats, des monstres, des fous, des imb6ciles ; un regime que Tibfere, Caligula, Claude, Neron ne perdirent pas ; qui, aprfes Galba, Othon, Vitellius, se retrouve sous Vespasien plus fort que jamais ; qui, aprfes Domilien , le 156 MELANGES D'HISTOIRE. pire des tyrans, nous offre un siecle admirable, un spec- tacle unique, le rfegne des philosophes, le monde gou- verii6 par la vertu et la raison ! Si le regime des C&- sars eut 6t6 ce qu'oii le suppose, I'empire se fut disloqu6 vingt fois ; pourtant il etait alors au plus haut degr6 da sa puissance. Et ne dites pas que c'est \k le triomphe de la force, le rfeultat de la superiority que donnent les talents militaires sur une foule d^sarmee. Auguste, Ti- bfere, Claude, ne sont nuUement des catpitaines ; Caligula et N6ron sont des hommes de guerre tout k fait ridicules. Le signe qui montre qu'une politique est conforme aux n6cessites du temps, c'est quand elle peut se passer de talent, quand aucune faute ne la tue. Ah! dites que ce peuple est ignoble, bas, egoiste; qu'il n'a rien d'int^res- sant, que toutes les sympathies des simes bien faites doi- vent etrd pour ceux qui protestferent ; que cliacun de nous eut 6te avec Brutus et Cassius ; dites que ce n'est pas une chose gale de faire partie d'une miserable plan&te comme celle-ci, oil I'homme intelligent et vertueu.iL est perdu au milieu d'une foule innombrable de sots et de m6chants ; Si la bonne heure! Les jugements de I'histoire sont la revanche de la conscience humaine, presque toujours contrari6e par la r6alit6. L'historien, le poete, ramanl de I'ideal doivent garder toutes leurs preferences pour les vaincus ; Auguste lui-m6me le reconnut ; quand il 6tait avec ses hommes de lettres, il se plaisait k entendre chan- ter « la noble mort de Caton ». L'esthdtique n'est pas la politique ; la r6alit6 n'est pas I'ideal. La realite, c'est le regne du mddiocre, le r^gne du laid, des bourgeoises exigences, des plates n6cessites. Les nobles, qui r^sistent, on les aime, on les chante ; mais on les salt impuissants. LES CfiSARS. 157 Voila la nuance par laquelle on peut diffi^rer de M. Beule. Auguste arriva au pouvoir par les voies d6plo- rables qui sont suivies dans les temps ou il n'y a ni T^publique possible ni dynastie h6r6ditaire. Le monde, en I'acclamant, fut plus heureux que sage; carle maitre qu'il s'etait donne sans bien le connaitre fit un trSs-bon usage du pouvoir acquis d'une fagon peu 16gale. Le crime de son av6nement fut moins le sien que celui du peuple, qui dans ses embarras prend ce qu'il trouve. M. Beule semble, depuis quelque temps, vouloir entrer dans une ecole qui professe 'une grande s^verit^ pour les souve- rains. Pour moi, je tiens le gouvernement des choses Ixumaines pour trfes-difficile. J'arrive de plus en plus k penser qu'il faut Stre indijlgent pour ceux qui ne s'en tirent pas tout h fait mal. Les souverains les plus m6dio- cres font souvent encore mieux que les peuples n'eussent fait par eux-m§m8s. On rend service k I'humanit^ en la tirant de son anarchic native. Voila la raison de I'instinct qui fait qu"une grande masse d'hommes n'est tranquille que quand elle a abdiqu^ entre les mains d'un souverain. La conscience d'une multitude se sent trop instable et trop intermittente, si elle ne contracte une sorte d'identification avec la conscience d'une famille ou d'un individu. M. BeuM, reconnaissant ce que les temps de C6sar et d' Auguste avaientd'exceptionnel, veut bien pardonnerkce dernier le r61e qu'il s'attribua et qui le conduisit a la dic- tature. Mais il lui reproche de ne pas s'fetre d6mis de cette dictature, ou plutot de ne pas I'avoir convertie en une pr6sidence d^cennale. II regrette, en d'autres termes, qu' Auguste n'ait pas imite Sylla, et n'ait pas remis le pouvoir aux mains du s6nat. II oublie les atroces iniquites 158 MELANGES D'HISTOIRE. dont cette compagnie s'6tait rendue coupable. Le s6nat avait trouv^ honnStes toutes les ill^galitfe, tous les coups d'fitat, quand il s'^tait agi de maintenir son pouvoir. Sylla ne fut pas plus un Washington que C^sar ou Au- guste ; il fut plus cruel que ces deux derniers, au moins que C6sar, et il ne fonda rien du tout. Jamais Sylla ne comptera parmi les grands r^novateurs des choses hu- maines. Ce ftit une Strange et puissante nature, I'id^al d'un aristocrate, sans vanit6, sans cliarlatanisme, tres- intelligent sur une moiti6 des choses, bom6 sur I'autre, trop d^daigneux de I'esp^ce humaine pour aimer beau- coup la gloire, voulant conserver et non regner, vivant du plaisir de r^sister k la marche des choses, d'une sorte de gout d6sint6ress6 de restauration. Qu'a-t-il fait? Par des proscriptions odieuses il a retard^ de quelques ann^es ce qui devait arriver. C6sar et Auguste sont des ambi- tieux, je I'avoue ; raais ils ont fonde pour des siecles, et les consequences de leu*- oeuvre durent encore. Les progr^s reels que le sens moral a faits de nos jours ne doivent pas fausser pour nous I'image du pass6. Que I'on songe k ce qu'il a fallu d'efforts pour faire p6- n6trer un peu de bon sens dans I'^norme troupeau d'un milliard de tetes qui peuple la surface de notre globe. L'amour du bien etla raison residferent d'abord en quelques milliers de sages. La civilisation est I'ceuvre d'un tout petit n ombre de nobles qui ont su charmer, en trainer, d^cevoir ou dompter le reste. \oilk pourquoi jusqu'i notre temps il n'y a pas eu de grande politique sans im- posture et sans crimes. L'histoire n'est pas une lepon de morale. M. Beul6 essaye de montrer ce qu'il appelle « la p6nalit6 en histoire » ; il voudrait qu'il n'y efit pas de LES CfiSARS. 159 crime sans expiation, c'est-Ji-dire sans punition person- nelle du coupable. Ici je proteste, au nom de la philoso- phic et de la religion. Les sc616rats sont des hommes fort habiles ; s'ils avaient remarqu6 la loi que M. Beu- 16 croit avoir d&ouverte, ils ne commettraient pas de crimes. Le fait est qu'on ne constate' nuUement dans I'ordre de ce monde d'intention ' r6mun6ratrice ou de vin(ficte providentielle envers les individus. L'histoire est un tissu de crimes prosp6rant et ' d'efforts vertueux trahis par le sort. Quelquefois le coupable est puni; aussi souvent 11 ne Vest pas ; et mime, quand il parait I'etre, il faut se garder du sophisme Post hoc, ergo propter hoc. M. Beul6 nous montre tres-bien que Auguste 6prouva des malheurs, surtout dans sa famille; mais ces malheurs ne furent pas n^cessairement la consequence de ses fautes. Quant ci ses actes politiques, 11 n'en recueillit que des recompenses. Uirr^prochable Maro-Aur61e 6prouva pres- que autant de chagrins de famille qu' Auguste. L'homme le plus vertueux est aussi expos6 aux douleurs les plus poignantes que le sc61erat. Louis XV n'a pas 6te puni ; Louis XVI asouffertpour des fautes qu'il n'avait pas com- mises. Pertinax, Alexandre Severe, Probus, furent mas- sacres pour avoir et6 de bons empereurs. Dans la vie des souverains qui ont fait beaucoup de bien et beaucoup de mal. on remarque souvent qu'ils se sont eiev^s par le mal, et qu'ils sont tomb^s par le bien qu'ils firent. Non, la vertu n'est pas recompensee, le crime n'est pas puni ici-bas. La nature est immorale. C'est Ik le fondement de la religion, la raison eievant une protes- tation obstinfie contre I'immoralite de la nature, qui voit du mfime oeil le juste et I'impie. C'est 1^ la condition de 160 MELANGES D'HISTOIRE. la vertu, laquelle n'existerait pas si le crime avait son chatiment visible. Ce qui fait I'homme vertueux, c'est la perception transcendante d'un ordre moral en pleine contradiction avec tout ce qui se volt , c'est I'appel k un ordre id^al contre les ignominies de la r^alite, c'est I'af- firmation d'une destinee sup6rieure pour I'homme et I'hu- manit6. Qu'on I'appelle immortality de I'Sme, resurrec- tion , paling6n6sie, apocatastase, royaume de Dieu, ce dogme sacre, fondement de toute soci6te, r^sulte de deux faits evidents : 1" la justice est une affirmation du coeur de I'homme ; 1° la justice n'existe pas dans la realite de ce monde. A toutes les objections contre cette doctrine, la conscience r6pond comme le vieux patriarche arabe : Reposita est hcec spes in sinu meo. Je crains que 1' artiste, I'homme qui juge des choses par I'eclat qu'elles otfrent k I'imagination , ne reclame aussi quelquefois contre les jugements de M. BeuM. Ces Cesats, tons ces personnages historiques du premier si&- cle que M.Beul6 traite d'un ton si aigre, sont des geants, des caractferes frapp6s pour r6ternit6. N&on meme, quel ph6nomfene moral inoui ! Caligula, quel bouffon colos- sal ! Livie , Messaline , Agrippine, quelles prodigieuses monstruosit6s ! La manifere de M. Victor Hugo serait a peine exag6ree en un pareil sujet. II y a une l^gfere dis- sonance ci traiter de tels personnages de la mfime fapon que des bourgeois immoraux. C'est comme si Ton faisait I'histoire des Borgia en les morig^nant, ou ctUe de Ta- merlan d'un ton scandalise. La grande histoire ne doit pas attacher trop d'importance aux moeurs des souverains, surtout quand ces moeurs n'ont pas d'influence sur les affaires publiques. Que sait-on en pareille malifere? Des LES CfiSARS. 161 comm6rages, souvent des calomnies. Pour moi, j'ai lou6 M. Poirson, faisant I'histoire la plus 6ten(iue de Henri IV, d' avoir consacr6 une ou deux pages k ses mattresses. M. Beuld croit avoir frapp6 un grand coup en appelant Auguste un « d6bauch6 » . Mais a-t-on jug6 Henri IV et Fr^d^ric le Gi'and quand on a dit que leur conduite pri- \ie fut loin d'etre irr^prochable? Parfois, dans les sife- cles passes (pas toujours , je me hSte de le dire) , la liberty de moeurs chez ceux qui gouvernent a 6t6 une garantie contra I'esprit ^troit. L'espfece humaine est chose si ch^tive, qu'il n'est pas impossible que la civilisation ait du quelque chose k certaines faibiesses des souve- rains. La r^volte contre la domination tyrannique de rfiglise au moyen kge n'eut peut-6tre pas r6ussi sans la g6ne qu'eprouvaient les rois de ce temps 4 se constituer ce qu'on appelle une cour. Pour avoir quelques libertes, les souverains furent obligfe d'en- accorder d'autres k leurs sujets. Des saints sur le tr6ne ! bien des gens fort honnfites en auraient peur; car les saints sont toujours des esprits absolus. Avec saint Louis, avec Philippe II, tout le monde n'aurait pas la vie bien sauve. Auguste ne fut ni un homrae de g^nie ni un homme de vertu. 11 trouva des circonstances admirablement favo- rables et en proflta avec beaiicoup de sens. Une des par- ties les meilleures du livre de M. Beul6 est celle oii I'au- teur montre ce que le fondateur de I'empire dut k son entourage, en particulier k Agrippa, k M6c6ne, a Livie. Le role de Livie surtout a it& compris par le savant professeur avec infiniment de tact et d'esprit. Comme Louis XIV, Auguste preside k de grandes choses sans Eleva- tion personnelle, mais avec un instinct d'une surprenante 11 162 MELANGES D'HISTOIRE. justesse. Le gout du grand lui toit pour ainsi dire inn6 : nul appareil royal, pas de luxe encore, une maison sim- ple, un gout excellent. Et puis n'est-ce rien d'avoir ite chantd par Virgile ? Virgile n'est pas un grceculus ; c'est un vrai proph^te, un homme de notre race, de notre sang. anima cortese mantovana, j'absous ceux que tu as absous! — « C'6tait Ik de I'adulation, direz-vous, de la reconnaissance au moins pour celui qui lui rendit son patrimoine. » — « Mais, pourrait r^pondre un homme imbu des idfes de I'ancien regime, n'est-ce pas la plus belle part de la souverainet^, celle par laquelle les sou- verains se rapprochent le plus des dieux et repr6sentent leur providence sur la terre, que de discerner les chantres divins, de leur donner le petit champ oil ils ecrivent les eglogues qui sont ensuite le d^lassement de coeur du genre humain? Certes, le suffrage du peuple vaut mieux; mais un peuple encourageant, applaudissant, inspirant des chefs-d'oeuvre, cela ne s'est vu qu'une ou deux fois, en Grfece et un peu dans les rdpubliques italiennes. Nos races ne sont pas assez nobles pour se passer de princes. La civilisation moderne, k bien des egards, fut une crea- tion artificielle des cours et de la noblesse, au milieu d'une masse pesante qui n'y tenait pas beaucoup; les cours et la noblesse disparaissant, la civilisation courra parmi ces races un certain danger, les choses nobles chez elles ayant germ6 et s'etant soutenues en partie grace au patronage des princes. L'Am^rique, qui n'a pas d'aristocratie , ne vlt que d'emprunts faits k I'Europe; elle n'a pas produit jusqu'ici un seul chef-d'oeuvre, une seule dcScouverte, I'art pur et la science pure etant choses trop lories pour elle. « .LES CfiSARS. 163 II y a done, ce semble, quelque malentendu dans la sevdrit6 que certains critiques montrent pour le role litt^ raire d'Auguste et de M.6chne. Notre temps a des maximes qui nous rendent peu capables de comprendre ces sortes de choses. Le partisan des anciennes iddes que j'intro- duisais tout k I'heure dirait peut-toe : « L'homme de lettres a besoin d'une protection, d'abord parce que peu d'^crivains vivant de la vente de leurs Merits ont fait des oeuvres durables ; en second lieu, parce que I'^crivain a besoin d'etre d^fendu contre le reste de I'esp^ce humaine dans I'oeuvre tout exceptionnelle qu'il entreprend. Sa main est contre tons, la main de tous est contre lui. II attaque les travers, les ridicules, les opinions regues. II est un aristocrate au premier chef. Apr6s la gloire des grands souverains, la gloire de l'homme de lettres est la plus ^clatante ; qui le prot^gera contre I'envie ? qui lui amteera ses victimes? Le poele, I'ecrivain eminent sent des souverains a leur mani^re ; ils font acte extra-Mgal. La grande ceuvre qui s'impose k I'avenir et qui stigmatise Msevius ou I'abb^ de Pure est un d^Iit selon nos id6es bourgeoises. Boileau ne pourrait de nos jours &rire une seule de ses satires ; il le put de son temps, grace k la protection de M. le Prince. Molifere n'efit pu faire ses chefs- d'oeuvre si Louis XIV ne lui eut livr6 les ridicules de ses sujets. La grande com^die est impossible de nos jours non parce que le ridicule manque, ou que I'esprit man- que, mais parce qu'uiie foule de respectabilities se sont elevees, et qu'il n'y a plus de Louis XIV pour les dominer. La serenity de Goethe n'eufc pas ete -si complete, s'il n'a- vait trouv6 un grand-due pour le prot^ger. L' alliance entre les souverains et la haute litterature est done rai- 164 MELANGES D'HISTOIRE. sonnable : celle-ci donnant aux souverains la gloire, dont seule elle dispose; les souverains, d'un autre c6t6, don- nant aux grands poetes la liberty dont ils ont besoin, cornme une part de souverainet^. Aristophane se passa d'un tel patronage, j'en conviens; sa liberty, il la recevait du peuple ; mais, on ne peut assez le r^p^ter, Athfeoes fut en tout une exception. La grande litt6rature a besoin d'un privilege; le droit commun ne lui suffit pas. Qui lui donnera ce privilege ? Le roi, qui prend le poete prfes de lui, le couvre de son ombre, et regoit de lui rimmortalit^. Le g6nie est chose hors la loi. La royaut^, cette autre chose hors la loi, est son allite naturelle. » En somme, si Ton fait abstraction des crimes qui I'a- menerent k I'empire, Auguste ne commit gu^re qu'une seule faute, et la suite de I'histoire a montr6 qu'il ne pouvait pas I'^viter. II ne sut pas r6gler d'une fagon dur rable le principe de succession ; il ne choisit pas nette- ment entre I'dlection, I'h^rddit^ et I'adoption. Un pouvoir aussi colossal que celui du c6sar romain ne pouvait 6tre h6r6ditaire k la fagon f(5odale. Le principe du cdsarisme, c'est la cooptation et I'association k ['empire, du vivant mSme de I'empereur, de celui que les destins d^signent, si bien qu'il y ail toujours en quelque sorte deux empe- reurs k la fois, I'un ^tant pour ainsi dire en preparation derri^re I'autre. De la sorte, la mort de I'empereur est uh 6v6nement peu important ; il n'y a jamais ni vide ni hesitation. Voilk ce que comprirent admirablement Nerva, Trajan, Adrien, Antonin. Auguste le comprit par mo- ments; puis il se laissait entrainer Ji I'idee de former dynastie, id^e qui 6gara plus tard les raeilleurs empereurs et n'eut jamais que de mauvais effets dans I'empire ro- LES CfiSARS. 165 main. Quatre empereurs seulement, depuis Augusle jus- qu'k I'anarchie du m° sitele, ont eu pour pfere un empereur ; trois d'entre eux sont Domitien, Commode et Caracalla, les plus m^chants hommes qui aient jamais T&gai. Faute d'une volenti bien fixe sur ce point, Au- guste se vit enlac6 d'intrigues, entour6 de crimes domes- tiques, livre k d'etranges soupgons. II y avail neuf per- sonnes entre libera et Tempire ; tous les neuf tomberent, et en definitive I'empire fondd par Auguste echut k un homme que Auguste n'aimait pas, au repr^sen tant de la plus altifere de ces families patriciennes qu'il avait com- battues toute sa vie. Auguste n'avait pas assez. de force morale pour dominer sa famille ; il lui avait donn6 trop de droits. 11 est bien rem^rquable que I'idee de 16gitimit6 venait non d' Auguste, mais de Julie et de Livie. Un jour, un ami d' Auguste disait a Julie : « Pourquoi ne suivez- vous pas rexemple de votre pfere'? Voyez comme il se garde de froisser les autres hommes^ comme 11 6vite de blesser leur amour-propre, comme il prend k t^che de ne pas leur faire sentir qu'il est le maitre de I'empire ! » Julie r^pondit : « Mon p6re ne salt ce que c'est que con- server sa dignit6; quant k moi, je sais et je n'oublierai jamais que je suis la fiUe de I'empereur. .« Fatal regime que celui oii I'h^r^dit^, I'election, I'adop- tion 6taient 6galement funestes, oiiNerva, Trajan, Adrien Antonin, Marc-Aur6le ne se sont succ6de que grdce h I'heureux hasard qui voulut que les quatre premiers n'eussent pas d'h^ritier direct, ou Marc-Aurele ouvre une p^riode nefaste, parce qu'il eut un fils! Ne fonde pas I'h^r^dite qui veut. II faut pour cela des siecles et des races tr^s-honnetes ; les Germains seuis y ont r^ussi ; il 166 MELANGES D'HISTOIRE. n'y a jamais eu en Europe une dynastie durable qui n'ait 6U) d'origine germanique. On ne se lasserait pas k suivre M. Beul6 dans la dis- cussion de ces grands problfemes; il y porte in6niment de penetration et de finesse. II vient de prouver que le talent d'dcrire I'histoire serait, s'il le voulait, au nombre des riches dons qui lui ont 6t6 departis. II. M. Beul6 vient de publier un nouveau volume de ces Etudes d'histoire romaine qui lui ont valu tant de succfes. Celui-ci a pour titre : Titus et sa dynastie^. II forme le quatri&me et dernier tome de la serie que M. Beule inti- tule le Proces des Cisars. « Proces » est le mot juste ; M. Beule est avant tout un accusateur ; son livre est d'ordinaire un r^quisitoire. M. BeuM a ce qu'il faut pour icrire la grande liistoire, complete, apprbfondie, dquili- brde dans ses parties, ne n^gligeant aucune source d'in- formation, embrassant tout ce qui compose la vie de I'humanitd k une epoque donn^e. Quand on se place k un tel point de vue, on est indulgent ; car on se convainc que le gouvemement de I'humanite est chose trfes-difficile , et que, livr6e k elle-mfime, I'humanite se gouvemerait encore un peu plus mal que quand des ambitieux la d^chargent de tout soin a cet 6gard. M. BeuM ne le prend pas ainsi. Son livre est une serie de brillants portraits. 1. Paris, LiSvy, 1870. LES CfiSARS. 167 La laideur y domine comme elle domina chez les originaux ; mais cette laideur a quelque chose d'^trange ; c'est une laideur de grants. Le premier siScle de notre ^re a un cachet infernal qui n^ppartient qu'a lui ; le sifecle des Borgia peut seul lui Stre compart en fait de sc616ratesse et de folic grandiose. Le plan de M. Beul6 ne-lui permettait pas d'exposer les progr^s accomplis durant ce si^cle extraordinaire, oil Ton vit si clairement combien la philosophic de I'histoire doit distinguer entre la prosp6rite g6ni5rale d'une society, la valeur de ses in- stitutions, le m^rite de ses souvcrains. Ce que notre savant confrfere montre toujours, ce sonl les ressources d'un esprit ing6nieux, prompt, fin, distinguii, d'un style Ele- gant, facile, alerte, naturel, mis au service de beaucoup de jugement, de tact et de mesure. Ces rares qualit^s, qui rendent M. Beul6 si cher k tous ceux qui le connais- sent, se r^vfelent" avec un 6clat tout particulier dans le volume que nous annonpons. EXAMEN DE QUELQUES FAITS RSLilTIFS A L'IMPERATRICE FAUSTINE FEMME DE MARC-AURELE Lu dam la sicmce fublique cmnuelle des dnq Acadimies, le It aoAt 4Sff7. Pour prouver que I'empereur Marc-Aur61e poussa quel- quefois la bont6 jusqu'& la faiblesse, on a coutume d'alle- guer I'indulgence excessive dont il aurait fait preuve en- vers une 6pouse tout k fait indigne de lui. L'histoire semble avoir pronoac6 une sentence definitive sur le compte de Faustine. II est regu que, joignant rambilion d'une Agrippine aux d6bauches d'une Messaliue, non contente de dishonorer son mari, elle le trahit, noua des intelligences avec ses ennemis, n6gocia de sa mort 6ven- tuelle, r-emplit Rome et les provinces du scandale de ses mauvaises mceurs, empoisonna peut-etre son gendre V6- rus. La noble attitude de Marc-Aurfele, jetant au feu les 170 MfiLANGES D'HISTOIRE. lettres « qui auraient pu le forcer de hair malgr6 lui ' », a 6t6 gen^ralement mterpr6t6e comme un eifet de la re- solution qu'il avait prise de ne rien voir, pour ne point sortir de son inalterable douceur. II y a quelques anntes, m'occupant de Marc-Aur61e, j'adoptai cette opinion k la suite de runanimite des critiques ". Quelques jours aprfes, une conversation que j'eus ici mSine avec rhomme de notre temps qui connait le nrieux I'histoire de Tempire romain, M. L6on Renier, me fit douter si la mauvaise reputation de Faustine n'est pas du nombre de ces in- justices qui forment trop souvent le fond de ce que nous croyons savoir du passe. « Prenez garde, me dit notre savant confrfere, i I'in- suffisance des historians de I'epoque des Antonins. Accor- dons (ce qui n'est pas) que tous les auteurs grecs et latins qui ont parie de Faustine soient d'accord pour la fietrir ; vous savez par quelle etrange destinee le meilleur. i sifecle de I'histoire ne nous est connu que par de trfes- mediocres recits. A partir du moment ou Tacite et Sue- tone nous manquent, nous n'avons plus que Dion Cas- sius, miserablement tronque par Xiphilin, et ces pau- vres historiens de VHistoire Augusts, si mal informes, si credules, ecrivant souvent k une distance de plus d'un sifecle des evenements, recueillant des anecdotes comme des verites, Les monuments, les inscriptions, les ecrits qui n'ont pas la pretention d'etre historiques, sont de bien meilleures sources po^r les temps dont il s'agit. Or 1. Ivtt (1^1 xal dixMv iiva7xao9ii [iioriijaf xtva. (Dion CassiuSi LXXI, 29.) 2. Jov/rml des Debats, 8 et 9 jnillei 1864. I/IMPfiRATRICE FAUSTINE, ITl les t^moignages de ce genre sont favorables i Faustine. Marc-Aurfele, en -une pareille question, a bien le droit d'etre 6cout6. Sa correspondance avec Fronton, le beau passage des Pens&es ou il parle de son 6pouse , valent l'autorit6 de tous les 6crivains de YHistoire Auguste en- semble. Pour moi, je suis porle k croire qu'il y a li une de ces calomnies raises en circulation par la malveillance de quelques-uns, accueillies avidement par la l^gferete de tous. » Discutant alors le fait de la complicity de Faustine dans la r^volte d'Atidius Cassius, notre savant confrere me montra par de lumineux rapprochements combien , depuis Tillemont jusqu'k Borghesi et M. NoSl des Vergers, la critique a 6t6 injuste pour Faustine, en repoussant d'importantes pieces justificatives , dont les derniferes d6couvertes de I'^pigraphie prouveht I'authen- ticit6. En attendant le jour ou M. L6on Renier traitera le sujet avec I'autorit^^ui n'appartient qn'k lui, on a voulu r^unir ici quelques-unes des considerations qui comman- dent au moins d'apporter beaucoup de reserve dans un proofs historique oti les t^moins k charge ont &16 admis' d'emblee comme croyables, et oil les t6moins k d6charge ont et6 mal 6cout6s ou repousses sur d'injustes preven- tions. Nous n'avons pas d'histoire contemporaine de Marc- Aurfele. Marius Maximus et Dion Cassius, les plus anciens historiens qui ont traite de son regne, lui sont poste- rieurs d'une generation. L'ouvrage de Marius Maximus m MELANGES D'HISTOIRE. est perdu, et on ne peut assez le regretter *. Marius Maximus devalt avoir vu de prfes les ministreset les lieute- nants de Maro-Aurele. II 6tait tr6s-d6favorable a Faustine'. II croyait k sa complicity dans la r^volte d'Avidius Cassius, Malgr^ les critiques que les anciens ont adress^es S I'his- toire de Marius Maximus % c'est 1^ une autorite s6rieuse. Nous entrevoyons dejk clairemeut que Faustine eut dans I'entourage immediat de son marl d'ardents ennemis. Dion Cassius ecrivit dans des conditions analogues k celles de Marius Maximus. II avait connu des familiars de Marc-Aurele *, et il a pour cet empereur une admira- tion sans bornes ". II lui reproche seulement d'avoir eu trop d'indulgence pour les fautes (anapTi^[ji,aTa) d'autruij surtout de sa f'emme °, et de n'avoir jamais su ni rechercher ni punir ce qui se faisait de mal autour de lui. II affirme qu'Avidius Cassius se r6volta, « ttomp6 par Faustine* ', A Ten croire, Faustine, persuadee que Marc-Aurele 6tait pr6s de mourir, voyant d'ailleurs Commode trte-jeune et peu dou6 du c6t6 de Tintelligence, voulut s' assurer Vavenir. Par un message secret, elle aurait invito Avi- dius Cassius k se faire proclamer, dfes qu'il apprendrait la mort de I'empereur. En cas de succ^s, elle lui proraet- ■l.Voirle memoire de Borghesi sur Marius Maximus. CEuwes completes, t. V, p. 455 et suiv. 2. Vulcatius Gall'icanus, Vie d'Avidius Cassius, 9. Marius liaissait Commode et lit des vers contre lui. Lampride, Commode, 13. 3. Marius Maximus, homo omnium verbosissimus, qui et mythislo- ricls se voluminibus implicavit. (Vopiscus, Firmus 1.) 4 Tiv ffU-jfYivoiJLEViov aixij) ijixousa. (LXXI,83.) — Si; kiii <;a»u? TixouTO. [Ibid.] a. LXXII, 4. ' 5. LXXI, 36. 6. LXXI, 84. 7. LXII, 22. L'IMPfiRATRICE FAUSTINE. 173 lait de I'epouser. Dion Cassius admet volontiers que Faustine se tua, avant d'entrer en Syria, pour dviter le jour qui allait se faire sur son intrigue ♦. Comme nous n'avons pas le texte complet de Dion, nous ne pouvons dire s'il insistait sur les autres crimes que I'histoire reproche k Faustine. Cela n'est pas probable cependant ; enumSrant, en effet, les malheurs imm^ritfe qui frapp^ rent Marc-Aurele, il parle de son fils, non de sa femme ''. Quoi qu'il en soit, il est clair que Dion Cassius apparte- nait comme Marius Maximus au parti qui, par une sorte de pi6t6 pour la m6moire de Marc-AurMe, jugeait Faus- tine avec beaucoup de s6v6rit6. Les historiens de VHistoire Auguste, environ soixante- dix ans plus tard, prfeentent les choses d'une maniere qui donne bien k r6fl(5chir. Jules Capitolin, le biographe de Marc-Aur^le, raconte les faits les plus graves contre Faustine '. Ses debauches, k Rome, k Gaete, furent igno- bles et publiques. Commode n'^tait pas le fils de Marc- Aurele; il aurait eu pour p^re un gladiateur. Plusieurs fois, on osa conseiller k Marc-Aurfele de r^pudier son Spouse. « 11 faudrait rendre la dot, » aurait-il r^pondu ; la dot, c'^tait I'empire. Faustine, toujours selon les bruits rapportfe par Capitolin, fut complice d'Avidius Cassius. Apr6s avoir eu des relations coupables avec son gendre Lucius V6rus, elle I'aurait empoisonn6. Sur la scene, un comMien eut I'audace d'indiquer par un jeu de mots compris de tout le peuple le nom d'un de ses amants. 1. LXXI, 29. 2. LXXI, 36. 3. Capitolin, Ant. Phil., 19, 23, 24, 26, 29; le meme, Verus Imp., 10, Comparez Lampride, Commodm Ant, 8. 174 MfiLANGES D'HISTOIRE. L'avancemeat qu'obtinrent ses favoris, notamment Ter- tullus, fut un scandale. Mais une particularity importante que Ton n'a pas assez remarqu^e, c'est que Capitolin ne rapporte aucune de ses allegations sans y joindre un signe de doute : Aiunt quidam, quod veri simile videtur, multi ferunt, fertur, ut quidam dicunt, fuit sermo, etc. Une des versions relatives au gladiateur, p6re suppos6 de Commode, est si absurde, qu'il la traite de conte popu- laire : Takm fabellam vulgari sermone contexunt. Les pr^tendues relations criminelles de Faustine avec V6rus sent aussi rang6es par Capitolin au nombre des fables. Cette reserve serait-elle un effet du culte qu'il a voue k la m^moire de Marc-Aurele ? NuUement ; car il prend soin de nous dire que, dans sa pensfe, une vie si saints, si parfaitement innocente, ne pouvait etre tletrie par aucun fEicheux voisinage, mSme par celui d'une « epouse inf^me ». Ces marques d'h6sitation viennent de ce que les historiens de VHistoire Auguste avaient assez de ren- seignements pour voir que les allegations contraires k I'honneur de Faustine venaient d'une opinion hostile et n'etaient pas exemptes d'esprit de parti. En effet, un autre 6crivain del' Histoire Auguste, Vulca- tius Gallicanus, le biographe d'Avidius Cassius, accuse formellement Marius Maximus d'avoir cherch6 k diffamer Faustine {infamari earn cupims), et absout cette dernierc du plus grave des soupgons qui pesaient sur sa m^moire, la complicity avec Avidius Cassius '. II fait mieux : il rapporte des lettres qui, si elles sont authentiques, la dis- culpent d'un si grave reproche. Nous reviendrons bient6t 1. Vie d Avidius, 9, 10, 11. L'lMPfiRATRICE FADSTINE. 175 sur ce point ; pour le moment, il suffit de remarquer que, vers I'an 300, I'opinion relative k Faustine n'6tait pas arretee , que les accusations concordantes des Marius Maximus et des Dion Cassius excitaient de la defiance, et que sur plusieurs points on les trouvait en contradiction avec des documents alors existants. Les abr6viateurs du iv"' si^cle firent ce que font d'or- dinaire les auteurs d'abr^g^s et de livres 6l6mentaires. lis supprira^rent tous les signes d'attenuation, 6teignirent les nuances, afJirm^rent hardiment. Aur61ius Victor, par exemple, n'a pas un doute'. Faustine fut un prodige d'impudeur, une tache dans la vie de Marc-Aur&le. Cette assertion sera desormais ind6fmiment r6p6t6e. Julien ne fit quf! se conformer k I'opihion commune, en adressant a la m^moire du saint empereur deux reproches : le pre- mier, de n'avoir pas d6sh6rit6 Commode; le second d'avoir trop pleure une femme qui ne m6ritait pas de larmes". Ainsi fut dict^ k la post6rit6 le jugement concer- nant Faustine. De graves historiens, ^crivant cinquante ans apr^s sa mort, lui furent hostiles. Des historiens xni- diocres , mais de bonne foi , ^crivant cent vingt ou cent trente ans apres sa mort, racontSrent les mauvais bruits qui couraient sur son compte, tantdt en inclinant k les accepter, tantot en les r6futant, toujours en exprimant leurs doutes. Puis vinrent les toivains de seconde et de troisieme main, qui tranchferent la question dans le sens le plus defavorable, et fixerent, comme il arrive presque toujours, I'opinion dominante. Voyons si nous poss^dons, 1. Ccesares, xvi; 2. Cces., p. 312, edit. Spanheim. Cf: ibid., p. 334^335. 176 MELANGES D'HISTOIRE. en dehors des testes historiques, quelque moyen pour contr61er un tel jugement. Le t6moignage des monuments figures sera surement tenu pour suspect. Ce t^molgnage est des plus favorables h. Faustine. Elle y paraft toute occupte d'institutions de bienfaisance, et surtout de ces colleges de « jeunes Faus- tiniennes », destines k Clever et k doter des demoiselles pauvres, dont les premiers exemples remontaient k sa mfere '. Un iUganl bas-relief de la villa Albani repr^sente Faustine entour^e de jeunes filles et versant du bl6 dans le pli de leur vetement: Dans un autre bas-relief, elle assisle a un discours de son mari; elle se tient derrifere I'empereur sous les traits de I'Abondance, et elle 6coute, Enfin, une belle sculpture qui se voit a Rome, au Mus^e du Capitole, represente son apothSose. Pendant que'Faus- tine est enlev6e au ciel, I'excellent empereur la suit de terre' avec un regard plain d' amour ". Les m^dailles sent k I'avenant; elles nous pr^sentent I'imp^ratrice taiitfit sous les traits de la Pudicitia, tantol sous les traits de V6nus '. Ce sont Ik, dira-t-on, des adulations officielles, i. Hist. Aug., Ant. Pius, 8; Ant. Phil., 26; Alex. Sev., 57; et les medailles. 2. Noel des Vergers, Essai sur Mare-Aurele, p. 123, 128 et suiv.; Ampfere, VEmj). rom. h Rome, n. p. 239 et suiv. 3. M. de LongpMer me fournil k ce sujet la note suivante : c Quant aux monnaies de consecration de Faustine, on les trouye en tons m^taux, c'est-S-dire de bronze et par consequent frappfes par ordre du s^nat, senatus consulto, et des deux autres mfetaux, or et argent, dont la fabrication appartenait k la cassette impferiale. On trouve sur ces monnaies DIVA FAVSTINA PIA. Le surnom est inso- lite; mais il pent fitre attribuS k ce que Faustine 6tait la fllle de Pius, plut6t qu'4 un m^rite particulier. II y a aussi les monnaies d'argent, de grand et moyen bronze, de Faustine la Jeune, avec le revers PVDICITIA; ceci a bien une certaine importance. Eckhel a L'IMPERATRICE FAUSTINE. 177 de pieux mensonges, ou tout au plus des t6moignages du g^nie bienfaisant de I'empereur. J'ai peine k le croire pour les medailles. Si des bruits tels que ceux qui sont rapportes par Capitolin avaient 6t6 r^pandus du vivant de Marc-Au- rfele, il est impossible qu'on eut pris des types qui pretaient ci de si sanglantes 6pigrammes. Le type de la Pudicitia n'avait pas ete employe depuis Sabine. Au moins, quand il s'agit de monuments d'une foi recusable, si nous ecar- tons les interpretations d'une confiance optimiste, pre- nons garde, d'un autre c6te, aux soupfons d'une mali- gnity prevenue. « En pr6sence des portraits de Faustine, 6crivait notre spirituel et regrette Ampfere, nous compre- nons la passion de Marc-Aurele, car cette femme a bien la plus cliarmante figure qu'on puisse voir ; mais, comme I'amour ne nous aveugle pas, nous lui trouvons aussi I'air d'une franche coquette, et nous nous expliquons trSs-'bien sa mauvaise renommee aupres du public contemporain et cherche a att^nuer le sens de ce revers, en mentionnant la monnaie (i'Hadrien qui porte PVDIC. i An Faustinse pudicitia in his numis jactatur per suetam adulationem ? An eo more quo principibus proponimus ut esse velint quod esse deberent? Etiam Hadriani pudicitiam crepant numi, nullo pacto istud laudis promeriti. » Mais le grand antiquaire viennois n'a pas reflechi k ceci : le mot PVDIC est 6crit au revers d'une monnaie d'argent d'Adrien, non pas en legende, mais dans le cliamp, k cote d'une figure debout qui reprfi- sente Timperatrice Sabine, la premifere qui ait employ^ le type de la Pudicitia, et qui a laissfe un tres-grand nombre de monnaies avec ce revers. Ainsi I'argument tombe. Sabine etait une femme ambi- tieuse et severe, qui n'a pas fait parler les petits journaux de son temps. La seule chose qui m'inquiete au sujet de Faustine la Jeune, c'est le deluge de Venus que nous montrent les monnaies. VENVS lout court, VENVS GENETRIX, VENVS FELIX, VENVS VICTRIX Cela pent vouloir dire simplement qu'elle etait belle. Certainement, on n'aurait pas pris un pareil type, si la reputation de Faustine avait ete aussi mauvaise que le diseut les hisloriens. 178 MELANGES D'HISTOIRE. dans I'histoire, Tun et I'autre mieux inform^s que Marc- Aurfele. Ses bustes ont toujours I'air de vouloir entrer en conversation avec le premier venu, et 11 y a sous le peristyle du casin Albani une statue assise de la char- mante imp^ratrice qui,Ja tete un peu penchde, semble ecouter une declaration. » Cherchons de plus solides indices. C'est Marc-AurMe lui-m6me qui va nous les foumir. Le contraste entre la Faustine des historiens et la Faustine qui r^sulte des Merits de Marc-AurMe est un des probl^mes historiques les plus singuliers. Une chose incontestable, c'est que Marc-AurMe eut toujours pour sa femme I'alfection la plus tendre, et qu'il s'en crut tou- jours aim^. II n'est pas de tableau plus touchant que celui que nous olfre k cet 6gard la correspondance de Froflton et de son auguste 616 ve. Oui, le bonheur habita vraiment cette villa de Lorium, cette belle retraite de Lanuvium, ou Marc-Aurye passa ses meilleures ann6es avec Faustine et les nombreux enfants' qu'elle lui donna. « J'ai vu ta petite couv6e *, lui ecrit Fronton, et rien ne m'a jamais fait tant de plaisir. lis te ressemblent ci un tel degr6, qu'on ne vit jamais au monde pareille ressem- blance. Je te voyais double, pour ainsi dire; k droite, k gauche, e'etait toi que je croyais voir. lis ont, grace aux dieux, la couleur de la sante, et une bonne fagon de crier. L'un d'eux tenait un morceau de pain bien blanc, comme un enfant royal ; I'autre, un morceau de pain de manage, en vrai fils de philosophe. Leur petite voix m'a 1. Voir Tillemont, Hisl. des Emp., II, p. 340, 341 ; Borghesi, CEuvres . comp., Ill, p. 237 et suiv.; V, p. 432 et suiv. 2. Les deux frferes jumeaux, Commode et Annius Verus. L'IMPfiRATRICE PADSTINE. 179 paru si douce, si gentille, que j'ai cru reconnaftre dans leur babil le son clair et charmant de ta |)arole '. » Dira-t-on que la dissimulation, I'intention de pr^venir de mauvais bruits a pu se glisser dans cette correspondance, dont le d6faut est quelquefois de manquer de natural ? Soutiendra-t-on qu'un rh6teur, habitu^ k presenter les choses telles qu'elles doivent Stre pour le besoin de la phrase, a pu faire violence aux faits pour les ramener k ce qu'exigeaient les n6cessites d'une jolie lettre ? Mais void un texte oil Ton ne peut admettre aucune arri6re-pens6e, un texte d'une sinc6rit6 absolue et qui dans la question pr6sente me paraft d'un poids ddcisif. II est tir6 de ce livre admirable, le plus vrai, le plus simple, le plus honn6te des livres, que le bon empereur nous a laiss6 comme un miroir fidfele de sa vie int^rieure. Dans une dp ses fastidieuses campagnes contre les Quades et les Marcomans, une nuit qu'il 6tait camp6 sur les bords du Gran, au milieu des plaines monotones de la Hongrie, Marc-Aurfele se mit k revenir sur sa vie passee, k dresser le compte, en quelque sorte, de ce qu'il devait k chacuu des etres bons qui I'avaient entour6. Toutes les images de sa pieuse jeunesse remontent alors en son souvenir. II voit d^filer, comme en une vision sainte, son aieul V6rus, dont on admirait le caract^re plein de mansu6tude ; son pere, dont on prisait tant la modestie ; sa mere, qui lui apprit k s'abstenir, non-seulement de faire le mal, mais d'en concevoir la pens6e ; Diog^nfete, qui lui inspira le 1. M. Corn. Prontonis et M. Aur. Imp. Epistulm, p. 151, 152, edit. Mai, Rome, 1823. Comparez iUd., p. 121, 125, 133, 135, 136, 141, 142, 153, 159, etc., surtout p. 136, oti il revient sur la ressemblance des enfants avec leur pere. 180 MfiLANGES D'HISTOIRE. gout de la philosophie; Junius Rusticus, qui lui pr6ta le volume d'fipictfete ; Apolionius de Chalcis, qui alliait I'ex- tr^me fermotd k la parfaite douceur ; Sextus de Ch^ron^e, si grave et si bon ; Alexandre le grammairien, qui repre- nait avec une politesse si raflSn^e ; Fronton , qui lui enseigna ce qu'il y a dans le coeur d'un tyran d'envie, de duplicity, d'hypocrisie; son Mre S6v6rus, qui lui fit connaitre Thras6as, Helvidius, Catou, Brutus, qui lui donna I'idee d'un £tat libre, ' ou la rfegle est I'^galite nalu- relle des citoyens et I'egalit^ de leurs droits, d'une royaut6 qui place avant tout le respect et la liberty des citoyens; et, dominant .tons les autres de sa grandeur immacul6e, Antonin le Pieux, son p6re d'adoption, qui lui offi'it le module de I'bomme et du souverain accom- plis. «. Je remercie les dieux, dit-il, de m'avoir donne de bons aieuls, de bons parents, une bonne soeur, de bons maitres, et, dans mon entourage, dans mes proches, dans mes amis, des gens presque tous remplis de bont6. Si j'ai v6cu sous la loi d'un prince et d'un pere qui devait d6gager mon Sme de toute fumee d'orgueil ; s'il m'a 6t6 donn6 de rencontrer un frfere dont I'attachement devait faire la joie de mon coeur ; si j'ai eu en partage une femme comme la mienne, si complaisante, si affec- tueuse, si simple • ; si j'ai trouve tant de gens capables pour r^ducation de mes enfants : oui, tant de bonheur ne pent 6tre que I'effet de I'assistance des dieux et d'une heureuse fortune. » Ainsi, \oilk cette Faustine, qu'on voudrait nous donner 1. Pensees, hvre I, § 17 : T6 x-^v tunUa tom6zi\m slvai, o{jru>A |i^v iteiBiivtov, oOtcd 8^ 9i>iii!jTOpYov, outco St dife)i7i. L'IMPfiRATRICE FAUSTINE. 181 comme le fl6au et la hdnte de la vie de Maro-AurMe, associte par cet homme si religieux, dans son entretien le plus intime avec la Divinit6, aux personnes les plus nobles qu'il a connaes. Mettons qu'il lui eflt pardonn6 comme il fit k tant d'autres; mais qu'est-ce qui le forcait d'^voquer son image k ce moment sacr6? Ne devait-il pas craindre, lui si pur, si innocent, de commettre un sacri- If'ge en plapant la memoire d'une Spouse souill6e k c6t6 du souvenir de sa mfere, de sa soeur? Et notons que ce beau passage a 6t& 6crit dans les derniers temps de la vie de Marc-Aurfele, probablement apres lamort de Faustine'. Capitolin a pos6 la question avec beaucoup de force : si les desordres de FausLine furent r6els, de deux choses I'une, ou son mari les ignora, ou il les dissimula : Vel hesciit vel dissimulavif. Impossible d'admettre la secoiide hypothese. On ne dissimule pas avec la Divinity. Les Pensies de Marc-Aur61e ne furent pas destinies au public; I'auteur les 6crivait pour lui-meme : Ta dc, I(xut6v est le seul litre qu'elles portent. Peut-on admettre, d'un autre c6t6, que I'empereur ignorcit des faits que Ton suppose d'une telle notori6t6 ? Remarquons d'abord que la version malveillante pour Faustine implique le con- traire (se rappeler la sc6ne du th6§tre et le pr6tendu mot sur la dot). Comment concevoir que Marc-Aur61e , entour6 d'amis, de sages, peu sympathiques k Faustine, n'eiit pas 6t6 averti? Comment, aprfes sa mort, ne lui eufc-on pas ouvert les yeux? Antonio le Pieux, lui. 1. La mort de Faustine, en efTet, parait de I'an 172 de J.-C. Or on place generalement la composUion du £(<; iauxdv k I'an 174. 2. Capitolin, Ant. Phil., 26. 182 MELANGES D'HISTOIRE. n'ignora rien; il connut la conduite de la premiere Faustine, et, selon la belle expression de son biographe, cum animi dolor e compressit '. Chez Marc-Aurele , pas une trace de ce refoulement douloureux. Faustine resta toujours « sa trfes-bonne et trfes-fid^le 6pouse ». A sa mort, il manifesta une douleur profonde ; il 6crivit au s6nat pour demander la gr4ce des complices d'Avidius comme I'unique consolation qui, dans un tel raalheur, put le rattacher k la vie*. Le senat d6cerna k I'imp^ratrice d6funte des honneurs inusit^s. Un autel lui fut 61eve, sur lequel tons les nouveaux maries de Rome venaient offrir un sacrifice. Au theatre, dfes que I'empereur paraissait, on roulait dans la loge imp6riale, k la place ou rimp6-r ratrice avait coutume de se mettre, une statue d'or de Faustine assise dans un fauteuil, pour que les yeux de I'empereur fussent consoles par la seule image qui avait adouci raust6rit6 de sa vie; les plus nobles dames de Rome venaient se placer k c6te de I'effigie de leur souve- raine et en quelque sorte lui rendu veler leur couc. L'empereur felicita et remercia le s6nat de ces dterets. Or le s6nat, sous Marc-Aur^le, avait retrouvd toute sa dignite et toute son independance. Rappelons-nous, d'ailleurs, que ces temoignages d'afifection venaient de I'homme que Adrien regardait comme si incapable de mentir, qu'il changea son nom de Verus en celui de Verissimus. Un des traits du caractfere de Marc-AurMe, dira-t-on, 6tait une indulgence extreme, une fapon de 1. Jules Capitolin, Vie d'Ant. le Pieux, 3. Compares Spartien, Vie de Sept. S4v.. 18. 2. Dion Cassius, LXXI, 30, 31 ; Capitolin, Ant. Phil., 26. L'IMPfiRATRICE FAUSTINE. 183 vivre dans le convenu, un parti pris de consid6rer les choses par le i)on c6t6, de louer en chacun ce qu'il avail de louable et de faire abstractioa de ses defauts ' ; mais ceux- monies de ses historiens qui ont le plus insists sur ce trait de son caract^re ajoutent sur-le-champ que jamais il n'alla jusqu'i la dissimulation^- II fut trfes- franct en ce qui concerne Lucius Verus. Car, s'il eut pour cet indigne collfegue, durant sa vie, des 6gards on peut le dire exager^s', il ne dissimula pas apres sa mort les embarras qu'il lui avait causes*. Dans sa belle prl6re aux Dieux sur les bords du Gran, lui si recon- naissant, si fidfele h la religion des souvenirs, il ne parle pas d'Adrien, auquel pourtant il devait tout, sans doute parce que le caractfere priv6 de cet empereur lui avait laiss6 de mauvaises iinpressions. Quoiqu'il remercie les dieux de lui avoir donne « des enfants qui n'ont ni It I'esprit trop lourd ni le corps contrefait i>, on sent k plusieurs endroits de ses Pensees les inquietudes qu'il avait k propos de Commode '. Dion pretend que Marc- Aurfele, k son lit de mort, fut persuade qu'il mourait par la sc616ratesse de son fils, et que n^anmoins il le recommanda aux soldats*. Quand ce crime de Commode serait prouv6 (et il ne Test nuUement) ', on ne saurait 1 . Dion Cassius, LXXI, 34, et les Peasies, a chaque Instant. 2. Oii icpooicoiTiTSi?. . . oiiSh/ icpoffxoniTiv Et;^e. (Dion Cassius, I. c ) 3. Capitolin, Ant. Phil., 15. 4. Capitolin, Ant. Phil., 20. C'est 4 tort que ion a era voirVerug dans le a. frere » dont il est parte, Pensees, I, 17. C'est probable- ment 14 « son frere Severus », dont il parle, Pensees, I, 14, et celui-ci n'est autre que Claudius S6v6rus. o. Voir, par exemple, livre XI, § 17. 6. LXXI, 33, 34. 7. Cf. Capitolin, Ant. Phil., 28. 184 MELANGES D'HISTOIRE. rien conclure de Ik centre la sinc6rit6 du pere. Septime S6vfere, qui certes n'avait pas la bont6 de Marfi-Aurfele, et qui blimait hautement cat empereur de n'avoir pas d61ivr6 le monde de. Commode, designa pour sa succession Caracalla, presque le lendemain du jour ou celui-ci venait d'attenter a sa vie*. Une marque d'estime de Marc-AurMe garde done tout son prlx ; que dire d'une confidence*faite dans le plus secret abandon de son coeur? II. Prenons mainteiiant les unes aprfes les autres les ac- cusations port6es par les historiens contre Faustine, et discutons-eii la vraisemblance. La plus grave de ces ac- cusations est 6videmment sa complicity supposte avec Avidius Cassius. Nous n'h^sitons pas k le dire : c'est Ik une calomnie. Supposons que les larmes de Marc-Aurfele, le deuil du s6nat et du peuple, ces honneurs divins, ces temples, ces marques exceptionnelles de piet6 pour la m^moire d'une 6pouse , soient des fictions comme I'his- toire de I'empire romain en offi-e trop d'exemples; supposons que la flatterie se fiit crue bien inspires en ravivant chez I'empereur ci tout propos un souvenir qui devait lui §lre odieux (la flatterie est d'ordinaire plus clairvoyante) ; au moins faut-il que la complicity de Faustine avec le rival de son mari ne soit pas formelle- ment contredite par les documents. Rappelons que, selon 1. Dion Cassius, LXXVI, 14. L'IMPfiRATRICE FADSTINE. 185 I'hypothfese que nous combattons , c'est Faustine qui, voyant I'^tat de sant6 de son mari, inspire i Avidius son fatal projet, et essaye de le s6duire par l'esp6rance de sa main. On oublie d'abord qu' Avidius 6tait mari6, qu'il avait des fils, que sa femme, ses fils, son gendre se com- promirent avec lui ' ; mais n'importe. Que devient I'hypo- thfese de la complicity, s'il est prouv6 qu' Avidius eut toujours des projets de r^volte et ne fit, en se laissant proclamer empereur k Antioche, que executer un plan depuis longtemps muri? Or c'est ce qu'6tablissent jusqu'Si l'6vidence des pifeces fournies par Vulcatius Gallicanus, dont I'authenticit^ n'a jamais 6t6 contest6e '. Lucius V6rus, longtemps 'avant la r6volte, signalait k son coll 6- gue le danger qui r6sultait pour I'empire de I'ambition et de la popularity de cet homme 6nergique, ambition qui s'^tait manifesto des Je temps d'Antonin le Pieux. « II se rit de nos lettres, dit Verus ; il t'appelle une bonne femme (philosopham aniculam), et moi, il m'ap- pelle un farceur [luxuriosum morionem). v Marc-Aurfele lui r^pondit en lui citant le mot de son bisaieul : « Jamais on ne tue son successeur'. » — « P6rissent les enfants de Marc-Aur61e, ajoutait-il, si Cassius m6rite plus qu'eux d'fitre aime, si plus qu'eux il doit servir la r^publique ! » Avidius lui-m6me, dans une lettre qui nous a &1& cori- serv^e, tout en t6moignant de son estime pourMarc-Aurele, manifeste I'intention 6vidente de le rendre k une condition ou il puisse s'occuper tout entier de la philosophie * : 1. Dion Cassius, LXXI, 27; Capitolin, Ant. Phil., 26; Vulcatius, Avidius, 9, 10, 13, 14. 2. Vie d'Avidius, 1, 2. 3. Le mot etait en realite de Seneque. Dion Cassius, LXI, 18. 4. Vulc. Gall., Vie d'Avid., 14. 186 MfiLANGES D'fflSTOIRE. c( Certainement, dit-il, Marc est un excellent homme; raais, pour le plaisir de s'entendre appeler element, 11 souffre des gens dont il n'approuve nullement la con- duite. II passe son temps k philosopher, k disserter sur les 616ments, sur r^me, sur I'honnSte et le juste, et il est IndifiKrent aux choses de I'liltafc » Un homme de ce caractfere n'avait pas besoin de I'instigation de Faustina pour devenir un pr6tendant. Avidius etait comme entrain^ a la funeste entreprise qui le perdit par son tour 'd'esprit, par les murmures qu'excitait le gouvernement de Marc- Aurele chez plusieurs classes de personnes, par I'instinct secret de la ville d'Antioche et de la Syrie, qui voulaient avoir un empereur, par une sorte de besoin qui poussait d(^j^ rOrient ci disposer de I'empire. Aux lettres pr6cit6es, Vulcatius en ajoute quatre autres, deux de Marc-Aur&le, deux de Faustine, qui, si elles sent authentiques, lavent I'lmp^ratrice de tout soupgon de complicity \ Tillemont, le premier, 61eva des souppons contre I'authenticit^ de ces lettres; il trouva que les circonstances de lieu y sont inexplicables et qu'elles s'ac- cordent mal avec ce que les historiens nous disent des conjonctures oii Marc-AurMe apprit la r6volte d' Avidius K Ces lettres, en effet, supposent Marc-AurMe pr6s de Rome. Or, selon les historiens, Marc-AurMe apprend la r6volte en Illyrie et n^ revient k Rome qu'aprfes son voyage d'Orient, par consequent bien apr^s la mort d' Avidius. L'illustre Borghesi parut porter le dernier coup k I'authenticite de ces quatre. lettres, en montrant 1. .Vie d'Avid., 9, 10, 11. ' 2. Hist, des Emp., t. II, note 19 sur le rfegne de Marc-Aurfele. L'IMPfiRATRICE FADSTINE. 187 par les inscriptions que les circonstances de temps y sont aussi d^fectueuses que les circonstances de lieu *. L'opinion universelle plapait la revolte d'Avidius en I'an nS. Fadilla est appel^e dans une des lettres en question puella virgo; or, selon Borghesl, Fadilla etait marine avant 173. Et nierait-on cela, dit Borghesl, 11 reste tou- jours que, dans les lettres dont il s'agit, Marc-Aurfele et Faustine n'ont qu'un gendre, Pompeien. Or I'^pigraphie etablit avec certitude qu'en I'an 173 Marc-AurMe avail au moins deux gendres, Pompeien et Claudius S6v6rus. — Autre raisonnement : Marc-Aur61e, dans une des lettres suspectes, annonce qu'il fera Pomp6ren consul de I'ann^e suivante. L'annee de la revolte 6tant 17S, Pom- peien aurait done 6l6 consul I'an 176. Or il n'en est rien. Pompeien fut consul I'an 173. En d'autres termes, pour satisfaire aux exigences des textes epigraphiques, il fau- drait que la revolte eut eu lieu au plus tard en 172. \oilk qui paraissait d^cisif. Eh bien, il r6sulte de d^cou- vertes post6rieures que ces deux raisonnements reposent sur une base erron^e. Tous deux supposent que la re- volte d'Avidius eut lieu en I'an 175 ; or notre savant con- frere M. W.-H. Waddington a decouvert dans le Hauran cinq inscriptions monumentales gravees sous I'adminis- tration d'Avidius Cassius et dat6es des anuses 168, 169, 170, 171 '. La dur6e des fonctions de legat dans les provinces consulaires etait de cinq ans. Avidius, en 172, 6taitdonc k la fin de son gouvernement et comme accule k la revolte. II est infiniment probable que sa revolte 1. CEuvres competes, pubWies par ordre de I'empereur Napoleon III, t. V, p. 434 et suiv. 2. Dans les OEuyres de Borghesi, endroit cite, p. 437-438, note. 188 MfiLANGES D'HISTOIRE. eut lieu cette ann6e-la. Or c'6tait justement I'annfe qu'il fallait pour justifier les lettres cit6es par Vulcatius'. L'examen intrinsfeque de ces lettres nous parait aussi ^carter tout k fait I'id^e d'une fraude. Une seule inten- tion pourrait les avoir fait supposer : le desir de prepa- rer des pieces justificatives k I'innocence de Faustina. Mais alors comment expliquer les erreurs de faits et de lieux qu'on croit y trouver? Le faussaire n'aurait-il pas eu le boh sens d'6viter d'y mettre des impossibility historiques, vraiment enormes dans I'hypothese de nos adversaires ? II est absolument inadmissible qu'on ait fabriqu^ les pieces en question du vivant de I'imp^ra- trice. 11 s'ecoula trfes-peu de temps entre la revolte d'Avidius et la fin de Faustine. Les soupcons contre cette dernifere ne se produisirent qu'apres sa mort. Apres la raort de Faustine, on concoit encore moins la fabrica- tion de pareilles pieces. La m^moire de Faustine ne garda pas de d^fenseurs.. Ajoutons que la lettre dc Marc-Aur61e au stoat, 6galement conserv6e par Vulcatius *, n'est pas attaqu^e; or cette lettre pr6seute, en ce qui conceriie Pomp6ien, une particularity concordant tout k fait avec les lettres soupconn6es. M. Borghesi est oblig6, pour dchapper k cette difficulte, de recourir aux hypotheses les moins naturelles '. Nous croyons done que le con- sciencieux Tillemont a el6, sur ce point, entrain^ dans 1. On obtient ainsi une suite de faits excellente : Commencement de 169, mort de Lucius V§rus; — fin de 169, Lucille epouse Pom- peien; — 172, revolte d'Avidius et mort de Faustine; — 173, ma- riage de CI. S6verus avec Fadilla, consulat de Pompfeien et de CI. Sev6rus. 2. Ch. 12. 3. M6m. cit6, p. 440 et suiv. L'IMPfiRATRICE FAUSTINE. 189 I'erreur par sa confiance exag6r6e dans les textes des his- toriens. Ces textes sont, pour I'^poque qui nous occupe, tout k fait incomplets et d^fectueux; ils ne disent pas, il est vrai, que, apr&s avoir appris le soulfevement d'Avidius, Marc-Aur^le vint en Italie; ils le font partir directement pour rOrient; mais il est parfaitement admissible que Marc-Aurfele soit d'abord venu k Rome' ou du moins aux environs^- Sans cela meme, on ne comprend pas comment Faustine se joint k iui pour le voyage d'Orient. Nous croyons done que les quatre pifeces conserv^es par Vulcatius Gallicanus sont authentiques. M. Borghesi, du reste,'fut ramen6 par des reflexions ulterieures k por- ter sur ces pitees un arrfit moins s6v6re. Dans ses Pastes consulaires ", il semble leur accorder une pleine valeur. Mais, si les lettres cities par Vulcatius sont authentiques, le principal reproche qu'on adresse a la memoire de I'e- p'ouse de Marc-Aur^le est victorieusement r6fut6. Les allegations relatives k I'empoisonnement de Verus* sont si peu consistantes que nous ne nous arreterons pas ci les combattre. Et d'abord V6rus n'a pas et6 empoi- sonn6 ; il est mort de la fagon la plus naturelle, d'une apo- plexie, k Altino. Selon les uns, Faustine aurait pvocur6 sa mort pour cacher ses intrigues avec Iui ; selon d'autres, 1. M. des Vergers I'admet. (Essai sm Marc-AwrUe, p. 100.) 2. Nous disons a ou aui environs 3> pour sauver la verite du pas- sage de Uion Cassius (LXXI, 32), d'oii il resulterait que, quand Marc- Aurele revint k Rome aprfes son voyage d'Orient, il avait et6 absent huit annees. Pent-toe avait-il 6vite d'entrer dans Rome par quel- que motif politique. Du reste, ces huit ann6es ne peuvent ^tre prises k la rigueur (voir la note 119 de I'edition de Sturz, sur le livre LXXI). Cf. Vulcatius, Avid., 13. 3. (Encore inedits.) Note sur les consuls de Ian 926. 4. Capitolin, Vwus Imp., 10. 190 MELANGES D'HISTOIRE. par jalousie contre Fabia; selon d'autres, pour sauver son mari, que V^rus, dit-on, voulait faire assassiner. La calomnie ne se croit jamais obligee de se mettre d'accord avec elle-m^me. Faustine, qui tout k I'heure complotait contre son epoux, se fait maintenant empoisonneuse par ddvouenaent conjugal. La mort de V^rus donna lieu k mille suppositions, plus absurdes les unes que les autres'. II faut se rappeler que Rome 6tait une ville d'une ex- treme immorality; tous les mauvais bruits y trouvaient cr^ance. L'imagination des nouvellistes ne r^vait que des crimes ; on ne pouvait admettre qu'une femme fut bon- nete, ni qu'un homme important mourut de sa belle mort. Ces comm^rages passaient dans I'histoire, et, m^me quand ils ^taient absurdes, il en restait quelque chose. Que dire des debauches honteuses dont la voix publi- que accusa la fille d'Antonin, la femme de Marc-Aurfele"? Ici la calomnie est facile, car la refutation est impossible. Dans ces recits pourtant, que d'^lourderie, que de Uge- ret6 ! Le mot sur la restitution de la dot , pr6t6 k Marc- AurMe, n'a 614 ni dit ni pens6 par cet homme excellent, si d^gagd de toute vue int6ress6e, totalement d6nu6 de ce qu'oh appelle de I'esprit. II n'est pas exact que Marc- Aur^le dut I'empire k son mariage avec Faustine ; il le devait au libre choixd'Adrien. RappeM un jour par quel- que mauvais plaisant", le mot, en question aura fait fortune dans Rome, et, le lendemain, (ainsi s'6crit I'histoire) aura ete r6p6t6 comme tenu par I'empereur, L'anecdote de Tacteur se livrant en plein tMMre k une allusion inju' rieuse, bien vite saisie, peut-etre cr66e par le public, 1. Tillemont, Sist. des Emp., II, p. 360, 361. 2. Le mot etait de Burrhus k N^ron. Dion Cassius, LXII, 13. L'IMPlfiRATRICE FAUSTINE. 191 doit etre vraie. Mais que prouve la malveillance d'un public assemble pour 6couter des impertinences et s'6- gayer aux d6pens de la morale et de I'humanit^? Les habitues des th6&tres n'aimaient pas Marc-Aurfele '. II avait apport6 aux combats de gladiateurs des tempera- ments qui d6plaisaient fort aux amateurs de ces jeux abominables ; on etendait des matelas sous les funam- bules; on ne pouvait plus se battre qu'avec des armes mouchet6es ; les m6contents pr6tendaient que c'6tait chez I'empereur un plan arr6t6 de ramener de force le peuple k la philosophic en le sevrant de ses plaisirs. Marc-Aurfele venait au theatre le moins qu'il pouvait, et uniquement par complaisance. II faut m6me dire que I'excellent homme y paraissait un peu ridicule. II affec-- tait, pendant le spectacle, de lire, de donner des au- diences, de signer les expeditions, saris se mettre en peine des railleries qu'en faisait le peuple. Un ' jour, un lion qu'un esclave avail dress^ k d6vorer des hommes fut reclame k grands cris par le peuple. La b6te fit tant d'honneur k son maiire que, detoutes parts, on demanda I'affranchissement de celui-ci. L'empereur, qui, pendant ce temps, avait d6tourn6 la tSte, r^pondit avec humeur : « Cet homme n'a rien fait de digne de la liberte". » On conpoit que la malignity du parterre prit sa revanche de cette gravity d^sapprobatrice. Faustine, cependant, en- tour^e dans sa loge de la brillante society que compor- taient son rang, sa naissance et sa beaute, provoquait aux m6chants propos. Qu'un mot alors prononc^ par I'ac- 1. Capitolin, Ant. Phil., 4, H, 12, 15, 23. 2. Dion Cassius, LXXI, 29. Comp. 1. 17, procEm. Digest, livre It, tit. IX ; 1. 3, Cod. Just., livre VII, tit. xi. 192 MELANGES D'HISTOIRE. teur pr6t4t k la moindre Equivoque, le rire se propageait, et une plaisanterie d'^tourdis devenait une calomnie. Les fables relatives au gladiateur, cens6 le pere dc Com- mode ', s'expliquent d'elles-memes. Cette fois, du moins, la legende partait d'uii sentiment vrai et touchant. A au- cun prix. Ton ne voulut que I'ex^crable Commode fut le fils du pieux et bon Marc-Aurfele. Plutot que d'admettre qu'un tel monstre eut pour pfere le plus sage et le meil- leur des hommes, on calomnia la mfere. Pour absoudrc la nature d'une si r6voltante absurdity, on ne recula devant aucune invraisemblance. Quand on voyait eel insens6 combattre dans le Cirque et se comporter en his- trion de bas 6tage : « Ce n'est pas un prince, disaifron, c'est un gladiateur *. Quoi ! c'est 1^ le fils de Marc- Aurele ! » Bient6t on d6couvrit dans la troupe des gla- diateurs quelque individu avec qui on lui trouva de la ressemblance, et Ton affirma que c'6tait la le vrai pfere de. Commode. Le fait est que tons les monuments attes- tent la ressemblance de Commode et de son frfere jumeau Annius V6rus avec Marc-AurMe, et confirment pleinement k cet 6gard le t^moignage de Fronton '. Est-ce k dire que de telles Idgendes aient pu se former autour d'une personne irr6prochable? Non certes. II est Evident que Faustine eut des torts. Les amis de son marl ne I'aimaient pas. La digne et grave soci6t6 d'hommes vertueux que Marc-Aurfele avait formee autour de lui garda d'elle un mauvais souvenir. La cause de ce manque 1. Capitolin, Ant. Phil., 19. 2. Gladialorem esse, non principem. Ibid. Cf. Lainpride, Coram. Ant., 1, 2, 8, 12, 13, 18, 19 3. N. des Vergers, Essai sur Marc-Aurele, p.- 74, 75. Voir surtout le buste du Musie du Capitole. L'IMPERATRICE FAUSTINE. 193 de sympathie rteiproque se laisse facilement deviuer. Heritiere des sentiments altiers qu'une incomparable no- blesse de sang donnait aux femmes de I'ancienne aristo- cvatie romaine, Faustine dut 6tre plusieurs fois bJessante pour les philosophes, k la mine austfere, a I'habit d6ja presque monacal, qui entouraient son mari. Elle leur fit sentir ces d^dalns injustes que les femmes ne savent pas maitriser quand le sentiment qu'elles ont de I'^l^gance et de la distinction est contrari6. Marc-Aurfele fut le plus bienveillant et, en un sens, le plus d^mocrate des souve- rains; il ne regardait qu'aq m6rite, sans ^gard pour la naissance, ni m^me pour I'^ducation et les maniferes. Les excfes et-la flerte insupportable de la vieille aristocratie romaine lifi avaient inspir6 une assez forte antipathie contre les riches et les patriciens *. Comme il ne trouvait pas, d'ailleurs, dans I'aristocratie les sujets propres k ser- vir ses id6es de *r6forme, il appelait aux fonctions des liommes sans autre noblesse qu'e leur honn6tet6, sans autre charme qu'une vertu solennelle, parfois un peu ennuyeuse. Le grand reproche que lui adressait Avidius Cassius etait de confier les hauls emplois ci des gens sans fortune et sans antecedents connus *, Bassseus, qu'il choisit pour son pr6fet du pr^toire, etait, dit-on, un ve- ritable rustre, mal eieve, peu intelligent. II commit une faute bien plus grande encore k propos de Pompeien. Cetait un homme de grand merite, mais ige, sans nais- sance, sans nul agrement. Marc-Aur^le eut la ficheuse idee de le marier k sa fille Lucille, veuve de Lucius Verus. II voulait que les femmes de sa maison se pliassent 1. Penseis, I, 3, 11. 2. Vulcat. Gall., Vie d' Avidius, 14. 13 i94 MELANGES D'HISTOIRE. k ses desseinS( qu'elles n'eussent comme lui d'autre pens6e que ie bien de la r6publique, et, parce que Pom- p6ien 6tait le plus honnSte homme de I'empire, il s'ima- ginait qu'il devait plaire k Faustina et k Lucille. II n'en fut rien; les deux femmes se r^volt^rent et abreuvferent d' affronts le pauvre Pomp6ien ^ EUes avaient tort sans doute; mais I'empereur aussi avait tort de froisser I'in- stinct, un peu frivole peut-etre, de personnes qui lui tenaient de si prfes. Belle, 616gante, aristocratique et legfere, Faustine fut ainsi une etrangfere dans le monde de son mari. Les amis de son mari, de leur c6t&, durent souvent la voir avec humeur; ils s'exag6r6rent des Mgfe- ret^s, et, dans leur rigorisme outr6, ils purent- regarder • comme des d6portements scandaleux les maniferes libres d'une personne du monde *. Sans 6tre pire que la plu- part de ses contemporaines, Faustine dut 6tre ainsi fort mal jug6e. II est possible qu'elle n'ait jamais d6pouill6 compMtement ce qu'il y a quelquefois d'un peu superficiel dans les jugements de la femme; par moments, les belles sentences de Marc-Aur^le, sa perp6tuelle m^lancolie, son calme, sa resignation, son aversion pour tout ce qui res- semblait k une cour ", purent sembler bien austferes k une femme jeune, capricieuse, d'un temperament ardent et d'une merveilleuse beaut6; elle se fatigua peut-6tre de tant de sagesse ; elle eut le tort, en particulier, d'aimer les f§tes et les divertissements qui d6plaisaient k son mari, d'y paraitre seule et de s'y trop laisser aller k la 4. Capitoliu, Ant. Phil., 20. 2. Voir, par exemple, le grief all6gu6 eonlre TertuUus. Capitolin Ant. Phil., 29. 3. Pensees, I, 17; X. 27. L'IMPfiRATRICE FAUSTINE. 195 gaiet6 ' Mais, en somme, elle remplit bien le premier de ses devoirs; elle rendit son marl heureux; celui-ci re- mercia les dieux de la lui avoir donn6e pour epouse. Quant aux philosophes qui surv^curent k Marc-AurMe, ils ne furent pas aussi indulgents, et, comme ils 6crivirent I'histoire, Faustine arriva devant la post6rit6 jugde par ses ennemis. Le culte que les amis de Marc-Aurfele gard^rent pour sa m^moire nuisit k sa femme. On ne lui pardonna pas d' avoir it6 imparfaite k c6t6 d'une telle perfection. La haine, compl6tement justifi^e, qu'inspirait Commode a tous les honnetes gens rejaillit aussi sur sa mhre. Comme Avidius Cassius avait 6t6 du parti oppos6 aux philosophes ', on le mit dans la m6me cabale. Marius Maximus et Dion Cassius recueillirent cette opinion et I'imposferent a I'avenir. Elle 6tait juste sans doute k beau- coup d'^gards. Elle venait d'un sentiment touchant de v6n6ration pour le grand et bon empereur ; mais, comme toute opinion absolue, elle devait entrainer plus d'une exag6ration. II est des natures qui, si j'ose le dire, appel- lent la calomnie, la creent autour d'elles, s'y livrent de gaiety de coeur. En presence de personnages historiques d'un tel caract^re, le devoir de la critique est, non pas de prononcer des absolutions inconsid6r6es, mais de se ren- fermer dans ces jugements temperas de « peut-6tre » ou reside bien souvent la v6rit6. 1. Capitolin, Ant. Phil., 19; Aurel. Victor, Ccbs., xvr, 2. Vulcat. Gall., Vie d'Avidius, 1, 14. LES ORIGINES DE LA LAN6UE FRANQAISE \ Entre les dons qui furent d^partis h I'esprit francais ne comptait pas pr^cis^ment le don des langues. C'est sans doute k cette inaptitude presque complete aux recherches de la pliilologie compar6e qu'il faut attribuer ce fait singulier, que aucune langue n'a fait autant d6rai- sonner que la langue fran^aise. si sens6e et si raisonna- ble cependarit; aucune, dis-je, n'a donn6 lieu k autant de m^prises ni inspire autant de reveries. L'6tymologie a 6t6 et reste encore parmi nous un veritable genre d'ali6- nation mentale, et je tiens pour tr6s-v6ritable ce mot 1 . Essai philosophique siw la formation de la langue franfaise, par M. Edelestand du Mferil. Paris, 1852. Origins et formation de la langue franfaise, par A. de Chevallet. 1" partie. Paris, 1853. 198 MELANGES D'HISTOIRE. d'un Eminent linguiste de nos jours, que les trois causes qui ont rendu fous le plus d'hommes senses d'ailleurs sont I'etymologie, I'amour et la th6ologie. Le fait est qu'il ne se passe pas d'ann6e sans que les membres de rinstitut appelfe k d^cerner le prix fond6 par Volney aient a faire justice de quelque tentative d'explication universelle des langues et des id6es par le moyen du tranpais. En dehors meme de ces aberrations extremes, on est parfois surpris de I'^trange facility avec laquelle des hoihmes instruits se laissent aller sur ce point aux fantaisies les plus bizarres. Croirait-on, par exemple, que c'est un homme tenu de quelques-uns pour un oracle, et de plusieurs pour un ecrivain Eminent, qui fait d6river ancUre de ancien 6tre, beffroi de bel effroi, conduire de du-ire, aller k deux, sortir de se-hors-tir, se tirer dehors S et prend occasion de la pour nous exposer d'un air de Trism^giste les myst^res caches dans le langage, tout comme si la langue d6positaire du secret des choses et de la revelation primitive n'6tait ni plus ni moins que le frangais ! Ces innocentes b^vues des gens du monde, les savants de la vieille 6cole, il faut le dire, les justifiaient jusqu'i un certain point par leurs foUes imaginations. Depuis Perion et Henri Estieine, qui ne voyaient partout que du grec, on chercha tour ci tour dans la languei fran^aise de l'h6breu, de rallemaiid, du basque, du bas breton. 1. Soirees de Saint-Petersbourg, par M. le comte de Maistre, deuxifeme entretien. — II est vrai que le latin n'a pas mieux inspire le noble comte . & la m^me page, il nous donne ccecutire comme com- pose de edbus-ut-ire, aller coinme un aveugle, et accepte tout de bon la ridicule 6tymologie de cadaver, caro data vermibus. ORIGINES DE Lk LANGUE FRANQAISE. 199 Chez ceux mfimes qui entre\irent une solution meil- leure, tels que Roquefort, Raynouard, quel manque absolu de methode et de sentiment philologique ! Ce fut un AUemand, M. Diez, qui, dans son excellent 6crit sur les langues romanes, nous r6v6]a nos propres origines. Heu- reusement il fut compris k demi-mot, et, avant qu'il eut achev6 sa demonstration, M. Ampfere la d^veloppait d6j^ parmi nous, avec cetle habilete et cette finesse d'apergus qui ^galent presque le m^rite de la d^couverte. Une 86rie de travaux ingenieux fut le fruit de cette direction nou- \elle, qui semble loin d'etre epuis6e, puisqu'une seule annte a pu ajouter trois publications fort estimables k cellesque nous possedions d6jk sur le raeme sujet'. Le nom de M. du Meril promettait un de ces vastes repertoires de fails et de considerations qui, s'ils ne pr^- sentent pas la solution dans ses formes nettes et d6ga- g^es, la renfermcmt implicitement, et laissent le plaisir de la deduire aux esprits penetrants, plus jaloux de chercher la verite que de la trouver toute faite. La since- rite de la critique oblige de dire, il est vrai, que tout en ce travail si raeritoire n'est pas d'egale valeur, que I'or- donnance du livre laisse beaucoup k desirer, que la me- thode n'a pas toujours cette surete que nous sommes accoutumes k trouver dans les ouvrages de philologie compar6e , que la partie 6tymologique enfin offre de regretiables ecarts qui rappellent trop souvent les proce- 1. Depuis la redaction de eet article, M. Diez a donn^ au public un autre travail important, on Dictionnaire 6tymologique et comparfe de langues romanes (Bonn, 1853). Les observations auiquelles donnerait lieu ce nouvel ouvrage sont trop nombreuses pour 6tre touchees ici : il suffit de le signaler comme un complement necessaire aux travaux grammaticaux du mfime auteur. 200 MELANGES DHISTOIRE. d^s de I'ancienne 6cole. Malgr6 ces taches, le livre de M. du M^ril n'en reste pas moiris un pr6cieux instrument de travail, et ajoute un titre de plus k ceux de son auteur, que la voix publique a proclam^ depuis long- temps I'un des hommes les plus savants et les plus labo- rieux de notre temps. L'ouvrage de M. de Chevallet, honor6 en 1850 du prix fond6 par Volney pour la philologie compar6e, est aussi un consciencieux travail, moins complet que celui de M. du M6ril pour la partie historique, mais sup^rieur pour la m^thode et la clart6 de I'exposition. Peut-6tre cependant, comme sou estimable devancier, M. de Che- vallet a-t-il quelquefois exag6r6 la part de I'influence celtique et germanique, et cherch6 dans ces deux famil- ies de langues I'origine de mots purement latins. Com-- ment, par exemple, demander k I'allemand I'origine du mot effroi, et au celtique I'origine des mots talent, orgueil, arrogant, quand il est Evident que le premier mot vient de exfrigidare (effrayer), et les autres de mots classiques, d^tournes de leur signification primitive par. la basse latinit6 ? Quel que soit le jugement que I'on porte sur lemerite de ces difKrents travaux, le probl^me de I'origine et de la formation de la langue fran^aise peut 6tre d6s k pre- sent consid6r6 comme k peu prfes r^solu : il n'est pas permis de croire que des documents nouveaux viennent sajouter k ceux que Ton possMe, et certainement ils ne changeraient rien k la formule, d^sormais arrets, qui d6finit le francais, I'italien, I'espagnol et les autres dia- lectes romans : un latin de bas 6tage, alt6re par une prononciation provinciale, et mel^ d'61ements barbares, ORIGINES DE LA LAN6UE FRANQAISE. 201 soit par suite des invasions germaniques, soit par la per- sistance d'un fonds insignifiant de mots ant^rieurs k la conqufete romaine. L'identit6 fondamentale de ces trois idiomes, I'analogie des lois qui ont pr6sid6 k leur deri- vation, le paralieiisme exact de leur diiveloppement, ce fait si curieux que les 616ments barbares.(non latins) qui se trouvent dans chacun d'eux sont exactement les mfimes et toujours dans la mSme proportion, voilk plus qu'il n'en faut pour 6tablir qu'une cause unique pr^destinait la France, I'llalie et I'Espagne a parler la m6me langue. Comment expliquer, par exemple., que le mot chemin {cammino), que Ton dit venir-du celtique, se retrouve egalement en frangais, en italien, en espagnol? Comment ces trois pays, si diif6remment atteints par la conquete et envahis par des branches si diverses de la famille germanique, se seraient-ils rencontres pour adopter jus- tement les memes -mots allemands, tels que diroher, rubare (rauben) ; jardin, giardino (Garten) ; auberge, alhergo (Herberge), etc.? N'est-il pas Evident que I'in- troduction de ces mots barbares s'^tait d6ja faite dans la basse latinite, et que Rome demeure la cause dominanle de notre langue comme de notre culture intellectuelle et de nos institutions? « « L'origine du roman , dit trfes-bien M. du M6ril, remonte au premier barbarisme que les Gaulois ajoutfe- rent a la langue latine. » II serait mieux peut-etre de dire : Au premier effort que fit le peuple pour s'affran- chir d'un joug grammatical trop pesant pour lui. Ce serait un paradoxe qui ne manquerait pas de quelque v^rite de soutenir que le francais est en un sens ant6- rieur au latin, je veux dire au latin reform^ sur le mo- 202 MELANGES D'HISTOIBE. dMe du grec que nous trouvbns dans les ^crivains clas- siques de Rome. II est sur du moins que ce n'est pas cette langue savante et lilt^raire qui a survteu dans I'usage, et qui est venue jusqu'i nous comma idiome parle, sous le nom de frauQais , d'italien , d'espagnoi : c'est la langue du dessous, la langue sans grammaire, moins riche en desinences, trainante dans sa syntaxe, 6court6e dans sa prononciation. II n'y avait pas deux langues latines. Mais il y avait una langue gram- maticale et une langue populaira, de mSma que, parmi nous, sans qu'il y ait deux langues frangaises, la langage d'un paysan, si on I'terivait rigoureusement comme il le prononce, differerait notablement de celui d'un homme bian 61ev6. Ainsi le fait g6n6rateur de la langue fran- caise n'est au fond qu'une revolution democratiqua : la langue d'an bas I'a emport6 sur la langue d'en haul; la langue des gens illettr^s, des soldats, des provinciaut, sur la langue des lettr6s at de la capitale. II arriva comme sj de nos jours I'Acade'mie c^dait le pas au jar- gon, et comma si les gens sans 6tude reglaient Fortho*' graphe. Les inscriptions, qui sont poUr 1' antiquity les meillaurs temoins de la langue populaire, nous oflfrent k chaque ligne les plus r^voltantes 6normit6s grammati* cales. Les textes latins des basses ^poques qui n'aspirent qu'& se faire entendre sont du mfime style. Je signa- lerai k cet 6gard un curieux manuscrit que possfede notre Bibliothfeque Nationale, et dont on a, ce me sem- ble, teftu trop pen de compte. C'est un traits de cuisine du vn' sifecle, ^orit, on peut le croire, dans la langue vulgaire du temps, par un certain Vinidarius. Le style de ce cordon bleu, qui s'intitule fl^rement Vir inlus^ ORIGINES DE LA LANGUE FRANQAISE. 203 ter, fourmille de gallicismes, de locutions comme celle- ci, par exemple : pisces eo jure — poissons au jus, le pronom jouant d6jk le r61e de I'article. II imports aussi d'observer que les Editions imprim6es des auteurs de cette 6poque qui, comme Gr^oire de Tours, ignoraient la grammaire, ne peuvent donner une juste id6e du teste primitif. Gen^ralement , en effet, ces Editions ont et6 faites sur des copies corrig^es aprfes la renaissance carlo- vingienne, ou bien les 6diteurs modernes ont envisage comme fautes de copistes des traits de langue qui 6taient bien le fait de I'auteur. M. Bethmann, qui a compare trois manuscrits de Gr^goire de Tours du ya" sifecle, annonce que dans I'^dition qu'il pr6pare il ne subsistera pas une ligne des anciens 6diteurs, et que son texts re- prdsentera r^ellement la langue que Ton parlait au vi' et au vii° sifecle. La revolution qui.du latin a tir6 le francais n'est done le fait ni des Celtes ni des peuples germaniques; elle est le fait de I'esprit humain. Depuis I'introduction du latin dans Iss Gaules, aucun changement brusque n'est sur- venu dans la langue de ce pays : tout s'est fait par une Evolution spontan^e, une sorte de vegetation et d'6p3- nouissement naturel. Sans doute des influences ext6rieu- res qu'on ne saurait nier concoururent au mfime r^sultat. Un vieux fonds de mots celtiques, mots humbles, bas, relatifs presque tous h la vie du paysan, ou bien mots obscfenes et frapp6s d'un certain caractfere de trivialit6, se coiiserva dans le langage du peuple. La prononciation d'ailleurs, element si capital dans la transformation des langues, resta bien r^ellement celtique, en sorte que le franpais pourrait 6tre d^flni : du latin prononc^ k la 204 MfiLANGES D'HISTOIRE. gauloise. La Germanie, d'un autre c6t6, introduisil de force uiie foule d'expressions relatives au nouvel 6tat social qu'elle fondait. A I'^poque carlovingienne surtout, Tallemand fit dans la Gaule une veritable invasion, bien plus grave et plus f6conde en r^sultats que celle de r^poque m^rovingienne. Un moment le thtotisque fut la langue de la classe politique. Le roman, il faut I'avouer, courut 1^ un danger r^el, et 11 n'a tenu qu'i peu de chose , au ix^ sifecle , que la France n'ait parl6 alle- mand. Mais I'^lement latin I'emporta compMtement : I'al- lemand rentra k tout jamais dans ses fronti^res d'Al- sace et de Lorraine, et, depuis ce temps, la langue romane, sans aucun accident ext6rieur (I'invasion nor- mande ne sema quelques mots scandinaves que dans la Normandie), suivit la marche naturelle de son develop- pement, ou, si Ton veut, de son progrfes. Certes, jamais ce mot n'a besoin de plus d'explica- tion que quand on veut I'appliquer au langage. Nulla part autant que dans I'histoire des langues le progrfes n'est douteux et compens6 de decadence. Dans les Ian-' gues, en efifet, la perfection est k I'origine. Compares au Sanscrit, le grec et le latin sont des langues pauvres et rudes: compar^es au grec et au latin, les langues que nous parlous (abstraction faite, bien entendu, de la no- blesse que le g6nie a su leur donner), sont des patois barbares, n'ayant en eux-m^mes ni leurs racines ni la raison de leurs proc6d6s. Pour les trouver nobles et belles, nous sommes obliges de fermer les yeux sur leur origine. Sorties du patois populaire, r6form6es plus tard par des grammairiens et des rh^teurs, elles portent tou- jours I'empreinte de cette double paternity. Prenez la ORIGINES DE LA LANGUE FRANCAISE. 205 mejlleure langue de nos jours, remontez k I'origine de chacun des 616ments qui la composent, oubliez un mo- ment que cette langue est maintenant vivante et noble, pour n'etre attentif qu'k sa g^nealogie, vous n'y trou- verez jamais que ces deux choses: le pedantisme et le patois. Je cite au hasard : « La beaut6 6tend son prestige sur la post6rite elle- mertie et r^pand un charme, vainqueur des sifecles, sur le nom seul des crSatures privil6gi6es auxquelles il a plu h Dieu de la d6partir. » II n'y a pas dans cette phrase un seul mot qui ne soit latin, au moins dans ses racines; mais quel latin! Voici au fond ce que M. . Cousin, sans s'en douter peut-etre, s'est rfeign6 k 6crire : « {Il)la bel{li)ta(s) e{x)tend{it) suum praestigHwm) su{pe)r {il)la{m) posterita(tem,) illa{m) me(tipsis)s{t)ma{my et repand(it) um,{im^ carme{n) victor (em) de (il)lis sec{u)lis su{pe)r {il)lu{d) nom{en) sol{um) de il(lis) creaturis privilegia{tis) a{d) {iJ)las quales il{lud) {h)a{bet) placi- (tum) a{d) Deu(m) de {il)la{m) departir(i). » Certes, si un contemporain d'Auguste se f'ut entendu dire que dix-huit siteles plus tard cela serait d'un excel- lent style, et que les maitres ecriraient de la sorte, il eut pris une bien triste opinion de I'avenir de I'esprit humain. S'il nous 6tait donn6 un specimen de la langue que Ton ' parlera dans dix siecles, quand le frangais sera devenu trop noble a son tour, notre etonnement sans doute ne serait pas moindre. Quelque chose comme le jargon des n^gres : \oilk peut-etre la langue de I'avenir. Qu'on se l.Ital. medesimo; ancien espagnol, mesmo, meme. 206 MELANGES D'HISTOIRE. repr^sente seulement ce que deviendrait notre idiome dcrit et parl6 le jour ou il serait regu qu'on peut ^tre un galant homme sans savoir le latin, le jour oil, le sentiment de I'^tymologie venant h se. perdre par I'affai- blissement des Etudes classiques, on se servirait de la langue k peu prfes comme les magons se servent des procdd^s de la g^omtoie sans les comprendre. Or les pessimistes croient d6ji voir de graves symptdmes de cette revolution future. Lamartine noils donne des 6tudes du style des cuisini^res ; George Sand nous fait trouver des beautfe infinies dans je ne sais quel patois. Le pa- tois est k la mode, on se rarrache; rAcad^mie le cou- ronne! Encore si c'6tait un reste de quelqu'un de ces idiomes ennoblis par Je g^nie et qui ont m6rit6 un mo- ment le nom de langue, si c'6tait le provengal des trouba- dours du xn° sifecle, un souvenir de la langue de Bernard de Ventadour ou de Raimbaud de Vaquferes que Ton cherchlt ci faire revivre, cet 6cho du passe pourrait n'6tre pas sans charme. Mais le jargon des rues d'Agen, un patois sans rfegles, sans flexions, sans litres de no- blesse, du mauvais frangais en un mot , dont tout le me- rite consiste a dire barquo pour barque et foulo pour foule, cela ne devrait pas s'ecrire et c'est un signe alarmant qu'en dehors d'Agen on ait consenti k 1' ad- mirer. Ainsi une langue d'extraction pMb6ienne, martel^e ensuite durant des sifecleSj par des gosiers barbares, a demi devor6e par des mangeurs de syllabes, voilJi notre langue; ce qui n'empeche pas que longtemps en- core, quaud retra"nger voudra dire de fines et gracieuses choses, il se croira oblig6 de les dire en frangais. L'hu- ORIGINES DE LA LANGUE FRANCAISE. 207 mi\M des origines n'humilie personne; le monde n'est plein que de ces ennoblissemente et de ces passages de la rusticity k la plus exquisepolitesse. L'histoire du Ian- gage, d'ailleurs, envisag^e dans son ensemble, se resume tout entifere en ces deux mots : decWance sous le rapport de la noblesse et de la beauts des formes, — progr^s en facility, j'ai presque en vie de dire en d^mocratie; et par suite substitution inevitable de I'idiome populaire ci I'idiome savant. Le ' premier coupable de ce sacrilege fut ce r6volutionnaire de Bouddha, quand, six cents ans avant J,-C., il voulut mettre k la portdi.e du peuple les probl^mes jusque-lci reserves aux ecoles et aux classes aristocratiques. Pour cela il se vit oblige de parler une langue plate, prolixe, sans relief, sans constructions, pleine de redites, un vrai style de cur6 de campagne. Plus tard ses disciples commirent un bien plus grave attentat : ce fut d'^cjire et d'appliquer aux usages intel- lectuels la langue parl6e (le pali), afin d'etre plus clairs et de s'adresser h tout le monde. Cette 6norme conces- sion, nous I'avons faite k notre tour : nous avons oublie le beau latin pour le latin rustique ; nous avons pass6 au peuple. Je ne dis pas qu'il faille le regretter ; je constate seulement dans l'histoire des langues I'aernel balance- ment qui semble la loi des choses humaines: noblesse pour un petit nombre ou vulgarity pour tous. L'ART DU MOYEN AGE LES CAUSES DE SA DfiCADENCE. L'histoire de I'art chez les peuples modernes presente un ph^nom^ne qui, pour n'^tre pas sans exemple dans I'antiquit^, n'en reste pas moins Strange : je veux parler de cette rupture singuli^re avec la tradition, qui, k partir de la fin du xv* sitele, nous rend d6daigneux pour notre passe et nous engage k la poursuite d'un autre ideal. Du xi° au xiv« sitele, I'Europe avail eu un art original dans le sens, toujours restreint qu'il est permis de donner k ce mot quand il s'agit des choses de I'esprit. Le xi' siecle avail 6te t^moin, en philosophie, en po6sie, en archi- leclure, d'une renaissance comme I'humanit^ en compte peu dans ses longs souvenirs. Le xii° et le xin^ siecle avaient d6velopp6 ce germe f6cond, le xiv° et le xv° sifecie en avaient vu la decadence. Chose Strange! ces deux 14 210 MELANGES D'HISTOIRE. sifecles qui, sous le rapport politique, presentent un sen- sible progrfes, ces deux sifecles qui assistent k la s&ulari- sation de I'Jfitat par Philippe le Bel, a la premiere procla- mation des droits de I'honime, au reveii de la vie raondaine avec les Valois, au premier regne de la bourgeoisie patriote et intelligente avec fitienne Marcel, si I'inauguration-d'une royaut6 administrative et d6voii6e au bien public avec Charles V, k la grande proclamation de la saintet6 de la patrie avec Jeanne d'Arc, puis k de prodigieuses dteou- verjes qui changferent la face du monde, ces deux sikiles, dis-je, assistferent en m6me temps k la plus triste d6ch6ance . du gout, virent mourir tout ce qui avait fait Vkme du moyen ige, et sembl6rent, en fait d'art, commeles para- lytiques de la piscine, attendre la vie d'un souffle nouveau. Ce souffle vint de I'antiquit^, qui, vers la fin du xv° sifecle, sortit de son tombeau, au moment juste oia elle deve- nait n6cessaire k l'6ducation de I'humanit^. La vieille terre d'ltalie recdait tant de tresors, que les restes de I'art ancien s'y trouvaient k fleur du sol. De tr^s-bcaux monuments d' architecture .existaient encore presque in- tacts. Ce n'^tait pas la Gr^ce, alors totalement ignorfe; c'6tait une antiquit6 de second ordre, mais c'6tait I'anti- quit^. A peine la belle ressuscit6e se montra-t-elle dans sa sobre 61t5gance et sa s6v6re beauts, que tous furent fascin6s. Chacun renia ses p6res, se fit aussi irrespectueux que possible, et, pour plaire k sa nouvelle maitresse, se crut oblige de commettre des exces de zfele qu'elle-mfime eut d6sapprouvfe. Le commencement de notre si^cle a vu la premiere reaction centre ce changement du gout, qui avait 6t6 accepts par trois siteles sans une seule protestation. Quand L'ART Dtl MOYEN AGE. 211 M. de Chateaubriand eut r6v61e au monde, 6tonue et d'a- bord scandalise d'un tel paradoxe, qu'il y a une esthetique chretienne, il tut permis de trouver qu'une eglise gothique resout k sa manifere le probl^me de 1' architecture, et que les sculptures de Saint-Gilles pr6s d' Aries, de Chartres, d' Amiens, de Reims, ne peuvent etre oubli^es dans une histoire de I'art. Les hommes les plus Strangers k I'esprit de systfeme se declarferent touches. « Plus je vols les monuments gothiques, disait un homme qui avail le droit d'etre juge en statuaire *, plus j'6prouve de bonheur k lire ces belles pages, religieuses si pieusgment sculptees sur les murs seculaires des 6glises. Elles 6taient les archives du peuple ignorant.. II fallait done que cetie toiture devint si lisible que chacun piit la comprendre. Les saints sculptes par les gothiques ont une expression sereine et calme, pleine de confiance et de foi. Ce soir, au moment ou j^^^cris, le soleil couchant dore encore la fapade de la cath^drale d' Amiens; le visage calme des saints de pierre semble rayonner. » On alia plus loin, et, pour plusieurs, ce mouvement, que jusque-la tout le monde avait appeM renaissance^ devint un sujet de blame et de regrets. Aux maledictions de Vasari contre I'art gothique succ6d6rent des maledic- tions contre cet art paien qui, selon les z^lateurs du nouveau syst6me, avait tu6 I'art chr6tien. Une 6cole fort s6rieuse, puisqu'elle a soutenu dans leurs travaux des hommes comme Lassus, VioHet-le-^Duc, inspire un poete corame M. de Montalembert, entreprit systematiquement la rehabilitation de I'art du moyen kge^ et essaya meme 1. David d' Angers. 212 MELANGES D'HISTOIRE. de renouer la tradition interrompue depuis prfes de quatre cents ans. Ici de cruelles deceptions I'attendaient. Les systfemes d'esth^tique, toujours vrais en un sens, quand ils sont concus par des esprits ^lev^s, ne doivent jamais chercher h se realiser. Les seuls chefs-d'oeuvre que pro- duisit r^cole n^o-gothique sont de trfes-bon» livres d'ar- chdologie. L'impuissance des id^es th^oriques k rien cr^er en fait d'art, le rang secondaire fatalement assign^ k tout ce qui est pastiche et imitation furent prouv^s par un exemple de plus ; mais la meilleure s6rie de travaux que la France ait produite en notre sitele sortit de cette direction, ou, si Ton veut, de cette mode. Infirieur a I'Allemagne pour les ouvrages de haute critique et de tres-fine analyse, notre pays prit sa revanche en ces travaux d'une m6thode exacte et sobre, oil les qualit^s du savant et celles de I'homme, de gout se retrouvent dans une juste proportion. Grstce au travail de ces trente derni^res ann6es et k I'accord des r6sultats obtenus, les principaux problfemes relatifs k I'art du moyen kge ont refu une solution qu'on peut dire assur^e. Comment cet art naquit-il? Au milieu de quelle soci6t6 reussit-il k grandir? Comment cette soci6le ne suffit-elle pas pour I'amener k sa perfection ? Comment la grande generation qui cr^a !e style gothique n'eut-elle pas pour ei^vRS des artistes analogues a ceux de I'ltalie du xvi° sitele? LART DU MOYEN AGE 213 Voilti les questions que tout esprit philosophique se pose, et sur lesquelles les documents sont raves ou discrets. Les artistes frangais du moyen Sge ont peu de person- nalit^; dans cette foule silencieuse de figures sans nom, riiomme de g^nie et I'ouvrier mediocre se coudoient, k peine diiferenls I'un de I'autre. II faut des recherches minutieuses pour prendre sur le fait le travail obscur et, comme nous disons aujourd'hui, inconscient d'ou sont sorties tant d'oeuvres 6tranges. Je ne connais pas a cet ^gard de plus pr6cieux t^moignage que celui que M. Lassus a livr6 11 y a quelques ann6es aux discussions du monde savant '. En 1849, M. Jules Quicherat tit connaitre un manuscrit du fonds de Saint-Germain, h la Bibliotheque Nationale. ou se trouvait un livre des plus singuliers. C'^tait, sous une chemise de vieux cuir, une s^rie de feuillets de parchemin contenant les dessins, les essais, toutes les notes, toutes les confidences d'un architecte du xni= sitele, Villard de Honnecourt. Le docte et penetrant investi- gateur auquel I'histoire de France doit tant de judicieuses recherches d6crivit ce curieux document; M. Lassus en entreprit la publication integraie et y trouva une excel- lente occasion pour d6velopper ses ld6es favorites. La raort le surprit dans ce travail, que les soins d'un de ses 616ves viennent de mener k fin 2. 1. Album de Villard de Romnecowt, architecte du xiii' siecle, manuscrit publie en fac-slmile', etc., par J.-B.-A. Lassus, ouvrage mis au jour apres la mort de M. tassus et conformement 4 ses manuscrits par M. Alfred Darcel. Paris, 1858. 2. Une Edition anglaise du mfirnc ouvrage a paru, avec de savantes additions de M. Robert Willis, professeur k I'universite de Cam- bridge. Londres, 1859. 214 MELANGES D'HISTOIRE! L'album de Villard est \e, plus curieux miroir de I'^tat d'esprit oil vivait un artiste du temps de saint Louis. Villard ^tait originaire de Honnecourt, village situ6 entre Cambrai et Vaucelles. C'est un Picard, et il 6crit dans le dialecte de la Picardie. Sa vie fut celle d'un artiste du moyen kge, agit6e, mobile, toujours nomade. II voyagea, comme il nous le dit lui-m6me, « en beaucoup de terres ». On trouve dans son album les 6glises de son pays natal, Vaucelles et Cambrai, la rosace occidentaIe.de I'^glise de Chartres, r6glise Saint-Etienne de Meaux et la rosace de Lausanne. Sa renomm6e le fit appeler jusqu'en Hougrie. Au verso du dixifeme feuillet est une madone avec I'enfant J6sus, auprfes de laquelle on lit ce texte : « J'esloie mandes en le tierre de Hongrie qant io le portrais por qo I'amai io miex ^ » Au quinzifeme feuillet, on trouve un croquis d'un pav6 en mosaique, avec ces mots : « J'estoie une foi en Hongrie, la u ie mes mains jor, la vi io le pave- ment d'une glize de si faite mani^re '. » D'ing^uieuses recherches ont permis, du reste, de retrouver en Hongrie m6me les traces du s6jour de Villard '. Le seul lieu de Hongrie oil I'influence de I'architecture frangaise se montre avec Evidence est Kaschau. Le plan de I'^glise de Sainte- filisabeth k Kaschau est conforme au systfeme du gothique frangais tel qu'on le voit dans l'6glise Saint-Yved de Braine et dans I'eglise SaintrEtienne de Meaux. Villard 1. a J'fitais mande en la terre de Hongrie quand je la dessinai, parce que je la pr6ferais. » 2. a J'^tais une fois en Hongrie, \k od je demeurai maints jours, et j'y vis un pavement d'figlise fait de cette mani^re. j> 3. Voyez les Mittheilungen des k. k. Central-Commission zur Erfor- schung imd Erhaltung der Baudenkmdle. Vienne, juin 1859 (qua- trlfeme ann6e). .L'ART DU MOYEN AGE. 215 travailla k cetle derni^re 6glise. II est done touU k fait naturel de supposer que I'^glise de Kaschau est aussi son oavrage. Sa part dut au reste se borner k I'indication du plan g6Q6ral, car I'ensemble de la construction est du xiy^ sifecle. Villard avait des connaissances assez 6tendues en phy- sique. Son Education fut 6videmnient celle des esprits les plus cultiv6s de son lemps. II s'occupa du mouve- ment perp^tuel. Ses id6es sur ia « portraiture » sont originales et neuves. L' etude de la nature est sensible dans les groupes des lutteurs, des joueurs de d6s, et dans plusieurs figures. II a aussi dessin6 d'apr^s nature divers animaux, lion, porc-6pic, ours, cygne, perroquet, chien. Pr^s du lion, Villard ne manque pas de noter expres- s6ment : « Et biea sacies que cil lions fu contrefais al vif. » Enfin I'^tude ou plutfit I'observation des monu- ments antiques parait d'une manifere tres-remarquable dans le tombeau d'un « Sarrazin » , c'est-^-dire d'un paien (pi-. Lx), et dans un bomme rev6tu d'une chlamyde (pi, Lvn), qui ressemble h un personnage des comedies de Terence. II y a aussi quelques esquisses d'apres des modfeles byzantins. Villard, on le voit, prend de toutes mains. L'activit6 extreme, I'audace, I'esprit d'innOvation qui caracterisent les artistes de son 6poque ne se sentent nuUe part mieux qu'ici. On dirait par moments Leonard de Vinci ou Michel-Ange, k voir cette Ebullition d'idees hardies, cette fifevre d'ench^rir sur les autres, cette vari6t6 naive dans les objets de la curiosite. On se croirait k la veille d'une renaissance, et Ton 6tait en reality a la veille d'une decadence. Pour s'expliquer ce ph6nomfene singulier , il faut se rendre compte des origines de I'art gothique, 216 MELANGES D'HISTOIRE, de son principe, de sa tendance et du germe fatal de dissolution qu'il contenait en son sein. Gr^ce aux excellentes recherches de MM. Lassus, VioUel- le-Duc, Vitet, M^rimde, Quicherat, la date de I'invention du style gothlque est maintenant bien connue. Les par- ties de Saint-Denis belies par Suger (1137-1140) sont en- core plus romanes que gothiques. La cathedrale de Ghartres, commenc6e de 1140 k 114S, offre au contraire trfes-peu de style reman. Les cathddrales de Noyon, de Senlis, commencdes vers IISO, sont ddciddment dans le style nouveau, quoique montrant encore plus d'un lien de transition avec les habitudes anciennes. Les cathd- drales de Laon, de Paris, de Soissons, I'abbaye de Fe- camp, postdrieures de dix ou vingt ans, ne gardent plus du roman que des traces presque imperceptibles. Cest I done vers 1150 qu'il convient de placer le moment ou lie style nouveau apparait avec ses caractferes distinctifs. Encore de savants critiques, tels que M. Quicherat, pen- sent-ils que cette date est trop moderne, et que, pour trouver la veritable origine du style ogival, il faut re- monter assez prfes de I'an 1100. Le pays oia il se produisil pent 6tre d6termin6 avec non moins de precision. Ce fut sans contredit en France, puisque notre pays pr6sente des monuments gothiques au nioins cent ans avant tons les autres. Ce ne fut ni dans le midi, ni dans le centre de la France, puisque ce style n'y fut transport^ que tard, et n'y prit jamais de fortes racines ; ce ne fut pas en Bretagne, ou Ton ne trouve aucun monument gothique anterieur au xiv= siecle, et ou tous ces Edifices ont tit6 bStis par des Strangers. Ce ne fut ni en Normandie, ni en Lorraine, ni en Flandre, ou LART DU MOYEN AGE. 217 I'ogiyc fut introduite k une 6poque relativement moderne. Ce fut dans I'lle-de-Fran ce et la r^ ion en vironn ante, le j Vexin, le Valois, le Beauvoisis, une partie de la Cham- , pagne, tout le bassin de I'Oise, dans la vraie France ■ enfin , c'est-k-dire dans la region ou la dynastie cap6tienne, cent cinquante ans auparavant, s'6tait constitute. L'aspect archdologique de cette region de la France d^montre d'une fagon incontestable la proposition que nous venons d'^noncer. Les constructions qui expliquent la transition du style roman au style gothique, les ca- th6drales de Noyon, de Senlis, Saint-Remi de Reims, Notre-Dame de Chalons, l'6glise de Saint-Leu d'Esserans, y sont toutes groupies. Quand on entre dans la cath6- drale de Noyon,commeratr6s-bi6n fait observer M. Vitet, on croit au premier moment enlrer dans une ^glise pu- rement ogivale; mais on remarque bientfit que le plein cintre y est presque aussi souvent employ^ que I'ogive, et Ton arrive k se convaincre que pendant quelque temps on suivit simultan6ment les deux systfemes. Les arcs romans en effet se trouvent dans toules les parties de r6glise, mais principalement, chose frappante, dans les parties les plus elevees. Presque toutes les 6glises de cette region presentent le mfime phenom^ne. Les deux styles s'y melent profondement ; quand elles sont ogivales, l'as- pect general de I'^difice est encore roman, et, quand elles sont romanes, on y voit facilement poindre les traits qui, en se developpant, formeront le caractfere du style ogival. II suffira de citer Saint-Uenis, Saint^Etienne de Beauvais, Saint-Martin de Laon, Saint-Pierre de Soissons, I'^glise de I'abbaye d'Ourscamps, Saint-Evremont de Cn-il, les petites 6glises romanes des environs de Laon et de Beau- 218 MfiLANGES D'HIS'TOIRE. vais, les petites 6glises, plutdt gothiques, d'anciens prieur6s qu'on trouve dans le Valois. Partout on sent I'effort du style roman pour produire quelque chose de plus 16ger, ou la simplicity naJve du gothique uaissant, encore pure de tout rafflnement subtil. L'ogive, dans les Edifices ddci- d^ment gothiques, est k peine sensible, tant Tangle des deux arcs est ouvert. La hauteur est tr6s-raoder6e. Le style a encore une puret6 et une s6v6rite qu'il ne gardera pas dans les pays oil il sera transports. Quand des textes formels ne nous apprendraient pas que les cath6drales de Noyon, de Senlis, de Laon, de Paris et de Chartres furent les premiferes 6glises gothiques, le style seul de ces Edifices I'indiquerait. Les petites eglises de Saint-Leu d'Esserans, de Longpont, d'Agnetz, sont 6galement des chefs-d'oeuvre de proportion, de justesse, de hardiesse mesurSe, que I'architecture gothique n'a pu produire qu'4 son dSbut. Ajoutons que tous les ai-chitectes cetebres de rScole gothique, Robert de Luzarches, Pierre de Monte- reau, Eudes de Montreuil, Raoul de Coucy, Thomas de Gormont, Jean de Chelles, Pierre de Corbie, ViUard de Honnecourt, sont de I'lle-de-France, de la Picardie ou des pays voisins, et qu'aucune region ne justifie aussi bien que celle-ci I'apparition du style nouveau. Les ma- tSriaux y sont abondants et d'excellenle quality. La pierre, facile a, travailler, semble inviter aux essais hardis, aux titonnements p6rilleux, et explique cette fifevre d'inno- vation qui porta les architectes gothiques k surenchSrir sans fin les uns sur les autres en fait de t6m6rit6.. Le style gothique nous apparait ainsi comme un art purement francais. II nait avec la France, au centre m§me de la nationalit6 franpaise, dans ce pays florissant et L'ART DU MOYEN AGE. 219 riche qui se d^gageait le premier de la feodalit^ germa- nique, fat le berceau de la dynastie cap6tienne, et en recueillit avant tous les autres les b6n6fices. Ge fut, comma I'a dit M. VioUet-le-Duc, I'arcbitecture du domains royal. Soumis k I'influence essentiellement francaise de la royaut6 et de I'abbaye de Saint-Denis, ce pays, au xi° sifecle et au xn°, fut le thccltre d'un grand 6v6il de I'esprit bumain, d'une sorte de renaissance, qui se traduisit en po6sie par les cbansons de geste, en pbilosophie par I'apparition de la scolastique, en politique par le mou- veraent des communes et I'administration de Suger, en religion par saint Bernard et les croisades. L'architecture gothique ou, pour mieux dire, le m<5uvement de construc- tion d'oii elle sortit fut le produit des mfimes causes. En ce qui concerne les communes, ce ne fut pas sans doute une circonstance fortuite qui fit co'incider leur etablisse- ment avec la rtoovation architecturale. L'eglise, k cette ^poque, avail MrM du forum et de la basilique ancienne ; c'etait le lieu des reunions civiles, et, en effet, ce sont des villes de communes, Noyon, Laon, Soissons, qui elfevent les premieres cathedrales gothiques. Qu'aucun 616nient, ni italien, ni allemand. ne se m614t k cette premiere renaissance toute franpaise du xi^ et du xu'* sifecle, si tristement arr6tee au xiv°, c'est ce qui, pour I'arcbitecture, est de toute certitude. Cent ans au ' moins le style ogival reste la propri6te exclusive de la France. Les bords du Rhin se couvraient encore de con- structions romanes, quand les cbefs-d'oeuvre du style ogival 6taient d^ja Aleves dans la France du nord. L'An- gleterre eut des 6glises gotbiques bSties d^ le xn° sifecle, mais mar des Franpais. En H74, la reconstruction de la 220 MELANGES D'HISTOIRE. cathMrale de Canterbury ayant 6t6 dteid^e, on ouvrit un Iconcours : ce fut Guillaume de Sens, celfebre par de grands Iravaux, qui fut choisi, et qui comraenca le choeur dans le systfeme nouveau qui dijk r6gnait exclusivement en France. Au xni^ sifecle, les innombrables maltres maQons 1 qui portferent ce style jusqu'aux confins de I'Europe laline I 6taient des Francais. Le premier architecte gothlque non I fran^ais dont le nom nous soil connu est Erwin de Stein- bach (1277). En AUemagne, jusqu'au xiv" sifecle, ce style s'appelle « style franc ais », opus francigenum, et c'est \k le nom qu'il aurait du garder. Malheureusement la fata- lity qui priva la France de la gloire de ses chansons de geste se retrouve ici, L'esprit 6troit qui doroine a partir de saint Louis, les violences de I'inquisition, les malheurs de la guerre de Cent ans, 6teignent chez nous le gdnie. Strasbourg et Cologne deviennent les ecoles du style que nous avions cr66. La France voit k son tour chez elle des artistes Strangers. Le style frangais passe pour alle- raand; I'ltalie I'appelle tudesque, puis, par un contre- sens des plus bizarres, fait pr^valoir pour le designer I'absurde denomination de goihique. II faut se rappeler que les barbares furent surtout connus h. I'ltalie par les Goths. Gotico devint synonyme de barbaro, et une 16- gende representa les Goths comme des etres fantastiques acharn^s k la destruction des monuments romains, qu'ils venaient marteler pendant la nuit. Dans leur dddain pour cette architecture, qui n'6tait pas conforme aux ordres grecs, et qui leur 6tait profond6ment antipathique, les Italiens du xvi" si^cle I'appel^rent gotica, et ce nom fut d'autant plus facilement accepte par la France du xvu= sifecle, que le mot gothique avait pris en frangais, par L'ART DU MOYEN A&E. 221 suite de I'influence italiepne, une nuance analogue {6eri- ture gothique, les temps gothiques, etc;). De Ik k pr6ten- dre que les Goths avaient invents ce style, il n'y avait qu'un pas : Vasari le franchit, et aujourd'hui ce non-sens historique n'est pas encore d^racin^ de I'ltalie *. Comment se forma ce style extraordinaire, qui, durant pr^s de quatre cents ans, couvrit I'Europe latine de con- structions empreintes d'une si protbnde originality ? Les doctes et judicieuses»recherclies que je rappelals tout k I'heure ont resolu la question. Les anciennes hypotheses, et d'une influence orientale, et d'une origine germanique, et d'un pr6tendu type xyloidique (architecture en bois), doivent etre absolument abandonnees. Le style gothique sortit du style roman par unjfipanouissement mlbrel, ou, si on I'aime mieux, par le travail d'hommes de g&aie tirant avec une logique inflexible les consequences de I'art de leur temps : il fut la continuation d'un style an- t^rieur, ct&6 vers I'an 1000 et d6duit lui-meme des lois qui jusque-lk avaient preside en Occident k la construc- tion des temples chretiens. Tout le monde est d'accord pour reconnailre que les 6glises anl^rieures au xi« si6cle, a I'exception de celles qile Ton b^tissait sous I'influence directe de Byzance, n'etaient que de ch6tives imitations des anciennes basili- ques du temps des empereurs chretiens. Le toit 6tait sou- tenu par une charpente qui se voyait de I'int^rieur; le travail 6tait le plus souvent d^fectueux et sans style. Le mouvement extraordinaire de construction qui suivit I'an 1000 amena dans I'architecture chr^tienne le plus grave 1. On le trouve developpe avec une assurance surprenante dans I'opuscule de M. Troya, Delia architetlura golica, Naples, 1857. 222 MELANGES DHISTOIRE. changement qu'elle ait jamais subi. On n'ajouta rien d'essentiel k la vieille basilique; raais on en developpa tous les 616ments, A la charpente on substitua la voute; des contre-forts sont accuMs aux murs pour soutenir les poussees ; les rapports de I'^Mvation et de recartement sont changes. En mfeme temps tout prend du style, et bientot ce style devient de I'el^gance. La colonne s'ap- plique comme decoration au lourd pilier; le chapiteau vise k copier le corinthien ou le composite, meme quand il est historic. La forme de I'^lise est nettement d6ter- min6e : c'est one croix latine, dessinte par une nef elev6e, flanqufe de bas c6t6s. Deux tours, d'ordinaii-e carries, perches de plusieurs stages de petites fenetres en plein cintre, ornent I'entr^e. Une rosace, au moins rudimen- taire, complete la facade. Le choeur s'allonge un peu et parfois s'entoure de bas c6t6s. Les fentoes sont etroites, et souvent divistes par le milieu. Une coupole centrals s'el^ve k la jonction de la nef et du transept. Un progrfe non moins sensible se fait sentir dans I'execution. On se pr6occupe de la dur^e. A I'int^rieur', on vise surtout k une grande richesse; les murs et les pav6s sont rev^- tus d'incrustations color6cs, les colonnes prfeentent une telatante polychromie. II semble qu'on veuille modeler r^glise sur la Jerusalem c61este, resplendissante d'or et de pierreries. Ainsi jnaquit le style dit roman, qui, au xi° siMe et dans la premiere moiti6 du xu=, couvrit la France d'6di- fices pleins d'harmonie et de majesty, Saint-fitienne de Caen, Saint- Sernin de Toulouse, Notre- Dame de Poitiers, etc. Quand on 6tudie bien ces eglises, on voit que c'est au moment de leur apparition qu'il faut placer I'acte LART DU MOYEN AGE. 223 vraiment cr^ateur de 1' architecture du moyen 4ge. Ce sont dejk des 6glises gothiques pour la forme g&n&rale, Tame- nagement int^rieur, le jeu des nefs et des galeries. Le principe est pos6, il n'y a plus qua le developper. Le Midi, le Poilou, I'Auvergne, proc^derent tiraidement dans ce d6veloppement. La Provence et le Languedoc continue- rent h b^tir en roman jusqu'au xiv° sitele. Le nord, au conlraire, ne s'arreta pas. Soit que les 6glises romanes y fussent moins bien construites et qu'un grand nombre d'entre elles se fussent ecroul6es dans le commencement du xW sifecle, soit que cette partie de la France ob6it ^ > des besoins d'imagination plus 61ev6s, le mouvement architectural s'y continua sans rel^che," et, cent cinquante ans aprfes sa naissance, le style roman y subissait une profonde modification. Le travail abstrait d'oii sortit cette modification dut 6tre quelque chose de sui*prenant. D'une part, les maitres ma- cons du nord trouvferent que les eglises romanes avaient quelque chose de lourd et de trapu; lis virent qu'on pouvait beaucoup les amincir et y employer bien moins de materlaux. D'un autre c6t6, de frequents accidents avaient prouv6 que, dans les Eglises du xi" sifecle, la pouss6e de la voiite avait m mal calcuMe ; on chercha. a y rem6dier. En suivant cette double tendance, on fut conduit i substituer la votite d'aretes ci la voutc en ber- ceaux et k preferer Fare aigu au plein cintre. L'arc aigu i avait I'avantage d'op6rer un bien moind):;e^6carteinent et | de faire porter I'effort sur des points isOles et certains. | Ce changement ne fut pas d'abord syst6matique. L'ogive (pour employer le mot tres-impropre qu'on donne de nos jours a Tare aigu) fut adoptee pour les grands arcs, qui 224 MELANGES D'HISTOIBE. poussent beaucoup ; le plein cintre fut conserve pour les petits, qui poussent peu ou point. Une vaste compensar tion d'ailleurs fut cherchee dans les arcs-boutants et les contre-forts, sur lesquels toules les pouss^es se r^unissent. Les 6glises romanes en avaient, mais dissimuMs et peu considerables. Ici, ils devinrent la maitresse partie et permirent des Mgferetfe inouVes. Les vides s'augmentent dans une eifrayante proportion. Les reins puissants qui soutiennent toutes ces masses branlantes sont au dehors, et Ton arriva k realiser cette idee singuli^re d'un edilice soutenu par des 6chafaudages, et, s'il , est permis de le dire, d'un animal ayant sa charpente osseuse autour de lui. Un souffle puissant semble d6s lors p^n^trer la basilique romane et en dilater toutes les parties. Devenue en quel- que sorte a6rienne, I'^glise nage dans la lumiere, I'^teint, la colore k son gT&. Les murs arrivent au dernier degr^ de maigreur. Les colonnes amincies et divisees en colon- neltes ont I'air den'etre \h que pourl'ornement. L'^glise semble I'^panouissement d'un faisceau de roseaux. Le style roman, qui vise surtout k la solidity, n'affecte pas les hauteurs extraordinaires ; il offre plus de pleins que de vides; ses fenfetres sont pelites, ses colonnes massi- VPs. Le gothique pousse le gout de la legeret6 jusqu'i la folie. Les fenetres 6troites deviennent des bales enormes, qui font de I'^difice une cage k jour. Les galeries rudi- mentaires du style roman deviennent des eglises super- poshes. Les lignes verticales se substltuent aux lignes hori- zontales, les plans en saillie et en retrait aux surfaces uriies. L'artiste, surtout avide de faire nattre un senti- ment d'^tonnement, ne recule pas devant des moyens L'ART DH MOYEN AGE. 225 d'jllusion et de fantasmagorie. 11 dissimule, au moins sous certains profils, ses moyens de solidit6. Cette vofite sem- ble poser sur des colonnettes, tandis qu'elle pose en rea- lity sur les murs lat6raux. Ces murs eux-mSmes effrayent par leur peu de masse; mais, au dehors, une forfet de b^quilles, comme on I'a dit souvent, suppl^e a leur insuf- fisance. Ces fenfetres sous la voute produisent une sorte de terreur ; mais cette voiite est soutenue par d'autres moyens. Les frfiles 6tais qui ont Fair de la pDrter sont \k pour d6tourner 1' attention et tromper I'oeil sur la direc- tion r^elle des etfets de la pesanteur. Ainsi naquit 'I'eglise dite gothique. Elle n'a rien de plus, rien de moins que l'6glise romane. C'est la vieille basilique 6videe, amincie, remplie de souffle et d'^me. La basilique du moyen Sge 6tait complete avanj; I'adoption de I'ogive. L'ogive, en d'autres termes, n'est pas un trait de style, elle est ajqjlicable k tons les. styles. Des 6glises purement romanes, comme Saint-Maurice d' Angers, Saint- Gilles pr^s d'Arles, en font un emploi suivi. Souvent on pratiqua simultan^ment le plein cintre et l'ogive, et, assez longtemps aprte le triomphe de l'ogive, on continua d'em- ployer le plein cintre dans les clocliers. Enfin une foule d'^glises, non-seulement dans la region qui servit de ber- ceau h. l'ogive, mais en Guienne, en Normandie, flottent entre les deux proc6d6s et peuvent presque indiff6rem- ment s'appeler romanes ou gothiques. De la basilique romaine k la basilique clir6tienne du temps de Constantin, de la basilique constantinienne aux ^glises du ix'= et du X* si^cle, de I'eglise du ix= et du x^ siecle k la basilique romane, de la basilique romane k I'eglise gothique, il n'y a done pas une seule solution de continuite, Qiielque peu 15 226 MELANGES D'HISTOIRK. d'analogie qu'offrent au premier coup d'oeil Saint-Paul- hors-les-Murs et Notre-Dame, I'une de ces ^constructions vient de I'autre par una s6rie de d6veloppements non interrompus. On ne nie pas qu'une influence grecque assez forte ne se soit exerc^e en France au x<> et au xi^ sitele ; mais cette influence entra pour peu de chose dans le grand mouvementdenotre art national. EUe produisit Saint-Front de Perigueux, quelques ^glises du Quercy et de I'Angou,- mois ; mais ce n'est certes pas de ce c6t6 qu'il faut cher- cher I'origine de I'art gothique. E ncore m oins doit-on [ parler des croisades et del'influence arabe. L'architecture gothique et l'architecture arabe ont des ressemblances ; mais ces ressemblances viennenl de la similitude de leurs points de depart. L'une sort du roman, I'autre du byzan- tin; orle roman et le byzantin ^taient frferes, issus tous. deux par degradation de I'art antique. Le gothique et I'arabe arriv^rent ainsi k des r^sultats analogues; mais ils ne se doivent rien I'un k I'autre et representent des tendances profond^ment diff^rentes. L'ogive a exists de ! tout temps en Orient k I'^tat sporadique, I'Orient meme en !' adopta I'usage g6n6ral a vant ['Occident; mais ce n'est pas de \k que les grands constructeurs du xn» si^cle la pri- rent. lis y arrivferent d'eux-m§mes, et ind^pendamment de tout eraprunt fait au dehors. ' C'est done un seul d6veloppement qui a produit les eglises romanes et les 6glises gothiques. Tout se rattache au mouvement de construction qui part de I'an 1000, pro- duit nos belles Eglises romanes, arrive vers IISO a l'ogive et vers 1200 k un type miir, fixe, parfait a sa manifere, qui ne varie plus jusqu'au xv" si^cle. Une seule grande r6vo- L'ART DU MOYEN AGK. 227 lution, la substitution de ia voute k la charpente, a produit, par des deductions en quelque sorte n^cessaires, toutes les transformations qui remplissent TintervaUe du xi= sitele au xrv°. La production du style gothique fut parfaitement logique; elle ne suppose I'lntroduction d'aucun 616ment Stranger. L'ogive, employee dans des cas exceptionnels au xi« si^cle, pour donner de la solidity aux arcs qui devaient avoir une grande port6e, devient la r^gle k partir de 1150; maison peut dire qu'elle ^tait en germe dans les n6cessit6s intimes de I'art ant6rieur. Certaines parties des basiliques nouvelles, les absides par exemple, I'appelaient presque forc6ment. Enfin elle arrivait k des effets qui parlaient beaucoup k I'imagination et r^pondaient mieux au sentiment religieux du temps. En somme, il se passa en architecture un ph&om&ne analogue k celui qui avait lieu dans la langue et la po6sie. Avec les 616ments anti- ques, brisds, transposes, recompos6s selon ses id^es et ses sentiments, le moyen kge se cr6ait un instrument tout diflterent de celui de Rome. Nos ^glises sont k Fart anti- que ce que la langue de Dante est k celle de Virgile, barbares et de seconde main, si Ton veut, mais originales k leur manifere et correspondant k un g6nie religieux tout nouveau. Comme tons les grands styles, le gothique fut parfait en naissant. Trop habitues k juger ce style par les ouvrages de sa decadence, nous oublions souvent qu'il y eut pour le style ogival, avant les exag6rations des derniers temps, un moment classique oil il connut la mesure et la sobri6t6. Les petits Edifices, ^lev^s en quel- ques ann^es et d'une' parfaite unit6, nous renseignent bien mieux a cet egard que les grandes cathedrales ache- 228 MfiLANGES D'HISTOIRE. v6es presque toutes au xiv° sifecle, L'6glise de Saint-Leu ,d'Esserans, dont M. Vitet a, je crois, le m^rite d'avoir le premier r6v616 la rare 616gance, celle d'Agnetz, pr^s de Clermont, lasalle d'Ourscamps, labeJle 6glise cistereienne de Longpont, ou m6me celle de Saint- Yved de Braine, sont d'excellents modules, aussi purs, atissi frappants d'unite que le plus beau temple grec. Les 6glises 61ev6es par les crois6s en Palestine brillent aussi par leur s6v6rit6. On ne pent placer trop haut ces constructions simples et grandioses du premier style ogival. Les ligpes verticales n'empSchent pas de fortes lignes horizontales de se dessiner. Les chapiteaux, tous semblables entre eux dans un m6me 6difice et composes de feuilles 616gantes, rap- pellent encore le galbe corinthien. Les bases sont rondes et ornees de moulures simples; toutl'aspect de lacolonne est antique et d'une juste proportion. L'ogive, dont on exagerera plus tard racuite, est k peine sensible ; k Saint- Leu, I'abside parait ci distance toute romane. On ne vise qu'k des hauteurs mod6r6es ; le bailment parait assez large ; les fen6tres sont de taille moyenne, presque sans divisions int6rieures. Tout I'edifice respire une droiture de jugement, un sentiment de justesse dont on ne tardera pas k se d^partir. , Comment, aprfes 6tre arrive k une sorte de type classi- que, k un ordre, si I'on pent s'exprimer ainsi, ou le caprice n'avait plus de place, I'art gothique manqua-t-il tout k coup k ses pl-omesses? Comment ne r6ussit-il pas a durer et ne devint-il pas I'art des temps modernes ? C'est ce qu'il faut maiatenant rechercher. Les causes de ce pheno- mfene furent de deux sortes : les unes etaient dans les principes de I'art lui-m6me, les autres dans les vices L'ART DU MOYEN AGE. 229 essentiels de la soci6t6 du temps. L'Spret^ de Philippe le Bel, la 16g^ret6 des Valois, le peu de serieux de la noblesse, I'esprit etroit de la bourgeoisie, ne sont pas les seules raisons qui oilt emp6ch6 la renaissance de se faire en France au xiv= sitele ; c'est I'art lui-m6me qui 6tait impuissant h produire pour de longs slides une forme definitive. L'album de Villard est encore k cet 6gard le document le plus instrurlif. II. Ce que cet album nous appreud en effet, ce n'est pas comment le style gothique se forma, mais bien plutot comment il s'alt6ra. L'ivresse de combinaisons hardies que chaque page r^vele donne de I'inquietude. On sent que ce beau style p^rira par le tour de force et I'abus des plans fails sur le papier. Le feuillet 28 nous montre Villard et Pierre de Corbie creant de compagnie, et par une sorte de concours (inter se disputando), des formes nouvelles, plus remarquables par leur difficulte et leur bizarrerie que par leur beaut6. L'admiration de Villard est quelquefois un peu puerile ; celle qu'il professe pour la tour de Laon, par exemple, tient k des raisons gtk)m6triques moins solides que ing6nieuses ou k des accessoires de mauvais gout exag^r^s par son imagi- nation. On sent que le but a ete depass6, sans qu'une complete maturite de jugenient soif intervenue pour recueillir la tradition, la r^gler et la preserver de toute exageration . 230 MELANGES D'HISTOIRE. Cerles, ce qui faisait d6faut, ce n'etait ni le mouve- ment ni I'esprit. L'activit6 qui r6gna parrai les architectes de cette 6poque est quelque chose de prodigieux. Leur genre de vie, renferm6e dans une sorte de college ou de soQi6t;6 k part, entretenait chez eux une ardente Emulation. Pour que de tels hommes se soient peu souci6s de la renomm^e, il fauL qu'ils aient trouv6 dans I'int^rieur de leur confrerie un mobile suffisant, qui les rendait indif- fSrents k toute autre chose- que I'estime de leurs pairs. Combien, avec eux, nous sommes loin de ces efforts im- personnels du xi" et du xil' sifecle, oil I'individualit^ de I'artiste est compl6tement voil6e ! Ici chaque artiste a un nom, chacun, est jaloux de son 6glise, chacun y inscrit son nom et s'y fait enterrer. L' album de Villard est un t&- moignage incomparable de la vie et de la jeunesse d'ima- gination qui distinguaient alors nos artistes, et il n'est pas en cela un document isoI6. On possfede, soit sur parche- min, soit sur pierre, beaucoup de plans du xra* et du xiv* si^cle, Bien qu'ils soient tons d'une g6om6trie 616mentaire, n'eraployant que les arcs du cercle, ils montrent un grand travail de reflexion. Les concours enQn 6taient ordinaires. La cath^drale de Strasbourg conserve dans ses archives les dessins pr6sent6s k un concours ouvert pour sa facade. Les 16gendes sur les rivalit^s des artistes rappellent celles qui eurent cours en Italie aux 6poques oil I'attention y fut le plus 6veill6e sur les choses de I'art. Gependant les defauts qui minaient ce grand systeme se d6voilaient avec une efirayante fatality. L'unit6 des edifices devient impossible; on n'y voit plus deux chapi- teaux semblables ; les fen^tres se chargent de dessins int^rieurs si 16gers, qu'ils semblent des fantaisies de I'ima- LART DD MOYEN AGE. 231 gination ; on touche k I'exag^ration et h I'impossible ; on s'obstine k faire tenir en I'air I'inconcevable choeur de Beauvais et ces Edifices qui,, s'ils ne nous ^talent connus que par des dessins, passeraient certainement pour chim6- riques. Le sentiment de tous est un profond etonnement ; I'ceuvre parait surhumaine, et c'est grkce k un pacte avec le diable qu'on a pu la faire passer du monde des rfives k celui de la r6alite. Le xiv" .sifecle continua toiites ces tendances en les poussant k I'extr^me. L' architecture gothique du xni' sife- de dtait pleine de d6faut8; mais chacun de ces d6fauts etait k sa manifere une source de beaut^s saisissantes et etranges. li n'en sera bient6t plus ainsi. Exag6rant encore la hauteur des vides, I'architecture gothique engage une sorte de defl avec la pesanteur et I'espace. Quelquefois elle gagna son pari , comme k Beauvais ; ' mais souvent les justes exigences de la raison dans I'art de bitir se vengfe- ,rent d'etre trait6es avec si peu de souci. Les clochers s'61an- cent k des hauteurs d6mesur6es ; leurs formes sveltes, leurs dteoupures 6vid6es, laissenl une impression douteuse entre I'imagination, qui est charm^e, et le jugement, qui r6- prouve. L'extrfime richesse des details amfene trop de formes anguleuses ou saillantes, statues surmont6es de dais et de pinacles, trefles en pignons, galeries k jour, toute une broderie de pierre, qui, comme le dit Vasari, a I'air d'etre faite en carton. En g6n6ral, I'unit^ de I'^di- fice est sacrifice ; on ne veut plus de surfaces unies ; I'addition des chapelles lat6rales, qui dans presque toutes les cathedrales date de ce sitele, montre que I'attention donn6e aux subdivisions et aux details I'emporte sur I'effet de I'ensemble. L'aspect g6n6ral tend k pyramider ; tout 232 MELANGES D'HISTOIRE. se couronne de triangles aigus et de tabernacles. Les rligues horizontales, qui daris~le premier gothique ont encore de I'ampleur, disparalssent tout k fait. L'unique souci est de monter toujours et de revfitir I'^difice sacre d'une 6blouissan.te parure qui le fait ressembler k uue fiancee. H61as ! pendant ce temps, le mal croissait k I'in- t^rieur, et la ruine de ces beaux reves 6clos dans un moment d'enthousiasme se pr6parait lentement. Le mal du style gothique en effet, c'est que, ne de I'enthousiasme, il ne pouvait vivre que d'enthousiasme. L'6glise du xii" et du xm* si6cle avail et6 a la lettre elev6e par amour. Qu'on Use les r^cits charmants relatifs k la construction de la cath^drale de Chartres et de la basilique de Saint-Denis. Au xrv" sitele, il s'y mfile I'id^e de corvee, d'^meute, de chatiment. On elevait des eglises par penitence ; on ne les entretenait qu'i force d'impo-^ sitions et par des mesures admin istratives. La foi qui avait cr6e ces merveilles . n'6tait pas diminu6e ; k quelques 6gards, elle trouvait dans les esprits. moins de doutes et d' objections, car le xiv'= si^cle pense bien moins librement que le xiii° ; mais elie avait perdu sa spontaneity naive, c'6tait uu etroit formalisme, une routine pesante et gros- si^re. L'architecture gothique etait malade du meme mal que la philosophie et la poesie : la subtilit6. L'art n'6tait plus qu'un prodigieux tour de force, aprfes lequel il n'y avait plus que I'impuissance. L'antiquite put se reposer durant des slides dans le style d'architecture que la Grfece avait cre6 ; les ordres grecs sont de\ enus une sorte de loi eternelle, parce que le style grec est la raison mfime, la logique appliquee k l'art de bdtir. Ici, au con- traire, tout avenir etait impossible, tant on avait pousse L'ART DU MOYEN AGE. 23S dfes I'abord aux derni^res consequences. La decadence etait en quelque sorte obligee ; on se demande en vain k quel moment d'un art aussi tourment6 on eut pu trouver un point stable pour fixer le canon et fournir une base k i'art de I'avenir. Un defaut general de solidity fut, quoi qu'qn en dise, la consequence de ce syst6me_complique d' architecture L'6c(ifice grec et romain est eternel, & la seule condition qu'on ne le d6truise pas. 11 n'a besoin d'aucune repara- tion. L'edifice gothique est assujetti k des conditions si multipliees, qu'il s'ecroule vite, k moins de soins perpe- tuels. Visant ci I'effet, cachant plus d'une negligence dans les parties soustraites ci I'ceil du spectateur, les construc- tions gothiques souffrent toutes de deux maladies mor- telles, I'imperfectioji des fondements et la poussee des voutes. Un simple derangement dans le systfeme d'^cou- lement des eaux sufflt pour tout perdre. Le Parthenon,1 les temples de Pcestum, ceux de Baalbek, n'aspirant qu'auj solide, seraient intacts aujourd'hui, si I'espece humaine eut disparu le lendemain de leur construction. Dans ces conditions-la, une eglise gotliique n'eut pas vecu cent ans. Ces eglises ont et6 perpetuellement entretenues et rebities ; elles auraient toutes disparu en notre sifecle, si un zeie intelligent ne nous avait portes k les restaurer. Dans les villes oil il y a des edifices remains et deS edi- ces gothiques, les seconds compares aux premiers parais- sent des mines. II n'y aura plus au monde une eglise gothique quand les constructions grecques et romaines etonneront encore par leur caractfere d'eternite. Je sais ce que Ton pent repondre. « Le Parthenon couvre 400 me- tres, la calhedrale d'Ainiens 7,000. Si les Grers avaient eu ;l 234 MELANGES D'HISTOIRE. h construire un Edifice couvert de cette dimension, ils ne I'auraientpas fait aussi solide que le Parthenon. » — Nous ne biamons pas la tentative ; nous constatons seulement les consequences in^vitaTjles qu'elle entrain ait. Nulla part aussi bien qu'en architecture on ne sent les conditions limitees auxquelles sont assujetties les oeuvres de rhomme, gagnant en un sens ce qu'elles perdent en un autre, con- damnees h choisir entre la m6diocrit6 sans d^fauts ou Is sublime d6fectueux. En m6me temps que rarchitecture gothique renfermait en elle-m6me un principe de mort, elle eut le malheur de nuire beajicoup aux autres arts plastiques en les coiidam- nant k un r61e subalterne. Corome la th^ologie tuait la science rationnelle en la r6duisant au idle de suivante, ] 'architecture gothique, 6tant tout I'art k elle seule, ren- dait le progrfes impossible pour la peinture et la sculp- ture. Qu'aurait dit Phidias, s'il eiit &l6 soumis aux ordres d'architectes qui lui eussent command^ une statue des- tin6e k 6tre plac6e k deux cents pieds de haut ? Les grandes beautes savantes 6tant de la sorte 6cartees, I'ar- tiste dut se rabattre sur des details ihsigniflants et faciles, dont chacun a peu de valeur en lui-m6me, et qui, n'6tant pas distribu^s avec mesure, produisent un efFet de bana- lity. Sans partager la colore de Vasari contre ces mau- dites fabriques qui ont empoisonn^ le monde (questa maledizione di fabbriche... che hanno ammorbato il mondo), sans y voir simplement avec lui un chaos monstrueux et barbare, une folle invention des Goths, qui ne la firent r6ussir qu'aprfes avoir pr6alablement detruit les ouvrages romains et tu6 tons le$ bons architectes, on pent trouver qu'il.n'a pas tort quand il y trouve un manque general L'ART DU MOYEN AGE. 235 de proportion et de raison. Ce n'est pas I'architecture logique, elle sort des conditions humaines. EUe naquit d'un effort d'abstraction, d'un travail de raisonnement trop prolong^ sur des coupes. Ivres de leurs 6pures, les architectes allaient, affaiblissant toujours les masses ; leurs plans sur parchemin les aveuglaient et leur faisaient ou- blier les exigences de la reality. C'est ce qui fait que le dessin d'une ^glise gothique est souvent plus beau que r^lise elle-m6me, car les artifices qui sont n^cessaires pour accommoder le plan aux conditions de la matifere n'existent pas dans le dessin. Paradoxe architectural d'un 6clat sans pareil, le golhi- que fut une exagSration d'un moment, non un system e fScond, un tour de force, un d6fi, non un style durable. Aussi n'a-t-il eu de continuation que grice au gout qui porte notre sifecle ^ copier tour Ji tour les diffiSrents types du pass6. Arr6t6e brusquement par la renaissance, cette architecture ne surv&ut au coup qui la fi-appait que par , un compromi.s singulier, je veux parler du gothique om6 ( de details grecs que Ton voit & Sainlrfitienne-du-Mont, i Saint-Eustachey-puis elle disparait sans retour. On a reproch6 aux artistes du xvi' sifecle de ne pas I'avoir d6veloppfe ; rien de plus injuste ; c'6tait un style 6puise, qu'il 6tait impossible de faire revivre. Les imitations du xix» sitele ne I'ont que trop prouv6. Les efforts pour donner de Ja raison ^ un paradoxe, pour rendre sQns6 un moment d'ivresse,' ont prouv6 par leur gaucherie que I'architecture du xn* et du xni^.si^cle doit etre classic parmi les oeuvres originales qu'il est glorieux d' avoir pro- duites et sage de ne pas imiter MELANGES D'HISTOIRE. III. Un grand fait resume done toute I'histoire de I'art francais au xiv" et au xv^ siecle. L'art du moyen age meurt avant ' d'avoir atteint la perfection ; au lieu de tourner au progrfes, il tourne ^ la decadence- En d'autres termes, la Renaissance ne se fit pas par la France. Aux xi" et xh'= si^cles, la France surpasse de beaucoup ritalie dails toutes les directions de l'art. L'ltalie, k cette epoque, n'avait rien k comparer k nos basiliques romanes, aux peintures de Saint-Savin, aux sculptures des pre- miers portails gothiques. Au xni* sifecle, la France egale encore sa rivale. La France n'eut pas de Giotto, mais elle eut des architectes sup^rieurs k ceux de toute I'Eu- rope. Au xiv^ siecle, la France est d^finitivement surpas- s6e. Les peintres d' Avignon, tous italiens, sont reconnus pour des maitres qu'on ne savait pas 6galer. La France ne recule pas, mais l'ltalie avance a grands pas. Ce sifecle n'est chez nous ni un siecle de progr^s, ni un sife- cle de decadence : c'est un sifecle stationnaire. L'art gothique h^site, s'attarde et finalement n'arrive pas k une forme accept^e de tous. Au xv^ siecle, l'ltalie s'engage seule avec un 6clat sans pareil dans cette voie glorieuse oil tout le monde devait essayer de la suivre. Pourquoi ce grand evenement de I'histoire de I'esprit humain ne s'est-il pas accompli par la France '? Pourquoi le pays ou se produisit le grand 6veil de l'art chr^lien s'arrSte-t-il ensuite dans une sorle de mediocrity routinifej-e? Pour- L'ART DU MOYEN AGE. 237 quoi le gout si 61ev6 du premier style gothique fait-il place au gout plat et bourgeois qui nous blesse si sou- vent dans les ouvrages. du xiv' et du xv* siecle? Les causes de ce grand fait sont nombreuses, et tiennent h. ce qu'il y eut de plus profond dans I'histoire morale et sociale de I'epoque qui commence avec I'av^nemenl des Valois. On Be doit gu^re alleguer ici les causes politiques. Si la France "peut donner pour excuse les circonstances difficiles ou elle se trouva engag^e, I'ltalie peut r6pondre qu'elle en traversa de bieu plus graves. La nationalite franoaise en ce siecle ne courut que des perils ; la natio- nality italienne disparut, sans que le g6nie italien souf- frit aucune Eclipse. Au milieu d'une soci6t6 profonde- ment troubl6e, d'une anarchic sans 6gale, qui maint^nait la terreur en permanence, les ceuvres les plus delicates ne cess^rent de se produire, I'art se d^veloppa avec une liberte absolue, des villes enti^res furent poss6dees de I'emulation des belles choses. Jamais on ne vitpar un plus frappant exemple combien les arts qu'on appelle de la paix s'accommodent d'une soci6te agit6e, pourvu que cette agitation ait de la grandeur et qu'elle corres- ponde k des passions elev^es. A y regarder de prfes, on reconnait que cette soci6t6 fran?aise, en apparence si menac^e, n'6tait pas au fond dans un etat d6favorable au d6veloppement de I'art. Les malheurs publics pesaient de tout leur poids sur les popu- lations sMentaires des villes et des campagnes; mais ils n'atteignaient guere la noblesse armee qui menait le train du monde et en faisait tout 1' eclat. Pom* cette classe de la nation, qui se battait bien plus par plaisir et 238 MELANGES DHISTOIRE. par 6tat que. par le sentiment d'une cause nationale, le temps qui s'6coula de la joumte de Cr6cy au r^e r^parateur de Charles V ne fut nullement une 6poque n6faste. Froissart, 6cho des sentiments de la chevalerie, pr6sente les ann6es dont il fait Thistoire bien plus comma des ann^es brillantes, riches en fait d'armes et en aven- tures, que comme des ann6es de desolation. II peut paraitre Strange de le dire : au milieu de ces horreurs, le sifecle etait gai; ni la lilt^rature ni I'-arff ne portent I'empreinte d'un profond abattement, Le roi Jean, dans sa prison, au milieu de ses peintres et de ses musiciens, oubliait son royaume avec une facility qui nous etonne '. L'ann^e 1400, qui, d'apr^s les id^es r^pandues,' serait le coeur m^me d'une des p6riodes les plus cala- miteuses de notre histoire, fut pendant plus de cinquante ans le point brillant vers lequel se tourn^rent tous les souvenirs. Paris, a ce moment, eut un 6c1at sans pa- reil. Un texte rfcemment publid" exprime avec naivete I'admiration des provinciaux pour ce centre de tous les raffinements . Ce n'est que dans la premiere moiti6 du XV* sifecle que les suites de la guerre et de I'abaissement politique se firent sentir d'une manifere profonde sur r^tat social. L' absence de la vie municipale d'une part, et de I'autre au contraire le grand d^veloppement des institutions r^publicaines, ont bien plus d'importance pour expliquer le contraste que prfeente i'histoire de I'art en France 1. Voyez les documents publifo par M. le due d'Aumale dans le tome n des Miscellanies of the Philobiblon Society, 1855-1856. % Guillebert de Metz, Description de la ville de Paris, public par M. Le Roux de Lincy (Paris, Aubry, 1855)4 L'ART DU MOTEN AGE. 239 et en Itatie. Ce qui ie prouve, c'est que le seul pays en depk des monts ou nous trouvions le germe d'un mou- vement d'art comparable k celui de I'ltalie, la Flandre, est aussi le seul ou fleurissent des petites r6publiques a peu pres ind^pendantes. Ces fitats, concentres en quel- ques milliers d'hommes, produisent une activity merveil- leuse, et favorisent le d^veloppement des 6coles locales. Des villes de troisieme et de quatrifeme ordre, en Italic, ont une.6cole marquee d'un caractfere propre, n'emprun- tant rien aux autres, ne sortant pas des murs de la cite, doanant k celle-ci sa physionomie k part. A partir du XIV" et du xv' siecle, les ecoles, entendues comme des centres distincts ou I'art se d6veloppe d'une fapon ind6pendante, s'effacent presque parmi nous. Gertaines specialit6s, par example celle de I'orKvrerie et des 6maux de Limoges, se d^fendent seules avec obstination. Une sorte d'^clectisme eat dfes cette ^poque la loi de I'art fran^ais. Chaque artiste a son point de depart dans la mode g6nerale de son temps, non dans la maniere particulifere du maitre qui I'a pr&6d6. La cour constitue en France, depuis le xiv<^ siMe, le principal foyer de la culture de I'arl. II semble au pre- mier coup d'ceil que, sous ce rapport, les derniers temps du moyen kge furent tres-bien partag6s. Au commence- ment comme k la fin de leur long rJsgne, au xiv* comme au XVI* sifecle, les Valois se distinguferent par leur gout d6- licat. L'historien de I'art n'est pas toujours amen6 k porter sur certains personnages les memes jugements que l'histo- rien de la politique, et des moeurs. Tel tyran d^s villes d'ltalie, souilM de crimes et digne des maledictions de la posterity, occupe dans I'histoire de I'art une place bono- 240 MELANGES DHISTOIRE. rable. De mfime il faut reconnaltre que cette dynastie des Valois, 'k laquelle I'historien politique est en droit d'adresser de si s6v6res reproches, cr6a le c6t6 briliant de ia civilisation frangaise, et contribua puissamment k fonder la suprdmatie en fait d'616gance et de gout qui ne devait plus nous 6tre enlev^e. A partir de Philippe de Valois, la cour de France est le centre le plus distingue . du monde. Les f^tes, les tournois, les moeurs chevals- resques et polies y attirent le monde entier. Trois ou quatre rois, les rois de BohSme, de Navarre, de Majorque, d'ficosse, une foule de princes k peu pr^s Strangers k la France, y faisaient leur residence habituelle. Paris r6- glait la mode et attirait les regards de I'Europe entifere, Philippe de Valois et son fils Jean apparaissaient en quel- que sorte k I'imagination de leurs contemporains comme des rois de chanson de geste, passant leur vie en guerres et en fgtes, dans un cercle continu d' actions brillantes et de spectacles. Mais I'art veritable ne va pas sans une solide culture du jugement; de joyeuses folies ne sufS- sent pas pour produire des ceuvres durables et un mouvement vraiment f6cond. L'id6al sembla §tre atteint quand lo hasard porta au trdne celui des fils du roi Jean qui joignait aux gouts lib^raux de son pere et de ses frferes un s6rieux et un jugement qu'ils n'avaient pas. Artiste lui-m6me, archi- tecte , m^canicien , entour^ de ses habiles comperes Raymond du Temple, Jean - Saint- Romain, Charles V donna la mesure de ce que pent une dynastie amie des arts en un si^cle d6nu6 de g6nie. Toutes les histoires italiennes n'ont rien k comparer, pour la droiture et le bon sens, k ce prince, le plus accompli de tout le moycn L'ART DU MOYEN AGE. 241 « age; mais il garda toujours, en fait de gout, quelque chose de lourd, de commun, de bourgeois, s'il est permis de le dire. L'architecture civile produisit des ouvrages char- mants, sans qu'il se format un gout d6cid6ment national. L'artiste devint le favori, le commensal, souvent I'agent secret et le confident des princes. Ce n'est plus le m^le et intelligent ouvrier du xu^ et du xiii'^ siecle; c'est le valet adroit, bon k toute sorte de services, cumulant la sellerie avec la peinture, les commissions secretes avec les ou- vrages d'art, prenant rang dans la domesticity du prince a c6t6 du fou, du m6nestrel et du tailleur d'habits. L'aristocratie de princes du sang qui se fortune k par- tir du roi Jean, et qui'r^gne sous le nom de I'infortun^ Charles YI, cr6a de brillantes cours f^pdales, assez ana- logues aux families regnantes de L'ltalie. Ces princes, si funestes k la France sous le rapport de la politique, furent tous des hommes de gout et peuvent etre consi- d6r6s comme les premiers grands amateurs laiques qu'aient eus les soci6t6s raodernes. S'ils ruinaient le royaume, du moins ils I'embellissaient, et c'est k eux en , particulier que la France dut ce brillant aspect fSodal qu'elle perdit par les demolitions souvent inintelligentes du xvi" et du xvn* siecle. Quel collectionneur raffing que le due de Berri ! Oii trouver des gouts de luxe plus d6- veloppfe que dans la maison de Bourgogne? Quel pro- digue se fit jamais pardonner plus facilement ses folies que Louis d'0rl6ans, ce s4duisant aibr6g& des defauts et des qualit6s de son sifecle ? Que nous sommes loin pourtant avec ces princes des fauteurs illustres de la renaissance italienne! Les princes du sang de la mai- son des Valois, ne repr^sentant pas des souverainet^s 16 242 MELANGES D'HISTOIRE.. territoriales bien d61i mitres et n'ayant pas de capitales fixes, ne pouvaient cr6er des regions d'art, comme les Visconti, les della Scala, h6ritiers eux-m^mes -de r6pu- bliques longtemps ind6pendantes. La royaut6 he sufflt pas pour soutenir un grand mouvement d'art spontaii6. II faut pour cela des republiques municipales ou de petites cours correspondant k des divisions naturelles. La maison de Bourgogne r6alisa quelques-unes de ces con- ditions ; mais le mauvais gout flamand la raaintint danS un luxe vulgaire, pesant, sans id6al. Louis d'Orleans est bien d6ji un liomme de la renaissance; mais une cer- taine faiblesse d'esprit et de caract^re, qui contribua plus qu'on ne pense au charme qui s'attachait k sa personne et qui s' attache k son souvenir, I'empecha d'exercer une influence bien s^rieuse. Son goiit est plus d^licat que celui d'aucun autre prince avant lui; mais c'est bien encore le . gout du raoyen ^ge : beaucoup d'esprit et de facilite, avec une absence presque compifete de grand style et de noblesse. L'atnour du beau touchait chez lui aux penchants les plus frivoles, et sa pi6t6 supei-ficielle n'aboutissait ni k des creations fecondes, ni k la regie des mceurs. L'art n'est ni le fruit d'efforts honnfites, ni le jeu frivole d'aimables etourdis : il y faut du g^nie. On ne doit pas oublier que cette ItaUe, qui produisait la renaissance des arts, pr6sidait en mfime temps k la renaissance des lettres et de la pensee philosophique, k ce grand 6veil, en un mot, qui replagait I'humanitS dans la voie des grandes choses dont I'ignorance et I'abaisse* mentdes esprits I'avaient 4cart6e. Dans la masse de la nation, le contraste n'^tait pas moins sensible. La bourgeoisie franfaise du xiv" siMe L'ART DU MOYEN AGE. 243 esl rangee, s6rieuse, pleine de justes aspirations k la vie politique. II se forma une haute bourgeoisie de fonc- tionnaires ennchis par les operations financieres de la royaute, tels que les Barbette, les Montaigu, plus tard Jacques Coeur. Ces parvenus firent preuve en general d'un goiit eclaire, et I'histoire doit Stre pour eux plus indulgente que ne le furent leurs contemporains. La jalousie des princes les ^crasait; presque tons p6rirent de mort violente. La bonne bourgeoisie des villes, surtout de Paris, 6tait arriv6e k un haut degr6 de bien-Stre et de culture ; mais elle n'avait, heureusement peut-etre, au- cune des qualit6s brillantes de la bourgeoisie italienne. Le soin extreme de la maison que nous r6vfele le Mdna- gier de Paris 4tait tourn6 bien plus vers ce qii'on nomme maintenant le confortable que vers le gout de I'art. L'hotel bourgeois du xiv^ siecle devait ressembler k ces vieilles demcures femplies d'une solide richesse qu'on trouve encore au fond des provinces eloign ees. Ce n'etait ni I'elegante maison de la renaissance ni le luxe banal de nos demeures modernes, « Et pour ce que aux hommes, dit le Minagier, est la cure et le soing des besongnes du dehors, et en doivent les maris soingner, aler, venir et racoui'ir deQk et delk, par pluies, par vents, par neges, par gresles, une fois mouilli^, autre fois sec, une fois suant, autre fois tremblant, mal peu, mal hebergi6, mal chauff6, mal cou- chie ; et tout ne lui fait mal pour ce qu'il est reconfort6 de I'esp^rance qu'il a aux cures que sa lemme prendra de lui k son retourj aux aises, aux joies et aux plaisirs qu'elle lui fera on fera faire devant elle; d'estre deschaux* 1. D^chausse. 244 MELANGES D'HISTOIRE. k bon feu, d'estre lav6 les pi6s, avoir chausses et souliers frais, bien peu, bien abreuv6, bien servi, bien sei- gnouri, bien couchi6 en bians draps et cueuvre chief's blans, bien convert de bonnes fourrures, et assouvi des autres joies et esbatements, privet^s, amours et secrets dont je me tais; et lendemain, robes-linges ' et veste- ments nouveaux. Certes, belle seur, tels services font amer et desire r h homme le retour de son hostel et veoir sa preude femme et estre estrange des autres. Et pour ce je vous conseille k reconforter ainsi vostre autre mary''' a toutes ses venues et demeures, et yper- s6v6rez. » II y avail dans ce gout du chez soi le germe d'une forte morality bourgeoise, qui, si elle n'eiit 6t6 6touff6e par les 616mentsplus 16gers venus du Midi au xvi°siMe, eut fait de nous une nation s^rieuse k la facou an- glaise. Mais que ce bon bourgeois , si heureux de troner dans son hotel du quartier des Tournelles, est diffe- rent d'un bourgeois de Pise ou de Florence ! La nais- sance de I'art est accompagn6e d'une certaine facilite dans les mceurs. Conduite par I'aust^re University, la bourgeoisie ne voyait dans le luxe, fort critiquable, il est "vtai, des princes du sang, que des d6r6glements et una augmentation des taxes. En Italie, tout 6tait pardonn^ 4 cclui qui embellissait la cit6 et cr6ait des monuments dignes d'un peuple libre. En France, cela s'appelait des prodigalit^s, del'argent perdu. Florence, d6peupl6e par 1. Chemises. 2. L'auteur du Menagier allfegue loujours sa vieillesse et, par une pensee delicate, suppose que ses conseils ne serviront k sa femme que pour le mari qu'elle pourra prendre aprfes hii. L'ART DU MOYEN AGE. 245 la peste, applaudissait k la seigneurie qui commandait les portes du baptistfere; en France, Hugues Aubriot, le promoteur des grands travaux de Paris, 6tait consid6r6 comme un oppresseur : on I'accusait d'h6r6sie et d'incrd- dulit^ ; il n'6chappait au feu que par un hasard, et le peuple poursuivait ses partisans comme des ennemis de Dieu. La religion de la Farnce enfin, beaucoup plus profonde que celle de I'ltalie , ne la portait pas autant vers la recherche d'une perfection classique. L'liglise n'avait plus I'enthousiasme qui, pendant le xii^ et le xm^ sitele, inspira tant d'ceuvres originates. EUe semble obeir en g6n6ral aux tendances mondaines qui entrainent le sifecle loin de la mysticit6 pure et 61ev6e de saint Bernard, de saint Francois d' Assise, de saint Bonaventure. Lafoi6tait intacte encore ; mais elle tournait k la routine, elle n'inspirait plus rien de grand. Le catholicisme fran^ais a d^ji sa nuance, triste et austere. Une 6glise comme Santa-Maria-Novella, portant sur ses murs les charmantes images de la gaiet6 et des 616gante.s foiies de la vie florentine, eut 6te un scandale h Paris. Le bon Nicolas Flamel et la grave Per- nelle, son Spouse, s'y fussent trouvfe mal k I'aise. La France faisait sans doute autant de sacrifices que I'ltalie pour ses constructions religieuses ; mais elle n'y sortait pas d'une certaine s^cheresse. Ces eglLses de Florence, de Bologne, de Milan, tristement iuachev6es, respirent un sentiment de I'art plus d^licat que nos cathedrales de la mfime 6poque. Une penste plus vivante les a 61ev6es; ici ce sont des oeuvres d'artistes, \k des oeuvres d' artisans .- on sent que les unes sont dans la voie du progr^s, et que les autres font partie d'un art condamne. 246 MELANGES DHISTOIRE. Tout contribuait ainsi h donner k I'artiste italien plus de liberty et de dignity. Au lieu de travailleurs obscurs, anonymes aux yeux de I'histoire, chaque monument de ritalie rappelle un nom illustre, une gloire municipale, un g^nie honors durant sa vie comme un personnage politique, objet de Mgendes apr^s sa mort. L'exag6ration mfime de quelques-unes de ces reputations est un fait significatif ; elle atteste le liaut prix que I'opinion attachait aux belles choses et le charme puissant qui attirait les imaginations vers le domaine de I'art. Si nous consid^rons les circonstances ext^rieures au milieu desquelles I'artiste travaillait en Italie et en France, nous reconnaitrons aussi sans peine que I'artiste italien 6tait k meilleure ^cole. L' etude de I'antique fit bien moins d6faut a nos artistes qu'on ne I'a suppose : k Reims, elle se trahit par des signes dvidents ; trois figures au moins de I'album de Villard sont des etudes faites sur I'antique ou le byzantin ; mais en ceci I'ltalie avait de grands avantages. Les restes de I'art antique y etaientbien plus considerables que dans la France du nord. Quelques belles statues, les trois Graces du d6me de Sienne par example, furent connues d6s le moyen Sge. Les ordres de I'architecture romaine, au moins depuis Brunelleschi, attirferent 1' attention. En peinture de meme, I'art byzantin avait offert aux Giunta et aux Ciraabue des oeuvres bien plus avancees que celles que purent 6tu- dier nos peintres du xni^ si^cle. L'art est en grande partie le reflet de la societe que I'artiste a sous les yeux. Or la , societe italienne offrait dans le type et les maniferes une elegance que la notre ne presentait pas. La race y etait plus belle, le costume L'ART DU MOYEN AGE. 247 et les allures 6taient plus distingues. Quelque part que Ton fasse k I'iddalisme du peintre, le monde qu'on en- Irevoit derrifere le Sposalizio de Raphael, ou la Vie d'Mn^as Sylvius au d6me de Sienne, ou les fresques de Santa- Maria-Novella, I'emportalt immens6ment en finesse et en grace sur le monde de Saint-Jacques-de-la-Boucherie et des Cf^Iestlns. Le type g^n^ral du sitele, tel que les mi- niatures nous le pr^sentent, est chez nous soucieux et laid ; les poses sont vulgaires, les costumes lourds et disgracieux; nuUe noblesse, nul g(5nie. La grande inf^riorite de I'art moderne k I'dgard de I'art ancien se rdvMe d6jJi. D^sherit^s en tout ce qui tient k la beaut6 des formes ext^rieures, les peuples modemes, pour arriver k la noblesse, seront obliges d'abdiquer Jeurs costumes et leurs allures nationa- les. lis n'auront pas de choix enlre la vulgarite bour- geoise ou la noblesse th^itrale. Leurs arts plastiques, leur statuaire surtout, seront frapp6s de quelque affectation et d'une certaine gaucherie. L'exag6ration du style ogival ne nuisit pas moins au d^veloppement des arts du dessin. Suivant leur principe d'amincissement et de maigreur g6n6rale jusqu'aux der- niferes limites, nos architectes en vinrent presque k sup- primer les- surfaces lisses. Cbass^e de son domaine naturel, qui est la grande composition raurale, la pein- ture s'abaissa peu k peu au niveau de la peinture en batiments. On ne songe plus qu'k entourer les colon- nettes de mesquines torsades ; on se rejette, pour la deco- ration des autels, sur une imagerie en pierre, lourde et sans ^ccent. Qu'on imagine ce que fut devenue la pein- ture en Italic, si les 6glises du temps de Giotto eussent eX6 construites dans ce style, si le g6nie de ce grand 248 MELANGES D'HISTOIRE. homme et de ses successeurs n'eut eu pour se d^ployer les vastes murs 264 MfiLANGES D'HISTOIRE. rai. » Le personnage myst^rieux se leva. Ali, fils de Sa- lib, rentra peu aprfeg : « Prince des crpyants, dit-il, j'ai d6p6ch6 quelques agents sur les traces de cet homme. II s'est dirig6 vers une mosqute ou una quinzaine d'indi- vidus de mSme apparence que lui 6taient rdunis. « Eh » bien, tu I'as vu? » lui ont-ils demand^. « Oui, » a-t-il r^pondu. « Que t'a-tr-il dit? — Rien que de sages pa- » roles; il m'a dit qu'il ne retenait entre ses mains le » gouvernement des musulmans que pour assurer la s6- » curit6 des routes, pour maintenir le pMerinage et la » guerre sainte, mais que, lorsque le peuple r6unirait ses » suffrages sur un chef librement 61u, il remettrait le » pouvoir k ce dernier et abdiquerait. — Voil^ qui est » bien », onf>-ils dit. Et ils se sont s6par6s. — « Tu le vois, Abou-Mohammed, dit le khalife, en se tournant vers un de ses favoris, nous avons contents ces gens-lk en leur parlant simplement. » L'accueil qu'il faisait aux faux proph^tes 6tait d'une ironie non moins piquante. Un imposteur de ce genre ay ant 6t6 enchain6 et traduit devant lui : « Tu es done proph^te et charg6 d'une mission ? dit Mamoun. — Pour le moment charg6 de chaines , lui r6pondit cet homme. — Malheureux, reprit le khalife, qui t'a s6duit ? — Est-ce ainsi qu'on parle aux prophfetes? r^pliqua I'autre; en v6rit6, si je n'6tais garrotte, j'ordonnerais ^ Gabriel de vous aneantir tons. » Mamoun se mit h rire. « Nous te ferons duller, dit-il; mais, apr^s cela, tu ordonneras k Gabriel d'ex^cuter ta menace; s'il t'ob6it, nous croirons en toi et k la v6rit6 deta mission. » On le debarrassa de ses chaines. Heureux de se sentir libre, I'imposteur s'^cria en haussant la voix , comme s'il s'adressait au ciel : LES PRAIRIES D'OR. 265 « Envoie d6sormais qui tu voudras, et qu'il ii'y ait plus rien de commun entre toi et moi. Quoi! un autre pos- sede les biens de ce monde, et moi, je n'ai rien ! II faut etre entremetteur pour se charger de tes affaires. » On lui. rendit la liberty, et il recut des secours. « J'6tais k une reception cliez Mamoun , raconte Toma- mah, fils d'Achras, lorsqu'on lui amena un homme qui se donnait pour Abraham, Vami de Dieu. — « Je n'ai » jamais entendu,» s'ecria Mamoun, « une pareille insolence » ^I'adresse de Dieu. — Sire, » lui dis-je, « me permettez- » vous de parler k cet homme? — Je te I'abandonne. — » Tu sais ,» dis-je au pr6tendu prophfete, « que Abraham (sur » qui soit le salut!) attesta sa mission par des miracles. » — Lesquels? — On alluma un grand feu dans lequel » on le jeta, et il y trouva la fraicheur et le bien-gtre. » Nous allons allumer un bucher et t'y prteipiter ; si le » feu te traite corame il a trait6 Abraham, nous croi- » rons en toi et k tes paroles. — Demandez-moi des preu- » ves plus faciles. — Eh bien, repris-je, les preuves » founiies par Moise. — Quelles sont-elles ? — II jeta son » baton, qui, se changeant en serpent, courut et devora » ceux des magicians; il frappa la mer avec ce baton et » les flots s'6cartereut; enfin sa main deviut touteblan- » che sans qu'il en souffrit. — G'est encore trop difficile; » citez-moi quelque chose de plus commode. — Les mi- » racles de Jesus? —Quels sont ces miracles?— II ressus- » cita des morts. » Notre homme ne me permit pas de continuer la s6rie de ces miracles et s'ecria : « Laissez- » moi done tranquille avec les preuves de Jesus, puisque j'apporte la grande catastrophe. -Non, » r6pliquai-je, « il nous faut absolument des preuves. — Je n'ai rien de 266 MELANGES D'HISTOIRE. » tout cela,» dit-il ; « j'avais pourtant dit k Gabriel : Puisque » vous m'envoyez^ chez des demons, donnez-moi du » moins quelque signe que je puisse emporter; sinon, je » ne bouge pas. Mais I'ange s'est fScM et m'ar6pondu: » Tu emportes une catastrophe plus terrible que I'heure » du jugement; pars toujours, et vols ce queces gens-lk » te r6pondront. » Mamoun se mit k rire : « VoilJl, dit- » il, un de ces prophfetes com me 11 en faut aux heures » d' amusement. » II. On a souvent relev6 ce fait important que les khalifes abbasides, bien (}ue du plus pur sang arabe, ont en r^- ]it6 beaucoup de traits du caract^re persan. Un de ces traits est la perp6tuelle preoccupation de la mort. A la suite d'une longue discussion de physique et de m^taphy- sique qui eut lieu un soir ehez le khalife Watik, le liha- life, dont I'attention commengait h se lasser, pria chacun des savants qui avaient pvis part k la conference de citer de m^moire quelques sentences sur le renoncement a un monde oil tout passe et s'an6antit. lis dirent les uns aprte les autres ce qu'ils savaient en ce genre, et racont^rent des traits tir6s de la vie des anciens philosophes et des sages de la Gr^ce, comme Socrate et Diogtoe. Watik leur dit alors : « Vous avez d6velopp6 ce sujet et vous I'avez ami du charme devotre eloquence; je desire maintenant que I'un d'entre vous me cite la plus belle sentence qui fut prononcte par les sages qui entouraient le cercueil d'or LES PRAIRIES D'OR. 267 massif ou Alexandre venait d'etre d6pos6. » Un des doc- teurs riipondit alors au khalife : « Toutes leurs paroles sont dignes d'admiration ; mais la plus belle sentence prononcee parmi les sages convoqu^s ^ cette c6r6monie fut celle de Diog^ne , sentence que d'autres attribuent k un sage de I'lnde ; la voici : « Alexandre 6tait hier moins » silencleux qu'aujourd'hui ; mais, aujourd'hui, il nous » instruit mieux qu'hier. » Watik r6pandit des larmes abondantes et sanglota avec force; tous les assistants mM^rent leurs larmes aux siennes. Puis il se leva brus- quement et improvisa ces vers : « Dans les vicissitudes caprlcieuses de la destinee, il y a des chu- tes et des effondrements. y> L'homme 6tait au falte de sa fortune, et le voili qui tombe au fond del'abime. X Les jouissances humaines sont Sph^m^res ;' la vie de I'honime n'est qu'un vfetement d'emprunt. » Un immense ennui, une sorte de mflancolie profonde qui cherche a s'^tourdir, se cachaient, en effet, au-des- sous de ces enfantUlages. Le khalife qui trouvait son divertissement dans un dejeuner champStre, dans un plat de viande hach^e vole k des matelots, dans des pasqui- nades de r6deurs de nuit, 6tait, au fond, poursuivi par un invincible d^goiit de toutes choses et par la vue claire du n^ant universel. 11 s'yjoignait, au moins chez Mot6- wakkil, le sentiment de la fragility d'un pouvoir qui ne I'eposait que sur la fid^lit^ de mercenaires Strangers. Ce khalife passe sa vie k fondre en larmes. II essaye de la reaction religieuse. Le libre examen et les discussions phiiosophiques, qui avaient passionn6 I'opinion sous Wa- tik et sous Motacem, furent interdits pendant quelque 268 MELANGES D'HISTOIRE. temps. On sentait la faiblesse du lib^ralisme pour fonder quelque chose, et \'on pensait se donner de la force en rendant une valeur officielle k des routines auxquelles on ne croyait pas. La frivolity n'y perdit rien, et le gout baissa. Les divertissements de la cour devinrent bouffons. La mode se tourna vers une po6sie 16gere, el^ante partbis, souvent grossi^re; derrifere ces pu6rilit6s ustes, apparaissaient comme des menaces le fanatisme musul- man grandissant chaque jour et la protestation souter- raine des partisans d'Ali. L'assassinat nocturne de Mot6- wakkil est un r^cit frappant, que Ma^oudi a emprunte au poete Bohtori, qui passa la soiree au chclteau. Le ma- tin, le khalife avait paru plus gai que de coutume. 11 sc r^veilla dispos, crut sentir un certain mouvement de sang et se fit saigner; puis il r^unit ses familiers, ses musiciens, et s'abandonna tout entier k la bonne humeur. Le soir, il eut des pressentiments. L'entretien roula sur I'orgueil et les fagons hautaines des souverains. Le kha- life t^moigna Fhorreur que ce d6faut lui inspiralt, se tourna vers la Mecque, prit une poign6e de terre et la r^pandit sur sa tfite, ce qu'on trouva excessif. II se fit ensuite servir k boire, et, quand les fumees du vin eurent commence k troubler sa raison, ses chanteurs lui ex^cu- tferent un morceau qu'il loua fort. II se retourna vers son ami le plus intime : « De tous ceux qui ont entendu cet air chant6 par Moukharik ', il ne reste plus que toi et moi! », et il pleura. A ce moment, le serviteur de Kabiha, I'une de ses favorites, entra portant envelopp^e dans une serviette une robe de chambre que Rabiha lui 1. Chanteur c61ebre. LES PRAIRIES DOR. 269 offrait. Le khalife s'en revetit. Bohtori avoue qu'il en eut envie, et qu'il cherchait I'occasion de quelque compliment improvise qui lui aurait valu le don de la robe, lorsque Mot6wakkil, faisant un mouvement brusque, la dfehira d'uu bout kl'autre, puis la prit, la roula, et, la remettant au valet, lui dit : « Va et dis h ta maitresse quelle conserve ce manteau pour m'en faire un linceul apr^s ma mort. » Bohtori, 6mu, se dit en lui-rafime la phrase que les musulmans r6p6tent volontiers dans les moments graves : « Certes, nous appartenons k Dieu, et nous retournons k lui. » Gependant, le khalife s'6tait fortement enivrti. Les valets qui se tenaient k son chevet avaient coutume de le remettre sur son s6ant lorsque le corps s'inclinait. En ce moment, il 6tait k pen prfes trois heures de nuit ; tout k coup parut Baguir, accompagn6 de dix Turcs. Leur visage etait vi)il6, et les sabres qu'ils tenaient dans leur main 6tincelaient k la lueur des flambeaux. Tout le monde s'enfuit, Bohtori comme les autres. Seul, un chambeilan fidfele lutta contre les assassins et fut perce de part en part. Baguir porta au khalife un grand coup de sabre, promptement suivi d'un autre. Les deux cada- vres, roules dans le tapis sur lequel ils avaient et6 frap- p6s, furent pouss6s dans un coin oil ils restferent cette anil-Ik et une grande partie du joiir suivant, Rabiha les ensevelit ensuite dans le manteau meme qui avail et6 d6chir6 par Mot6wakkil. La touchante histoire de Mahboub^ (p. 281-286) montre, chez une musicienne du harem, des qualit^s de coeur et une culture d'esprit qu'on est surpris d'y trouver. Les additions que fait Macoudi aux aventures des poetes morts 270 MELANGES D'HISTOIRE. d'amour (p. 223-228, 3S1-360), sujet toujours cher aux historiens de la litt6rature arabe, ont un grand charme romanesque. Apr^s les journMs des Arabes, les recits sur ceux d'entre eux qui moururent du mal d'amour 6taient un des sujets les plus ordinaires dans les conversations des hommes instruits. Mostain, surtout, en raflfolait, et la meilleure mani^re de lui plaire 6tait de lui apporter quelque nouveau detail sur ces martyrs, dont les Actes furent recueillis avec presque autant de soin que ceux des t^moins de I'islam. L'histoire de Medjnoun, en par- ticulier, est un morceau exquis, empreint de toute la po6sie du desert. (' J'^tais aI16 chez les Benou-Amir uniquement pour y rencontrer Medjnoun. Je trouvai \k son p6re, un vieil- lard, et ses frferes, hommes dans la force de I'ige; on voyait que le bien-Stre et I'aisance r6^naient dans cette famille. Je leur parlai de Medjnoun ; lis pleurferent, et son pfere me r^pondit : a En v6rit6, c'^tait, de mes en- » fants, celui que je pr6f6rais ; 11 tomba amoureux d'une » femme de sa tribu, qui certes n'aurait pu pr6tendre k » un tel parti; ' cependant, lorsque la passion qu'ils » 6prouvaient I'un pour I'autre s'6bruita, le p6re de cette » femme refusa de la donner en mariage k mon fils et » lui choisit un autre 6poux. Nous avons alors enchain6 » Medjnoun ; il se mordait la langue et les levres avec » une telle fureur, que nous craignimes qVil ne se les » coupit ; nous lui rendlmes done la liberie. II s'est ■ » enfui dans ces plaines d6sertes ; chaque jour on lui » porte son repas, que Ton place en Evidence ; quand il » le voit, il s'approche et mange ; lorsque ses vdtements » sont us6s, on lui en apporte d'autres, et on les place LES PRAIRIES D-*OR. 271 » k port6e de sa vue. » Je les priai de me conduire pres de lui ; ils m'indiqu^rent un jeune homme de la tribu. « II a toujours 6t6 son ami»,medirent-ils,«etMedjnoun » ne se familiarise qu'avec lui seul. » J'allai trouver ce jeune homme et le priai de me servir de guide. « Si » vous voulez ses vers », me r6ponditr-il », je les poss&de » tous, jusqu'k ceux qu'il fit hier; demain, j'irai le trou- I) ver, et, s'il en a improvise d'autres, je vous les appor- » terai. » Comme je le priais de vouloir bien m'y con- » duire, il reprit : « Dfes qu'il vous verra, il prendra la » fuite; je crains aussi qu'il ne m'6vite d^sormais, etque " ses vers ne soient perdus pour moi. » Mais j'insistai avec tant d'opiniitret6 qu'il ajouta : «■ Eh bien , allez k » sa recherche dans ces solitudes ; quand vous I'aperce- » vrez, approchez-vous doucement de lui; il cherchera » ci vous intimider et fera mine de vous lancer ce qu'il 1) aura sous la maio ; asseyez-vous sans faire attention k » lui; mais observez-le k la derob^e, et, lorsque vous » le trouverez plus calme, tachez de lui rfeiter quelque » passage de Kais, fils de Doreih ; e'est un poete qu'il » affectionne. » Je me mis en route le jour m6me, et, dans I'apr^-midi, je trouvai Medjnoun. Assis sur un mon- ticule, il tragait des lignes sur le sable avec ses doigts. Je m'approchai sans hesitation ; il s'enfuit comme un animal sauvage k la vue de I'homme, et ramassa une des pierres qui 6taient sur le sol. Je continuai Dependant k m'avancer, je me plapai pr6s de lui et demeurai tran- quille quelques instants, tant qu'il parut vouloir m'eviter. Quand il vit que je restais, il se calma et se rapprocha en jouant avec ses doigts. Alors je le regardai et lui dis : « Qu'ils sont beaux, ces vers de Kais ben-Doreih : 272 MELANGES D'HISTOIRE. Demain, me dit-on, ou la nuit d'apres, partira une amante qui lie s'etait jamais eloignte, mais dont le depart est resolu. ;.. Je n'aurais jamais pens6 que mes propres mains me donneraient la mort ; ce qui doit arriver arrive. » » Le fou pleurait k chaudes larmes et me dit : « Vrai » Dieu ! j'ai 6t6, moi, meilleur poete en ces vers : a Mon eoeur n'aimera jamais que la belle Amirite, dont le surnom est Oumm-Amr. ~ Ma main, en la touchant , semblait humide de rosee et prete a se couronner de feuilles verdissantes. » J'admire I'acharnement de la destinee 4 nous desunir ; elle ne s'apaisera qu'apres nous avoir sfipares. * » Amour, redouble mes lortures ehaque nuit, et toi, 6 consolation de mes jours, je t'attends au jour de la resurrection. » » Apr^s cela, il s'6chappa et je partis. Je revins le lendemain, et, quand je I'eus rencontr6, la mSme scene que la veille se passa entre nous. Des qu'il se tut ra- douci, je lui dis : « Quels beaux vers, vraiment, que ceux » de Kais ! — Lesquels 1 » fit-il. Je repris : LES PRAIRIES D'OR. 273 » En ce moment une gazelle passa devant nous, et il s'elan^a k sa poursuite; quant k moi, je m'61oignai. Je revins le troisifeme jour et ne le rencontrai point ; je courus en informer sa famille. On d^pecha I'homme qui avait coutume de lui porter sa nourriture ; il revint en disant que les mets etaient rest^s intacts. Je me mis alcrs en route avec ses Mres; &-dire I'une des pages les plus curieuses de I'histoire de la civilisatiou. C'est un spectacle unique, en effet, que celui de ce coin priviMgi^ du monde qui tint un moment la t6te de I'humanit^, et realisa une si belle, mais si passagfere combinaison des Elements d'une soci6t6 civilisfe : culture intellectuelle , tolerance , douceur de moeurs , science et pbilosophie, sentiment d^licat du beau; tout, excepts^ ce qui fait la dur^e d'un fitat, je veux dire le germe du d^veloppement et du progrfes. La race arabe ne tarda jamais k rencontrer sa limite; sa mesure combine, elle ne sait plus que dechoir; I'infini lui semble refuse. Mal- gr6 de remarquables instincts de justice et d'egalit^, elle n'a jamais r^ussi k ouvrir une serie vraiment fiSconde d'am61iorations sociales. Son developpement intellectuel, un moment sup6rieur k celui des nations chr^tiennes, ne sut pas r^sister k ce premier sentiment de fatigue qu'6- prouve I'esprit humain apr^s chacun de ses efforts. Arri- v^es au xiu* si^cle k leur apogee, la science et la phi- losophic arabes entrent tout k coup dans la voie du plus rapide d^clin. Les souverains qui les avaient protegees L'ESPAGNE MUSULMANE. 283 s'effrayent; la conscience populaire se trouble et s'irrite; une formidable r6action~'religieuse s'organise de toutes parts. J'ai coutume de me repr6senter ce mo|nent critique I de la civilisation musulmane par celui que traversa la chr6tient6 dans la seconde^oiti^ du xvi° sifecle, a I'^poque du concile de Trente, de Charles Borrom^e, de Pie V, quand I'esprit moderne, 6pouvant6 de ses propres hardiesses, sentit la necessity d'enrayer. En Europe, cette reaction ne r6ussit qu'k demi : seulesTEspagne et I'ltalie s'y pr6t6rent, et cette dernifere encore avec bien des reserves. Dans I'iS' lamisme au contraire, I'esprit humain n'offrit oyi'une trfes- i faible resistance, et la reaction Temporta compl6tement. Des causes ext^rieures coi'ncid^rent avec cet aflfaiblisse- ment intellectuel et moral. II semble que la barbarie veille sans cesse k c6t6 de la civilisation pour 6pier ses d6fail- lances. Des races etrangferes, qui s'6taient introduites subrepticement dans la soci^te musulmane, se trouvferent plus fortes qu'elle. Las Turcs en Orient ; en Espagne, las Berb^res et les Esclavons triomphferent facilemant de I'in- discipline arabe. Le r61e de ces Esclavons dans I'histoire d'Espague est un des points las plus curieux que M. Dozy ait mis en lumifere. Les souverains, sa defiant de la noblesse, lui opposaient cas esclaves, qui, comptant sous leurs ordres un nombreux domestique et maitres de fiefs considerables, arrivaient k faire la loi k des gens du plus pur sang arabe, et, comme dit un historien, « habitaient des palais dont lis n'avaiant jamais vu les pareils, meme dans leurs r6ves y> . L'irr^mediable faiblesse de la race arabe est dans son . manque absolu d'espritjiolitique et dans son incapacity da i toute organisation. Anarchique par nature, I'Araba est f 284 MELANGES D'HISTOIRE. invincible dans la conqufite, mais impuissant le jour oi il s'agitde fonder une soci6l6 durable. II ne comprend que sa vi^ d'Orient, oisive, lib6rale, ignorant le travail, toute consacr6e k ses disputes de gloire et aux reves de son imagination. De Ih cette passion pour les exercices de I'esprit qui forme un des caractferes les plus persi- stants de I'aristocratie arabe. C'est un spectacle charmairt que celui de ces petites cours d'Espagne qui succ^dferent au d^membrement du khalifat de Cordoue, vraies acad^ niies oil pr6sidait une famille patricienne, et dont M. Dozy nous a donne un tableau tres-spirituel dans son esquisse du mouvement litt6raire de la cour des Beni-Qomadiji D'Alm^rie. Jamais on ne s'est livr6 k une pareille depense d'esprit : rois, princes et princesses faisaient des vers que I'hotel de Ramboulllet n'eut pas d^savoues. On s'adres- sait, par exemple, des billets comme celui-ci : « Je vous ecris le cceur plein de d^sirs et de tristesse ; ah ! s'il le pouvait, ce pauvre coeur, il irait lui-mfime vous porterce message. Iraaginez-vous en le lisant que vous me regar- dez tendrement dans les yeux, et que les lettres noires et le papier blanc sont mes prunelles noires bordees de blanc. Adieu ! je baise ce billet en songeant que vos doigts (que Dieu lesbdnisse!) vontle toucher tout k I'heure. » On congoit combien ces petites dynasties patricleiines',ri residant k quelques lieues les unes des autres et incessam- ment rivales, offraient un champ favorable au d^veloppe- menl d'une race pleine de finesse et de vivacity, et aussi combien un pareil 6lat politique devait se trouver sans force contre les attaques du dehors. Pour comble de malheur, la nature avai.t__plac6 un des foyers les plus redoutables de fanalisme k c6t6 de cette 616gante mais L'ESPAGNE MUSULMANE. 285 faible_ciyilisation. Le Maroc ne cessait de verser au delJi du detroit son trop-plein de barbarie. L'indifKrence reli- ! gieuse avait jet6 dans I'Andalousie les plus profondes racines : tiraillee entre le fanatisme et I'incredulit^, la • society arabe espagnole devait p6rir, comme toute soci^le ' qui porta les extremes dans son sein. La race arabe, ' conservant dans la misfere" son savoir-vivre et ses ma- ni^res aristocratiques, ne retrouva une 6tincelle de son genie que pour exhaler ses poetiques plaintes. Le coeur se fend en voyant cette noble race insult^e par des barbares et d'insoleflts parvenus. En mfime temps tout s'attrlste et s'obscurcit : « Sous le r^ne de I'aristocratie, dit M. Dozy, la po6sie andalouse avait 6t6 vigoureuse, pleine de s6ve, toute mondaine ; on jouissait de tous les biens de la vie, et on en jouissait sans arriere-pensee; les poetes chantaient le vin et les plaisirs, sans souci de I'orthodoxie. G'etait une po6sie qui ne voulait que Tac- tion ; fier de son talent et de son importance, le poete critiquait impitoyablement les fautes des princes ; tout ce qui aux yeux des Arabes porte un caractfere de noblesse et de beaute excitait son enthousiasme. Sous le r^gne d'Ali I'Almoravide au contraire, de ce monarque insigniiiant et j d(5vot, les femmes etles pretres re mplac ferent les patriciens, j et la po6sie r^flechit fldfelementrimage de I'^poque. De vi- goureuse, d'insouciante, de l^g^re, de frivole m^me quelle etait, elle est devenue peureuse, s6vfere, m^lancolique, religieuse. Les temps 6taientsi mauvais, qu'on detournait, les yeux de la terre pour les Clever vers le ciel : on soufJ I'rait, on se r6signait, quand les hommes du siMe prec^-' dent auraient lutt6 centre la fortune. Les belles formes out disparu; quand les poetes veulent imiter les grands 286 MELANGES D'HISTOIRE. modeles, ils tombent dans I'enflure ou dans la platitude. Ce ne sont plus que d'insipides flatteries sur le monarque envisage comme repr6sentant la Divinity, et des senti- ments d'une devotion aifect^e, qui s'alliait k une grande corruption de moeurs et k un renversement complet de I'ordre social. » De tons les morceaux que M. Dozy a recueillis dans son excellent volume de Recherches, le plus important est sans contredit son m^moire sur le Cid, qui formerait k lui seul un ouvrage. Grcice i une d^couverte inattendue, M. Dozy a trouv6 moyen d'etre neuf sur un sujet qui semblait depuis longtemps 6puis6. En examinant, en 1844, un manuscrit de la bibliothfeque de Gotha, dont le con- tenu avail 6t6 mal dtoit, M. Dozy reconnut que ce ma- nuscrit renfermait un ouvrage d'Ibn-Bassam, ou il est longuement parl6 du Campeador. Or Ibn-Bassam 6crivai( dix ans apres la mort du Cid, et plus de trente-deux ass avant la plus ancienne chronique latine qui prononce le nom de Rodrigue ; de plus, il tenait ses renseignements d'une personne qui avait connu le Cid et qui avait assist^ au si6ge de Valence, On comprend qu'en un sujet tout fabuleux, quand le j^suite Masdeu a pu ^crire : « Je dois reconnaitre que nous ne savons rien de certain sur Rodrigue Diaz le Campeador, pas mSme sa simple exis- tence » , on comprend, dis-je, quelle valeur acquiert aux yeux de I'historien le r^cit d'un t^moin oculaire. II faut avouer cependant que ceux qui prefferent la Mgende k la r6alit6 sauront assez mauvais gr6 k M. Dozy de sa d^cou- verte. L'amant de Chimfene nous apparait dans ce texte nouveau tout k fait k son d&avantage, comme un brigand sans foi ni loi, manquant aux capitulations et aux serments. L'ESPA:gNE MHSULMANE. 287 brulant ses prisonniers k petit feu ou les faisant d6chirer par ses dogues, et cela, non pas, comme I'lnquisltion, pour le plus grand, bien de leurs ames, mais uniquement pour les forcer k d6couvrir leurs tresors ! Ce ne sont Ik, dira-t-on, que des calomuies trop faci- lement explicables sous la plume d'un musulman, lnt6ress^ k rabaisser le heros chr6tien. Mais que dire de cet autre fait, maintenant av6r6, que le representant de Tenthou- siasme religieux de I'Espagne, ce Rodrigue devenu un j saint dans I'opinion populaire, dont les reliques font desl miracles, et dont Philippe II r^clama k Rome la canoni- sation, passa la moiti6 de sa vie au service des musul- mans, en vrai soudard uniquement occup6 de la solde a gagner et du pillage k faire? Ce qu'il y a de plus curieux, c'est que les chroniques lalines disaient exactement la meme chose, et qu'on ne voulait pas les croire. Impos- sible, disait-on, que le champion par excellence de I'Es- pagne cbretienne ait servi les infidfeles contre les Chre- tiens, et qu'un prince musulman ait accords sa confiance k son plus mortel ennemi. Or voici la plus irrecusable des autorit6s, un t6moin oculaire, qui nous raconte dans les plus grands details les exploits du Cid sous les dra- peaux de I'islam. « En ce 1emps-l&, Ahmed'Ibn-Houd, roi de Saragosse, h^la un chien de Galice, appel6 Rodrigue et surnomme le Campeador (que Dieu le mette en pieces ! ). C'6tait un homme qui faisait metier d'enchainer les prisonniers, de raser les forteresses. Les Beni-Houd I'avaient fait sortir de son obscurity, et s'6taient servis de son appui pour exercer leurs violences et ex6cuter leurs miserables pro- jets, lis iui avaient livr6 les plus belles provinces de la 288 MELANGES D'HISTOIRE. p6ninsule, et il n'y avait contr6e d'Espagne que ce tyran n'eut pillee. Quand done Ahmed craignit la chute de sa dynastie, il appela le Campeador (que Dieu fasse gouter k son kme le feu de I'enfer!), lui donna de I'argent et le fit entrer sur le territoire de Valence. II se cramponna a cette ville comme le cr^ancier se cramponne au debiteur. Combien de superbes endroits dbnt le tyran s'empara et dent il profana le myst^re! Combien de charmantes jeunes tilles (quand elles se lavaient le visage avee dn lalt, le sang jaillissait de leurs joues ; le corall rivalisait avec les perles dans leur bouche,) epousferent les pointes de ses lances, et furent 6cras<5es, comme des feuilles morles, sous les pieds de ses insolents mercenaires ! » M. Dozy nous fait marcher de surprise en surprise. Ce ne sont pas seulement les musulmans qui se plaisent J m^dire du Campeador ; c'est la Chronica general eile- mSme, r^digfe par Alphonse le Savant, qui le pr6sente sous un jour singuliferement d^favorable, k tel point que le r6cit du roi historien avait jusqu'k nos jours provoqu^ I'incr^dulite. Or il se trouve que le recit d' Alphonse; est parfaiteraent d' accord avec la tradition musulmane. Bien plus, M. Dozy d^montre de la mani^re la plus incontes- table que les chapitres de la Chronica general relatifs au Cid sont en grande partie traduits de I'arabe, et que probablement ils ont 6t6 Merits par un de ces Valenciens que Rodrigue fit bruler vifs lors de la prise de cette ville en juin 1095 '. On sail la predilection d' Alphonse pour 1. L'opinion de M. Dozy a refu depuis une confirmation frappante par la d6couVerte qu'a faite M. Pidal d'un manuscrit de la Chronica general, oil se trouve ins6r6e en arabe, mais en caracteres espagnols, le teste de I'el^gie de Valence assi6gte par le Cid. Voir I'introduc- tion de M. Pidal au Cancionero de Baena (Madrid, 1851). L'ESPAGNE MDSULMANE. 289 les Arabes. Dans sa haine pour la noblesse qui finitpar le d^troner, il dut se trouver heureux de d^nigrer le re- pr^sentant id6al du noble Castillan. Le Cid, en eflfet, tou- jours exalte dans les romances comma reb'elle et ennemi de la royaut6 ; le Cid, si cher k la Castille parce qu'il triomphe du roi qui I'a exile, le Cid 6tait un ennemi pour Alphonse, et ce prince aura accept^ avec empressement le r6cit de I'Arabe valencien, qui avait d'ailleurs, k ce qu'il parait, I'avantage d'etre parfaitement conforme k la verity. Quoi qu'il en soit, il est assez curieux que le Cid ne soit devenu un personnage historique que gr^ce aux miv- sulmans, et que la connaissance des auteurs arabes ait seule pu dissiper les doutes graves que soulevait le r^cit des chroniqueurs latins. Aucun h6ros n'a perdu plus que celui-ci k passer de la 16gende dans I'histoire. II faut s'y resigner. Rodrigue Diaz le Campeador n'6tait de son vivant qu'un aventurier. Tout ce qu'il fut, il le dut aux enne- mis de sa patrie, meme le nom sous lequel il est reste dans I'histoire. Le repr^sentant id^al de I'honneur espa- gnol etait un condottiere, combattant tantdt pour le Christ, tantot pour Mahomet. Le repr^sentant id^al de I'amour n'a peut-etre jamais aim6. Encore une idole qui tombe sous les coups de I'impitoyable critique! Encore un triomphe pour ceux qui pensent que le peuple, dans le choixde ses heros, a fort peu de souci de la r6alit6, et que les grandes renommtes rec^lent presque toujours un contre-sens ou un caprice! ly IBN-BATOUTAH Ce volume est le.premier d'une collection orientale que la Soci6t6 asiatique de Paris se propose de publier, et qui contiendra le texte et la traduction, sans notes ni commentaires, d'un certain nombre d'ouvrages in6dits ou tres-rares des principales litt6ratures de i'Asie. Grace aux excellentes traditions qui se sont perp6tu6es dans son sein, la Soci6t6 asiatique, fondle en 1822 par le con- cours d'un certain nombre d'orientalistes frangais , en tete desquels il faut placer Villustre Silvestre de Sacy, a vu les ressources de son budget s'accroitre d'une ma- ni^re constante, et, k Tissue d'une crise qui a faitdispa- raitre la plupart des societ6s savantes de I'Europe, elle se trouve en 6tat d'61argir le cercle de ses entreprises litt6- 1. Voyages d'Ibn-Batoutah, texte arabe, accompagne d'une traduc- tion, par C. Defremery et le docteur B.-R. Sanguinetti. Tome 1, 1853. 292 MfiLANGES D'HISTOIRE. raires. Dans la pens6e du conseil de la Soci6te ', les etudes orientales en seraient k peu pr6s de nos jours au point oil en 6taient les etudes grecques et latines au XVI' sifecle. Ce que reclamait k cette 6poque I'^tat de la science, ce n'^tait pas des dissertations sans fin, des sub- tilit^s de critique sur des litt^ratures dont tous les mo- numents 6taient loin d'etre connus ; ce qui importait avant tout, c'6tait la publication et la traduction des textes. Les Aides et les Estieiines ont bien mieux m6rit6 de I'Europe savante en donnant souvent k la h^te des Editions faci- lement accessibles des auteurs grecs et latins, que s'ils eussent voulu du premier coup les entourer de ce luxe d'erudition et de critique qu'on a d6ploy6 plus tard. La Soci6t6 s'est done interdi| les longs commentaires, les introductions, les nptes, et ces magnificences typographi- ques qui rendent trop souvent les publications du gou- vernement inabordables aus v^ritables travailleurs. Elle ne s'est permis de joindre au texte qu'une simple traduc- tion, parce qu'un texte oriental n'est reellement publi6 que quand il est traduit, et aussi parce que, le Irangais commengant k fitre fort 6tudi6 chez tous les peuples mu- sulmans qui avoisinent la M6diterran6e, elle a esp6re contribuer k ce mouvement en leur fournissant des tra- ductions d'ouvrages qu'ils sont accoutum^s k respecter et qui ne r^veillent en eux aucune antipathic religieuse ou nationale. La Soci6t6 asiatique ne pouvait mieux d6buter dans cet excellent dessein que par la publication des Voyages d'Ibn-Batoutah. Ibn-Batoutah est peut-6tre de tous les 1. On peut lire les excellentes vues d^veloppees sur ce sujet par M. Jules Mohl, dans le Journal asiatique, aoi^it 1851. IBN-BATOUTAH. 293 voyageurs par terre qui ont laiss6 des mSmoires celui qui a parcouru le plus de pays. C'est au moins, de tous les voyageurs arabes, le plus honnete, le plus curieux, le plus 6veilI6. M h Tanger, il visita, de 1325 a 13S4, les c6tes barbaresques, I'figypte, la Syrie, I'Arabie, la Perse, I'Asie Mineure, Constantinople, la Russie m^ridionale, la Tartarie, I'Afghanistan, I'lnde, la Chine, les iles Mal- dives, Ceylan, le Zanguebar, le Soudan, Tombouctou, Grenade. La raret^ des manuscrits complets de sa rela- tion, qui parait s'etre peu r6pandue en dehors du Maroc et de I'Alg^rie, explique seule comment un ouvrage de cette importance est rest6 presque inconnu jusqu'a nos jours. Les cinq manuscrits qu'en possede notre Biblio- thfeque nationale, et parmi lesquels figure une moitie du manuscrit autographe, sont sans contredit le plus pr6- 'Cieux butin litt^raire qu'ait produit et que produira sans doute la conquete de I'Alg^rie. D6ja, k diverses reprises, la Soci6t6 asialique avait public dans son journal des frag- ments de ce curieux rteit ; elle a pens6 avec raison qu'il 6tait temps de le presenter dans son ensemble, et elle a charge de ce soin deux de ses membres les plus habiles, MM. Defr^mery et Sanguinetti. Le premier volume, qui vient de paraitre et qui sera suivi de quatre autres, fait le plus grand honneur au savoir et au gout de ces deux orientalistes, et inaugure de la fafon la plus heureuse une collection destin^e, nous le croyons, k exercer une grande influence sur les Etudes relatives k I'Orient. La passion des voyages est un des traits les plus sail- lants du caractfere des Arabes et un de ceux par lesquels ils ont marqu6 le plus profond^ment leur trace dans Vhis- toire de la civilisation. Avant le grand 61an de la naviga- 294 MfiLANGES D'HISTOIRE. tion espagnole et portugaise au xv® et au xvi' sitele, au- cun peuple n'avait contribu6 autant que les Arabes k 61argir I'id^e de I'univers et h donner a I'homme une id^e exacte de la planfete qu'il liabite, premiere condi- tion de tout veritable progrfes. L'absence de nationalit6s distinctes dans le sein de Tislamisme d6gageait les mu- sulraans d'un des liens les plus forts qui retiennent I'in- dividu attach^ k un point de I'espace. Le musulman n'a d'autre patrie que I'islam. De Tanger jusqu'k la Malaisie, Ibn-Batoutah ne sort pas de son pays; partout il trouve sa langue, ses moeurs ; nuUe part il ne laisse derrito lui un regret. Le gout des merveilles, autre trait si mar- qu6 chez les musulmans ; I'extrSme diffusion de la cul- ture intellectuelle, qui faisait que, pour entendre les docteurs c616bres et visiter les directeurs en vogue, il fallait aller de Maroc au Caire, de la Mecque k Samarkand; la sobri6t6 de la race arabe et I'hospitalit^ si facile k prati- quer en un pays oh elle ne risque pas d'etre exploitfe, ^taient autant de causes qui faisaient entreprendre ou rendaient possibles de longues peregrinations, La religion enfm les 6rigeait en pr6cepte, par I'obligation imposte k tout musulman, quelque eloign^ qu'il fut du centre de I'islamisme, de visiter une fois en sa vie le sanctuaire de la Caaba. Une des preuves que les apologistes musul- mans font valoir en favour de la divinity de I'islamisrae est la consolation qu'on trouve dans le pfelerinage, les joies sensibles qu'on y ressent, et le vif desir qu'on 6prouve de le faire de nouveau. Les fondations pieuses qui facilitaient aux pauvres I'accomplissement de ce de- voir, les charit^s que r^pandaient autour d'eux les riches p^lerins, et la touchante fraternity qui r^gnait dans le IBN-BATOUTAH. 295 voyage, 6taient pour beaucoup dans ce charme, auquel rinstinct du commerce -pouvait bien aussi n'Stre pas stranger. La Mecque, en effet, au temps du pfelerinage, etait un vaste marcM et le centre des ^changes du raonde entier. Le fatalisme enfin, en debarrassant I'homme du calcul p6nible des chances de I'avenir, contribuait k en- tretenir le gout de cette vie errante. Le voyageur est toujours un peu fataliste, et rien ne contribue plus k Jeter I'homme dans les aventures que de croire qu'il ob^it h un destin immuable en ob6issant k sa mobilite. L'organisation de la soci6t6 musulmane prfitait nierveil- leusement k ce perp6tuel vagabondage. Le voyageur n'est pas, chez les Arabes, un homme k part, sans fonctions, sans famille , un Stranger tenu k distance et condamn6 k ne voir que du dehors la vie des pays qu'il traverse. Le voyageur arabe, presque toujours jurisconsulte ou m^decin, exerce sa » profession en voyageant. A chaque station de sa route, 11 s'6tablit, prend racine dans le pays , devient "un personnage considerable ; puis, quand sa pas- sion se reveille, il reprend I'etat nomade, sur d'etre par- tout recherche et pourvu de fonctions lucratives. Chez nous, la vie du voyageur est cotiteuse et suppose un ca- pital longuement amasse. Chez les Arabes, cette vie 6tait la plus 6conomique de toutes : le voyageur s'acquittait en- versson hfitepar des consultations m6dicales ou juridiques, des r6cits, des pieces en prose et en vers ; quelques-uns meme se d6frayaient en professant la sorcellerie et en fai- sant des tours d'adresse. Rien n'egale I'etonnant spectacle que pr6sente sous ce rapport la vie d'Ibn-Batoutah. Dmant trente ann^es, sans credit ni fortune, il court le monde 296 MELANGES D'HISTOIRE. dans tous leg sens, vivant tantdt avec les princes, tant6t avec les ermites, exercant tous les metiers, s'arr^tant ou il trouve una place avantageuse : cadi k Dehli, ambassadeur en Chine, juge aux Maldives, partout fort honor6, si bien que, ayant trouv6 au fond du Soudan un prince moins bien appris que les autres, qui n^gligea de lui assigner une mai- son, il le lui reprocha en public et s'en fit donner une de sa propre autorit6. Ce qu'il y a de plus curieux, c'estde le voir se marier partout ou il s'6tablit, et divorcer k son de- part, pour convoler k I'^tape suivante k un nouvel hymen, (Juand on se demande, en lisarit Ibn-Batoutah, quel est le mobile qui le pousse k ces prodigieuses peregrina- tions, on est fort embarrass^ pour se r^pondre. Est-ce le commerce ? es1>ce la devotion ? est-ce le goftt des a ven- tures ? esl^ce le d^vouement scientifique ? Ce n'est rien de tout cela, et c'est un peu de tout cela. Aucune passion dominante ne I'entraine : sa carrifere ci lui, c'est d'etre voyageur; il est vagabond par nature. Cette vie singulifere etait celle d'un nombre infini d'hommes au sein de la society arabe. De longtemps, on peut le dire, I'espfece hu- maine n'atteindra une unit6 comparable k celle que I'isla- misme r^alisa durant quelques sifecles. La dispersion des individus dans les diverses parties du monde musulman 6tait incroyable. Ibn-Batoutah trouve presque toutes les fonctions en Orient occupies par des gens du Magreb. A Delhi, il rencontre un fakir de Grenade qu'il avail de'jk vu k M6dine, marie a la fiUe^d'un docteur de Bou- gie, aussi etabli k Delhi. A Segelmesse, dans le Marco, il regoit I'hospitalite d'un jurisconsulte dont il avait connu le fr^re au fond de la Chine. D'un bout du raonde k I'autre on etait en pays de connaissance. Chose eti'ange ! IBN-BATOUTA.H. 297 la seule contr6e qui semble ne pas exister pour ces in- faligables voyageurs, c'est la chr6tient6. lis n'y mettent jamais le pied, et les oui-dire qu'ils rapportent parfois sur les parties de I'Europe chr6lienne les plus rappro- ch^es des terras musulmanes ressemblent k ces fables que la g^ographie populaire relfegue k rextr^mite des regions connues. La 6tait la profonde limite que la famille hu- maine devait mettre bien des si^cles ci francliir. On ne peut pas dire qu'Ibn-Batoutah soit un homme trfes-sprirituel ni un trfes-fln observateur ; on ne saurait pourtant lui refuser un grand fond de droiture et de raison. C'est un homme d6vot, mais sens6; sunnite s6v&re, mais sans haine religieuse bien violente. Sa critique, indul- gente ci I'excfes quand il s'agit des miracles de sa secte, est au coiitraire d'une remarquable p6n6tration quand il s'agit de trouver en d6faut les miracles des schiites. Parfois on voit poindre chez lui, je ne dirai pas quelque doute, mais quelque vell6ite de demander des preuves : il fait alors des dissertations fort amusantes pour raffer- mir sa foi et refuter les objections des her^tiques. Le nombre incroyable de prodiges permanents dont il est t6moin et I'extravagance des reliques qu'il v6nfere k cha- que pas nous surprendraient, si la cr6dulit6 humaine avait jamais le droit de surprendre. il croit aux tom- beaux apocryphes des patriarches et des prophfetes ; il croit que les oiseaux ne volent jamais au-dessus de la Caaba ; mais j'ose affirmer qu'il n'eut pas cru aux tables parlantes ni aux esprits frappeurs. Nous aurons bientdt des legons de critique et de bon gout a demander au moyen kge : au moins le merveilleux de ce temps -la avait-il d'ordinaire quelque grace ut quelque saveur. 298 MELANGES D'HISTOIRE. La partie la plus int^ressante du volume d'lbn-Batou- tah qui vient de paraftre est, k mon gr6, le rdcit de son voyage aux villes saintes. Ce doit 6tre vraiment un des plus grands spectacles religieux du monde que celui de la ftlecque au temps du pfelerinage : grand, non pas pour les yeux, car j'imagine que la mise en sc^ne doit en 6tre singuliferement triste et s6v6re, mais grand pour 1' esprit, h la fafon du culte chretien des bonnes 6poques, avant que I'adoption universelle des modes italiennes et j&uiti- ques I'eut fait deg6n6rer en pompes th^^trales et de mau- vais gout. Ces pri^res simples s'61evant de toutes parts vers le Dieu unique, ces predications aust^res des imams, cette sc^ne extraordinaire du debordement de I'Arafal, cette procession qui se d6rouie nuit et jour autour de la Caaba, cette unanimity religieuse, ou la possibility meme d'un doute n'est pas entrevue, tout cela doit 6tre Strange, saisissant. ibn-Batoutah nous y fait d'au- tant mieux assister que, dans sa conscience parfaitemenfe ^ naive de musulman, il ne songe pas un moment au pit- toresque de tout ce qu'il raconte. II a pri6, comme tout le monde, a la station d' Abraham; il a bu de I'eau du puits de Zemzem ; il a bais6, aprfes des millions de mil- lions de croyants, la pierre noire, et a trouv6 dans ce baiser une grande douceur. « Les yeux, dil-il, y voient une beauts admirable ; a I'embrasser, on 6prouve un plaisir qui r6jouit la bouche, et celui qui y colle ses 16- vres d^sirerait ne plus les en s6parer ; c'est 14 une de ses propri6t6s et une des gr^qes divines dont elle est dou6e. Louange k Dieu, qui I'a distinguee par la noblesse et lui a d6parti I'illustration et le respect ! » Je ne suis pas sur ce point de I'avis d'Ibn-Batoutah : IBN-BA.TOUTAH. 299 la pierre noire, loin d'etre, comme il I'appelle, « un grain de beaut6 sur une face resplendissante », est une tache dans rislamisme, un vrai fetiche, avec lequel on pent justement reprocher k Maliomet d'avoir pactise, une des concessions que ce grand adorateur de Dieu crul devoir faire au vieux paganisms arabe, qu'il traitait d'ailleurs avec si peu de management. Mais il n'est pas de purita- nisme'qui tienne contre les faiblesses, ou, si i'on veut, contre les besoins de la nature humaine. Cette religion a I'origine si austere, si abstraite, repoussant comme poly- th^isme tons les dogmes qui semblaient donner k Dieu un p^re, une mfere et introduire dans I'unit^ supreme des distinctions de personnes, aboutit au xm^ sitele k des pratiques mesquines, k des petitesses de casuites, au scru- pule enfin, cette maladie des vieilles religions qui tournent en subtilit6. Ibn-Batoutah, qui, sans etre lui-m6me un ascfete bien consomm6, a beaucoup v6cu dans la compa- gnie des personnes religieuses, nous donne sur tout cela de fort curieux details. En definitive , malgr6 bien des misferes, la devotion musulmane resta toujours fifere, s6- rieuse, virile, une devotion d'hommes, cr^fe par des hommes et pour des hommes. Les femmes, qui partout ailleurs jouent un r61e si important dans les revolutions du sentiment religieux et rfeglent la mode en ceci comme en bien d'autres choses, sont restfes dans I'lslamisme presque en dehors de la religion. Les musulmans n'ai- ment pas que leurs femmes soient devotes, et je ne sais plus quel poete compte au nombre des qualit^s de sa maitresse de se soucier peu du Goran. La description que donne Ibn-Batoutah de la cdr6monie du vendredi (jour f6ri6 des musulmans), telle qu'elle se 300 MfiLANGES D'HISTOIRE. pratiquait de son temps k la Mecque, me semble trfes-ca- ract^ristique de ce culte triste, sans grSce, sans vari6t6, s6v6re comme le desert, qui a toujours 6t6 celui de I'is- lamisme. « On place la chaire bdnie contre le c6t6 de la noble Caaba qui est entre' la pierre noire et Tangle de rirak. Le prMicateur s'avance, habill6 entlferement de noir, coiff6 d'un turban et d'un voile de mousseline de m6me couleur. II est rempli d,e gravity et de diguit6, et march e en se balan^ant entre deux drapeaux noirs, port6s par deux muezzins. II est pr6c6de par un des ad- ministrateurs du temple, agitant une sorte de fouet dont les claquements avertissent de la sortie du predicateur les fidfeles qui se trouvent au dehors, et par le chef des muez- zins, habille 6galement de noir, et portant sur son epaule une 6p6e dont il tient la garde avec la main. On iixeles deux 6tendards des deux cot^s de la chaire, et, au mo- ment oil le predicateur se dispose k monter, le muezzin lui passe ■ Vip6e, avec laquelle il frappe sur chaque marche pour attirer I'attention des assistants. Arriv6 au haut de la chaire, il se tourne vers le public en saluant de droite et de gauche, et I'assistance lui rend son salut. II s'as- sied alors, et lous les crieurs font I'appel de la pri^re du haut de la coupole de Zemzem. Lorsque I'appel est fmi, le predicateur prononce un discours dans lequel il mul- tiplie les pri^res pour Mahomet, pour les quatre premiers califes, pour les souverains musulmans, puis il s'en re- tourne, pr^cdde des deux drapeaux, et on remet la chaire k sa place. » Que dirait-on parmi nous "d'un predina- teur qui monterait en chaire un sabre k la main et en faisant claquer un fouet devant lui ? Cette ciprete, ce defaut d'onction et de mysticite tien- IBN-BATOUTAH. 301 nent au caract^re du peuple arabe, le moins mystique de tous les peuples, celui dont la theologie est la plus sim- ple et se rMuit h deux mots : Dieu est Dieu. Pas de saints, pas de Vierge, aucun 616ment d'^popee divine, pas une ombre de symbolique. Ce qui s'est d6velopp6 de mythologie dans I'islam est venu de ce levain d'illu- minisme qui a toujours couv6 en Perse et y a produit de perpetuelles r^voltes centre la simplicity de la foi mu- sulmane. A la Mecque, rien de tout cela : une mSle et rude aristocratie, restee immobile dans sa fiert6, son manque absolu d'imagination religieuse, son monotheisme exalte; des vengeances, des meurtres, une complete anar- chie, comme k I'^poque qui pr6c6da I'islam ; nuUe dis- pute de th6ologie, seulement des luttes de pr6s6ance et de genealogie. Ibn-Batoutah raconte h ce propos une curieuse histoire : « On rapporte, dit-il, qu'un jour le jurisconsulte Aboul-Abbas, s'entretenant k M6dine avec quelqu'un, profera une grosse erreur dans laquelle il tomba par suite de son ignorance dans la science des genealogies, et faute de savoir retenir sa langue. 11 lui echappa de dire que Hosein, fils d'Ali, ne laissa pas de posterity. L'^mir de Medine, Tofail, informe de ce pro- pos, le blolma avec raison, et voulut tuer le coupable. Sur les instances qu'on lui adressa, il se contenta de le chasser de Medine; mais on dit qu'il d6p6cha aprfes lui quelqu'un pour I'assassiner; il est stir au moins que depuis on n'a jamais eu de ses nouvelles. Que Dieu nous garde des fautes et des erreurs de la langue ! » Voilk les controverses des th^ologiens de la Mecque! C'est qu'en efifet pour les cMrifs (nobles) mecquois, le premier article de foi est la genealogie, le plus souvent 302 MELANGES D'HISTOIRE. du reste incontestable, qui les rattache au Prophfete et aux families h^roi'ques. Cette religion du sang Temporte de beaucoup dans leur esprit sur la consideration de I'orthodoxie; le Turc, quelque 61ev6es que soient ses fonctions , n'est jamkis k leurs yeux qu'un mameluk par- venu, et un chef arabe k qui un spirituel voyageur' demandait lequel m^ritait plus d'6gards d'un pacha turc, bon musulman, ou d'un gentilhomme chr6tien, r6pondit sans h^siter : « II suffit d'un seul instant pour qu'un po- lyth^iste ou un idolcitre devienne un saint musulmaB, tandis qu'il faut des si^cles pour faire un gentilhomme. » La relation du voyage d'Ibn-Batoutah k MMine pr§- sente aussi de bien curieux details. On touche avec le pfelerin le clou d'argent qui indique la place de la t^te de I'envoy^ de Dieu. Mahomet, 6tant presque le seul pro- pbfele qui ait joui de son vivant de toute sa notoriety, et qui soit entr6 de plain-pied et sans intervalle dans sa reputation^prophdtique, est le seul aussi dontle tombeau soit parfaitement authentique et dont on pourrait k la rigueur toucher les ossements. II est Ih, vraiment, a M^dine, sous une plaque de marbre, et un jour peut^tre on verra h la clart6 du soleil cet 6trange cadavre, qui, plus puissant que I'aimant ridicule dont I'ignorance I'en- toura, attire encore des extrdmit^s du monde des mil- lions de croyants. Abou-Bekr et Omar, ses deux camarades de lit, reposent dans le mSme tombeau; alentour, les Mohadjir et les Ansar, tout I'ftge h^rofque de I'islamisrae. Peu de religions, il faut I'avouer, ont des lieux saints aussi authentiques et aussi historiques. C'est le propre de rislamisme de nous faire toucher du doigt ce qui ailleurs 1 . M. d'Escayrac de Lauture. IBN-BATOUTAH. 303 ne nous apparait qu'a travers le nuage de la l^gende ou les fraudes innocentes des traditions apocryphes. Mais la relique la plus strange, c'est sans contredit I'Arabie elle-meme, identique du ' temps d'Ibn-Batoutah (et aussi de nos jours) h ce qu'elle 6tait du temps de Mahomet, identique du temps de Mahomet h ce qu'elle 6tait du temps d'Ismael. On ne songe pas assez k ce sin- gulier pays, efifac6 de la sc6ne du monde depuis dix sib- cles et dont la destin^e semble etre de ne compter dans I'histoire de I'humanit^ que par de brusques et courtes apparitions , pour rentrer ensuite dans le vaste oubli de ses deserts. On confond I'Arabie dans I'id^e d'universelle decadence, qui , depuis la domination des Turcs , em- brasse pour nous tout I'Orient. Or I'Arabie n'est vraiment pas responsable de cette irremediable faiblesse. N'avons- nous pas vu, de nos jours, le mouvement r6formateur des Wahhabis sur le point d'aboutir k un nouvel islam, sans autre prestige que I'^temelle id6e de I'Arabie : simplifier Dieu, ^carter sans cesse toutes les superKtations qui ten- dent k s'ajouter h la nudit6 du culte patriarcal? Je pense, pour ma part, que I'islamisme a Ici son dernier et infran- chissable boulevard, qu'il finira par ou il a commence, par n'6tre plus que la religion des Arabes, selon le vrai programme de Mahomet; mais aussi que nul ne sait ce qui arriverait dans le monde le jour ou I'Arabie se 16ve- rait de nouveau au nom de sa foi invincible en la supe- riority de sa race et en la religion d' Abraham. LE DESERT ET LE SOUDAN ^ M. d'Escayrac de Lauture a parcouru pendant huit ans les diverses parties du continent africain ; le livre qu'il vient de publier est le fruit de ses observations person- nelles et de ses reflexions. On y reconnait partout un esprit p6n6trant, original, rempli de I'amour le plus d^s- intdress6 de la science, et poss6de de cette large et vive curiosity qui est le signe des natures vraiment distin- gu6es. A toutes les quality du voyageur, k I'audace, k I'activite, k la perseverance, M. d'Escayrac joint plusieurs de celles du penseur et de rtoivain. Les defauts de son ouvrage sont ceux d'un esprit encore peu maitre de sa 1 . Le Desert et le Soudan, Mudes mr VAfrique au nord de I'equa- tew, p^r M. le comte d'Escayrac de Lauture. — Paris, 1853. 306 Mj^LANGES DHISTOIRE. methode et trop charm6 du plaisir de penser pour pen- ser avec sobri6t6. On peut lui reprocher d'avoir donn6 dans un livre de renseignements precis une trop grandei place aux g6n6ralit6s. Ce qu'on est en droit de demander au voyageur, en effet, ce n'est pas de faire preuve d'6- rudition et de philosophie ; c'est uniquement de bien voir et de bien rendre ce qu'il a vu, c'est d'etre le t6moin v6ridique et judicieux des pays lointains devant le tribu- nal de la critique europ^enne. La forme du r^cit ou du journal est pour cela la meilleure. M. d'Escayrac raconte trop peu et raisonne trop. Cela le conduit k des vues par- fois hasardte, qui tiennent uniquement k certaines ha- bitudes de style et ne portent aucun prejudice k la jus- tesse et k J'impartialit^ habituelles de son esprit. La philosophic de I'histoire de M. d'Escayrac pourrait donner lieu k des observations analogues. EUe est trop absolue, et, s'il fallait la comparer ci quelque chose, ce serait au curieux essai d'histoire a priori que le plus ing6nieux des chroniqiieurs arabes, Ibn-Iihaldoim, nous a donne dans ses ProUgomines. Domini par I'idee d'un plan uniforme de I'espfece humaine, supposant que tous les peuples sont partis d'un mSme 6tat, suivent la meme ligne et tendent au m^me but, M. -d'Escayrac ne tient pas assez de compte de la diversity des races. Or il semble que, plus on etudie I'histoire dans ses v6ritables sources, plus on arrive k ^carter toute formule g^n^rale ut a se renfermer dans de pures considerations etlinogra- phiques. M. d'Escayrac, par exemple, tromp^ par I'^qui- voque du mot barbaric, rapproche souvent les Germains des premiers sifecles de notre tire des diverses popula- tions du Soudan, et semble supposer qu'il ne faudrait S LE DESERT ET LE SOUDAN. 307 ces demiferes que du temps et des circonstances favo- rables pour produire des oeuvres comparables k celles du g6iiie germanique. II faut avouer que tous les pro^fes de la science modeme amfenent au contraire h envisager chaque race comme enferm6e dans un type qu'elle peut rfeliser ou ne pas r6aliser, mais dont elle ne sortira pas. Goethe et Kant 6taient en germe dans les contemporains d'Arminius ou de Witikind. L'Afrique ner6vfele peut-§tre pas autant que I'Asie cette profonde individuality des branches diverses de I'espfece humaine. Le degr6 de civi- lisation y a plus d'importance que la race. G'est en Asie que le fait primordial du sang ' apparait dans toute sa force, et c'est en 6tudiant cette partie du monde qu'on s'habitue k envisager d'une fapon toute relative les des- tinies intellectuelles, morales et religieuses de la planfete que nous habitons. La race arabe semble I'objet de predilection des 6tudes de M. d'Escayrac. II I'a trouv6e dans ses longs voyages, de rirak au S6n6gai, de Maroc ci Madagascar, partout inalterable, homogfene, offrant, si j'ose le dire, I'identite du m6tal, et pr^sentant I'image d'un peuple qui, suivant la belle expression de J6r6mie (xLvm, 11), « n'a point 6t6 remu6 de dessus sa lie » . Les meilleures pages du livre de M. d'Escayrac sont celles qu'il a consacr^es au portrait de cette race Strange, dont le privilege est de passionner si vivement tous ceux qui I'^tudient. Jamais famille humaine n'oflfrit, en effet, uii si s6duisant assem- blage de brillantes qualit6s et de brillants ddfauts. On I'aime, tout en 6tant persuade qu'elle a pen de valeur solide et qu'il n'y a d^sormais rien k en faire pour le bien g^n^ral de rhumanit6, Les Arabes, comme tous les 308 MELANGES DHISTOIRE. peuples qu'on appelle s^mitiques ', manquent de cette \a.n6t&, de cette largeur, de cette 6tendue d'esprit qui sont les conditions de la perfectibility. Leur civilisation n'a qu'un seul type et ne tarde jamais a rencontrer sa limite : on a remarqu6 avec raison que la domination des Arabes a exactement le meme caract^re dans les pays les plus eloign6s les uns des autres ou pile a 6t6 port^e, en Afrique, en Sicile, en Espagne. L'infini, la diver- sit6, le germe du d^veloppement et du progrfes leur sem- blent refuses. L'illustre M. Lassen, que ses sympathies exclusives pour la race indo-europ6enne rendent parfois injuste pour la race s6mitique, a d^fini d'un mot cette demi^re: une race personnelle, ^oiste, et, comme on dit en'Alle- magne, subjective. II est certain que nuUe part ailleurs . les passions individuelles, I'amour, la haine, la vengeance,! n'ont eu autant de d^veloppement. Jamais la po&ie arabe ne s'^lfeve au-dessus des sentiments personnels. Les Moallakat sont sous ce rapport un genre unique, au- quel on ne saurait rien comparer dans aucune litt6ra- ture. Le poete arabe ne se r6signe jamais h prendre au serieux un sujet Stranger k Iui-m6me. Pas de drame, pas d'6pop6e', aucune de ces grandes compositions oii I'au- teur doit s'effacer. Race incomplete par sa simplicite meme , la race s6mitique se distingue presque exclusive- ment par des caract^res n^gatifs; elle n'a ni mythologie, ni science, ni philosophic, ni fiction, ni arts plastiques, ni vie politique. La morality elle-meme a toujours M 1. On donne ce nom tres-impropre aux peuples qui parlent ou onl parlfi hfebreu, syriaque ou arabe, trois langues fort ressemblantes entre elles, et qu'on a regardfees bien k tort comme eorrespondant & la catfegorie biblique des enfants de Sem. LE DfiSERT ET LE SOUDAN. 309 entendue par cette race d'une mani^re fort dit'f6rente de celle que nous imaginons. Le melange bizarre de sinc6- rit6 et de mensonge, d'exaltation religieuse et d'^goisme qui nous frappe dans Mahomet, la facility avec laquelle les musulmans eux-memes avouent que dans plusieurs circonstances le Prophfete ob6it plut6t k sa passion qu'a son devoir, ne peuvent s'expliquer que par cette espfece de machiav61isme qui rend le semite indifferent sur le choix des moyens, quand il a pu se persuader que le but qu'il veut atteindre est la volontd de Dieu . Notre manifere d6sint6ress6e et pour ainsi dire abstraite de juger les Glioses lui est compl^tement inconnue. C'est dans la vie nomade qu'il faut chercher la cause de cette indomptable personnalit^, et aussi du sort 6trange qui pr6destinait I'Afrique & devenir, par le travail con- tinu des sifecles, une terre s6mitique. N'est-il pas bien remarquable que, tandis qu'en Asie la race arabe ne put d^passer les limites de la Syrie et de I'Irak, en Alrique elle se r^pandit, comme par une sorte d'infiltration lente,* jusqu'a I'Atlantique et jusqu'^ la Cafrerie? C'est que le ddsert, est, a vrai dire, la patrie de I'Arabe. Partout oil il trouve un sol convenablement dispose pour le recevoir, il est chez lui, si bien qu'Ji cette heure les limites de I'Arabie sont k proprement parler les limites du desert. Une affinity aussi dtroite, une prise de possession aussi complete, feraient croire que I'envahissement du continent africain par la race arabe a du se produire des une 6po- que reculee, et sans doute bien avant I'islamisme. La race arabe nous apparait dans la plus haute antiquity repandue sur les deux rivages de la mer Rouge. L'figypte n'^tait qu'une 6tPoite valine, entour6e de Semites noma- 310 MELANGES D'HISTOIRE. des, tant6t soumis, ainsi que nous le voyons pour les Israe- lites, tantdt maitres, comme les Hyksos. Abd-el-Rader exposait nagufere*, avec sa remarquable Erudition, les traditions des Arabes sur leurs Emigrations ant6-islaini- ques en Barbarie. L'6mir, comme la plupart des savants de sa religion, n'a pas beaucoup de critique, et je n'ac- corde, pour ma part, aucune valeur historique k ces r6- cits, qui occupent une grande place chez les historians musulmans. lis reposent pourtant sur un fait r6el, je veux dire les proibndes racines que la race arabe a je- t6es en Afrique ; on pent dire, en effet, que I'Afrique, et en particulier le Maroc, est de nos jours le sanctuaire de I'esprit arabe et le point du monde ou cet esprit semble le moins prfft k c6der aux influences de I'^tranger. M. d'Escayrac a 6te frapp6 de trouver au fond du Sou- dan les moeurs, la langue, la religion de I'Arabe conser- v^es avec une merveilleuse puret6, tandis que, partout oii la race arabe s'est renfermee dans la vie citadine, elle a bientdt perdu ses qualites essentielles, sa fiert6, sa grice, sa sobre et s6v6re majesty. Cette race n'a jamais compris la civilisation dans le sens que nous y don- nons. La vraie soci^tE arabe est celle de la tente et de la tribu, sans aucune institution politique ni judiciaire, sans autre autorit^ et sans autre garantie que celle du chef de la famille. Les questions d'aristocratie^ de d6mo- cratie, de f6odalite, qui forment le secret de I'histoire de tous les peuples indo-europ6ens, n'ont pas de sens pour les Semites. L'aristocratie n'ayant pas chez eux une ori- gine militaire, est accept^e sans contradiction et sans ia 1. Lettre au general Daumas, dans la Revue des Deux Mmdes, 15 Kvrier 1854. LE DfiSERT ET LE SOUDAN. 311 moindre repugnance. La noblesse arabe est toute pa- triarCale ; elle ne tient pas h une conqu6te, elle a sa source dans le sang. Quant au pouvoir supreme, I'Arabe ne I'accorde rigoureusement qu'cl Dieu et k ses envoy^s. « C'est un curieux spectacle, dit M. .d'Escayrac, que celui que prfeente la tente d'un chef arabe, lorsque quelque affaire s'y traite; elle est pleine de monde, et ceux qui ne peuvent s'y placer se pressent k la porte. Chacun donne son avis, sans que personne I'interrompe : I'un blflme le chef, I'autre lui reproche d'etre incapable ou poltron; 11 se justifie ou laisse dire : les femmes mfimes prennent la parole etla gardent volontiers; I'enfantparle et tous sont attentifs ; le domestique, le mendlant, 1' Stran- ger parlent aussi, souvent tous k la fois, sans qu'on les fasse taire. » II peut sembler paradoxal de le dire, et rien n'est pourtant plus exaet, I'anarchie complete a toujours 6t6 I'&tat politique de la race arabe. Cette race nous donne le spectacle singulier d'une society se soutenant k sa maniere sans aucune espfece de gouvernement ni d'id6e de souverainet6. Le khalife n'est nullement un souverain, c'est un vice-frophete. Les historiens arabes sont pleins d'anecdotes qui tSmoignent de la liberty avec laquelle les premiers musulmans bMmaient en face ces repr6sentants de I'autorite prophetique, et resistaient k leurs ordres quand ils ne les approuvaient pas. Les revolutions des premiers sifecles de I'hegire,- I'ex- terraination de la- famille du ProphMe et du parti reste fiddle k I'idee primitive de Tislamisme, venaient de I'incapacite absolue de rien fonder et de I'impossibi- lite oil etait la race arabe de se 4eve]opper dans des 312 MfiLANGES D'HISTOIRE. pays qui appelleht une organisation r^guli^re. EnAfrique, au contraire, ou elie rencontrait un sol approprie k la vie nomade et patriarcale, cette race s'est repandue de proche en proche, par un mode de propagation analo^ gue k celui du sable dans le desert , portant avec elle ses habitudes d'indiscipline, sa religion simple, son pu- risme grammatical. L'islamisme n'etait pas moins bien adapt6 que la race arabe k la nature africaine. N6 dans le desert, il tend de plus en plus k s'y renfermer. M. d'Escayrac de Lauture insists vivement sur ce ph^nomfene bizarre que l'isla- misme est bien plus pur dans le Soudan qu'en Syrie, en figypte, k Constantinople. Les superstitions ^ les devotions mesquines , qui ont terni presque partout la puret6 de la doctrine unitaire, n'ont aucun acc6s parrai les tribus nomades de I'Afrique ; les derviches et les ordres reli- gieux, qui ailleurs ont supplants les oul^mas dans la fa- vour du peuple, n'exciteraient icl que le dugout. Ce pu- ritanisme confine parfois k I'incr^dulit^. L' Arabe bedouin, ' k force de simplifler sa religion, en vient presque k la supprimer : c'est assur^ment le moins mystique et le moins d^vot des hommes. Sa religion ne d6genfere ja- mais en crainte servile ; le raonoth^isme est moins pour lui une religion positive qu'une manifere de repousser la superstition. II est prouv6 aujourd'hui que Tislaraisme se produisit au vii^ sifecle presque sans conviction religieuse, et n'obtint une cr^ance absolue que quand, sortant de I'Arabie, il tomba sur un sol mieux diSpos6 pour la fbi. La plupart des tribus b^douines se convertirent par force, sans trop savoir ce qu'elles faisaient. M. Fresnel nous a appris que, dans le Hadramant, des tribus entiferes n'ont LE DfiSERT ET LE SOUDAN. 313 embrass6 I'islamisme que depuis peu d'ann^es, par suite du mouvement wahhabite. L'Arabie, qui a converti le monde, a 6i& convertie la deruifere. « I.e Persan, le Cri- m^en, le Turc traversent la inoiti6 de I'Asie, le noir du Senegal afifronte un voyage de deux ann^es, pour adresser k Dieu leurs ferventes priferes dans le sanctuaire de Tislamisme ; le Bedouin, qui, chaque annte, vient planter ses tentes sous les murs de la ville sainte, ne d^pense pas un quart d'heure pour assurer son salut, et meur! k quatre-vingts ans sans avoir accompli le pre- mier devoir du musulman. » « Je voyageais dans le Soudan avec un secretaire 6gyptien, continue M. d'Escayrac ; parfois nous recla- mions le soir Thospitalit^ du d6sert, je le priais de chan- ter, comme les muezzins du Caire, I'appel k la prifere : r^tonnement des Arabes nous amusait beaucoup. « Que » chante-t-il ? » venaient-ils me demander ; « qu'est-ce » que cela veut dire ? — C'est I'appel k la prifere, » leur » disais-je, « ne I'avez-vous jamais entendu ? — Jamais. » — Est-ce que vpus ne priez pas? — Nous- ne le » pouvons pas : I'eau est rare chez nous et les ablutions » en demandent beaucoup. — Ne pouvez-vous done pas » les pratiquer avec le sable ? C'est pour vous que le » Prophfete a institu6 le teyemmumi ; voulez-vous que » je vous le fasse connaitre? — Ce n'est pas la peine; » nous sommes des Arabes, nous ne sommes pas des » saints. » » Parcourant la Syrie, il m'arriva de passer devant un Arabe qui d6jeunait de fort bon app6tit et m'invita k 1. Mode d'ablation qui se pratique avee du sabje k defaut d'eau. 314 MELANGES D'HISTOIRE, prendre part a son repas. Nous 6tions en ramadhan, et je lui en fis I'observation. « Dieu, » lui dis-je, « n'a-t-il » pas ordonn6 de jeiiner pendant ce mois beni ? — Je » ne I'ai pas entendu, » me repondit-il. « Mais, ,» ajou- » tai-je, « c'est 6crit dans le Goran, — Bah ! » fit-il, « je » ne sais pas lire. » La langue arabe enfln pr^sente chez les nomades du Soudan le mSme caractfere d'inalt^rable puret6. Elle y a conserve tout son atticisme, tandis que partout dans les villes elle s'est promptement all6r6e. Ainsi se v6riiie encore ce fait capital que le desert est le centre et le milieu naturel de la culture arabe. Une po6sie d'une extreme recherche) une langue qui surpasse en delica- tesse les idiomes les plus cultiv6s, des subtilit^s de cri- tique litt^raire telles qu'on en rencontre aux 6poque!sles plus fatigu6es de reflexion, voili ce qu'on trouve au desert, cent ans avant Mahomet, et cela chez des poetes voleurs de profession, k demi nus et affam^s. Descarac- tferes tels que ceux de Tarafa et d'Imroulkais, fanfarons de dehauche et de bel esprit, unissant les moeurs d'un brigand a la galanterie de I'homme du monde, k m sceplicisme complet, sont certes un ph6nom6ne uniqae dans I'histoire. Les Arabes ont toujours cru que les tribus nomades conservent le dep6t du langage choisi et des maniferes distingu6es. Les families nobles d'Espagne et d'Afrique faisaient faire k leurs fils un voyage litt6- raire parmi les B6douins. Les ch^rifs de la Mecque en- voient encore aujourd'hui leurs enfants passer un certain nombre d'ann(5es et, en quelque sorle, faire leur rh6to- rique au desert. C'est bien k tort, en effet, qu'on envisage' la vie no- LE DfiSERT ET LE SOUDAN. 315 made comme ins^pau'able de la barbarie, parce qu'elle n'admet pas le genre de raffinements auxquels nous som- mes habitues k donner exclusivement le nom de civili- sation. EUe en admet d'une autre sorte, et n'est nuUe- ment incompatible avec une grande culture intellectuelle et morale. Est^il un plus charmant tableau que celui que nous offrent dans la haute antiquity les patriarches abra- hamides, menant partout leur noble vie de pasteurs, riches, fiers, chefs d'un Bombreux domestique, en pos- session d'id6es religieuses pures et simples, traversant les soci6t6s plus compliqufies des Chanan^ens et des Chamites sans s'y coMondre et sans en rien accepter ? II est difficile de se flgurer k quel point la vie du douar d6veloppe les instincts individuels, combien elle fortifie le caract^re personnel, mais aussi combien elle rend in- capable de discipline et d'organisation. Un cercle d'id^es assez 6troit, des passions trfes-protbndes, un grand sens pratique, une tendance k faire pr^dominer les conside- rations de I'int^ret ^oiste sur celles de la morality, une religion 6purfe, tel est I'esprit du douar. Nos preoccu- pations toutes naturelles en faveur de la vie urbaine nous font en general envisager la vie nomade sous de tr^s-fausses couleurs. Nous ne comprenons en dehors du citadin que le paysan k derni serf, ne recevant la vie sociale d'aucune institution, tel que I'a cr^e le moyen kge ; or, c'est Ik un genre de vie assez nouveau, et de tous, peut-6tre, le plus ferm6 k la civilisation ; c'est celui ou rhomme est le plus isole et participe le moins k la vie commune de la soci6te. On peut affirmer que le genre de vie du Kirghiz, abstraction faite de rin6galit6 des races, est bien plus propre k cultiver I'individu que ce- 316 MELANGES D'fllSTOIRE. lui de nos paysans. La vie commune de la tribu est, en etfet, comme une grande 6cole traditionnelle k laquelle tous assistent ; le contact perp6tuel et intime des indi- vidus excite k un haut degri certaines faculty ; enfin, si une telle vie est tr6s-impropre aux speculations scienti- fiques et rationnelles, elle constitue un milieu souve- rainement po6tique et oil les grandes id6es religieuses trouvent merveilleusement k se d^velopper. Tel est I'interessant r6sultat qui sort du livre de M. de Lauture. Ce livre est en quelque sorte I'apolpgie du disert et de la race du desert, On ne peut nier que la conversion et par suite la conquete de I'Afrique centrale ne semblent d6volues k I'Arabie par une sorte de droit natural. A I'heure pr^sente la langue arabe est partout en Africpie le signe d'une certaine civilisation : c'est gr^ce k I'arabe que I'Afrique a eu quelque litt^rature, et qu'on a vu, par exemple, un assez beau mouvement litt6raire seproduirei k Tombouctou '. De nos jours, I'islamisme et la langue arabe font de grands progr^s dans la partie orientale de I'Afrique, du c6t6 de Mozambique et de Madagascar, comme nous I'apprennent les renseignements fournis par le missionnaire Rrapf ^. Plusieurs pays du Soudan, tels que le Ouaday, paraissent avoir 6te rteemrnent con- vertis, et la propagande musulmane chez les noirs du Senegal est de plus en plus active. L'islamisme est encore conqu6rant de ce c6t6, et bien que des causes physiques i. Lhistoire lilteraire de Tombouctou nous a ete rfecemmenl rev616e par M. Cherbonneau, Journal asiatique, Janvier 1853. 2. Journal de la Societi asiatigue allemande, 1846, page 44 et suivantes. — Depuis la publication de cet article, I'islamisrne a fait eu Afrique des progrfes effrayants. LE DiSEHT ET LE SOUDAN. 317 condamnent k jamais TAfriqae h n'occuper qu'iin rang secondaire dans I'histoire de la civilisation, on devra savoir gr6 k Tislamisme et aux Arabes d'avoir 61ev6 les races noires du Soudan, autant peut-§tre qu'il 6tait possi- ble, au-dessus de leur incurable materiality. '?^ LA SOOIETE BERBERE'. L'exploration scientifique de I'Alg^rie sera I'un des litres de gloire de la France au xix'= sitele, et la meilleure justification d'une conquete qui a mis en lumi^re chez la nation conqu^rante tous les talents , excepts ceux du colonisateur. Je n'ai le droit de parler que des sciences' historiques. Dans cet ordre d'6tudes, I'Alg^rie a vu s' Clever une forte 6cole, qui a su appliquer les plus so- lides qualitfo d' esprit k l'exploration ethnographique , linguistique, arch^ologique, 6pigraphique du sol nouvel- lement acquis h la civilisation. De la part de I'autoritd militaire et de la population civile, le zele a 6t6 le meme ; la rivalit^ ici n'a exist(^. que pour le bien. Pas une p^riode 1. La Kabylie et les cmitumes kabyles, par MM. A. Haneteau, g6- n6ral de brigade, et A. Letourneux, conseiller a la cour d'AIger, trois volumes. Imprimerie nationale. Paris, 1873. 320 MELANGES D'HISTOIRE. du pass6 de I'Algdrie qui n'ait 6t6 I'objet de capitales recherches, d'importantes d^couvertes, dont plusieurs ont fort d6pass6 Fetroit horizon de I'histoire locale, et onl apport^ k I'histoire g^n^rale du monde des donn^es de premier int^rSt. On pent comparer ce qui s'est passd .a cet 6gard dans notre colonie au spectacle que pr&ente la Soci6t6 asiatique de Calcutta vers la fin du dernier si^cle. A une ^poque ou les etudes critiques 6taient en decadence dans la mfere patrie, Calcutta eut Colebrooke, William Jones, grands esprits ouverts, sans routine ni parti pris, aux directions nouvelles. Les colonies se for- mant d'ordinaire des 6Mments les plus ind^pendants d'une nation", il n'est pas rare de voir s'y ddvelopper ainsi, avec un 6clat tout particulier, ce qui demande de I'intelligence ou de I'activit^. L'histoire de I'Alg^rie se divise d'aprfes le nombre des conquetes 6trang6res qu'elle a subies. Les victoires suc- cessives des Romains, des Vandales, des Byzantins, des Arabes, des Fran^ais, sont les jalons qui coupent la mo- notonie de ses annales. N'y a-t-il pas cependant, au-des- sous de ces couches de maitres imposfe tour k tour par la force, un fond indigene encore retrouvable, matifere tou- jours pr^te k subir les dominations ^trang^res, p^pini^re 6ternelle de serfs pour les vainqueurs qui se sont succM6 de si6cle en si^cle ? Ce fond existe, et il ne fallut qu'un coup d'oeil superficiel pour le d^couvrir dans les Kabyles. LA SOClfiTE BERBfiRE. 321 Le Kabyle, personne n'en doute, n'a 6t6 amen6 dans le pays ni par la conqu6te musulmane, ni par celle des Re- mains; ce n'est ni un Vandaie, ni un Carthaginois ; c'est le vieux Numide, le descendant des sujets de Masinissa, de Syphax et de Jugurtha. Une langue k part, profond6- ment distincte des langues sdmitiques, bien qu'ayant avec elles des traits de ressemblance et leur ayant fait de nombreux emprunts, est, k cet 6gard, le plus irrecusable des t^moins. Cette langue se retrouve sur les anciens monuments du pays. Elle n'y a surement ^16 introduite ni par Carthage, qui parlait presque h^breu, ni par Rome, ni par les Germains, ni par les Byzantins, ni par les Arabes. Un trait de lumi^re a 6t6 jete sur I'obscure histoire de I'Afrique quand il a 6t6 constate, surtout par les beaux travaux de M. Hanoteau, que la langue kabyle est ci peu pr6s identique au touareg, et que le touareg lui-m§me est dans la parents la plus 6troite avec tons les idiomes sahariens qui se parlent depuis le Senegal jus- qu'k la Nubie, en dehors du monde negre ou soudanien. A partir de cette decouverte, le vieux fond de race de I'Afrique du Nord a 6t6 nettement determine. Le nom de berbere parait, k I'heure presente, le meilleur pour designer ce rameau du genre humain. L'avenir raontrera sans doute que cette denomination est trop etroite : au touareg et au kabyle, on trouvera des fr^res et des sceurs ; on montrera que cet idiome n'est qu'un membre d'une famille plus vaste. D6j& du c6t6 de r%ypte et de I'Espagne se sont ouvertes bien des perspectives s^dui- santes, d^cevantes peut-etre. On s'est demande si le copte, le basque, ne trouveraient pas de ce cote le biais qui les ferait sortir de leur solitude liuguistique. Rien de 328 MELANGES D'HISTOIRE. d(5monstratif n'a encore 6t6 propos6 k cet egard. La famille dont nous parlons est done jusqu'k nouvel ordre purement afrieaine, ou plut6t atlantique at saharienne. A cdt6 des deux groupes linguistiques et historiques d^ji si bien dessines, groupe indo-europ6en, groupe semiti- que, est venu de la sorte se placer un troisiSme groupe, dont les caract^res ne sont pas moins tranches, bien qu'as- sur^ment sa destin^e dans I'histoire ait &te moins bril- lante. On ne pouvait soupconrier, il y a trente ans, I'^tendue et la solidity qu'on arriverait k donner a cette individua-^ lit6 ethnographique. Non-seulement la race berbfere a maintenant un droit de cit6 incontestable dans le monde de I'anthropologie ; elle est m§me devenue I'objet d'une science. Autour de cette race indigene du nord de I'Afrique s'est cr66, en effet, un ensemble d'^tudes analogues h celles dont le monde s6mitique et le monde indo-europ6en four- nissentla matifere. Sans doute I'int^rfitn'est pas le m6me; les instruments d'6tude sont moins nombreux ; la race berbfere tient dans le monde une place de quatrifeme ou cin- qui&me ordre , si on compare le r61e qu'elle a jou6 k celui desH6breux, des Pli6niciens, des Arabes, des Grecs, des Romains, des Celtes, des Germains ; mais, pour n'avoir qu'un rang assez humble dans I'^chelle du g^nie, la race berbfere n'en est pas moins importante dans Tenserable de rhumanit6. Son 6tonnante vivacity est un des ph^no- m^nes de i'histoire les plus dignes d'etre 6tudi6s. A r^poque romaine, d'ailleurs, le monde berbfere a introduit quelques elements essentiels dans le mouvement general de la civilisation, en prenant une part considerable k la formation. du christianisme latin. LA SOCltTfi BERBfiRE. 323 Au point de vue des sciences historiques S cinq choses constituent I'apanage essential d'une race , et donnent droit de parler d'eDe comme d'une individuality dans I'esptee humaine. Ces cinq documents, qui prouvent qu'une race vit encore de son pass6, sont une langue ci part, une litt^rature empreinte d'une physionomie parti- culiere, une religion, une histoire, une civilisation. On peut y joindre, dans certains cas, une ^criture propre ; cette condition n'est pourtant pas de rigueur, ear de trte- grandes races, telles que la race indo-«urop&nne, n'ont jamais eu d'alphabet k elles, et ont emprunt6 I'ecriture des autres peuples. On en peut dire autant de I'art, I'art s'empruntant avec plus de facilitd. que la langue, la reli- gion et la legislation. Si nous demandons k la race ber- bere quels sont, de ces titres de noblesse, ceux dont elle peut faire la preuve, nous la trouverons k quelques 6gards assez pauvre ; par d'autres c6t6s, au contraire, elle pourra le disputer aux races les plus privil^gi^es. La race berbfere, en eflfet, poss^de ce que n'ont pas toujours les plus illustres races, une icriture qui n'appartient qu'i elle, feriture sin- guliere, pen employee, connue presque uniquement des femmes, mais dont I'antiquit^ nous est attest6e par le monument bilingue (carthaginois et berb&re) de Tugga, et par les inscriptions bilingues (latines et berb^res), beau- coup plus nombreuses, des cimetiferes voisinsdeLa Galle. GrSce aux soins patients et aux efforts successifs de MM. de Saulcy, Reboud, Duveyrier, Faidherbe, Judas, Hal6vy, Letourneux, ces petits textes ont 6t6 recueillis, etudi6s, et 1. >ous laissons k d'autres le soin de parler des caracteres physio- logiques, aothropologiques, qui, on ce qui concerne la race berbfere, ne sont pas raoins nettement accuses que les caracteres linguis- tiques. 324 MELANGES D'HISTOIRE. constituent un curieux chapitre des Etudes pal^ographiqiies et 6pigraphiques. L'origine de I'toitureen question est in- certaine; il n'est pas sur que lesBerberes I'aient invents de toutes pitees ; ce n'en est pas moins un fait bien re- marquable que cette race, en apparence si d6primde, ait un alphabet k elle, un alphabet qu'on n'a trouv6 jus- qu'ici nuUe part ailleurs que sur les cdtes barbaresques et dans le Sahara, et qui, selon toutes les apparences, n'a jamais servi k 6crire que le berbfere. C'est surtout par la langue que la race berbere a triomph6 de ses ennemis. Quoique des populations en- tiferes du littoral aient perdu tout souvenir de leur ori- gine, qu'elles ne parlent plus que I'arabe, qu'elles se di- sent et se croient sincferement arabes, d'autres fractions de la race berbere, mfitae dans la region maritime, ont gard6 et leur langue, m6Iee il est vrai d'arabe, et leurs moeurs, alt6r6es jusqu'Ji un certain point par la conquele musulmane. Ce sont les tribus qu'on appelle kabyles. Si Ton s'enfonce dans I'int^rieur, le vieux fond se retrouve bien plus pur. Le touareg, langue autochthone de toute I'Afrique du Nord, est sans melange d'arabe. Pour etu- dier la physionomie de ces curieux idiomes , le touareg est done un type bien pr^f6rable au kabyle. Le g6n6ral Hanoteau, dans ses deux grammaires kabyle et touareg, a pr6sent6 les traits principaux de ce grand systfeme lin- guistique avec sinc^rite, sans parti pris, en laissant pru- demment aux philologues comparatifs le soin de tirer les consequences des faits bien observes qu'il leur soumet. — II peut sembler ambitieiix de parler de UMratwre i propos de peuples aussi pen litt^raires. M. Hanoteau a n^anmoins recueilli ce qu'on a de la litterature berWre, LA SOClETfi BERBfiRE. 325 c'est-a-dire quelques chants populaires, quelques r^cits. L'histoire des Berbferes est obscure; on la conclut sur- tout de l'histoire des autres races qui ont iti en rapport avec eux. Les Berbferes ont eu cependant un hisLorien qu'on peut appeler de g6nie, I'arabe Ibn-Khaldoun. Dans sa vaste encyclop6die historique, le monument de beau- coup le plus surprenant que nous ait 16gu6 I'historiogra- phie 'musulmane, Ibn-Khaldoun consacre aux Berbferes un livre entier, qu'a publi6 et traduit, avec sa surety ordi- naire, M. de Slane. — Quant k la vieille religion afri- caine, elle a disparu sans retour ; Tislamisme I'a conipl6- tement oblit6r6e. On parle vaguement de quelques massifs de montagnes trfes-avanc6s vers le sud, chez les Touaregs, ou les habitants ne seraient pas musulmans; peut-6tre sont-ils Chretiens, peuf^fetre juifs. Jusqu'Ji present nous n'avons, pour connaitre le culte indigene de I'Atlas, du Sahara et des c6tes barbaresques, qu'un petit iiombre de passages des auteurs grecs et latins, notamment de la Johannide de Ck)rippus, et quelques indices 6pigraphiques. C'est bien peu ; des dieux si fort oubli^s de leurs an- ciens fiddles n'ont gu^re d'espoir de resurrection. Beste la Ugislation coutumifere, partie d'ordinaire si persistante de I'individualit^ d'une race. Get 616ment es- sentiel est trfes-bien conserve chez les Rabyles. Tout en 6tant sans reserve convertis & I'islam et en se montrant, sous le rapport du dogme, des musulmans irr6prochables, les Kabyles, dans un grand nombre de cas , s'^cartent des prescriptions de la loi civile du Goran, disant avec beaucoup de sens que ces prescriptions ont die faites pour un pays tr6s-difKrent du leur, et pour un peuple qui u'avait pas leur manifere de vi\Te, C'est 1& un ph6nom^ne 326 MfiLANGES D'HISTOIRE. dont on trouverait k peine un autre exemple dans le monde musulman. Partout ailleurs la foi religieuse et le code ont 6t6 inseparables. Ici, la coutume locale a eu la force d'abroger une moiti6 du livre sacr6, Dans cer- taines parties du monde berb^re, le droit commun musul- man a, il est vrai, pris le dessus; mais ce fait, quand 11 s'est produit, a toujours 6t6 le rfeultat d'une conqu§te post6rieure, et non de la simple conversion h I'islam. Ce qui prouve bien, d'un autre c6t6, que les coutumes qui ont ainsi triomph6 de la plus intol6rante des revelations sont une forme innfe, un vieux legs de race, c'est qu'el- les sont communes k tons les Berbferes, c'est-k-dire & des fractions nombreuses de populations inconnues les unes aux autres, et entre lesquelles les relations sont souvent impossibles. Un sujet capital ouvert aux investigations ul- terieures sera de voir jusqu'k quel point cette legislation se retrouve chez les Touaregs. II y a au moins un poiitf oil la difference est sensible, c'est tout ce qui louche k la situation sociale de la femme. La femme, chez les Toua- regs, a une situation priviiegi6e; chez les Kahyles, la condition de la femme est celle d'une servante achetee. Une telle difference pent venir, chez les Berbferes d'AI- gerie, d'une pression plus forte des conquerants et d'un affaiblissement des moeurs primitives. L'existence, chez les Touaregs, de nobles et de serfs paraut, au contraire, etre le r6sultat de divers accidents historiques, en parti- culier de I'assujettissement aux Berbferes de tribus sou- daniennes ' . On trouvera probablement un jour que les moeurs des Touaregs, comme la langue des Touaregs, offrent un criterium scientifique plus sur que les moeurs 1. H. Duveyrier, les Touaregs du nord, p. 327 et suiv. LA SOClfiTfi BERBfiRE. m des Kabyles ; mais ces derniers sont mieux h notre por- t6e, et il serait certainement impossible aujourd'hui d'ex^cuter chez les Touaregs le travail qui vient d'etre fait chez les Kabyles, et dont nous avons en ce moment le volumineyx r&um6 sous les yeux. L'entreprise de recueillir cet antique droit coutumier d'une des plus vieilles races du monde offrait de gran- des difBcult6s. Beaucoup de tribus kabyles ont des petits livres de coutumes Merits en arabe. Le plus sou vent pourtant il a fallu travailler sur la tradition orale, sur les deliberations 6crites des villages, sur les actes des oul^mSs, sur les temoignages des personnes autoris6es. Le g6n6ral Hanoteau, dont nous avons d6ja rencontr6 le nom dans presque toutes les directions de la science, et M. Letourneux, conseiller 5 la cour d' Alger, I'une des personnes qui ont le plus fructueusement travailM sur r^pigraphie berbese, ont rempli cette t^che avec une conscience parfaite. Exempts de pr6jug6s de race, les deux savants auteurs n'ont eu qu'une preoccupation, la recherche exacte de la v6rit6. Leurs fonctions leur of- fraient de grandes facilit^s pour la savoir. Les trois magnifiques volumes, imprimis k I'lmprimerie nationale, oil lis ont depos6 les fruits de leur enqu6te, feront le plus grand honneur k la France auprfes de ce public europ^en dans I'approbation duquel les publications s^rieuses sont trop souvent r6duites chez nous k chercher leurs encou- ragements et leur appui. 328 MELANGES D'HISTOIRE. II. L'organisation politique et sociale dont MM. Hanoteau et Letourneux nous ont pr6sent6 i'excelient expos6* peut surement compter antra las plus originalas du monde. Je ne connais pas da tableau qui fassa m^diter plus profond6mant sur las conditions des soci6t6s humaines et sur lauris inevitables compensations. La monda ber- .b§re nous offra ce spectacle singulier d'ua ordre social tr6s-r6al, maintenu sans una ombre de gouvemement distinct du peuple lui-m6me. C'est I'id^al de la d6mo- cratie, le gouvemement direct tel que Font rev6 nos utopistes; mais hcitons-nous de dire que les plus fana- tiques partisans da ce paradoxe seraient vite convertis, s'ils pouvaient voir les r^sultats que laur chimera a pro- duits en Afrique depuis des si6cies, et la palriarcale simplicity ou la vie humaine s'est trouv6a rentermfe par un regime que, dans leur ignorance puerile, ils s'i- raaginant etre celui de la liberty de I'individu. II n'en faut pas nier la possibility. H y a una soci6t6 au monde oji le peuple est tout et suffit k tout, ou le 1. MM. Hanoleau et Letourneux ont deerit le systfeme de la con- stitution kabyle tel qu'il existait avant I'Dccupation franj aise ; ils ont raontr6 ensuite les modifications introduites par la eonquete. La premiere partie est naturellement celle qui a pour nous le plus d'intfirfit. Nous avons imite les judicieux auteurs en presentant comme encore existantes des pratiques ou des institutions modilifies par notre administration, mais qui durent encore virluellement dans I'esprit de la race, et ont en tout cas la valeur de faits ethnogra- phiques. LA SOClfiTfi BERBfiRE. 329 gouvemement, la police, radministration de la justice, ne coulent rien & la communaut6. Partout ou la race berbfere a echappe k la domination de I'^trangei', nous la trouvons organis^e en petites republiques ind^pen- dantes, groupies par federations de peu d'6tendue. La forme monarchique est dans cette race une exception , et, quand on la rencontre, on pent 6tre sur que la po- pulation qui la subit n'est pas constituee d'une raanifere normale, qu'elle a fait violence ti ses instincts en vue de la defense nationale ou par esprit de domination. La passion de I'^galite a toujours emp6ch6 chez les Ber- bferes la constitution d'une nationalite forte et homogfene. lis n'en ont pas les charges, ils n'en ont pas non plus les avantages. La facilite extreme qu'ont cue a toutes les epoques les conqu^rants pour s'6tablir dans le nord de I'Afrique vient du manque total d'institutions centrales, d'arm^es, de dynastie,»de noblesse militaire. On ne vit jamais society plus faible pour se defendre contre Ta-r gresseur. D'un autre c6te, rien de plus eioign6 de I'avi- lissant despotisme de I'Orient, de ce culte de la force, consid6ree comme une manifestation de la volonte di- vine, qui est le grand mal des societ6s musulmanes. Les rois assez puissants que Ton voit en Numidie, en Mau- ritanie, en Getulie, vers I'^poque des guerres puniques, paraissent des condottieri, des embaucheurs de cavaliers nomades, plut6t que de vrais chefs de dynasties her6di- taires appuy6es sur une feodalite. L'lslamisme est une religion tr6s-peu republicaine . Toute societe musulmane arrive vite au plus sangiant absolutisme. II a fallu dans la race berbfere une obsti- nation democratique bien prononc6e pour avoir resists k 330 MELANGES DHISTOIRE. cette tendance fatale. Une seule exception k la loi d'6ga- lit6 qui domine la|poci6t6 berb&re s'est faite en faveur des marabouts. A I'origine toute religieuse, la caste des marabouts est devenue avec le temps une veritable no- blesse de naissance, avec ses pr6jug6s et ses privileges. II n'est pas douteux que, si les Kabyles etaient arrives k la monarchic, les marabouts n'eussent constitu6 une classe sociale tr^s-vexaloire pour le reste de la commu- naut6; mais la democratic met un frein k ces preten- tions. Les marabouts savent que les Kabyles se r6volte- raient contre eux, s'ils blessaient trop ouvertement les habitudes du pays, lis sont rest^s ainsl dans un dtat analogue ci celui des moines de la premifere moiti6 du moyen kge, avant que I'empire carlovingien en decadence eut conf6r6 aux monastferes les droits f6odaux. L' unite de la society kabyle est le village; I'autoriti du village, c'est I'assembiee g6n6rale de citoyens ou dji- maa. Cette assembl^e 6met des decisions souveraines et les execute elle-mfime. Son autorite s'6tend k tout, des- cend aux details les plus intimes de la vie privee, et n'est limitee que par la coutume. Tout horame ayant atteint I'^ge ou il pent observer dans sa rlgueur le jeune du ramadhan fait partie de la dj6m&a et a voix delibe- rative. II est vrai que ce droit , absolu en theorie, se reduit a peu de chose dans la pratique. « Sur le forum kabyle, disent MM. Hanoteau et Letourneux, il y a en realite plus de comparses que d'acteurs veritables. » Le propre de la race berb^re est d' avoir cree la quantite d'inegalites dont une society ne peut se passer, sans classe nobjliaire, sans rfeglement permanent, uniquement par la force des mceurs et par le consentement tacite des citoyens. LA SOClfiTfi BERBfiRE. 331 La djim&a ne d616gue en r6alitd aucun de ses pou- voirs souverains, mais elle choisit dans son sein un agent, I'amin, charge de faire la police, d'assurer l'ex6- cution des arrets, de veiller au maintien de I'ordre et i rex6cution des reglements '. Get agent n'est qu'un chef temporaire du pouvoir ex6cutif ; il ne peut prendre au- cune decision sans la djimaa. Une fois nomm6 et in- stalld, I'amin choisit dans chacune des fractions du vil- lage une sorte d' adjoint, responsable envers lui et charg6 de le seconder dans I'accomplissement de ses nombreux devoirs. Toutes ces fonctions sont gratuites. Si le gou- vernement k bon march6 est le meilleur de tons, Ics Rabyles ont r6alise la perfection. On verra plus loin k quel prix cette simplicity d^cevante a 6t6 obtenue, et comment la consequence de ce singulier regime a 6t6 de maintenir la guerre civile en permanence dans chaque village et dans chaque tribu. La dur6e des fonctions de I'amin n'est pas fix6e. II y a des exemples d'amin qui sont restfe dix ans et plus k leur poste. L'61ection se fait sans compter les voix, aprfes une s6rie de pourparlers et de concessions mutuelles. La votation par scrutin est contraire a toutes les id6es des Kabyles sur les prerogatives auxquelles donnent droit rSge, la position, la naissance et la valeur personnelle des ihdividus. Tout Kabyle peut 6tre amin de son vil- lage; mais ici encore les mceurs restreignent le principe g6n6ral. Pour 6tre appel6 k cette dignity, il faut presen- ter certaines conditions qui, bien que n'etant stipul6es nulle 1 . Inutile de rappeler que la conqu6te frangaise et surtout les me- sures qui ont ete la consequence de 4a derniere rfivolte ont profon- dement modiSe cette organisation. 332 MfiLANGES D'HISTOIRE. part, n'en sont pas moins exactement observ6es. D'abord on ne 'choisit que des gens relativement riches . L'a- min, en effet, ne re^oit aucun traitement et est oblige a d'assez fortes d6penses. Ces fonctions soulfevent beaucoup de haines coiitre celui qui les remplit. Pour manager leur popularity, les chefs de parti les d^clinent et se contentent de faire nommer des candidats k leur devo- tion, qu'ils soutiennent et dirigent. Un amin est oblig6 de consulter ces personnages influents, que ropinion publique place au-dessus de lui. La djimda d'un village ' kabyle est ainsi le theatre d'intrigues tout aussi compli- qu6es que le parlement le plus jaloux. Lorsqu'un amin a perdu la confiance de son village, on lui donne k en- tendre avec toute sorte d'^gards qu'il a besoin de repos et que ses int6r6ts rfelament son temps. S'il reste sourd k ces insinuations, un marabout lui exprime d'une ma- nifere plus claire le voeu de la population. La djimaa se r6unit une fois par semaine, ordinaire- ment le lendemain du jour oii se tient le marche de la tribu. Si, dans I'intervalle des stances reguliferes, il y a lieu de convoquer une reunion extraordinaire, Yamin en fait doimer avis la veille par le crieur public. Tous les citoyens sont tenus d'assister aux reunions de la djimaa; celui qui s'abstient sans motif valable ou sans une per- mission de I'amin est mis k I'amende. L'amtn preside la reunion, expose le motif de la stance et invite les ci- toyens k 6mettre leur avis. Le Kabyle est^naturellement orateur, et ces tribunes de village voient souvent d6- ployer une Eloquence digne des agora les plus celfebres de 1' antiquity. L'usage limite fort la liberie laissee k tous do parler. PoTir prendre la parole, il faut 6tre influent, LA SOCIfiTfi BERBfiRE. 333 respects, kg6. II parait que la convenance de ces debats parlementaires ne laisse rien a d6sirer. Tout exc^s de parole est sevferement r6prim6 ou m§me puni de I'a- mende. Quand les esprits s'6chauffent, les hommes in- fluents s'entendent pour ajourner la discussion. Dans les affaires importantes, runanimit^ est nteessaire. L'opinioQ de la minority, quelque faible qu'elle soit, est toujours prise en s6rleuse consideration. S'il n'est pas possible de se mettre d'accord, la discussion est abandonuee. Dans les cas ou une prompte solution est n&essaire , on con- voque les notables de la tribu. Ceux.-ci, assist^s d'un ou deux marabouts renommds par leur sagesse, forment une espfece de tribunal qui prohonce sans appel. Parfois on s'en reffere ci'la djimda d'un autre village. Souvent on convient de s'en remettre k I'arbitrage d'un homme investi de la confiance g6n6ra]e. Le rfeglement de pres- que toutes les affaires en Kabylie se fait ainsi par une suite de transactions ou I'opinion publique et I'autorite des notables jouent le r6le principal. Voili une d^mocratie naive sans doute, et qui n'a ja- mais pu procurer aux populations qui s'y sont abandon- nees des jours bien glorieux; on voit deji cependant combien elle differe du r6ve des radicaux europ6ens. La commune kabyle, qui a priori parait une impossibilite, exists assez fortement; mais elle existe grice k I'empire inconteste de la coutume, h une tr^s-puissante organisa- tion de la famille,^et k une selection de personnes desi- gnees par une superiority quelconque k la consideration publique. Une pareille societe n'a pas dans son sein de force materielle qui puisse lui donner une paix durable; mais elle a dans ses regies s6veres, dans ses usages, une 334 MtLANGES D'HISTOIRE. base de respect suffisante pour durer. A d^faut de la noblesse militaire des peuples aryens,et du chef & la fapon arabe, d4sign6 k la Ms par la naissance et par la valeur persorinelle, le village kabyle a ses notables, aristocratie sans tltre ddfini , resultant de I'estime, des services rendus, supposant pour condition une certaine aisance qui permet k I'individu de vivre sans travailler •journcllement de ses mains. II y a meme des families ayant donn6 des chefs temporaires au pays, et vers las- * quelles les yeux se tournent d'eux-mfimes aux moments de crise. Seulement le nombre de ces notables n'est pas limits ; aucune condition n'est impos6e pour en faire partie ; I'opinion seule est juge k cat 6gard. — En r^a- ]\t6, tout se juge par la djimaa restreinte des notables. L'approbation de I'assembl^e gen6rale n'est plus qu'une formality. Des r61es analogues k ce que nous appelons^^ « I'opposition » seraient accueillis par des hu^es; I'ex- clusion de la jeunesse des affaires est le trait de ces sortes de constitutions patriarcales. La revolution y est impossible; malheureusement les plus grandes folies (les derniferes r^voltes de la Kabylie I'ont prouv6) ne sont pas du m6me coup frapp6es d'impossibilitiS. L'6tendue des pouvoirs de la djimaa est sans liraite, Elle cumule le pouvoir politique, le pouvoir administratif, le pouvoir judiciaire; elle prononce la peine de mort, punit d' amende les moindres infractions aux r^lements municipaux; elle statue dans les alfaires civiles, cu d616gue ses pouvoirs k des juges arbitres, et se reserve I'ex^cution. Dans les attributions de la djimm et de Vamin, nulle distinction de ceque nous consid^rons comma du domaine de la loi et du domaine de la morale priv6e. LA SOClfiTfi BERBfiRE. 335 Des deloyaut6s , des manquements aux devoirs du ga;lant homme, des fautes centre rhospitalit6, deviennent dans une telle soci6t6 des d^lits punis par I'amende. L' amende, appartenant k la djimaa, est k dessein multipli^e. Elle constitue une sorte de reprise exerc^e par le pauvre sur le riche, et c'est par elle que la society kabyle fait au socialisme la part qu'il est bien difficile k une d^mocratie de lui refuser. Cette organisation politique si simple repose, en effet, sur un esprit de solidarity qui d^passe tout ce qu'on a pu constater jusqu'ici dans une soci6t6 vivante ou ayant v6cu. Les institutions d' assistance mutuelle sont, dans la soci6t6 kabyle, pouss^es k un point qui nous etonne ; la coutume k cet 6gard a force de loi et renferme des dispo- sitions p6nales contre ceux qui voudraient se soustraire aux obligations de ce que nous appellerions la charite et la gen6rositd. Le pauvre est nourri en partie par la com- munaut6, du fruit des amendes, des distributions gra- tuites, d'une reserve de la propriety g6n6rale, frapp^e' de s^questre en sa faveur. La thimecheret ou « partage de la viande i> est une des institutions particuliferes aux Ka- byles. La pauvret^ de ces tribus est telle que I'abatage d'une bete y est un acte public, r6gl6 de la fagon la plus minutieuse." La plupart des « partages de viandes » se font sur les deniers publics. Ces distributions pr6sentent de bons et de mauvais c6t6s. » Une partie des amendes frapp^es par le village y 6tant affect6e, disent MIVL Ha- noteau et Letourneux, tout le monde est interesse k la repression des crimes et d61its ; mais, d'autre part, les juges qui infligent ces amendes 6lant les convives qui profitent de la thimecheret, la perspective d'un bon repas 336 MfiLANGES D'HISTOIRE. exerce quelquefois sur leurs decisions une fJcheuse influence. » II est rare que les soci^t^s ou la souverainet6 rfeide dans I'universalite des citoyens ^chappent k I'abus de faire servir ainsi le bien de tous k des fins privies. La pauvret6 du sol d^parti k la race berbfere a d6velopp6 outre mesure dans son droit coutumier les dispositions ^rigeant en obligation I'aide fraternelle. Une foule de traits de la legislation kabyle nous montrent le village organist comme une famille, et aquelques 6gards comma une communaut6. Si, dans I'intervalle de deux mar- ches, une famille veut tuer une bete pour son usage particulier, elle est tenue d'en informer Yamin. Celui-ci en fait donner avis au village par le crieur public, afin que les malades et les femmes enceintes puissent sepro: curer de la viande. Le propri^taire de I'animal abattu m pent se refuser k c6der la quantity demand^e. Les tribus voisines des passages des montagnes que la neige rend dangereux pendant I'hiver ont soin d'y construire des batiments oil les voyageurs trouvent, avec un abri, une provision de bois pour se chauiFer et faire cuire leuis aliments. Quand les ouragans font craindre des acci- dents, les homraes des villages les plus rapproches vont ci la recherche des voyageurs 6gar6s, et chaque hiver ils en arrachent plusieurs k la mort. Dans un pays ou il n'y a pas d'hotelleries, I'hospitalil^ devient une charge publique, et, chez des populations aussi pauvres que celles dont nous parlons, c'est une charge p6nible. Les Kabyles s'en acquittent d'une fagon vraiment touchante. Une sdrte de reserve est 16galement faite sur la fortune publique pour celui qui traverse la LA SOClfiTfi BERBfiRE. 337 tiibu. L'6tranger, des qu'il entre dans le village, a sa part dans le bien comraun. Les Kabyles poussent jusqu'i I'W- roisme I'application de ce beau prlnelpe. Pendant I'hiver de 1866-1868, lorsque la famine d^cimait les populations indigenes de I'Alg^rie, les Kabyles de la subdivision de Dellys eurent a nourrir des mendiants Strangers accourus de tous les points de I'Alg^rie et mtoe du Maroc. Les villages venaient au secours des rdfugi^s sans s'inqui6ter de leur origine, avec une charit6 pleine de d61icatesse. Pas un seul de ces raalheureux n'est mort de faim sur le sol kabyle; ces actes de charit6 6taient accomplis simple- ment, sans bruit, sans ostentation et comme un devoir tout natui-el. Voila qui est admirable et montre tout ce qu'il y a d'ex- cellentes qualit6s de cceur dans la race berbfere. Les pages h^roiques et touchantes de I'histolre du christianisme afri- cain s'expliquent par cet esprit d'humanit6, de douceur. D'autres dispositions du code kabyle, instituant ce qu'on peut appeler le droit de corvee r6ciproque, et sanction- n6es, comme les lois de secours mutuels, par I'amende ou I'exil, viennent du mfime fonds, combine avec les habitudes d'une vie ^troite et besoigneuse. Un Kabyle qui bifit une maison a droit k I'assistance du village entier. Le village doit lui fournir des manoeuvres pour servir les mafons. Dans certaines localit^s, il y a un tour de corvee <5tabli et regie par I'amin. Ailleurs les travailleurs sont des hommes de bonne volont6; mais chacun salt qu'en ,cas de refus il serait d6sign6 d'offioe et puni d'araende. Les femmes apportent I'eau necessaire k la construction. Les tulles sont fabriqu6es et d^pos^es k pied d'oeuvre par les gens du village. Les bois de charpente, les meules de 338 MlfeLANGES D'HlSTOlRE. raoulin, sont port^s par les hommes valides, sur la r&jui- sition de Vamin. Nul ne peut refuser le passage sur sa propri6t6. Les travaux des champs se font 6galement avec le secours de la prestation mutuelle. Chacun au besoin requiert'le village et souifre d'en etre requis. Cette in- stitution et le mot berb^re' qui la d6signe ont.passfichez les Arabes; mais,entre les mains de tribus organises d'lme fagon f6odale, I'institution a chang6 de nature, elle n'est chez les Arabes qu'une corvee gratuite au profit des chefs et sans nul avantage pour la communaute. La consequence de cette organisation a 6te de favo- riser tr6s-peu le d^veloppement de la richesse, mais aussi d'empScher la formation d'un r6sidu social vou6 par decret fatal k la misfere. Le monde berbfere n'a pas, k proprement parler, de classe pauvre, distingute de la classe ais^e par son ext^rieur, ses maniferes, son langffge et ses habitudes. En assistant k une djimaa, il est trfe* difficile de dire qui sont les pauvres et qui sont les riches. La difference d'education et d'instruction n'existant pas, la noblesse f6odale n'ayant laiss6 aucune trace, il y a dans une telle society des differences de fait, non des differences de droit. Le dernier mendiant vient s'asseoir famili^rement a c6te du premier personnage , sans que celui-ci s'en etonne. La mis^re est un accident auquel tout le monde est expose ; I'indigent n'est en rien humi- lie par le secours qu'il recoit. Aucune soci^te ne s'est raontree k cet 6gard plus lib6rale que la soci6t6 kabyle. La part du pauvre est faite par la loi extremement large,, les fondations privies I'elargissent encore ; on sent que la soci6t6 n'est chez de telles populations qu'une extensior) de la famillei II n'y a pas d'enfants naturels; I'enfant ne LA SOCI]e:Tfi BERBfiRE. 339 hors manage est toujours mis k mort, mSme dans les cas rares ou la m^re obtient son pardon. L'honneur est, aprfe le principe d'association mutuelle, la base de la soci^te kabyle * ; avec ces deux principes, les Berbferes sont arrives k se passer k peu pr6s de la force. De meme que I'assistance mutuelle, le code kabyle rend l'honneur obligatoire et y met une sanction. Telle est la base de Yandia, rouage essentiel de cette organi- sation primitive, et qu'on pent d^finir un engagement d'honneur d'un protecteur envers son prot6g6, ayant une valeur legale. On s'6tonne au premier coup d'oeil que la lot s'occupe d'une relatioin d'tm ordre purement moral et priv6 entre deux citoyens ; mais dans une pareille soci4t6, presque d6nu6e de force publique, Yandia est la garantie suprfirae. Celui qui I'affaiblit affaiblit la chose pubhque, lui enl^ve son principal 6tai. Supposons toutes nos garanties sociales. disparues , les villages, les quar- tiers formant des ligues pour ^e d^fendre; la parole d'honneur prendrait une valeur officielle, et les Jigues seraient amen^es k se donner le droit de punir la viola- tion d'un engagement moral. Les garanties publiques 6lant trfes-faibles chez les Kabyles, les pactes individuels y suppl6ent. Celui qui a engag6son andia est oblig^^ous peine d'infamie d'y faire honneur. S'il est dans I'impuis- sance d'y donner suite, Yandia passe k sa famille, k sa tribu, k son village, aux diverses conted^rations dont 11 est membre. La violation de leur andia est la plus grave injure qu'on puisse infliger k des Kabyles. Un homme qui, selon I'expression consacr^e, brise Yandia de son vil^ l.Voyez le beau passage dlbn-Khaldoun sur le caraeLere de laraCe berbere, t. I, p. 199-200 de la traduction de M. de Slane. 340 MJiLANGES D'HISTOIRE. lage ou de sa tribu, est puoi cle niort et de la confisca- tion de tous ses biens ; sa maison est demblie. « On ne peut refuser k I'institution de Vandia, disent MM. Hano- teau et Letourneux, un caractfere de veritable grandeur. C'est une forme originale de I'assistance mutuelle,, poust s6e jusqu'i I'abn^gation de soi-meme, et les actes I16, roiques qu'elle inspire font le plus grand honneur au peuple kabyle. Malbeureusement la n^cessit6 rnSme de ces devouements est I'indice d'un 6tat social peu avanc4, ou I'individu est oblig6 de se substituer k la loi pour protd- ger les personnes. » L'andia est aussi la cause de la plupart des petites guerres qui formaient le fond de This- toire kabyle avant que I'occupation etrangere fut venue y mettre fin . III. La guerre est, en effet, I'etat naturel d'une soci6t6cora- posee de petites unites communales, sans pouvoir sup6- rieur qui ait le droit de s'interposer entre elles et de juger leurs difiKrends. II n'y a pas k cela une exception dans I'histoire. Le regime des villes, des communes, des tribus independantes, est le regime de la guerre de tous contre tous. Les hommes s'entre-tuent, dfes qu'ils n'en sont pas empfich^s par un £tat fort, qui les domine. Nous avons dit que le village est la seule unite veritable du monde kabyle; nous montrerons bientot certaines agglo- LA SOClfiTfi BERBfiRE. Vd mirations superieures au village; mais ces agglomera- tions soiit d'importance secondaire at sans autorit^ r^elle ; elles n'emp6chent pas les guerres civiles de t^j^maa k dji- mda. Tout berbfere est, de la sorte, un guerrier, et les guerres sent tres-fr6qufentes. Heureusement elles sont peu meurtriferes. L'esprit de conqu6te n'existant pas et les int6r6ts generaux ne fournissant pns matiSre h discus- sion, les Kabyles ne se battent entre eux que pour des questions d' amour-propre : violations vraies ou pr^ten- dues de i'andia, enlevements de femmes, rixes particu- liferes. La grande majority des combattants n'a aucun interet direct k la lutte. lis vont au' feu sans haine, par esprit de solidarity et par point d'honneur. Ces guerres sont de v^ritables duels de village k village, de tribu a tribu. Apres que la fusillade a dur6 un temps raisonnable et que les pertes sont h peu pr6s 6gales de part et d'autre, les deux partis se retirent, emportant leurs blesses et leurs morts. Les_ choses se retrouvent alors exacte- ment dans I'^tat ou. elles 6taient avant la guerre, et la lutte n'a eu d'autre r^sultat que I'honneur satisfait. La tribu est, au milieu de cette anarchic communale, le seul 616ment pacificateur. La tribu kabyle est formee par la reunion de plusieurs villages. Lorsqu'une querelle eclate entre deux villages, la tribu se , porte conime m&- diatrice. Elle intervient aussi dans les. discussions int6- rieures des djimaa. La tribu soutient de plus chaque vil- lage dans les affaires qui int^ressent son honneur centre des Strangers. Les marches, toujours situ6s hors des vil- lages, lui appartiennent. Les villages, dcleur c6t6, contri- buent aux d^penses de la tribu, et lui doivent les prestations en nature ; mais la tribu ne s'immisce pas 342 MELANGES D'HISTOIRE. dans les affaires des villages. 11 n'y a, dans la tribu, rien d'analogue k ce qu'est Vamin dans le village^ En certains cas de guerre, les notables choisissent pour centraliser les ressources et veiller aux interSts g6n6raux un « amin de la tribu » ; mais ces fonctions, qu'on peut comparer h celles d'un chef d'6tat-major, cessent avec la cause qui leur a donn6 naissance. Les tribus se font et se d^font, se d6membrent, s'incorporent k d'autres tribus, parfois disparaissent, tandis que, pour la disparition du village, il faudrait I'extinction de toutes les families qui le com- posent, c'est-i-dire une veritable impossibilit(5. II est tr^s-rare que la tribu se reunisse en assembMe g6nerale. Dans les temps ordinaires, lorsqu'il y a lieu de prendre quelque mesure, les notables des diff6rents villa- ges, d6I6gu6s par leur djimaa respective ou d6sign6s par leur position pour prendre part aux conseils du pays, se r^unissent et delibferent. Ces esptees de conseils f6deraus se tiennent en plein air, dans des eudroits consacrfe par I'usage. Malgr6 I'extrfeme simplicity de ses institutions, la tribu kabyle inspire un veritable patriotisme. Tout le monde tient k honneur de la defendre, de la venger, de faire respecter son andia. Si une tribu declare la guerre k une tribu voisine ou est attaqu6e, toute guerre de vil- lage k village doit finir, tons doivent se r6unir centre I'ennemi commun. Le patriotisme kabyle ne va pas au delk de la tribu. W existe bien entre les tribus des confederations qui sont k la tribu ce que la tribu est au village ; mais le lien en est tr6s-reiache. Toutes les tribus d'ailleurs n'entrent pas dans ces confederations; plusieurs restent isolte et se contentent d'assurer leur s6curit6 par des alliances, et LA SOClfiT-fi BERBfiRE. 343 sfijrtout en s'appuyant sur I'til^ment de beaucoup le plus fort et le plus singulierde la constitution kabyle, cequ'on appelle le gof. Dans une soci6t6 oi I'autorite organis6e d'une fa(?on durable ne d^passe pas I'agglom^ration comraunale, ou la tribu n'est constitute qu'k demi, oil rien n'existe qui ressemble de prfes ou de loin k I'fitat, I'individu a 6prouv6 le besoin de chercher dans d'autres associations une garantie queue donne pas suffisamment Yanaia de son village ou de sa tribu. G'est ce qu'on appelle les pof ou « partis » ; mais il faut se garder de donner a ce der- nier mot le sens qu'il a chez nous : k quelques 6gards, on traduirait mieux le mot gof par « coterie » ou a so- ci6t6 d'assurance mutuelle ». Comme il n'y a chez les Kabyles rien qui ressemble i des partiS politiques, tout le monde 6tant d' accord pour rester dans la coutume, ni de partis religieux, ^ersonne ne songeant k discuter I'islam, ni de partis 6conomiques, le commerce et I'in- dustrie 6tant k I'etat d'enfance , ni de partis sociaux, la difference des classes n'existant pas, les distinctions des gof ont quelque chose de tout mat6ripl, Souvent ils ne se d6signent que par le nom du membre le plus connu. Le po/" kabyle n'est, k vrai dire, qu'nne association en vue de toutes les 6ventualit6s de la vie. 11 n'a rien de durable. On change de gof sans honte , quand on n'y trouve plus d'abri efficacej ce qui n'empSche pas qu'on n'y d^pense beaucoup de passion, et que le gof ne soit une source de guerres k perp6tuite, Ce n'est pas ici le beau c6t6 de la soci6t6 berbere. Le gof est I'inconv^nient inseparable d'une constitution ou I'fitat fait si peu pour I'individu que celui-ci est oblige de 344 MELANGES D'HISTOIRE. demander i des combinaisons individuelks un patronage efBcace; or le pp/" introduit 'une v6nalit6 effrfinee : il conduit k la negation de toute id6e de droit et de jus- tice. Pour soutenir un membre du pof, on ment, on porte de faux t^moignages, on se parjure. Le pof, de son c6t6, n'abandonne jamais ses adherents. Si I'un d'eux meurt pour la cause du gof, celui-ci adopte ses entants, les nourrit, les entrelient aux frais de la coterie. En toute occasion, I'associ^ est siir du concours le plus actifde ses coassoci^s. Lorsqu'une tribu est en proie k la guerre civile, les gof envoient fr^quemment des contingents aim^s pour soutenir leurs soci^taires respeetifs. En tout cas, si le sort des armes force un parti k s'expatrier mo- mentan^ment, il est sur de trouver chez ses amis un accuell empressdj Les gof s'^tendent d'un village k un village, d'une tribu k une tribu, d'une confederation k une conf6d6ratioB| et meipe k toute la Kabylie. Cependant ces associations n'ont pas lieu indistinctement entre toutes les tribus ; il y a des groupes en dehors desquels le lien en question. ne s'^tablit pas. D'ailleurs la solidarity dans toute I'etendae d'un groupe n'est pas ci beaucoup pr6s aussi complete qu'entre les gof d'une mSme tribu ou d'un raeme village. Les fonds n6cessaires au gof sont fournis par des cotisa- tions volontaires. Les chefs n'en rendent pas compte ; ce sont de v^ritables fonds secrets employes k nouer des intrigues, a corrompre des consciences, k preparer des trahisons, k n^gocier I'assassinat d'un ennemi dangereux. Les chefs du gof deviennent ainsi des esptees de petits souverains assez puissants, et il est singulier que jamais chef de gof n'ait reussi k former tige de re LA SOClfiTfi BERBfiRE. 345 On arrive k cette position par la bravoure, par I'habilete dans I'intrigue, par I'influence de la famille k laquelle on appartieiit, et aussi par la richesse. Un chef ' de gof est un personnage fort occup6, et ses d6penses sont trfes- consid^rables. Toutes les affaires du pays aboutissent i lui, et c'est avec lui bien plus qu'avec les amin de village et de tribu qu'une politique habile 'devrait trailer. Beaucoup de chefs de gof font preuve d'une rare sou- plesse d'esprit et d'une vraie connaissance du coeur hu- main. Le gof parait avoir eu autrefois une importance plus grande encore que de nos jours, et avoir produit de grandes ligues s'^tendant d'un bout k I'autre de la Bar- barie. C'est Ik un fait analogue aux factions des blancs et des noirs dans les r6publiques italiennes, des Kayssi et des Yimani chez les Arabes de Palestine. Partout ou rfitat central n'a pas 6t6 assez fort pour garantir I'en- tifere s6curit6 des personnes et des int6rets, de pareilles coteries sont inevitables. II est possible que ces r61es puissants des Masinissa, des Syphax, des Jugurtha, se soient rattach6s pour une part k des causes analogues, et qu'il faille envisager ces hommes c61febres comme des chefs de gof attaches tour k tour k la fortune des Romains ou des Carthaginois. II n'est pas donn6 k tous les pays d'etre des nations ; or partout ou un esprit national ne s'em- pare pas de la societe humaine pour Yinformer, comme on disait au moyen age, c'est- k-dire pour lui donner une forme, une ^me , un principe vivant, il est inevita- ble que les factions, les coteries, les groupements les plus artificiels prennent la place de la patrie et remplis- sept les foncfions que celle-ci ne remplit pas. Lepo^ka-. 346 MfiLANGES D'HISTOIRE. bile parait de la sorte un des traits essentiels de la race bcrbfere et une des suites de rimpuissaace qu'elle a tou- jours montr^e pour se cr^er des dynasties nationales. IV. Nous venons d'exposer, d'apr^s d'excellents observa- teurs, un systeme social qui, durant des inilliws d'annfe, a paru une garantie suffisante k toute une fraction de I'espfece humaine. Par quelques c6t6s, ce systeme a de I'analogie avee celui de toutes les peuplades patriarcales et k demi nomades qui, sans d6passer la vie de la tribu, sent arrivees k une certaine civilisation. II ne fautpas, en pareiile mati6re,"exag6rer I'idte de race. La race, en ce qui concerne les lois et les coutumes, est prim6e par le genre de vie et surtout par le degr6 de culture. Ce que nous savons de la constitution f6d6rale des Gaulois rap- pelle singuliferement I'etat social que nous voyons exister encore chez les Berbferes. La vie de I'Arabe b6douin a beaucoup d'analogie avec celle du Touareg. Les Kirghiz ont des mceurs fort analogues k celles que nous voyons attribuees dans la Genfese aux ancetres supposes du peu- ple li6breu, et pourtant il n'y a aucune communaut6 de race entre les Gaulois, les Berbferes, les Arabes, les Kir- ghiz. De telles analogies viennent moins d'une consangui- nity que d'une similitude d'6tat social et d'une fafon identique d'entendre I'autorit^ du village ou de la tribu comme une extension de celle de la famille. Les races sont des raoules d' Education morale encore plus qu'une LA SOClfiTfi BERBfiRE. 3*7 affaire de sang. Void un fait attests par les lionorables auteurs du livre que nous analysons. Parmi les Rabyles des environs du Fort-Napoleon se trouvait, 11 y a quel- ques ann6es, un d^serteur natif d' Angers. A part un penchant k I'ivrognerie , qu'il satisfaisait dans les caba- rets du fort, il avait perdu toutes les habitudes de sa jeunesse, et rien ne le distinguait plus d'Un vrai Rabyle. II avait des enfents qui ne savaient pas un mot de fran- cais, se montraient en tout musulmans fanatiques, et n'^taient pas moins hostiles h la domination francaise que le reste de la population. A quelques 6gards, la constitution berbfere n'est done autre chose qu'un type conserv6 jusqu'Ji nos jours des vieilles soci6t6s qui couvrirent le monde avant les royau- tes administratives, telles que I'figypte, et les grands em- pires conqu6rants, tels que I'Assyrie, la Perse et Rome. Cela suffirait pour 'en faire un trfes-curieux monument historique ; mais la constitution berbfere possfede un trait qui lui assure parmi les lois des peuples conservateurs et traditionnels une place k part. Ce trait, c'est la d^mocra- tie. Sans dyiiastie, sans classe militaire, sans noblesse, la soci6t6 berb^re a dure des sifecles. Les populations pa- triarcales out d'ordinaire une aristocratic , seule chargfe de la tradition et de I'honneur de la tribu. LeBerb6re ne connait pas d'aristocratie h6r6ditaire, et tout porte k croire que c'est Ik chez lui un systfeme primitif. En de- hors des pays r^volutionnaires, en effet, nous avons beau- coup d'exemples de tribus qui out pass6 de la democratic au pouvoir de chefs her^ditaires et plus ou moins abso- lus, tandis qu'on n'a pas d'exemple de tribus qui soient arriv6es de I'aristocratie a la d6ni0Gratie. On est surpris 348 MELANGES D'HISTOIRE. d'abord qu'une soci6t6 ait pu vivre dans des conditions aussi simples que celles que nous avons d^crites. La so- ci6t6 berbfere doit sa long6vit6 h sa pauvret^. La race berbfere a 6t6 la moins favoris6e de toutes sous le rapport du sol qui lui est ^chu. Elle n'y trouva pas de peu- plades ant^rieures pour Igs r^duire en servage. N'ayant pas de serfs, elle n'eut pas de nobles. Exempte en m6me temps de toute tendance conqu6rante, elle n'eut pas besoin de chefs' militaires*. Enfin n'oublions pas que la race berbere remplace ce qui lui manque en fait de garanties politiques par le droit coutumier le plus serr6 qui fut jamais, par un droit qui laisse aussi peu que possible de liberty k I'individu, qui organise la sur- veillance sur la vie priv6e. Ces deux aspects de la vie sociale se font une sorte de compensation, line nation qui a des moeurs tr6s-6troitemeat surveill^es peut se con- tenter d'intitutions politiques 616mentaires ; une nation qui a un grand appareil de force publique, une royautd, une noblesse, peut se permettre une plus grande liberty de moeurs. A nos yeux, en effet, ces vieux droits coutumiers, dont la legislation h^braique contenue dans le Pentateuque est la forme la plus parfaite, ont ce que nous osons ap- pel^r un d^faut fondamental, c'est qu'ils sont k la fois un code de lois civiles et un code de morale. La liberie de I'individu nous parait atteinte et la vertu diminu6e, si la loi se m61e de la ftioralit^, de la charite,, de la g^-- n6rosit6, de I'honneur. La loi defend ce qui est subversif 1. Les Touaregs, par la tenlation qu'ils ont eue de reduire en esclavage des peuplades soudaniennes, sont arrives 4 possfeder une pjasso militaire et des serfs. LA SOClfiTfi BERBEKE. 3'i9 de la soci6t6 et contraire au droit d'autrui, voila tout; quaiid le code attribu6 k Moise recommande la do,wpur pour I'esclave, la courloisie pour l'6tranger, la frater- nity pour I'lsra^lite, quand il frappe de peines terribles des delits moraux ou religieux, nous pouvons admire^ le moraliste, mais le l^gislateur nous parait s'egarer. Nous 6prouvons la meme impression devant plusieurs article? des'-coutumes kabyles. Si un Rabyle abandonne sans se- cours un voyageur, mfeme d'une autre tribu, le village de ce dernier ou quelquefois la tribu enti^re porte plain te k la djimda, du coupable, qui est souvent puni et tQu- jours fortement reprimand^. Des muletiers qui rencon- trent sur la route un homme dont le mulct s'est abattu ou ne peut plus marcher doiverit se partager la charge et remettre le fardeau en lieu sur. Que la religion et la morale fassent de telles recommandations, riende mieux ; mais nous sommes choqu6s de les voir figurer dans un code : la p6nalite nous parait enlever tout m^rite a la bonne actioji.J'en dirai autant des mesures s6v6res prises pour assurer la.rfegle des moeurs. Les plus graves abus ODt moins d'inconv6nients qu'un syst^me d'inquisition qui abaisse les caracterps. L'homme de cceur veut k tout prix croire sa vertu d6sint6ress6e. Lci est le malentendu des theoriciens politiques qui se represeutent comme liberal ce qui est le contraire d'un grand fitat organist. Les petites soci6tes r^publicaines, tbndees sur les moeurs, presque sans gouvernement, sans noblesse provenant d'une conquete, sont les plus tyranni- ques de toutes, celles oil I'individu est le plus imp6rieu- sement pris, forme, eleve, surveill6 par la communaut6. C'est dans do telles soci6t6s que tleurissent ces legislations 350 MELANGES D'HIST0:IR:E. k la fois morales, religieuses, civiles, p6nales, politiques, se donnant le droit de censurer I'individu, qui rappellent les regies d'un cbapitre de religieux et qui sont la plus complete negation de la liberty. Le grand service que Rome rendit au monde fut de faire disparaitre ces vieil- les coutumes locales et de cr^r la notion du droit lib^ ral, fixant des p6nalit& pour les d^lits que la societe ne peut supporter sans se d^truire, prot^geant chacun dans sa personne et dans ses biens, et abandonnant le reste h la morale individuelle. L'figlise chr^tienne, devenue officielle k partir du v" si^cle, fit revivre le droit de la communaut6 sur les moeurs de I'individu ; I'oeuvre prin- cipale de la civilisation moderne a 6t6 de supprimer une telle ing^rence. L'acte le plus coupable moralement ne relive que du m^pris public, s'il n'implique un d61it for- mel pr6vu par la loi. Gettc difference entre les soci6t6s anciennes et les soci6tfe modernes vient d'une cause toute simple. Nos puissants Etats modernes prot6gent assez I'in- dividu pour que la coutume devienne une. garantie su- perflue. Dans une soGi6t6 comme celle des Kabyles, oii il n'y a pas de force publique, il est de la plus haute im- portance qu'un Kabyle garde son andia, et il est juste que celui qui y manque soit puni par I'amende, car cette andia est la condition qui permet k la soci6t6 d'exister sans force publique ; elle constitue, qu'on me permelte ' I'expression , une dconomie de gendarmes, et celui qui ne paye pas cette quote-part de la surety publique est en . reste avec la soci^td. En principe, la vertu est d'autant plus ndcessaire que I'fitat est moins fort. L'fitat est, si j'ose le dire, un equivalent de vertu ; il la rend moins n&essaire , et restitue k la liberty de I'individu LA SOCI^Tfi BERBJIRE. 35l ce qu'il lui prend en impfits et en suj6tions militaires. On peut dire en ce sens que les grands fitats ont cr^e la liberty de Tindividu. La tribu, la cM, ont 6t6 impuis- santes pour cela; car la tribil, la cit6, ont trop d'int^ret k ce que I'individu observe les usages, traditionnels. Seal aussi le grand Etat permet la riehesse, qui n'est qu'une application de la liberty de I'individu. — Or le grand fitat peut-il ^tre un r^sultat de la d^mocratie ? Peut-il se maintenir avec la democratic ? 11 est permis d'en dou- ter. Le grand fitat est I'ouvrage de nobles et de dynastes ayant su s'61ever au-dessus des pr6juges locaux et des coutumes patriarcales des peuplades et des cantons. C'est k leurs royaut^s que certains pays doivent leur civilisa- tion. Aussi voyons-nous la ddmocratie moderne incapa- ble de conserver les grands Etats sortis des royaut^s du moyen age. Si le syst§me r6publicain triom^he en Eu- rope, il est probable^ que les grandes unites formees par les rois se briseronl. OEuvres de dynasties, ces agglome- rations p6riront avec les dynasties. Le peuple voudra des unites plus restreintes ; la province deviendra 1' unite po- litique ; souvent on descendra jusqu'k la commune. La haute culture, la civilisation, courront alors de' s^rieux dangers, car partout en Europe, excepts en Italic, la haute culture et la civilisation sont venues d'iriitiatives aristocratiques. Athtoes, Florence, les r^publiques grec- ques et italiennes, prouveront eternellement que des com- munes peuvent 6tre des centres brillants, et que m^me la creation originate ne se produit k I'aise qu'en de tels milieux ; mais il est k craindre que, dans ces vastes Scy^ thies parsem^es de colonies grecques ou nous vivons, le r^gne de la province et de la commune ne soit la des* 3S2 MELANGES DHISTOIRK. truction de I'^difice que des gentotiaws d'^lite ont pe- riibleraent 61eve par des efforts s^culaires. Un jour, peut- 6tre, nos institutions, r^duites h I'^tat de ruine, seront aussi peu comprises des futurs h^ritiers de tant de sacri- fices, que les vieux Edifices romains de Syrie, construits en pierres de vingt pieds de long, le sont des nomades qui dressent parmi ces blocs gigantesques un abri d'un jour pour eux et leurs troupeaux. HISTOIRE L'INSTRUCTION PUBLIQUE EN GEIM\ I. De toutes les nations asiatiques, la Chine est celle dont Jes institutions, au moins dans ieur m&anisme ext^rieur, offrent avec la civilisation europdenne les rapports les plus remarquables. Les d6couvertes de la science raoderne sur d'autres parties de I'Orient n'ont fait que signaler k notre connaissance un ordre de vie intellectuelle et sociale entiferement different de celui des nations occi- dentales. Au contraire, les premiferes recherches dont la Chine fut I'objet sembl^renl reveler une autre Europe, et les explorations des sinologues du xix' sitele n'ont fait que montrer des analogies encore plus profondes. Je n'entends point seulement parler ici des inventions 1 . Essai sur I'histoire de I'instrtuition publique en Chine et de la corporation des lettres, par M. Edouard Biot. Paris, 1847. 23 354 MfiLANGES D'HISTOIRE. isolees ou ce peuple semble nous avoir devanc^s, mais dont ridentit6 avec celles des modernes .est plus ou moins contestable, bien qu'elles attestent au moiris une direction semblable des esprits. On est sans doute plus frapp6 de retrouver en Chine, et cela dfes la plus haute antiquity, plusieurs de nos institutions, notre systfeme administratif, notre forme g6n6rale de gouverhement et de soci6t6, une histoire, en un mot, conduite par des mobiles analogues k ceux qui dirigent la notre, tandis que les idees europeennes sont si 6trangement d6pays§es en s'appliquant aux autres peuples de I'Asie. La Chine est en quelque sorte une Europe non perfectible : elle a ete dfes son .enfance ce qu'elle devait ^tre h jamais, et telle est la raison de son inf^riorite. Elle n'a pas eu I'avantage de commoncer par la barbaric et de ne poss6der d'abord que le germe de son d6Veloppement ult^rieur, sauf it conqu6rir la perfection par de longs efforts. De Ik cette terne m6diocrit6. qui ote k sa vie toute couleur tranche, et qui, relevant du premier coup bien au-dessus de notre barbarie primitive, la retint ensuite si loin en arrito de notre civilisation actuelle. Ces ressemblances de la civilisation chinoise avec celle de I'Europe moderne ne sont nulle pai't plus frappantes que dans le systfeme d'instruction publique qu'elles out Tune et I'autre adopts. C'est k peine si nous trouvons chez nos ancfitres imm^diats dans I'ordre de I'esprit, je veux dire les Grecs et les Romains, quelque trace des institutions qui rfeglent I'instruction chez les peuples mo- dernes. L'^cole 6tait le plus souvent, chez eux, indivl- duelle et priv^e ; I'^ducation physique et morale avait seule un caract^re officiel. Du r6ste, nul grade, nul con- L'INSTRUCTION PUBLIQUE EN CHINE. 355 cours reconnu par I'fitat et constituant un titre ou du moins une condition k la nomination aux fonctions pa- bliques. L'id6e des universit^s est une des plus originales qu'aient eues les nations occidentales, une de celles qu'elles ont tiroes le plus exclusivement de leur propre fond. Et pourtant, longtemps avant notre fere, on trouve chez les Chinois un systfeme analogue, etabli sur le prin- cipe d'une instruction autorisde, d'un corps conKranl des grades valables aux yeux de I'fitat et servant pour I'ad- mission aux charges du gouvernement. Ce systfeme, ils I'ont mSme appliqud d'une maniere bien plus large que ne I'ont fait les peuples de I'Europe, et ils lui ont donn6 une extension qui,^ nos yeux, ne saurait etre qu'un excfes. L'histoire de I'origine et des vicissitijdes successives de ce systfeme d'instruction publique k travers les diverses dynasties qui se sont succ6d6 sur le trdhe de la Chine a fourni a M. fidoijard Biot le sujet d'un livre a la fois savant et utile, non moins pr^cieux pour ceux qui s'oc- cupent des questions d'instruction publique que pour le sinologue et I'historien. Ce dernier genre d'int^ret a prin- cipalement dirig6 I'auteur. Son livre est avant tout un livre d'^rudition, destin6 au savant qui fait de la littera- ture chinoise I'objet d'une 6tude sp6ciale. Celui qui ne cherche que les r^sultats peut d'abord regretter que, au lieu de presenter ses conclusions d6gag6es des travaux qui I'y ont amen^ , I'auteur ait pr6f6r6 donner 1' analyse des documents chinois qui servent de base k son ouvrage. Mais I'ensemble qui sort de ces riches details, I'assurance que donne aux recherches scientifiques I'appui des pieces originales, les aperpus g6neraux qui se trouvent sem^s au milieu des citations savantes, compensent abondamment 356 MfiLANGES D'HISTOIRE. ce que cette forme pourrait avoir de moins attrayant pour certains lecteurs L'ecrivain, qui, oblige de choisir' entre Futility de la science et la curiosite d'un public superficiel, a le courage de pr^Krer la premiere , ne merite sans doute que des 61oges. Deux faits princlpaux, spteialement int6ressants pour les nations europ^ennes, nous semblent mis en lumike dans I'ouvrage de M. fidouard Biot. D'une part, le systfeme des concaurs d^cidant de I'admissiou aux fonctions publiijues, de I'autre, le choix d'un certain nombre d'auteurs anciens servant de base k I'^ducation intellectuelle et morale, constituent les traits les plus caracteristiques de I'instruc- tion publique en Chine. A chacun de ces deux sujets se rapporteront les deux articles que nous consacrerons k I'examen de I'ouvrage de M. Biot. Les traditions conserves sur les plus anciennes dynas- ties chinoises font d6j& mention d'^tablissements d'in- struction publique, fondfe et soutenus par I'Etat. Ces 6tablissements 6taient k la fois des colleges pour I'^duca- tion de la jeunesse, des prytan^es pour les vieillards, des ath6n6es de musique, oii Ton r^unissait les aveugles, qui, devenus inhabiles k la vie active, etaient charges de cultiver cet art. La po6sie, la danse, la musique, les exercices militaires formaient alors, comme k I'enfance de toutes les soci6t(5s, I'objet de 1' education. « Ceux qui instruisaient le prince h^ritier et les gradu6s litteraires, dit le Li-ki, devaient observer les saisons de I'ann^e. Au printemps et en 6t6, ils. enseignaient les danses avec la plume et la flute '. Au prinlemps, on recitait des airs ; 1. Sortes de danses od les danseurs tenaient k la main une plume ou une flate. L'INSTRUCTION PU.BLIQDE EN CHINE. 357 en it&, on jouait des instruments h corde. L'intendant de la musique donnait cet enseignement dans la salle d'honr neur des aveugles. En automne, on 6tudiait les rites; en hiver, on lisait les livres sous la direction des pr6pos6s a r6tude des livres. L'enseignement des rites avait lieu dans la salle d'honneur des. aveugles ou musiciens ; I'^tude des livres avait lieu dans le college superieur. » Un autre chapitre du Li-ki contient des ddtails tr^s- curieux sur I'^ducation de cette 6poque recul6e : « A six ans, on enseigne k I'enfant les nombres (1, 40, 100, 1000, 10000), les noms des c6t6s du monde (I'orient, I'occident, le midi, le nord). A sept ans, le gargon et la fllle ne s'assoient ,pas sur la meme natte; ils ne man- gent pas ensemble. A huit ans, pour entrer et sortir k la porte de la maison, pour se placer sur la natte, pour boire et pour manger, les enfants doivent passer apr^s les personnes plus ig6es.« On commence k leur apprendre a c6der le pas et k montrer de la d6Krence. — A neuf ans, on leur apprend a distinguer les jours. A dix ans, ils sortent et s'appliquent aux occupations ext^rieures. — Ils demeu- rent un certain temps hors de la maison. Bs etudient r^criture et le *alcul Pour les rites, le maitre com- mence, et les enfants suivent ses mouvements. Ils inter^ regent ceux qui sont plus ag6s, ils s'exercent k tracer les caract^res sur des planches de bambou, et ci prononcer. — A treize ans , lis 6tudient la musique ; ils lisent k haute voix les chants en vers. Ils dansent la danse tcho. Quand ils ont quinze ans accomplis, ils dansent la danse siang. lis apprennent ^ tirer de Tare et k conduire un char. — A vingt ans, le jeune homme prend le bonnet viril ; il commence k 6tudier les rites... II execute la danse 358 MfiLANGES D'HISTOIRE. ta-hia. 11 pratique sincferement la pi6t6 filiale etl'amour fratemel ; il 6tend ses connaissances , mais il n'enseigne pas. II se renferme en lui-m§me, et ne se produit pas au dehors. — A trente ans, il a une epouse; il com- mence ci accomplir les devoirs de I'homme. II continue ses Etudes, mais sans s'assujettir d6sormais k une rhgh rigoureuse ; s'il y a un sujet qui lui plaise, il I'^tudie. II se lie avec des amis ; il compare la puret6 de leurs inten- tions. — A quarante ans, il commence k entrer dans les offices publics de second ordre ; selon la nature des affai- res, il 6met des propositions, il produit ses observations,' Si les ordres des sup6rieurs sont conformes k la bonne r6gle, alors il remplit son devoir et ob6it ; s'ils ne le sont pas, alors il se retire. — A cinquante ans, il refoit les insignes sup6rieurs , il devient pr6fet, et entre dans les affaires de premier ordre. — A soixante-dix ans, il quitte les affaires. » La suite de ce curieux fragment nous apprend que r^ducation ,des femmes 6tait des lors ce qu'elle fut tou- jours depuis en Chine, c'est-Ji-dire fort n6glig6e. « La fiUe, k ['kge de dix ans, ne sort plus de la maison. L'in- stitutrice lui apprend k 6tre polie et d^cente, i6couter et ob6ir. La fiUe s'occupe k filer le chanvre ; elle travaille la sole et en tisse di verses sortes d'^toffes. . . Elle a I'in- spection sur les sacrifices (c'est-Ji-dire sur les repas); elle apporte le vin, les sues extraits, les paniers et les vases de terre. Pour les ceremonies des rites, elle aide 4 pla- cer les objets.qui sont offerts. » Dfis I'aiicienne dynastie des Toheou, qui commence environ 1200 ans avant I'fere vulgaire, on voit dejk appa- raitre en germe le syst^me des concours litt^ralres, qui L'INSTRUCTION PUBLIQUE EN CHINE. 359 devait par Ja suite constituer un trait si remarquable de l'6ducation et du gouvernement de la Chine. Ce peuple a toujours et6 p6n6tr6 de cette id6e que la culture intel- lectuelle constitue le droit le plus naturel aux places de I'Etat, et que le concours 16gal est I'indice le plus sur du m6rite. Las souverains paraissent continuellement pr^oc- cup6s de rechercher les bomraes les plus dignes des em- plois publics, d'en tenir un compte fidele, d'en demander I'indication aux gouverneurs des provinces. L'h6r6dit6 des charges, bien qu'elle ait par intervalles doming en Chine, y a toujours ete consid6ree comme un abus, contre lequel les souverains et les lettr^s ont r6uni leurs efforts. Ce fut cette h6r6dite qui, s'6tablissant sous les derniers souverains de la dynastie Tcheou, hSta leur decadence et leur chute definitive, et transforma la Chine d'abord en uue Kpdalit^, puis en une fedeiration 6galement contrai- res aux anciens principes. Alors parait Confucius, qui essaye de ramener ses compatriotes aux traditions primi- tives, enseigne la centralisation du pouvoir, unit la cause des lettr6s k celle de la monarchie, et depose sa doctrine, ou plutSt la tradition dont il se porte comme I'organe, dans ces livres cel6bres qui, sous le nom de King, sont devenus pour la Chine les classiques par excellence et les bases de I'^ducation. Ses disciples se multiplient peu k peu et se constituent en association ; Meng-Tseu, le plus celfebre d'entre eux, consolide I'oeuvre du maitre, et ainsi se trouve 6tablie la corporation des lettr^s, qui va d6sormais jouer dans I'histoire un rdle si impoilaijt. Les premiers souverains qui r^gn^rent de nouveau sur la Chine r6unie en monarchie ne semblferent pas comprendre la coramunaut6 de leur cause avec celle des lettr6s. Ce fut 360 ' MfiLANGES D'HISTOIRE. ;le premier d'entre eux, le c616bre conqu^rant Thsin-chi- Hoang, qui ordonna de bruler tous les exemplaires des livres de Confucius et avec eux les autres ouvrages an- ciens qui se trouvaient r^pandus dans I'empire, at de r^duire au silence leurs admirateurs. Mais ce ne fiit 14 qu'un orage passager; il eut pour causes I'esprit nova- teur de ce prince, qui voulait que la civilisation de la Chine dat^t de son r^gne, et aussi.la liberty des lettrds, lesquels usaient largement du droit qui leur ful 16galeraent accord^ k certaines 6poques de critiquer les actes du gouvernement. Dfes les premiers temps de la dynastie des Han, les rois se rallient a la corporation puissante don,t les principes 6taient si bien d'accord avec leurs vues politiques. « La creation des concours et I'adoption des King comme base de I'enseignement moral et litt6raire, dit M. Edouard Biot, furent des actes de pure politique de la part des empereurs de la dynastie Han. Obliges de lutter contre les princes apanages de leur propre maison et contre les families de leurs grands officiers qui r6cla- maient rh6r6dit6 des charges, ils apprirent que les livres de Confucius condamnaient cette h^r6dit6, recommandaient express^ment la centralisation de I'autorit^ entre les mains du souverain, et conseillaient I'appel public au m^rite pour le choix des officiers. De tels principes devaient leur plaire, et ils devaient accueillir ceux qui les professaient comme des auxiliaires utiles dans la lutte oil ils ^talent engages. Ils furent done conduits par leur propre inte- rfit k favoriser I'influence des iettr^s; ils consentirent ais6raent k laisser ceux-ci r6gler les conditions qui pou- vaient leur procurer de bons officiers et les d^livrer de rh6r6dit6 des charges. Dans des circonstances extraordi- ■ L'lNSTRUCTION PUBLIQUE EN CHINE. 361 naires, ils essay^rent plusieurs autres moyens d'appel au m^rite. lis admirent aux places sup6rieures de bons em- ployfe secondaires, et plus de professeurs que d'offlciers sortirent de leur grand college ; mais 1^ principe de I'en- tr6e aux hautes charges par la voie des concours fond6s par la connaissance des Ring fut 6tabli nettement sous cette dynastie. » La faveur des lettr^s commenQa k dtooitre vers la fin du 11° sitele de notre fere, en mfime temps que la splen- deur de la dynastie qui les avait exalt6s. Les sectateurs du Tao (disciples de Lao-Tseu), qui *dans toute la suite de I'histoire, se montrent les rivaux des lettr^s classiques (disciples de Confucius), obtiennent un credit fatal k I'en- seignement des King; les eunuques, d'ailleurs, profitant de la faiblesse des souverains, font succ6der le regime de la faveur k celui des concours. De ]k des rivalit^s , des complots chez les Jettrfe, des persecutions sanglantes de la part de leurs ennemis. L'anarchie et les guerres qui d^solferent la Chine du iii* au vi° sifecle achevferent de perdre la tradition des bonnes Etudes. Les efforts des Soui «t des Thang ne reussirent qu'imparfaitement k les relever. Une autre cause depuis le vni" sifecle nuisit con- siderableraent au bon effet des anciennes institutions. Ce fut la lutte des deux ministferes, le ministfere des rites et celui des offices. Le premier fut invest! k cette 6poque de la direction sup6rieure des examens et des concours, qui avait appartenu jusque-lk au ministere des offices. N^anmoins, le ministfere des offices resta investi du droit de presentation aux places vacantes de I'administration . De Ik un conflit perp6tuel de pouvoirs entre les deux ministferes. « Ces deux d^partements administratlfs, dit 362 MfiLANGES D'HISTOTRE. Ma-tonan-lin , op6rferent sans accord, de sorte que des hommes gradu^s par le d6partement des rites n'6taient pas admis k giver les charges publiques, tandis que d'au- tres qu'ils n'avaient pas regus furenl investis des charges par le d^partement des offices. » — « Parmi les gradu6^ port6s sur les listes du minist^re des rites, dit-il ailleurs, il n'y en avait pas un sur dix qui r6ussit k se faire agr6er pour une charge par le minist^re des offices. » La dynastie des Soung (960-1200) fut la dynastle lettrte par excellence. Les colleges imp6riaux sont r^tablis, les, concours sont remis en honneur et d^cident presque seuls de I'admission aux charges publiques. Les 6preuves supe-^ rieures sepassent devant I'empereur en personlle; Confu- cius est honor^ dans un pavilion particulier sous le nom de a roi souverain de la diffusion desprincipes r^guliers)). N^anmoins, plusieurs orages passagers troublferent encore cette florissante periode. Tantfit ce furent les disciples de Lae-Tseu ou les sectateurs de Fo (bouddhistes) *, qui es- sayferent de remplacer le rationalisme de Confucius, les pre- miers par le mysticisme et la theurgie, les seconds par un systfeme mythique ; tant6t on eut ci lutter contre les innova- tions du ministre Wang-Ngan-Chi , qui entreprit de chan- ger les principes de I'enseignement et de I'interpr^tation des King, et dont la m6thode, anath6matis6e par les lettrfe de la pure doctrine, repi-it faveur k diverses reprises. Sou- veiit aussi les souverains se montr^reint m6contents du tour trop litt6raire donn6 k des 6tudes qui avaient pour objet de fournir k toutes les fonctions civiles et militaires. N6an- moins la corporation des lettr^s resta puissante , et toutes 1. Fo n'est qu'une abr^viation de Fo-tho, transcription chinoise du nom de Bouddha, L'INSTRUCTION PUBLIQUE EN CHINE. 363 les nations tartares qui entam^rent k cette ^poque le ter- ritoire de Tempi re ou qui se trouvferent en contact avec la civilisation chinoise, se hatferent d' adopter I'institution des concours. Rublai et les souverains mongols qui r6gne- rent sur la Chine apr^s les Soung se montr^rent, il est vrai, peu favorables k ce systeme, qui eiit conf6r6 k la nation conquise une trop graride part dans le gouvem*- ment. Les grades litt6raires ne purent donner acc^s qu'aux places inKrieures, et encore les candidats mongols avaient- ils un visible avantage sur les indigenes. Mais, aussitdt qu'une nouvelle dynastie chinoise eut remplac6 cette dy- nastie conquerante, on vit revivre les anciennes institu- tions, et, lorsque les Mantchoux imposferent de nouveau k la Chine une domination 6trang6re, ils respectferent I'ordre 6tabli, ordre qui est encore aujourd'hui une des bases de la constitution chinoise. De graves abus, toute- lo\% tels que I'histoire en prfeente lors de la d6cadence de chaque dynastie, se sont introduits dans la direction des concours. L'achat des grades, la substitution trop souvent tol^rte des candidats, la faveur achet^e k prix d'argent, les irr6gularit^s du ministfere des offices, qui est loin de ne consid6rer dans la distribution des emplois que le titre litt6raire, sont autant de plaies qui ont port6 atteinte k cette antique institution nationale. « II r^sulte de I'aper^u de la situation actuelle, djt M. Biot, qu'il existe des germes de disunion entre les Mantchoux, .qui ont le pouvoir supreme, et la vaste corporation des lettr6s chi- nois, qui est r6pandue dans tout I'empire. . . Des soci6t6s secretes, formes par les lettr6s, comptent beaucoup d' ad- herents dans diverses provinces de la Chine; mais proba- blemenl elles ne se senteut pas encore assez fortes pour 364 MfiLANGES D'HISTOIRE. agir a dteouvert, puisqu'elles n'ont pas profits de I'at- taque des Anglais. II est certain que les Mantchoux redou- tent ces soci6t6s e't les poursuivent activement. Aujour- d'hui le gouvernement semble aussi g6n6 dans ses finan- ces qu'en 1826 et 1828, oil la vente des charges fut 16ga- lement autoris<5e pour subvenir aux frais de la guerre contre le Turkestan. S'il n'a pas mis de nouveau les grades litt^raires k I'encan, il a fait queter chez les gens riches pour payer le prix de la paix obtenue des vainqueurs. L'empereur est kgi, et son successeur d6sign6 est encore tr^s-jeune. On pent done pr^sumer qu'il y aura dans quelque temps une collision des deux partis, semblable 4 celle qui se termina, il y a pr^s de cinq cents ans, par I'expuision des Mongols ; mais on ne pent savoir au juste quand la pusillanimity des lettr^s cbinois sera poussfe a bout par la fiscalit6 mantchoue, » Ces r6sultats historiques, quel que soit leur int^rfet, ne sonl pas les plus importants qui ressortent du livre de M. fidouard Biot. Le tableau d'un systfeme d'instruction publique aussi original , n'ayant subi depuis des siteles que des modifications peu considerables , fait naitre des reflexions ^galement importantes, et pour celui qui re- cherche les lois de I'esprit humain, et pour celui qui veut en appliquer la connaissance k I'ceuvre si difficile de I'education. Le principe fondamehtal du systeme chinois est I'uni- formite de I'Mucation lltt6raire, intellecluelle, morale et meme sp^ciaie, en entendant par cette derni6re celle qui est destin6e k donner k chacun les connaissahces de la profession qu'il est appel6 k remplir. Ce prin- L'INSTRDCTION PUBLIQUE EN CHINE. 365 cipe, qui chez nous n'est appliqu6 que jusqu'& une cer- taine limite, I'est en Chine de la mani^re la plus abso- lue. Nous voulons, en eflfet, que tout homme appel6 a une carri^re libdrale possede ce fonds commun d' instruc- tion qui constitue a nos yeux la culture intellectuelle. Ant6rieurement aux Etudes sp^ciales, nous exigeons une base de connaissances g6n6rales, les memes pour tous; mais, au-dessus d'une certaine limite, nous permettons les sp6cialit^s aux differentes carriferes et Tnfime aux dit- Krentes branches de I'enseignement. Ainsi ne Tent point compris les Chinois. L'administrateur, le magistral, le lettr6, le soldat mfime, bien que cette dernifere profession ait 6ti souvent except^e, doivent passer par les memes degrfe de hachelier {sieou-tsdi) , licenci6 (kiu-jin), docteur (tsin-sse), pour arriver aux hautes fonctions de leur or- dre.. Cette institution semblerait inexplicable, si Ton ne se rappelait que le travail litt6raire n'a de valeur'aux yeux de ce peuple que comme exercice intellectuel et moral. Les Ring sont pris pour base de 1' education, parce qu'on les envisage comme le repertoire de toute sagesse et comme les sources nteessaires oil il faut puiser la con- naissance des^rites ou du c6r6monial antique, qui forme presque seul la morale chinoise. « L'instruction litte- raire n'est donn6e dans les 6coles qiie comme moyen de connaltre les principes du grand maitre, dont I'etude assidue doit apprendre k chaque homme a perfectionner ci la fois sa moralite et sa tenue ext6rieure. En constituant r^ducation du peuple sur cette base, les lettres ont atta- ch6 a la tenue ext^rieure et aux pratiques du ceremonial de la vie ordinaire une importance qui nous parait 6tran- gement exag^r^e dans nos id6es europ6enues. II nous 366 AIELANGES D'HISTOIRE. semble m^me qu'ils ont ench6ri k cet egard sur ITiabi- tude des 6coles de la cour des Tcheou, ou Ton ensei gnait les six sciences usuelles, savoir la.musique, I'^cri- ture, rarithm6tique, le c^r^monial, I'art de tirer del'arc et I'art de conduire un char. Sous les Han, les textes ne parlent plus que de renseignement des King dans les 6coles de la cour - et dans celles des districts. Cette etude parait r^pondre a tous les besOins de la vie gin^- rale. » Le m^rite litt^raire est, en effet, aux yeux des Chinois, inseparable de Ja vertu priv^e. fitre habile dans les King, pratiquer la pi6t6 filiale ou fratemeUe, etre fidfele a ses amis, ^tre vers6 dans le c6r6monial, sont pour eux des termes synonymes de la profession de lettri Souvent, il est vrai, les 6tudes ont d&g&n&re de cet esprit; le m^rite litt^raire a 6t6 seul consid6r6; les candidats ont pr6f6r6 la calligraphie, le beau style, la facility de composition en style vulgaire, ou meme des connaissan- ces sp6ciales dans telle ou telle branche, h I'etude des principes de morale et d'administration contenus dans les King. Mais cette conduite a toujours 6te consid6rfe comme un abus; elle a 6t6 de la part des erapereurs I'occasion de plusieurs 6dits de r6forme. La connaissance des institutions nationales, la morale, la science politique .et administrative 6tant ainsi rattach^es k I'^tude des King, on comprend comment celle-ci a pu devenir I'objet ex- clusif de r^ducation pr6paratoire k toutes les fonctions de rfitat, et comment le fondateur de la dynastie des Ming, par exemple, refusait de cr^er dea colleges inKrieurs pom rinstruction litteraire des militaires, disant qu'il ne con- cevait qu'un seul systfeme d'6ducation applicable k toutes les carri^res. Des esprils sages, teis que Ma-touan-liti, L'lNSTRUCTlON PUBLIQUE KN CHINE. 367 au xiv« siecle de notre ere, d^clarent ouvertement qu'il n'est pas trfes-convenable d'appr^cier le m6rite des can- didats aux emplois administratifs par leur' unique m6- rile litt^raire. Mais I'^cole de Confucius a vaincu tous les obstacles, et, en obligeant les aspirants aux fonctions pu- bliques sans distinction k passer d'abord par I'^tude des King, elle a enchaine I'esprit chinois dans le respect des anciens usages et lui a inspire une aversion invincible pour les innovations. Le concours litt^raire est done en Chine la voie natu- relle pour parvenir aux diverses fonctions de I'fitat. II est m6me remarquabl^ que les grades n'y sont point seu- lement comme chez nous des conditions n^cessaires k I'exercice de ces fonctions, mais qu'ils y donnent un cer- tain droit et mettent d'eux-mSmes le gradu6 sur la liste des Sligibles. On pourrait les rapproch^r sous ce rapport de notre agregation plut6t que de nos grades universi- taires. Les concours ne sont pas, il est vrai, les seules voies pour parvenir aux emplois publics. Nous avons vu que de fait la faveur et la v6nalit^ infligent k la regie de trop fr^quentes exceptions; il existe mSme d'autres voies legales, comme le passage par les emplois su- balternes, et la protection pour les fils d'officiers su- pdrieurs. N&inmoins le principe g6n6ral n'en demeure pas moins 6tabli, bien que les empereurs mantchoux, S diverses reprises, en aient senti les abus. II arrive en effet trop souvent que les lettr6s actuels 6tudient beaucoup plus les arguties du style des concours que les idees mo- rales et politiques contenues dans les ouvrages de Confu- cius. En 1726, Young-Tching suspendit les etudes litt4- raires de la province de Tche-Kiang, parce que les can- 368 MELANGES D'HISTOIRE. didats s'occupaient de pure littdrature au lieu d'6,tudier les principes de la morale et de radministration. « On doit se souvenir, dit-il, qu'en subventionnant les lettr^, rfitat n'a pas pour but d'exciter le talent litt^raire, qui est inutile, mais d'inspirer aii peuple le respect qu'il doit aux princes et aux anc^tres. » Ce fut par un motif sem- blable que Kia-Ring, le pr6d6cesseur de I'empereur ac- tuel, refusa en 1800 d'autoriser I'^tablissement de collies et de concours litt^raires dans les provinces de Tartarie, parce que, dit-il dans son rescrit, ces provinces doivent avant tout conserver les habitudes et I'esprit militaires. , L'obtention des grades litt^raires et 1' admission aux fonctions publiques, ou, comme Ton dit, au titre de « membre du gouvernement », 6tant de venues le but uni- que de r^ducation, on a vu naitre tous les abus qui se produisent chaque fois que Ton substitue dans la culture intellectuelle une fin trop pratique k la recherche dfeint6- ress6e de la science. Ainsi I'usage exclusif des manuels, la preparation m6canique et dirig6e uniquement en vue du concours, >sont, h ce qu'il parait, le d^faut des bache- liers en Chine comme dans bien d'autres pays. En outre, r&ge des candidats n'6tant pas limits, ceux-ci continuent indeflninjent h se presenter, et souvent ils r6ussissent k un kge trop avanc6 pour remplir convenablement les fonctions qui exigent de 1' activity. C'est ce qui sert au moins de pr6texte pour tol6rer le rachat p^cuniaire des examens, et ce qui amfene souvent les magistrats k com- penser par leurs exactions, dans i'exercice de leur charge, les ddpenses qu'ils ont du faire pour I'obtenir. ^INSTRUCTION PHBLIQUE EN CHINE. II. L'6ducation officielle dont nous venons de d6crire les principaux caractferes est celle qui se donne dans les col- leges annexes au palais de I'empereur ou distribu^s dans les provinces. Au-dessous de ces colleges se trouvent d'in- nombrables 6tablissements d'instruction primaire, lesquels ont un caractere prive, et ne reinvent du gouvernement que par I'inspection k laquelle ils sont soumis. Toutes les relations s'accordent du reste a t6moigner que I'instruc- tion 616nientaire est t^fes-r^pandue en Chine. L'admission dans les colleges imp^riaux est assujettie ci certains examens ; ce" qui fait de cette admission un premier titre litt6raire. Les ^Ifeves sont subventionn6s par rfitat; en sorte que de tels ^tablissements correspondent exactement a ce que nous appelons les « 6coles du gou- vernement. » Ces colleges ont 6t6 de la part des empereurs I'objet d'innombrables 6dits. Vers eux se sont toujours port6s les premiers soins des fondateurs de dynastie, et ils ont ressenti le contre-coup de toutes les revolutions. On comprend, en eifet, d'apr^s ce qui pr6c6de, qu'ils tien- nent au fond mSme de I'^difice de I'fitat. Quant aux rfeglements particuliers qui concernent les differents grades, ils offrent avec les ndtres de frappantes ressemblances. Les grades sont au nombre de trois, corres- pondant k nos litres de bachelier, licenci^, docteur. La "24 370 MELANGES D'HISTOIRK. premifere 6preuve se compose uniquement d'examens oraux, la seconde de compositions 6crites. Les questions se tirent au sort'; les plus grandes precautions sont prises pour constater I'identit^ des candidats et cacher leurs noms k I'examinateur; ce qui n'emp^che pas qu'il ne se passe de nombreuses supercheries au su ou a I'insu des juges du concours. II est s6vferement interdit aux candidats d'ap- porter aucun livre; les aspirants au doctoral peuvent seuls s'aider de quelques dictionnaires dans leur composition de po6sie. Mais les Editions en petit format, trfes-r^paji- dues en Chine, et plus encore les larges manches des candidats ddijouent sous ce rapport toutes les precautions, et c'est ce qui a port6 les inspecteurs s6v6res ci demander la suppression absolue dans I'empire de ces sortesde formats. — Les 6preuves de licence n'ont lieu que dans les capitales de province ; elles durent plusieurs jours, et leur resultat est proclame avec beaucoup de solennit6. Les mati^res de ces trois examens sont k peu pres les m6mes quant k la nature des sujets, et ne difiSrent que quant k la difficult^. Un des documents les plus curieux de I'ouvrage de M. Edouard Biot est un programme ou questionnaire pour la licence qu'il a analys6 et traduit, et qui est trfes-propre k nous faire comprendre la portie des etudes _.chinoises. Void les principaux sujets, dont 1. La forme seule du tirage est un peu differente de la notre. Les , series de questions sont 6crites sur des planchettes rang^es les unes k c6t6 des autres ; les concurrents tirent des fleches jusgu'ii ce qu'ils en aient touchd une : on appelle cela a tirer sur la planchette '■ « Ce fut une id6e analogue, dit Ma-louan-lin, qui plus tard fit coo- vrir d« coUe les noms des candidats pour,emp6cber les recomman- dations et les intrigues. » — Telles 6taieat au moins les formes autrefois usitfees. Le second usage subsiste encore; je ne sais si le pre- mier a 6ti modiii^. L'INSTRUCTION PUBLIQUE EN CHINE. 371 chacun donne lieu k plusieurs questions : Astronomic ou cosmographie ; — Morale ; — Science critique et his- toire litt^raire des King, de leurs commentaires, de leurs Mitions; — Histoire litt^raire et critique des auteurs clas- siques et de leurs commentaires; — Critique des livres errones ou qui ne renferment qu'une part de v6rit6; — Histoire : critique des diflKrents historiens ; parallfele des plus c61ebres d'entre eux; de la manifere d'toire I'histoire en g6n6ral; — Jugements sur le style des difKrentes 6po- ques; — Histoire de I'enseignemeht; rfeglements qui le r6gissent; — fitude des caractferes et de la prononcia- tion; — Musique; — Droit politique et civil; administra- tion, economie politique ; — Questions d'utilit^ publique actuelle. A diverses reprises, les empereurs ont ordonn6 par leurs 6dits d'insister sur les questions politiquesj et, ce qui peut nous paraitre plus singulier, de demander aux candidats des dissertations sur les affaires du temps. La m6decine, I'astronomie (astrologie) et le calcul ont eu presque toujours des ^coles sp^ciales, en dehors de I'en- seignement liberal, parce que ces Etudes sont envisages par les Chinois comme de siinples professions. Les sciences furent de la part des empereurs mongols I'objet d'une protection particulifere. Quant aux exercices militaires, lis faisaient primitiveraent partie de I'^ducation commune k tous; ils furent plusieurs fois r^tablis au mfime tltre ; d'autres empereurs s6par^rent profond6ment I'^ducation civile et I'Mucation militaire, et cr6ferent des grades mi- litaires ci c6t6 des grades civils. Les concours et les grades litt6raires he sont pas le seul trait de ressemblarice qui existe entre le systfeme 372 MfiLANGES D'HISTOIRE. (instruction publique des Chinois et celui des nations europ^ennes. Le choix identique des moyens d'6ducation adopt6s de part et d'autre constitue une autre analogic non moins remarquable. Ue m6me, en effet, que les nations europ6ennes se sent accord^es ci donner pour base k I'in- struction de la jeunesse, non point I'^tude de la langue moderne, au moins dans son 6tat contemporain, mais ] 'etude des langues et des litt6ratures anciennes, ainsi que d'un certain nombre d'auteurs repr^sentant un autre §ge de la langue moderne; de mfimeles Chinois n'ont jamais fait consister I'^ducation dans I'^tude du style vulgaire, mais dans la connaissance de ces monuments antiques dont la forme est si ditf^rente de celle qui est maintenant usit6e. Les King sont les classiques de la litt^rature chi- noise. Ces ouvrages sont Merits dans une langue plus an- cienne et tellement difF^rente de I'usuelle, que M. Abel R^musat ne craignait pas de dire que le chinois vulgaire est peul/^tre plus eloign^ du chinois littoral que celui-ci ne Test du latin et du fran^ais *. Cette langue ancienne est, en outre, d'une concision d6sesp6rante , sans caractferes alphab6tiques, d'une structure imparfaite, d6nu6e de formes grammaticales rigoureusement definies, et, par toutes ces raisons, d'une obscurity que les commentaires peuvent i peine dissiper ; ce qui la rend inaccessible au vulgaire. On peut d'abord s'6tonner que les Chinois aient choisi comma moyen d'^ducation des textes dont I'^tude parait 6tre de,si peu d'usage dans la vie ordinaire. Le style moderne, en effet, est clair et facile. « Ici, dit M. R^musat, tous les rapports sont marques, toutes les nuances sont exprim^es, 1. Recherches sur les Umgiks tar tares, page 119. L'INSTRUCTION PUBLIQUE EN CHINE. 373 les sujets ne sont plus sous-entendus, ni les particules de ' nombre ou de temps abandonn^es k la sagacity du lecteur ou de I'auditeur. Les mots group^s en forme de polysyl- labes, les substantifs affect^s de d6sinences sp6ciales; les conjonctions et les propositions soigneusement mises k leur place, les adverbes distinguOs par des terminaisons, une fgule d'auxiliaires et de mots analogues aux parti- cules fant separables qu'inseparables dans les verbes allemands, une construction enfm toujours conforme k I'ordre naturel des idees, font du chinois familier la plus claire comma la plus facile de toutes les langues » '. Pourquoi done n'avoir pas choisi cet idiome, qui semble rOunir k une plus grande perfection I'avantage d'etre I'in- struraent du commerce ordinaire de la vie ? C'est exacte- ment I'objection qu'on entend r6p6ter tous les jours contre les langues classiques, et qui, bien que superficielle, ne laisse pas d'etre en apparence I'expression de ce qu'on a coutume d'appeler le bon sens ou I'esprit positif. Ne serait-ce point deja une raison pour s'en defter, puisqu'il est rare que ces difficultes trop apparentes tiennent devant une discussion severe ? On pent le croire. Mais, sans faire k I'opinion que nous combattons un reproche de sa pretendue Evidence, opposons-y du moins un fait bien remarquable, je veux dire le choix par lequel les Chinois ont fait de leur langue ancienne la base de I'Mu- cation pour toutes les professions et toutes les conditions, et cela sans ob6ir k aucun motif religieux. En effet, cette langue et cette littOrature anciennes sont, k leurs yeux, beaucoup moins sacr6es que classiques. Confucius est 1. Recherches sur les langues iartares, loc. cit. 374 MELANGES D'HISTOIRE. pour eux non I'objet d'un culte religieux, mais d'un culte philosophique et Iitt6raire. C'est coiqme exercice intellectuel et comme lecon de morale que I'^tude des King a paru aux Chinois propre a servir de fon- dement a I'^ducation. « La double difficuM qu'il faut vajncre pour les lire et en comprendre le sens est sup- pos6e exercer au plus haut degr6 les diverges facujtfe de I'esprit. L'in6galit6 du succfes dans leur explication, constat^e par des concours r^guliers, sert comme una sorte de caractfere sp^cifique pour marquer la port6e de I'intelligence et designer le rang auquel chacud peut l^gitimement atteindre dans les emplois publics pour Futility de I'fitat. » A diverses 6poques, ii est vrai, I'etude du 'Style antique ftit n6glig6e et on y substitua les modules Merits en style modeme ; mais ces innovations eurent toujours de fMieux efifets pour la culture intellectuelle et morale, et, au lieu de la gravity, de la modestie que les anciens candidats puisaient dans I'^tude des King, on n'eut plus que des esprits Mgers et futiles, sans s^rienx et sans principes. De m6me pourtant que chacune des nations europ^ennes a bientdt ajout6 aux auteurs anciens une classe d' auteurs modernes, mais non contemporains, qu'une forme plus s6v6re et je ne sais quel vemis d'an- tiquit6 ont dejci consacrds ; de mfime les Chinois ont associ6 aux King un certain nombre d'ouvrages d'une date relativement r^cente, et se sont ainsi constitu6 un second ordre de classiques. Tons les fails d'ailleurs qui ont coutume de se produire autour de livres places au pantheon littfJraire se sont manifestos dans la manifere dont les King ont 6t6 traitOs par les letti'6s. Critique scrupuleuse des textes, innombrables commentaires, admi- L'INSTRUCTION PUBLIQUE EN CHINE. 375 ration sans reserve, culte pour les auteurs; rien ne leur a manqu6 de ce qui constitue la religion classique. Ce fait d'une langue ancienne choisie comme objet principal de I'^ducation, et concentrant autour d'elle les efforts litt^raires d'une nation qui s'est depuis longtemps form6 un nouyel idiome, n'est pas du reste particulier k la. Chine. C'est le fait g^n^ral des langues classiques, lequel derive, non pas, comme on voudrait le faire croire, d'un choix arbitraire, mais bien d'une des lois les plus g6n6rales de I'histoire des langues, loi qui ne tient en rien au caprice ni aux opinions litt^raires de telle ou telle 6poque. C'est mal coraprendre le r61e et la nature des langues -classiques que de donner k cette de- nomination un sens absolu et de la restreindre k un ou deux idiomes, comme si c'6tait par un privilege es- sentiel et resultant de leur constitution qu'ils fussent pre- destines k etre I'instrument d'education de toutes les races. L'existence des langues classiques est un fait univer- se! de linguistique, et le choix de ces langues, de meme qu'il n'a rien d'absolu pour tous les peuples, n'a rien d'arbitraire pour chacun d'eux. L'histoire g^nerale des langues a depuis longtemps amene les savants k constater ce fait, que, dans tous les pays oil s'est produit quelque mouvement intellectuel, deux couches de langues se sont ddija superposees, non pas en se chassant brusquement I'une I'autre, mais la seconde sortant par d'insensibles transformations de la poussifere de la premifere. Partout une langue ancienne a fait place k un idiome vulgaire, qui ne constitue pas k vrai dire une langue dififerente, mais plutot un kge diffe- rent de la langue qui I'a pr^cedee; celle-ci plus savanfe, 376 MfiLANGES D'HISTOIRE. plus syntMtique, charg^e de flexions exprimant les rap- ports les plus d^licats de la pens^e, plus riche mSme dans son ordre d'idtes, bien que cet ordre d'id6es fut corapa- rati-vement plus restreint ; le dialecte moderne, au con- traire, correspondant k un progrfes d'analyse, plus clair, plus explicite, s6parant ce que les anciens assemblaient, brisant les m^canismes de I'ancienne langue pour doiiner h chaque id6e et k chaque relation son expression isolte. Peut-Stre le mot d'analyse n'est-il pas le plus exact pour exprimer cette marche des langues; on pourrait mgme en s'y arrfitant trouver quelques exceptions apparentes & la loi dont 11 s'agit. Ainsi I'arm^nien moderne a beaucoup plus de syntaxe et de construction synth^tfque que I'arm^nien antique, qui pousse tr6s-loin la dissection de la penste. De m§me on ne pent dire que le chinois moderne soit plus analytique que le chinois ancien, puisqu'au contraire les flexions y sont plus riches, et que I'expressiori des rapports y est plus rigoureuse. Mais ce qui est absolu- ment g6n6ral, c'est le progr^s en determination, et, par suite, en (jlarte. Les langues modernes correspondent a un 6tat plus rMechi de rinteUigence et k une conscience ' beaucoup plus distincte ; les langues anciennes tiennent encore de la spontaneity primitive, ah I'esprit confondait tous les elements dans une confuse unit6 et perdait dans le tout, la vue analytique des parties'. Quel que soit, d'u reste, h proc6d6 qui preside h la decomposition et k la succession des langues,* cette suc- 1. De U cette loi, en apparenee singuliere, que les langues des peuples les moins avanc6s sont pr6cisement les plus compliqute. V. Fr6d6ric Sehlegel, Philosophisohe Vorlestmgen insbes. uber Phil- der Sprache, 3« legon, p. 68. L'INSTRUCTION PUBLIQDE EN CHINE. 377 cession est en elle-meme un fait incontestable, et I'on pourrait k peine citer une partie considerable de I'ancien mionde civilis6 oil deux langues ne se soient ainsi rempla- c6es I'une I'autre. Si nous parcourons, par exemple, les diverses branches de la famille indo-germanique, tout d'abord, au-dessous des idiomes de I'lnde, nous trouvons le Sanscrit. Le Sanscrit, avec son admirable richesse de formes grammaticales, ses- huit cas, ses six modes, ses desinences nombreuses et ces formes de mots. varices qui inoncent, avec I'id^e principals, une foule de notions accessoires, represente une sorle d'cLge d'or du langage. Mais bientdt ce riche 6didce se decompose. Le pali, qui signale son premier ^ge d'alt6ration, est empreint d'un remarquable esprit d'analyse. « Les lois qui ont preside k la formation du pali, dit M. Eugene Burnouf ', sont celles dont on retrouve I'application dans d'autres idiomes ; ces lois sont g6nerales , "parce qu'elles- sont n^cessaires... Les inflexions organiques de la langue mfere subsistent en partie, mais dans un 6tat Evident d'alt^ration. Plus gen6- ralement, elles disparaissent, et sont remplaciies, les cas par des particules, les temps par des verbes auxiliaires. Ces procM6s varient d'une langue k i'autre, mais le prin- cipe est toujours le mSme ; c'est toujours I'analyse, soit qu'une langue synth6tique se trouve tout ti coup parl6e par des barbares qui, n'en comprenant pas la structure, en suppriment et en reroplacent les inflexions, soit que, aban- donn^e k son propre cours et a force d'etre cultiv^e, elle tende k decomposer et k subdiviser les signes representa- tifs des idtes et des rapports, coname,elle decompose et 1. Essai sur le pali de MM. Burnouf et Lasseu, p. 140-141. 378 MELANGES D'HISTOIRE. subdivise sans cesse les id6es et les rapports eux-mgmes. Le pali parait avoir subi ce genre d'alt^ration ; c'est du Sanscrit, non pas tel que le parlerait une population 6trang6re pour laquelle il serait nouveau, mais du San- scrit pur, s'alt6rant et se modifiant lui-mSme k mesure qu'il devient populaire. » — Le pr^crit, qui repr6sente le second &ge d'alt6ration de la langue ancienneS est soumis k des lois analogues : d'une part, il est moins riche, de I'autre plus simple et plus facile. Le kawi enfin, autre corruption du Sanscrit, mais form6 sur une terre 6trangere, participe aux m^mes caracteres. a Si je devais presenter une opinion sur I'histoire du kawi, dit Crawfurd , je dirais que c'est le Sanscrit priv6 de ses . inflexions, et ayant pris a leur place les prepositions et les verbes auxiliaires des dialectes vulgaires de Java. Nous pouvons facilement supposer que les Brabmanes natifs de cette lie, s6par6s du pays de leurs ancetres, ont, par insou- ciance ou Ignorance, essay6 de se d6barrasser des inflexions diffieiles et complexes du Sanscrit, par les monies raisons qui ont port6 les barbares k alt6rer le grec et le latin, et k former le nioderne romai'que et I'italien ". » — Mais ces trois langues elles-m6mes, form^es par derivation du Sanscrit, epronj'ent brentdt le m6me sort que leur mfere. Elles ^eviennent k leur tour langues mortes, savantes et sacr^es, le pali dans I'ile de Ceylan et rindo-Chine, le prScrit chez les Djainas, le kawi dans les iles de Java, Bali et Madoura, et k leur place s'^l^vent dans I'lnde des 1. Essai sur le pali, p. 158-159. 2. Cf. Asiat. Researches, vol. XIII, Calcutta, 1820, p. 161. — Voyez surtout W. de Humboldt : Uber die Kawi-Sprache aufder Insel Java, t. Il/§ 1, etc. L'lJSSTRUCTION PUBLIQUE EN CHINE. 379 dialectes plus populaires encore, I'hindoustani, le bengal! et les autres idiomes vulgaires de I'lndoustan, dont, le systfeme est beaucoup molns savant '. Dans la region interm^diaire de I'lnde au Caucase, le zend, le pehlvi, le parsi " ou persan ancien, sont rem- placfe par le persan moderne. Or le zend, par exemple, ayec ses mots longs et compliques, son manque de pro- positions et sa manifere d'y supplier au moyen de cas lorm6s par flexions, repr6sente une langue 6minemment syntMtique. Dans la region du Caucase, I'armOnien et le gOorgien modernes succedent k I'armOnien et au georgien anti- ques. En Europe, I'ancien slavon, le gothique, le nordi- que se retrouvent au-dessous des idiomes slaves et ger- maniques. Enfin, c'est de I'analyse du grec et du latin, soumis au travail de decomposition des sifecles barbares, que sorteut le grec moderne et les langues n6o-latines. Les langues s6mitiques presentent une marche analo- gue. L'h6breu, leur type le plus ancien, montre une • tendance marquee ci accumu^er I'expression des rapports, et souvent il les laisse dans rindOtermination. « Les H6- breux, semblables aux enfants, dit Herder, veulent tput dire k la fois. II leur suffit presque toujours d'un seul mot oil il nous en faut cinq ou six. Chez nous, des, mo- nosyllabes inaccentu6s precedent ou suivent en boi- i. L'hindoustani, par exemple, n'a plus que six cas et deux nom- bres. Sa conjugaison est beaucoup moins riche que celle du Sanscrit, et il n'a plus de flexions pour exprimer diverses relations, comme celle du comparatif. 2. Le parsi est encore parlfe par les Guebres, mais seulement entre eux; car pour tout I'usage vulgaire ils prennent la langue du pays ad ils vivent. 380 MELANGES D'HISTOIRE, lant rid6e principale ; chez les Hebreux , ils s'y joi- gnent comme proclitique ou comme son final, et I'idfe principale reste dans le centre, semblable h un roi puissant que ses serviteurs et ses valets entourent de prfes, formant avec lui un seul tout, lequel se produit spontan^ment dans une harmonie parfeite ' » . Or I'W- breu disparalt a une 6poque recuI6e pour laisser domi- ner seuls le chald^en, le samaritain, le syriaque, le rab- binique, dialectes plus analyses, -plus longs, plus clairs aussi quelquefois. Mais I'arabe, de son c6t6, est trop savant pour I'usage vulgaire de peuples illettr6s. Les peuples conquis par les premiers khalifes ne peuvent en observer les flexions d61icates et varices, le sol6cisme se multiplie et devient de droit commun, au grand scandale des grammairiens ; on y obvie en abandonnant les flexions et en y suppliant par le m^canisme plus com- mode de la juxtaposition des mots. De IS, k c6t6 de I'arabe littSral, qui devient le domaine exclusif des 6co- . les, I'arabe vulgaire, d'un systfeme beaucoup plus simple et moins riche en formes grammaticales. Les notations de cas, I'expression des modes par les terminaisons du futnr, I'usage de la voix passive pour chaque forme ver- bale, la distinction des genres dans plusieurs circonstan- ces, mille autres nuances ont disparu, et la langue sem- ble rentrer dans I'ancien cercle s6mitique, au deli duquel elle avail fait, en sa forme savante, une si brillante excursion. Les langues de 1' extreme Orient pr^sentent un phencn ' mfene analogue dans la superposition du chinois ancien et 1. Bistoire de la po6sie des He'fcr., premier dial. L'INSTRDCTION PUBLIQDE EN CHINE. 381 du chinois moderne; les idiomes malais, dans cette lan- gue ancienne k laquelle Marsden et Crawfurd ont donne le nom de grand polyn6sien,qui fut autrefois la langue de la civilisation de Java, et que Balbi appelle « le Sanscrit de rOc6anie* ». Les faits que nous venons de citer suffi- sent pour etablir en loi g6n6rale que chacune des langues modernes a son ant6c6dent antique , ou plut6t n'est que la transformation d'une langue ancienne, qui aservid'in- strument k la pens6e dans un autre cige^. Mais que devient la langue ancienne ainsi expulsee de I'usage vulgaire par le nouvel idiome? Son role, pour fetre change, n'en est pas moiiis remarquable. Si elle cesse d'etre I'intermediaire du commerce habituel de la vie, elle devient la langue savante et presque toujours la langue sacr6e du peuple qui I'a d4compos6e. Fix6e d'or- dinaire dans une litt6rature antique, d6positaire des traditions religieuses et nationales, elle reste le partage des savants, la langue deS choses de I'esprit, et il faut d'ordinaire des siecles avant que I'idionle moderne ose ti son tour sortir de la vie vulgaire, pour se risquer dans I'ordre des choses intellectuelles. Elle devient en un mot classique, sacr^e, liturgique, termes corr61atifs suivant les divers pays ou le fait se v^rifie, el d^signant des em- plois qui ne vont pas d'ordinaire I'un sans I'autre. Chez les nations orientales, par exemple, oil le livre antique ne tarde jamais k devenil- sacr6, c'est toujours k la garde de cette langue savante, obscure, k peine connue, que sont I. 1. Atlas ethnographique, tabl. xxiii. 2. L'6criture presente une marche analogue, I'hieroglyphisme ayant precede Talphabefisme. Tant il est vrai que la complexite se retrouve' bien plut6t que la simplicite au debut de I'esprit humain. 382 MfiLAHGES D'HISTOIRE, cojifi^s les dogmes religieux et la liturgie, Le Sanscrit cbez les Hindous, le pall chez les bouddhistes, le kawi 4 Java et dans I'ile de Bali, le zend et le pehlvi chez les Parsis, le tib^tain chez les Mongols, I'hebreu chez les juifs, le samaritain, le mendalte ou nazor6en, le copte chez les sectesdu m^me nom; lechald^en chez les Syriens orien- taux, le syriaque chez les Maronites, le grec chez les Abys- sins, I'arabe dans toutes les regions musulraanes, I'arme- nien, le g^orgien anciens, dans les pays ou ces dialectes furent jadis vulgaires, sent I'idiome d'une liturgie, d'un livre sacr6 ou d'une version v6n6r6e & I'^gal d'un livre sacr6, et constituent I'otjet presque exclusif des Etudes, r^duites dans ces contr6es h I'ordre sacerdotal. C'est une loi g6n6rale, en effet, que la langue liturgique et sacrfe ne soit pas la langue vulgaire*. Une autre cause a du cx)ntribuer k maintenir chez les nations chr6tiennes de I'Orient le culte de la langue an- cienne. La plupart de ces nations n'ont commence 4 cul- tiver leur langue, souvent m§me k I'toire, que par suite de I'introductlon du christianisme. Leur premier ouvrage a d'ordinaire 6t6 une version de la Bible, que I'antiquit^ a entour^e aux yeux du peuple d'un prestige de sainteti, et qui d'ordinaire a sa Mgende miraculeuse. C'est k la forme fix6e par cette premiere litt^rature que la nation demeure dans la suite invariablement attach^. Les peu- ples de I'Orient, en effet, n'ont d'ordinaire 6te d^terminfe 1. Souvent mSme elle est compl6tement ignoree de ceux qui en repfetent les sons avec un respect traditionnel, en leur attribuaDt encore une efiicacit6 surnaturelle. C'est ainsi que le copte et le zend out ete k certains moments presque entierement ignores des sectes religieuses qui s'en servent dans leur liturgie. Cf. Abel R^musat, Rech. sur les Umgiies tarta/res, p. 161, 371. L'INSTRUCTION PUBLIQUE EN CHINE. 383 k toire que par un motif religieux. Les Armeniens, les G6orgiens, les Syriensj les fithlopiens n'ont gu^re eu de litteature que depuis le christianisme et sous son in- fluence. Le Tibet n'a connu les lettres que par suite de rintroduction du bouddhisme. Le m^me fait se reproduit, avec des modifications pro- fondes, chez les nations occidentales. L'ancien slavon sert de langue liturgique k I'figlise russe, et constituait avant Pierre le Grand I'organe unique de la litt6rature. Les tra- ditions mythologiques de I'Edda sont consig;n6es dans I'an- cien nordique, et maintenant encore le grec et le latin servant de langues sacrfes et liturgiques ci des cultes Chre- tiens. Mais les langues anciennes ^taient destinies chez ces nations k un role plus 6tendu et plus universel. Ce qui est langue sacr6e pour les Orientaux, lesquels ne concoi- ventla science que sous la forme religieuse, devient langue classique chez les nations europ6ennes. A vrai dire, ces deux rfiles ne sont pas distincts : ce sont deux manieres, accommod^es au g6nie divers des peuples, d'Stre la langue des choses de I'esprit ; et ce serait m6me se tromper que de eonsid^rerunede ces deux fonctions commeexcluantrautre. En eflfet, la langue antique, qui, chez les Occidentaux, est surtout classique, y est quelquefois sacree, et r6ciproque- ment la langue sacr6e des Orientaux joue sou vent chez ces nations le rdle de classique. En un mot, soit sous forme de langue sacree, soit sous forme de langue liturgique, soit sous forme de langue classique, qu'elle se r6fugie dans les temples ou dans les 6coles, ou dans les uns et les autres, lalangue antique, apr^s sa disparition de I'usage vulgaire, 1. Cf. Ludolfi, Historia mthiopica, 1. IV, c. i, init. 384 MELANGES D'HISTOIRE. n'en reste pas moins I'organe de la religion, de la science, souvBDt mgme des rapports civils et politiques, c'est-i- dire de tout ce qui s'61eve au-dessus de la sphere des id6es ordinaires. De Ik, chez les Orientaux, 1' existence universelle de deux langues, I'une vulgaire, abandonn^e au caprice de I'usage populaire, I'autre littirale, depuls longtemps fix6e et seule ayant le privilege d'etre feite. C'est ainsi que I'arabe litteral et le gheez, par exempted s'emploient dans les lois, dans les ordonnances, dans toutes les pieces oificielles. Les Arabes, mdme dans leurs lettre^ particuliferes, se rapprochent beaucoup du style ' littoral; tant il est vrai que ces peuples se figurenl la langue savante seule comma susceptible d'Mre terite. Ce n'est pas que la langue vulgaire ne puisse aussi, du moins en Europe, arriver k s'ennoblir et k toucher aux choses de I'esprit. L'esprit europ^en, bien plus f6- cond que l'esprit asiatiqiie, a su animer de nouveau les debris de son analyse, et se cr6er de nouvelles formes aprfes avoir bris6 les formes anciennes. Toutefois, lors m6me que la langue vulgaire s'est ainsi 61ev6e k la di- gnity de langue savante et litt^raire, la langue ancienne n'en conserve pas moins son caract^re sacr6. Elle subsiste comrne un monument ndcessaire k la vie intellectuelle du peuple qui I'a d^pass^e, comme une forme antique dans laquelle devra parfois venir se mouler la penste moderne, pour retrouver sa force et sa discipline. C'est done un fait g6n6ral de I'histoire des langues que chaque peuple trouve sa langue classique dans les condi- tions m^mes de son histoire, et que ce choix n'a rien d'arbi- traire. C'est un fait encore que, chez les nations peu avancees, tout I'ordre intellectuel est conti6 k cette Ian- L'lNSTRUCTlON PUBLIQDE EN CHINE. 383 gue, etque,chez les peuples ou une activite intellectuelle plus energique s'est cr66 un nouvel instrument raieux adapts k ses besoins, la langue antique conserve un r61e grave et religieux, celui de faire I'Mucation dela pensee et de I'initier aux choses de I'esprit. La langue moderne, en effet, 6tant touts compos6e de debris de I'ancienne, il est impossible de la posseder d'une mani^re scientifique, a moins de rapporter ces fragments k I'^difice primitif, oii chacun d'eux avait sa valeur veritable. L'exp6rience prouve combien est impar- faite la connaissance des langues noodernes chez ceux qui n'y donnent point pour base la connaissance de la langue antique dont chaque idiome moderne est sorti. Le secret des m^canismes gr.ammaticaux, des etymologies, et par consequent de I'orthographe , 6tant tout entier dans le dialecte ancien, la raison logique des r^les de la gram- maire est insaisissable. pour ceux qui consid^rent ces regies isol6ment et independamment de leur origine. La routine est alors le seul proc6d6 possible, comme toutes les fois que la connaissance pratique est recherch^e k Fexclusion de la raison tMorique. On salt sa langue comme I'ouvrier qui emploie les proc4d6s de la g6om6- trie sans les comprendre salt la g6om6trie. Formee, d'ail- leurs, par dissolution, la langue moderne ne saurait donner quelque vie aux lambeaux qu'elle essaie d'assi- miler, sans revenir k I'ancienne synthase pour y chercher le cachet qui doit imprimer ci ces 616ments 6pars une nouvelle unit6. De Ik son incapacity k se constituer par elle-mSme en langue litt^raire, et I'utilit^ de ces hommes qui durent, k certaines 6poques, faire son Mucation par I'antique et pr&ider, si on pent le dire, k ses humani- 386 MELANGES D*HIStOIRE. t^s. Sans cette operation n^cessaire, la langue vulgaire reste toujours ce qu'elle fut k I'origine, un jargon popu- laire, n6 de I'incapaette de synthase et inapplicable aux choseS intellectuelles. Non que la synthase soit pour nous k regretter. L'analyse est quelque chose de plus avance, et correspond k un 6tat plus scientifique de I'esprit humain. Mais, seule, elle ne saurait rien creer. Habile k decomposer et k mettre k nu les ressorts secrets du langage,- elle est impuissante k reconstruire rensemble qu'elle a d^truit, si elle ne recourt pour cela k I'ancien syst^me, et ne puise dans le commerce avec I'antiquitS I'esprit d'ensemble et d'organisation savante. Telle est la loi qu'ont suivie dans leur d6veloppemeiit toutes les lan- gues modemes. Or les proc6d& par. lesquels la langue vulgaire s'est 61ev6e k la dignit6 de langue litt^raire sent ceux-l& memes par lesquels on pent en acqu^rir la par- faite intelligence. Le modye de I'Mucation philologique est trac6 dans chaque pays par I'Mucation qu'a subie la langue vulgaire pour arriver k son ennoblissement. L'utilite hlstorique de I'^Lude de la langue ancienne ne le cMe point ci son utility philologique et litt^raire. Le livre sacr6 pour les nations antiques 6tait le deposi- taire de tous les souvenirs nationaux ; chacun devait y recourir pour y trouver sa gen^alogie, la raison de tous les actes de la vie civile, politique, religieuse. Les langues classiques sont, k beaucoup d'6gards, le, livre sacr6 des modemes. Lk sont les racines de la nation, ses titres, la raison de ses mots et par consequent de ses institutions. Sans ellCj une foule de choses restent inintelligibles et historiquement inexplicables. Chaque id6e modeme est ont^e sur une tige antique ; tout d6veloppement/actuel L'lNStRUCTION PUBLIQUE EN CHINE. 387 sort d'un precMent. Prendre rhumanitd k un point isol6 de son existence, c'est se condamner h. ne jamais la comprendre ; elle n'a de sens que dans son ensemble. Lk est le prix de I'^rudition, errant de nouveau le passe, explorant toutes les parties de I'huraanite ; qu'elle en ait ou non la conscience, I'^rudition prepare la base nfees- sSire de la philosophie. L'6ducation, plus modesle, obligee de se borner et ne pouvant embrasser tout le pass6, s'attache k'la portion de I'antiquit^ qui, relativement k chaque nation, est classique. Or ce choix, qui ne peut jamais 6tre douteux. Test pour nous moins que pour tout autre peuple. Notre civilisation, nos institutions, nos langues sont construites avec des elements grecs et latins. Done le grec et le latin, qu'on le veuille ou qu'on ne le veuille pas, nous sont impost par les faits. Nulle loi, nul rfeglement ne leur a donn6, ne leur otera ce caractfere qu'ils tiennent de I'histoire. De meme que I'Mucation chez les Chinois et les Arabes ne sera jamais d'apprendre I'arabe ou le chinois vulgaire, mais sera toujours d'apprendre I'arabe ou le chinois litteral ; de meme qije la Gr^ce moderne ne reprend quelque vie litteraire que par I'^tude du grec antique; de mdme r^tude de nos langues classiques, inseparables I'une de I'autre, sera toujours chez nous, par la force des choses, la base de I'^ducation. Oue d'autres peuples, meme europ6ens, les nations slaves par exemple, les peuples germaniques eux-m^mes, bien que constitu6s plus tard dans des rapports si 6troits avec le latinisme, cherchent ailleurs leur Education, ils pourront s'interdire une admi- rable source de beauts et de verity ; au mouis ne se pri- veront-ils pas du commerce direct avec leurs ancetres } ^88 .MELANGES D'HISTOiRE. mais, pour nous, ce serait renier nos origines, ce serait rbmpre avec nos peres. L'6ducation philologique ne sau- rait consistei" k apprendre la langue moderne, I'^ducation morale et politique, k se nourrir exciusivement des id6es et des institutions actueiles; il faut'remonter k la source et se mettre d'abord sur la voie du pass6, pour arriver par la meriie route que I'humanit^ k la pleine intelli- gence du present. HISTOIRE LA PHILOLOGIE CLASSIQUE DANS L'ANTlQUITfii. Un des caractferes les plus originaux de I'^rudition lit- t^raire du xix^ sifecle sera d'avoir port6 rattention vers les histoires de sciences sp&iales, dont rensemble offrira le tableau complet des efforts de I' esprit humaiu dans sa periods r6fl6chie. Ce n'est pas que toutes les sciences aient un 6gal profit h. tirer de I'^tude de leur pass6. Un m^decin gagnera peu, j'lmagine, k lire la savante histoire que Sprengel a faite de son art ; un ma- th6maticien ne profitera gu^re pour ses theories en lisant I'ouvrage de Montucla ou les recherches plus modernes 1. Geschichte der klassischen Philologie im AUerthum, far M. Grffi- fenhan. Bonn, H. B. Koenig, 1843-1846. 390 MELANGES D'HISTOIRE. de quelques savants. Les sciences dogmatiques, ou qui devraient I'^tre, peuvent se passer d'un tel secours ; les sciences critiques, au contraire, aspirent de plus en plus & devenir historiques, au moins dans leur exposition. La philosophic nous en ofifre un curieux exemple. La philologie est, de toutes les branches de la connais- sance humaine, celle dont I'histoire a du venir en dernier lien, parce qu'elle est de toutes peut-6tre la tnoins d^finie, celle dont il est le plus difficile de saisir I'unit^. L'astro- nomie, la zooiogie, la botanique, etc., ont un objet d^ter- min6. Mais quel est celui de la philologie ? Le grammairien, le linguiste, le lexicographe, le critique, le litterateur dans le sens special du mot, ont droit au titre de philo- logues, sans que Ton saisisse au premier coup d'oeil entre ces etudes diverses un rapport suffisant pour les appeler d'un nom coramun. C'est qu'il en est du mot de philolo- gie comme de celui de philosophie, de po6sie et de tant d'autres dont le vague meme est expressif. Quand on cherche, d'apr^s les habitudes des logiciens, k trouver una phrase equivalente k ces mots compr6hensits, et qui en soit la definition, I'embarras est grand, parce que la phi- losophic, la po^sie n'ont, ni dans leur objet ni dans leur methode, rien qui les . caracterise uniquement. Platon, fipictfete, Pascal, Voltaire sont appeMs philosophes ; Th^o- crite, Aristophane, Lucrfece, Martial sont appel6s poetes, sans qu'il soit facile de trouver le lien de parents qui r^unit sous un mSme nom des esprits si divers. C'est que les appellations ont 6t6 form^es non sur des notions d'avance deiinies, mais par des proc^d^s plus libres et au fond plus exacts que ceux de la logique artificielle. L'antiquite, en cela plus sage que nous et plus rap- LA PHILOLOGIE DANS LANTIQUITfi. 391 proch6e de I'origine de ces'mots, les appliquait avec moins d'embarras. Depuis que nous avons dress6 une carte de la science, nous nous obstinons k donner une place k part k la philologie et k la philosophic; et pourtant ce sent Ik moins des sciences sp6ciales que des faces diverses sous lesquelles on pent envisager les clioses de I'esprit. A une epoque oil Ton demande avant tout au savant de quoi il s'occupe et k quel r^sultat il arrive, la philologie a du trouver peu de faveur. On comprend le pliysicien, le chimiste, I'astronome, beaucoup moins le philosophe, moins encore le philologue. La plupart, interpr^tant mal r^tymologie de son nom, s'imaginent qu'il ne travaille que sur les mots (quoi, dit-on, de plus frivole !), et no songent gu6re k distinguer comme Z6non le philologue du Ipgophile '. Ce vague qui plane sur I'pbjet de se.; i^tudes, cette latitude presque ind6finie qui renferme sous le m6me miot des recherches si diverses, portent k no voir en lui qu'un amateur qui se promfene dans la vari^tc de ses travaux, et explore le pass6, ,k peu pres comme certaines especes d'aniraaux fouisseurs creusent des mines soulerraines pour le plaisir d'en faire. Sa place dans I'organisation philosophique n'est pas encore suffi- samment d^terminee; les monographies s'accumulent sans qu'on en voie le but ; la dispersion du travail atteint ses dernieres limites. La philologie, en effet, n'a point son but en elle-mfime : elle a sa valeur comme condition necessaire de I'histoire de I'esprit humain et de I'^tude du pass6. Sans doute, plusieurs des philologues dont les savants travaux nous 1. Zt(v(Ov twv [ia6ifiT(iv eaaoxs xou? [iXv fikoktlyoui elvoit, xoti; 6^, ^o- TooiXouc (Stobte, 'Aito!pesY|jiaTa, 8, II, p. 44, 6did. Gaisford.) 392 M£LANCtES D'HISTOIRE. ont ouvert I'antiquit^ n'ont rien vu au dela du teste qu'ils interpr^taient, et autour diiquel ils groupaient. les mille paillettes de leur Erudition. Ici, comme dans toutes les sciences, 11 a pu toe utile que la curiosity naturelle de I'esprit Iiumain ait suppl66 k I'esprit philosophique et soutenu la patience des chercheurs. Est-il necessaire que I'ouvrier qui extrait les blocs de la carri&re ait I'id^e du monument futur dans lequel ils entreront? Parmi les laborieux travailleurs qui ont construit I'^difice de la science, pluSieurs n'ont vu que la pierre qu'ils polissaient; ou tout au plus la region limitee oil ils la pla^aient. Et pourtant il arrive que, par les travaux r6unis de tant d'hommes, sans qu'aucun plan ait ^t^ combine d'avance, une science se'trou.ve organisee dans ses belles propor- tions. Elle se pose d'elle-m§me 4 la place qui lui convient, et, se fondant enfin dans I'organisation g^nerale, elle devient une maxime dans la v6rit6 universelle, ua tonde plus dans I'harmonie des clioses. Un g^nie invisible adt6 I'archilecte qui presidait k I'ensemble; et faisait concourir ces efforts Isolds k une parfaite unit6. Bien des gens sont tenths de rire en voyant des esprits s^rieux d6penser une prodigieuse activity pour expliquer des particularit^s grammaticales , recueillir des gloses, comparer les variantes de quelque ancien auteur, qui n'est souvent remarquable que par sa bizarrerie ou sa m6diocrit6. Tout cela faute d'avoir compris dans un sens assez large I'histoire de I'esprit humain et I'etude du pass6. G'est une loi dq I'intelligence, aprfes avoir par- '^*^»uru un certain espace, de revenir sur ses pas pour .- revoir la route qu'elle a fournie, et repenser ce qu'elle a dijh pens(5. Les premiers cr^ateurs ne regardaient pas LA PHILOLOGIE DANS 1,'ANTIQUITfi. 393 derrifere eux ; ils marchaient en avant, sans autre guide que les 6ternels .principes de la nature humaine. A un certain jour, au contraire, quand les liyres se sont assez multiplies pour pouvolr 6tre recueillis et compares, I'esprit veut avancer ayec connaissance de cause, 11 songe k confronter son oeuvre avee celle des siecles passes; ce jour-Ik nait la litt^rature r6fl6chie, et parallMement la philologie. Cette apparition ne signale done pas, comme on I'a dit trop souvent, la mort des lilt^ratures ; elle atteste seulement qu'elles ont d6ja toute une vie accom- plie. Aussi n'est-il aucune culture qui n'ait offert ce ph6nom6ne remarquable. La Chine, I'lnde, 1' Arabic, la Grfece, Rome, les nations modernes ont connu ce moment oil le travail intellectuel de spontan6 devient savant, et ne procMe plus sans consulter ses archives d6pos6es dans les mus6es et les bibliothfeques. Le d^veloppement original du peuple hebreu lui-rtfeme, qui semble offrir moins de traces qu'aucun autre d' effort refl^chi.presente dans ses derniers siecles des vestiges sensibles de cet esprit de recension, de collection, de rapi6cetage, si j'ose'le dire, qui termine la s6rie de toutes les litt^ratures. II est done dans les conditions de I'esprit humain de se replier sur lui-m6me et de cultiver religieusement son pass6, lors m6me qu'il n'esp^re retirer imm^diatement de ce travail aucun rt^sultat philosophique. Dans I'^tat actuel de la pensee, cette 6tude est devenue d'un int6refc plus puissant encore, par I'immense importance que I'histoire de I'esprit humain a prise k nos yeux. Cette histoire, en effet, est-elle possible sans I't^tude immediate des monu- ments, et ces monuments sont-ils abordables sans les vecherches sp6ciales du philo'ogue? Telle forme du pass6 394 MfiLANGES D'HISTOIRE. suffit i elle seule pour occuper une laborieuse existenee, Une langue ancienne et souvent k moilid inconnue, une pal^ographie k part, une archfiologie et une histoire p^niblement dechiffr6es, voil& certes plus qu'il n'en faut pour absorber tous les efforts de I'investigateur, le plus patient, si d'humbles artisans n'ont antSrieurement con- sacr6 de longs travaux k extraire de la carrifere les mat6- riauxqui, soumis k rappr^ciation du critique, doivent servir k reconstruire I'^diflce du pass6. C'est done dans la philosophie des choses qu'il faut chercher la veritable valeur de la philologie. La est la dignit6 de toute recherche particuli^re et des derniei;s details d'^rudition , qui n'ont point de sens pour les esprits superficiels et 16gers. A ce point de vue, il n'y a pas de recherche inutile ou frivole. II n'est pas d'6tude, quelque mince que paraisse son objet, qui n'apporte son trait de lumifere ci la science du tout, k la vraie philo- sophic des r6alitdis. Les resultats g6n6raux, qui seuls, il faut I'avouer, ont de la valeur par eux-mfemes, et constituent la fin de la science, ne sont possibles que par le moyen de la connaissance, et de la connaissance erudite des de- tails. Bien plus, les r6sultats g6n6raux qui ne s'appuient pas sur la connaissance des derniers details sont n^ces- sairement creux et factices, au lieu que les recherches par- ticuli^res , m§me destitutes de I'esprit philosophique, peuvent etre du plus grand prix, quand elles sont exactes et conduites suivant une s6v6re m6thode. L'esprit de la science est cette comniunaut6 intellectuelle qui rattache I'un a I'autre I'^rudit et le penseur, fait k chacun d'eux sa gloire ni6rit6e, et confond dans une ihSme flu leurs r61es divers. LA PHILOLOGIE DANS L'ANTIQUITfi. 395 L'union de la philologie et de la philosophie, de 1' Eru- dition et de la pensee devrait done 6tre le caractere de notre 6poque. Le penseur suppose I'Erudit; et, ne fiit-ce qu'en vue de la s6v6re discipline de I'esprit, je ferais peu de cas du phildsophe de nos jours qui n'aurait pas travailM au'moins une fois dans sa vie a Eclaircir quelque point special de la science. Sans doute, les deux r61es peuvent se "sEparer, et ce partage raSme est souvent d^sN rable. Mais il faudrait au moins qu'un commerce intime s'6tablit entre ces fonctions di verses, que les fcravaux de r^rudit ne demeurassent ' plus ensevelis dans la masse des collections savantes , ou elles sont comme si elles n'6taient pas, et que le philosophe, d'un autre cdt6, ne s'obstinSt plus h chercher exclusivement au dedans de lui^mfime les v6rites vitales que les sciences du dehors r^vfelent si lib^ralement k celui qui les interroge avec in- telligence et sagacity. ' On pourrah croire qu'en rappelant I'activite intellec- tuelle k la philologie ou k I'^rudition, on constate par la m6me son 6puisement, et qu'on assimile notre temps k ces epoques ot la litt6rature, ne pouvant plus produire, devient critique et retrospective. Ce serait une erreur ; ear, outre que les formes litt6raires des modernes sont plus vivaces que les formes anciennes, et peuvent offrir plusieurs floraisons consecutives, notre manifere d'en- visager la philologie est Men plus philosophique et plus feconde que celle de I'antiquitE. La philologie n'est pas pour nous ce qu'elle 6tait dans I'ecole d'Alexandrie, une simple curiosity d'erudit; c'est une science organis6e, ayant un butsErieux et'61ev6; c'est la science desproduits de I'es- prit humain, c'est ia condition n^cessaire de cette critique 396 M)6LAN&ES D'HISTOIRE. universelle, un d6s premiers besoins de I'horame pensant, M. Graefenhan est le premier qui ait entrepris une histoire complete de la philologie. Cette histoire offre des difficult^s toutes spfeiales, dont la premifere est sans doute de donner ^ I'ouvrage un cadre precis. Entendue dans son sens le plus restraint, I'histdire de la philologie ne serait que I'histoire de la grammaire, de I'ex^gfeSe'et de la critique des textes; les travaux d'6rudition, d'ar- cli6ologie, de critique esthetique en seraient distraits. Or une telle exclusion est peu naturelle; car ces deux ordres de recherches ont entre eux les rapports les plus etroits. D' ordinaire, ils sent r6unis par le m§me individu, sou- vent dans le meme ouyrage. filiminer I'drudition de I'his- toire des travaux philologiques serait op6rer une scission artificielle et arbitraire dans un groups naturel. Que Ton prenne, par exemple, I'teole d'Alexandrie ; a part quel- ques speculations philosophiques et. thdurgiqiies, tousles travaux de cette .6cole, ceux m6mes qui. ne'rentreut'pas directement dans la philologie, ne sont-ils pas empreints d'un esprit qu'on pent appeler philoiogique, esprit que ladite 6cole porte jusque dan§ la poesie et la philosophie? Une histoire de la philologie serait-elle coraplfete, si elie ne parlait d'ApoUonius de Rhodes, d'Apollodore, d'Elien, de Diogfene Laerce, d'Athenee et des aulres polygraphes, dont les oeuvres pourtant sont loin d'6ti'e philologiques, dans le sens le plus restreint du mot? — Si, d'un autre c6td, on preiid rhistoire de la philologie dans toute son exten- sion possible, ou s'arrfiter? Sans s'en douter, on sera presque forc6ment amen6 k en faire I'histoire de la lilti- rature, au moins de la litl^rature r6fl6chie. Les historiens, les critiques, les polygraphes, les ecrivains d'histoire litl^- La. PHILOLOGIE dans L'ANXIQUITfi. 397 raire devront y frouver place. Tel est I'inconv^nient, grave sans doute, mais n^cessaire et compensd par de s^rieux avantages, qu'il y a dans le droit qu'on se donne de choisir un groupe particulier de manifestations, pour en faire une 6tude Spdciale, et de le s6parer ainsi de I'ensemble do I'esprit humain, auquel il tient par toutes ses fibres. Ajou- tons que les rapports des mots changent avec les r6volu-_^ tions des choses, et que, dans le langage, il faut surtout considerer le centre des notions, sans chercher k y sub- stiiuer des d61iuitions qui ne leur sont jamais parfaitement 6quivalentes. Quand il s'agit de litt^rature ancienne, la critique et r(^rudition rentrent de droit dans le cadre de la philologie; au contraire, celui qui ferait I'histoire de la philologie moderne ne se tiendrait pas, j'imagine, pour oblige de parler de nos grandes collections d'histoire civile et litteraire, ni de ces brillaintes oeuvres de critique esth^tique qui se sont 61av6es de nos jourfe au niveau des plus belles creations philosophiques. . M. Grset'enhan a pris la philologie dans son sens le plus 6tendu. Non content de faire I'histoire des travaux ex professo sur la raatifere, il ^tudie le tour g6n6ral de la litt^rature, le systfeme d'6ducation, Tattention don- n^e aux biblioth^ues et auK ^tablissements scientifiques ; il recherche les signes de Tesprit philologique aux siteles ou la philologie n'6tait point encore organis^e et chez les auteurs qui n'ont pas song6 k 6tre des philologues. 11 6tait difficile d'etre autre chose que subtil en vou- lant trouver la philologie dans des temps ou elle n'exis- tait pas. Cette partie de I'ouvrage de M. Grsefenhan , V^chappe pas au reproche de pu6rilit6. Au contraire, la parlie de son travail oil il' relfeve toutes les traces de 398 MELANGES D'HISTOIRE. philologie dans les temps ou, sans avoir d'existence indd- pendante, elle s'annonpait d^ji en traits caract6ris^s, est pleine de finesse et d'<5rudition. fl place avec raison cette ^poque vers le si^cle de Solon et de Pisistrate. Plsistrate est d6ja le centre d'un mouvement philologiqiie assez actif. II a sous lui un college de copistes et de r6dacteurs. Les collections de livres se torment : les diaskdvastea (StafieTOi, SiopOu-caQ, fondent, bien que sans aucune pre- tention scientifique, la critique des textes; les poemes hom6riques sont, dfes lors, ce qu'ils seront pour toute la philologie antique, le centre des travaux de critique et d'exegfese. D6jk H^rodote refuse d'attribuer & Homfere les CypriaqUes, &lk\e des doutes sur I'authenticit^ des Epi- gones. Les biblioth&ques devenaient plus nombreuses et plus riches. Poly crate, tyran de Samos, en rassembla une considerable pour le temps; les oeuvTes d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide ^talent conserv6es dans les archi- ves d'Ath^nes par I'officier public appel6 YP*lJ'l"'f^4 ^^ TiiXsw?. Le caractere du philologue est encore mieux dessine chez les sophistes. Quelques-uns d'entre eux, comme Euthydeme, poss6daient des collections de Uvres, Le curieux caractere d'lon, tel qu'il est d6peint dans le dialogue de ce nom attribue k Platon, ce rapsode d'une epoque r^fl^chie, vouant un culte exclusif h tel poete ancien, mais uniquement attentif an son des mots, est un type original de la transition du rapsode ancien au' philologue. L'^ducation, bornte avant le si^cle de Platon k la jouissance des chefs-d'oeuvre nationaux, devient d6sormais philologique et litt^raire. Jusqu'alors elle avait dt6 k pen prfes la m6me pour tous. Maintenant elle est in^gale, et, selon ses degrds, elle commence k dtablii' LA PHILOLOGiE DANS LANTIQtIlTfi, 399 une difference profonde entre les hommes : les uns sont s5.uiJi.aOsr?, toXOtcipoi, sSTpaicsAefs, jjiouffiwi, les autres, au contraire, \i.iadki-^,oi, a^uauaoi. Le mot mfime de ipiXoXiYo? se trouve pour la premiere fois dans Platon, at y est k peu prfes synonyme de xoXuXiSyo?*. La maniSre de pro- c^der par objections et par r^ponses (ivsxaTixot et XuTixot), qui devint la forme pr6fer6e de la critique alexandrine, apparait des cette 6poque d'une maniere caract^risfe. • Hom^re, H6siode, Archiloque, Simonide, Th6ognis, Mim- nerme, Phocylide, les gnomiques, les fables d'Esope, les premiers phUosophes, et meme (quoique les traces en soient encore peu sensibles), les tragiques, sont d6ji des dassiques, et comme tels objets d'6tudes r^guli^res. Les comiques, et surtout Aristophan.e , offrent des allusions et des parodies litt6raires, temoignant d'un 6tat assez avanc6 de I'esprit critique. Les manuels d'invention ora- toire des rh^teurs siciliens et des sophistes, leurs theories de rh6torique artificielle, leurs Ts^vai , leurs trait^s izepi Xe^ewq, fondaient d6finitivement ce systferae de I'art ora- toire dont Aristote ne fut que le rdidacteur complet, et qui, k travers les Latins, a pass6 aux modernes. En somme, les bases de toutes les parties de la philologie grecque 6taient pos6es, quelques parties meme, comme la rhetorique, etaient presque achevees, quand Aristote, par son Erudition et par la vaste comprehension de son es- prit, vint determiner le sens oil devaient se diriger tout le mouvement de sa puissante 6cole et tous les efforts ult6- rieurs du gdnie grec. L'envahissement d^fmitif de la litterature par la philo- 1. Legg. 1, 641, E :' Q; isAo^rfys tl Jsti xat itoiu^tfyo?. — Lach. 188, 400 Ml^LANGES D'HlSTOtRE. logie date du temps des successeurs d' Alexandre. Les 6coIes d'Alexandrie, de Pergame, de Rhodes, de Tarse transportent alors la Grtee en Orient, ^t r^duisent la cul- ture intellectuelle k I'^rudition, h I'^tude du pass^. Rome accepta la philologie d6s les premiers moments de son initiation h I'esprit grec; ou plut6t cette initia- tion fut elle-mfime toute philologique. Le phdnomfene • d'une litt^rature qui , d6s son apparition , est ainsi grammaticale et critique, et qui ne cesse point, pendant toute la durfe de son existence, d'etre k la fois philo- logique et productive, ne doit point nous surprendre. Les lois naturelles du d6veloppement de la litt^rature ne se v^rifient pas dans les litt^ratures qui ont et6 forrafes sous des influences 6trang^res, et ne sont point rexpression pure et spontan^e de I'esprit d'une nation. Ces litt^tu- res ne doivent 6tre consid6rees que comme des prolon- gements plus ou moins exotiques de celles qu'elles se proposent d'imiter ; I'ordre de production des genres et des esprits y est compl6tementinterverti,et, comme elles se rattachent presque toujours aux demiers temps d'une culture ant6rieure, elles commencent souvent par ou les autres ont fini. n. On ne saurait nier que les anciens, dans toutes les branches dont se compose la philologie, ne soient rest&i fort au-dessous de ce qu'ont fait plus tard les nations moderries . Cela devait 6tre j les moyeiis leur manquaient, LA PHILOLOGIE DANS LANTIQUITE. 401 Partout ou ils ont eu sous la main des materiaux suf- fisants, comme dans la question hom^rique, ils nous ont laisse peu k faire. J'excepte naturellement les questions de haute critique, pour lesquelles la comparaison est indis- pensable. Ainsi la grammaire des Grecs est surtout de- fectueuse, parce qu'ils ne savaient que leur langue ' : les grammaires particuli^res, en eifet, ne vivent que par la grammaire g6n6rale; or la grammaire g^n^rale suppose la comparaison des idiomes. Pour la rainutie des details et la patience des rapprochements, les philologues anciens ont ^gale les plus scrupuleux des philologues modernes. Leurs ,trait6s sur xpl) et Sei et autres semblables valent les dissertations que tet 6rudit de la Renaissance com- posa sur le sens de la particule quanquam. — Pour la critique des • textes, la position des anciens etait aussi fort dilKrente de la n6tre. lis n'6taient pas comme nous en face d'un inventaire des manuscrits faisant autorit^. lis devaient done songer moins que nous ci les comparer et k les compter. Aulu-Gelle, par exemple, dans les dis- 1. De 14 le ridicule de leurs etymologies. Comme ils ne connais- saient que leur langue, et de cette langue que la forme actuelle, ils s'imposaient d'expliquer par I'idiome vulgaire les mots etrangers ou arehaiques. Cela donna occasion k une foule de mythes, qu'on pourrait appeler mythes etymologiques , oil le fait fabuleux a pro- cede du mot, et non le mot du fait. Ainsi le mot Byrsa signifiail forteresse. On Gree, en presence de ce mot, n'a pu chercher son etymologie que dans p6pso. D'od la necessite d'une l^gende od il cntrjlt du cuir ; la fable de la peau de boeuf de Carthage n'a pas d'autre origine. Les etymologies d'Aphrodite, Latium, Pyrenees, etc., ont 6te formees par des procedes analogues. Toutes les litteratures primitives, la litterature h6braique, la littcrature saiiscrite, celles du Nord, en offrent d'innombrables exemples. (Voyez, par exemple, Ranmyma, I, 50, etc. — Genese, xvii, 5 ; xlix, etc.) Scot Erig^ne et tous les philologues du moyen Age suivent la meme methode : Bed; o Uia ; bonus a prfu ; uSup = eTSoj dpiiuvov, etc. Le peuple pratique encore le mSme proc6de avec beaucoup de naivete. 26 402 MELANGES D'HISTOIRE. cussions critiques auxqueiles il se livre frequemment, raisonne presqile toig'ours a priori, et n'en appelle jamais h I'autorit^ des manuscrits. — L'imperfetition de la lexi- cographie, I'^tat d'enfance de la linguistique, jetaient aussi beaucoup d'incertitude sur I'ex^gfese des textes archaiques. La langue hom^rique, par exemple, en 6tait venue k former un idiome savant, qui exigeait une ^tude toute particulifere, et il ne faut pas s'6tonner que les mo-, dernes se permettent parfois de censurer les interpl-Stk- tions que les philologues anciens donnaient de ces textes difficiles. Car ceux-ci n'y 6taient gufere plus comp^teits que nous, et nous possMons. incontestablemenl des Tnaoyens hernifitieutiques qu'ils n'avaient pas ' - — Mais c'est surtout dans l'6rudition que rinf6riorit6 de I'antiquite 6tait sensible. Le manque de trait^s 616mentaires, de manuels renfermant les notions communes et necessaires, de dictionnaires biographiques, historiques, g6ographi- ques, etc., rMuisait chacun k ses propres recherches et multipliait les erreurs, meme sous les plumes les plus exerc6es . La rarete des livres, 1' absence de ces index et ' de ces concordances qui facilitent si fort nos recherches, obligeaient a citer souvent de m6moire, c'est-a-dire d'une mani^re tr^s-inexacte. — Enfin, les anciens n'avaient pas I'exp^rience d'un assez grand nombre de revolutions lit- t6raires, ils ne pouvaient comparer assez de litleratures pour s'61ever bien haut en critique esth^tiqiie. Rappelons- 1. C'est ainsi que les arabisants europ^ens croient sans t6in6rite beaucoup mieux entendre certains passages du Coran que les Ara- bes. C'est ainsi encore que les hebraisants modernes corrigent plu- sieuTs explications de textes anciens donnees dans des livres Mbreui d'une composition plus moderne, dans les Paralipomfenes, pat exemple. ' LA PHILOLOGIE DANS L'ANTlQUITfi. 403 nous que notre superiority en ce genre ne date gufere que de quelques ann^es. Les anciens, sous ce rapport, etaient esactement au niveau de notre xvn° siecle. Quand on lit les opuscules de Denys d'Halicarnasse sur Platon, sur Thucydide, sur le style de Demosthfene, on croit lire les Mimoires de M. et de madame Dacier ou des honnStes savants qui remplirent les premiers volumes des Mimoires de I'Acadimie des Inscriptions et Belles-Lettres . Dans le TraM dw Sublime lui-meme, qui ceperidant doit 6tre re- gard6 comme la meilleure oeuvre critique de I'antiquite, et qu'on pent comparer aux productions die I'^cole fran- faise du xvni' siScle, que d'artiflciel, que de puerilit^s ! Peut-etre les siteles qui savent le mieux produire le beau sont-ils ceux qui savent le moins en donner la th6orie *. Rien de plus insipide que ce que Racine et Corneille nous ont laiss6 en fait de critique. On dirait qu'ils n'ont pas compris leurs propres beaut^s. • Un tel progr^s est du reste dans la necessity des cho- ses. Tout ce qui relive de la science ne pent que gagner par la marche du temps et par les etudes successives qui s'accumulent. M. Grsefenhan a tort, selon moi, de preferer la seconde periode de la philologie grecque, de- puis Aristote jusqu'a Auguste, k la troisifeme, depuis Auguste jusqu'^ la fin du iv^ sitele. Sans doute, I'esprit grec d^ploya, d' Aristote k Auguste, une force creatrice qu'il n'eut pas sous I'empire ; mais Descartes et Male- branche avaient surement plus d' originality que bien des 1. II y a une exception 4 fairs en faveur de I'Allemagne, 4 qui appartient la gloire d'avoir cr66 I'esprit de la critique moderae, et oi chaque nouvelle seve de creation litteraire est determinte par un nouveau systfeme d'esth§tique. 404 MfiLANGES D'HISTOIRE. esprits distingues de nos jours, lesquels pourtant voient des v^rites inconnues h ces hommes de g6nie. Euclide et Archimfede avaient plus d'invention que bien des gtem^ tres modernes, auprfes desquels ils ne seraient, sur cer- tains chapitres, que des 6coliers. Le travail intellectuel de la p6riode romaine tire, d'ailleurs, un grand int6ret de r^tat de I'humanit^ au milieu duquel il fut entrepris. « C'est une remarque consolante, dit M. Graefenhan ', que, au milieu de la decadence toujours croissante de la puissance politique, les progrfes de I'esprit humain n'aient point 6t6 interrompus. Tandis que, avec le sentiment de I'impuissance civique, on laissait le frele Edifice de I'fitat pencher vers sa ruine, on voyait encore briller, comme sous un monceau de d6combres et de cendres, I'^tincelle de i'esprit, qui bientdt devait «iclater en une flamme bril- lante, rendre au citoyen enchain6 sa liberie individuelle et I'eclairer d'une nouvelle lumifere morale. Les 6coles des n6oplatoniciens, des aristot61iciens et des stoiciens, aux- quels vinrent se joindre de nombreux 6clectiques, conser- vferent la tradition de I'ancienne philosophie, et entre- tinrent dans les esprits I'exercice de la pens6e. Les malheurs politiques y furent aussi pour leur part. On soupirait aprfes la delivrance, et, comme on n'avait pas la force de se la procurer soi-m6me, on ne la trouvait que dans un stoicisme resign^. II est trfes-digne de re- marque que la tension intellectuelle qui se manifesta par suite de I'oppression politique, d'un c6t6, et, de I'au- tre, par I'^tude silencieuse de la forte antiquity, ne se borna pas k un petit nombre de maitres et d'^crivains, 1. T.. Ill, p. 4. LA PHILOLOGIE DANS L'ANTIQUITfi. 405 entour^s d'un public grossier et sans intelligence, mais que l'activit6 de I'esprit, avec toutes ses esp6rances et ses craintes, avec ses voeux et ses combats, 6tait r^pandue dans toute la soci6t6, bien que cette activity fut le plus souvent comprim6e au fond du cceur, parce qu'il paraissait inutile de presenter aux yeux d'unmonde 6branle des id6es qui contrastaient trop vivement avec I'etat actuel de la soci^t*'- et 6taient impuissantes k le gu6rir. » Loin done de placer la philologie parmi les causes qui rabalssent I'hotnme et le pr^parent a la servitude, ainsi que semblait le croire fipictfete', il faut dire qu'elle a contribu6, aux 6poqu'es de depression, k relever et k con- soler I'humanite. Si parfois elle setnble avoir recherche de prSfiSrcsnce les 6poques ou la pens^e 6tait le moins li- bre, ce n'est pas qu'elle ait affectionn6 la tyrannic ; mais c'est que I'esprit humain, se voyant interdire les grandes voies de la creation phiiosophique, se refugiait de lui- mfime dans cet humble exercice, ou il trouvait un ali- ment inoffensif k sa curiosity et au besoin qu'il a de remuer des idees. Les points de division que M. Grsefenhan a adopt6s dans I'histoire g6n6rale de la philologie pretent k la cri- tique aussi bien que le cadre qu'il a donn6 k cette his- toire. Adoptant la division ordinaire en periqde ancienne, p6riode du moyen ^ge et p^riode moderne, il a choisi pour limite des temps anciens et du moyen cige la fin du iv= sitele, et pour limite du moyen ^ge et des temps mo- dernes I'invention de Tiriiprimerie, c'est-k-dire le milieu 1. H^iivTiao bti oi )i,dvov kieiSu\iia, ifx^i xat xXoijTau Taxeivoii; icoteX ,