/ & S . ' W -yMi \yrii ui/// '.nil ^f- III/ con- tinuer de m'entretenir avec mes maitres. Je repans mon ame & ma fac,on de penfer avec cette franchife courageufe & naive , la feule qualite que Ton puifTe emprunter du fublime & inimitable Montagne. S'il m'echappe dans la chaleur de la compofition des hardiefTes deplacees , des jugements faux, des ce mo- ment je me retrace. Si je me trouve d'accord avec PR EL I M IN AIRES. xix les connaiflours, fans trop m'applaudir de cet avan- tage , je m'attacherai a meriter encore plus leur ap- probation. Porrons d'abord nos regards fur notre Theatre Tragique. Je crois que Corneille , Racine, Crebi'- lon , M. de Voltaire , chacun dans leur genre , ont parcouru & rempli leur carriere , qu'ils d >ivent etre nos modeles, nous echauflfer, nous en'lammer , fans que nous nous obftinions a nous trainer fur leurs pas, a nous montrer leurs copiftes fuperftitieux. Je prends la liberte d'interroger les gens degout. Que font Campiftron, la Grange, qui cependant ont beau- coup de merite , aupres de ces genies createurs ? Qu'arrive-t'il de cette idolatrie mal entendue ? Que nous fommes accables d'un nombre infini de pieces jettees dans le mcme moule. On comp.)\roit un Monotonie v -rr de nos l ' lt ~ excellent ouvrage & tres-unle aux auteurs naiilants, C es. ou Ton rapprocheroit , depuis nos treteaux ju qu'au dernier changement de notre ccne , tout^s le? ref- femblances ferviles, j'ofe dire indecentes , qui re- vicnnent jufqu'au degout dans nos Tragedies. Les jeunes gens , qui fe livrent a cette etude fi fedui- fante & fi ingrate, feront effrayes , quand ils fcauront que d'environ trois mills Drames Francais compofes Cij xx DI^COURS jufqu'a nos jours, il n'y en a pas une clnquanta'ne qui furnagc dans ce deluge immenfe. II faudroit done , pour marcher dans une route moins battue , & ou il y eut plus de gloire a recueillir , fe former un efprit, une maniere a foi., le refultat des cara&eres differents de nos grands maitres , prendre le noble, le fublime de Corneille , l'elegant , le tendre , le feduifant de Racine, le male, le vigoureux , le tragique de Cre- billon, le pathetique , le brillant , le philofophique de ]W. de Voltaire , mais furtout remonter a la naif- fance de laTragedie. II en eft de cet art , comme de la pliipart des eutres inventions de l'efprit humain. On s'eft efforce d'alterer le trait primitif de la nature ; des mains ennemies ont entaffe fur ce beau tableau vingt cou- ches de vernis , toujours plus etrangeres a la vraie couleur ; ce feroit une entreprife digne du genie , de lever tout cet amas d'un fard impofteur , & de nous remontrer la nature telle qu'elle etoit dans fon origine ; ou trouverons-nous cette belle nature , dans fa fublime , fa decente nudite , dont l'ceil puiffe admirer , faifir les contours heureux , les formes ar- rondies , les fages proportions 3 la verite energicjue > PRtLIMINAIRES. xxj Chez les Grecs , les premiers que nous fc_achions qui ayent eu un Theatre. Ce font eux qui nous ont enfeigne cette fimplicite Nouvelle* * ebfervacions touchante dont nous fommes aujourd'hui fi eloi- furlafimpK- circ Thcdira- gne's. Les hommes qu'une forte de predilection de It. la nature femble diftinguer des autres hommes , ai- ment felon Shaftersbury a rencontrer partout cette noble fimplicite qui les infpire, qui fe repand dans leurs mccurs , dans leurs actions. C'ctoit la meme fource parmi les Grecs , qui produifoit des vertus fans fafte, & des Tragedies fimples. Us avoient une ide'e bien plus diitinclie que nous ne l'avons , de ce v ¥.*'tot , de ce Beau , la bafe du bon efprit , comme du veritable heroifme ; ils touchoient en quelque facon au berceau de la nature , & la voyoient plus pure , plus ingenue , & dans un climat plus favorable a fes impreflions que le notre. Les plaintes de Phi- loctete , (Edipe a Colone , Antigone profternee aux i \ pies de Creon , & lui demandant avec des larmes les hcnneurs de la fepulture pour le cadavre de fon frere : ces attitudes fimples ont fufH pour animer ^ des Tragedies entieres , pour arracher des pleurs a toutc la Grece affemblee, xxij DISCOURS Je m'arreterai qudques inftants fur cette Jimplicitd fi chere a quiconque veut fe donner la peine d'etu- dier la verite de l'art dramatique. Nos modernes memes nous ofFrent des exemples qui etabliflent la beaute & le fucces du fmple. Les trois derniers a&es de Zaire, de 1'aveu de tous les connaifleurs , font un chef-d'oeuvre, par la raifon qu'ils marchent , fe foutiennent , fe developpent fans nul fecours d'e- pifodes. M. de Voltaire a vingt-cinq ans nous a fait voir Philoftete amoureux de Jocafte , comme fi ce n'etoit pas affez de la fituation terrible d'GSdipe pour remplir un Drame : mais ce grand pocte facri- fioit alors au mauvais gout de fes contemporains. Plus eclaire par l'experience , pouvant a fon tour fer- vir de modele , il s'eft bien garde de faire la merae faute dans Merope : aufli cette Tragedie eft-ell e une des meilleures du Theatre Frangais. » Pius un fujet » eft complique , l'a judicieu'ement obferve M. Di- =» derot, plus le dialogue en eft facile ; » au lieu que dans une Tragedie fimple , fi l'on ne veut pas tom- ber dans la declamation , il faut neceffairement repan- dre une ame vigoureufe , enflammee , pleno profluat pettore:&: c'eft-la ce feu facre du genie, que poffe- dent par malheur pour le progres de l'art, fi peu d'ecrivains* PRtLIMINAIRES. xxn} Un trait , que j'emprunte de la Gazette litteraire 'de cette anne'e (iyo'c), achevera de demontrer combien le fimple eft preferable a tous les faux ornements du compofe. Un jeune Orficier Anglais eft fait prifonnier dans un combat par une nation deSauvages. II eft pret de tomber fous la hache ; un vieux gucrrier fe difpo- foit a le percer d'une fleche : il fixe fes regards , fe laifTe attendrir ; Tare lui eJiappe des mains ; il s'afliire de l'Orficier , Temmene dans fa cabane , lui fait des rarefies , en prend Coin , 1'inftruit dans fa langue. lis vivoient enfemb'e comme deux tendres amis ; une feule chofe inquietoit l'Anglais : il furprenoic fouvent les yeux du Sauvage attaches fur lui , & mouilles de larmes. Le vieillard , au retour de la belle faifon , rentre en campagne avec fa Nation; l'Officier le fuivoit; ils decouvrent un Camp d'Anglais; le vieux guerrier obferve la contenance de fon prifon- nier : il lui demande , apres un long filence , s'il fera jamais affez ingrat pour porter les armes contre le peuple chez qui il a trouve un ami : le jeune hom- me avec des pleurs s'ecrie, que , tantqu'il vivra, ils feront tou jours fes freres; le Sauvage met les deux mains fur fon vifage en baiilant la rite, & apies xxiv BISCOURS avoir ete quelque-temps dans cette attitude , il corn fldere l'Anglais , & lui dit d'un ton mcle de ten- dreffe &de douleur : as-tu un pere ? II vivoit encore, replique le jeune homme , lorfque j'ai quitte ma pa- trie. Ah ! qu'il eft malheureux , s'ecrie le Sauvage I & apres s'etre tu quelques moments : fcais-tu que j'ai ete pere ? je ne le mis plus ! j'ai vu tomber mon fils dans le combat ! il etoit a mon cote j je 1'ai vu moa- rir en homme ; il etoit couvert de bleffures , mon fils , quand il eft tombe ! mais je l'ai venge. En prononcant ces mots avec force , il friflbnnolt; il refpiroit avec peine , & fembloit fuffoque par des gemiffements qu'il ne vouloit pas laifler echapper J fes yeux etoient egares , & fes larmes ne couloient pas. II fe calma peii a peu , & fe tournant du cote de l'Orient , il montra le Soleil levant au jeune Anglais, & lui dit : vois-tu ce beau Soleil refplendiffant de lumiere ? as-tu du plaifir a le regarder ? Oui , repond l'Anglais , j'ai du plaifir a le regarder. — Eh bien , je n'en ai plus !Apres avoir dit ce peu de mots , le Sau- vage regarda un Manglier qui etoit en fleurs : vois ce bel arbre , dit-il au jeune homme ? as-tu du plaifir a le regarder ? Oui , j'ai du plaifir a le regarder. . Je n'en PRfeLIMINAIRES. xxy n en ai plus , reprit le vieillard avec precipitation , Sc auflitot il ajouta : pars, vas chez les tiens, afin que ton pere ait encore du plaifir a voir le Soleil qui fe leve , & les fleurs du Printemps. Quel tableau pathetique , & comme on y faifit la tour he de la nature ! Malheur au cceur afTez infenfi* ble pour n'en etre pas attendri jufqu'aux larmes 1 Voila de ce Beau fimple qui nous frappe par tout chez les Grecs , & moins fouvent chez les Latins. Les pre- miers ne remployoient pas feulement dans la. fable , dans l'exprefllon ; il dirigeoit le choix de leurs ca- raBercs. Ennemis de ces charges groflieres que nous avons adoptees , on ne voyoit point dans leurs Dra- mes un avare precifement en comrade avec un pro- letcsna* digue; ils f9avoient varier les nuances de ces carjfc- rcs par des degradations legeres & perceptibles pour le gout. Je comparerois volontiers nos poetes dans cette partie,aces peintres mal-a-droits , qui pour dormer plus d'embellifTement & de force a leur fu* jet, & de ton a leurs couleurs, placoient dans leurs tableaux un Negre a cote d'une jolie femme. Je cite- rai toujours des exemples , parce que des exemples inftruifent mieux que des raifonnements. Corneille a deux heros a nous repre'fenter , tous deux d'une e'gale axvj DISCOURS valeur, Horace & Curiace; il a l'heureufe adrefle,' fans 1'artifice grofiier de ces oppofit.ons triviales, de nous ofirir fous des traits particuliers chacun de fes deux perfonnages. Ceft-la le talent du grand homme , de ce beau genie qui etoit rempli de la na- ture, qui fcavoit immoler les acceflbires , les beautes etrangeres, pour conferver le fonds , pour etre fimple & vrai , qui nous a peint enfin les Romains tels qu'ils etoient : car il faut mettre au rang des lieux communs de la converfation , repetes par les gens du monde qui n'approfondifTent rien, ce pretenduapophtegme: » Racine a peint les hommes tels qu'ils font , & Cor- » neille tels qu'ils devroient etre , » jugement des plus faux : Corneille a reprefente les Romains tels qu'ils etoient reellement , & fuivant les divers ages de leur empire. Nous obferverons qu'il faut que ce fimvle foit ani- Des Imnges. ' i j ■ * me par des Images. Malgre toutes les regies qu'on m'objecliera , je ne doute pas que tout ne puiffe s'of- frir aux yeux , quand on a l'heureufe faculte de faire pafler dans l'ame du fpeftateur le trouble qui eft cenfe dechirer celle du perfonnage. Un genie heu- reufement audacieux prefenteroit avec des applaudif- fements , ou je me trompe fort , Barnewelt aflaflinant PRfeLIMINAIRES. xxvij fon oncle , Medee egorgeant un de fes enfants : xnais qu'on prenne garde que j'ai dit un genie ; fans cette qualite fi puiffante , fi rare , la urreur refroidie devient Vhorreur degoutante : plufieurs de nos au- teurs font eprouve. Si cette terreur doit etre Tame de la Machine dra- MCchfak matique , me pardonnera-t'on de regarder i^Lfchile s i qu e en ce comme le feul Tragique en ce genre que nous puif- fions propofer pour modele ? Je ne nierai pas qu'il lui manque les connaiffances cultivees, la correction, l'art des Sophocles, des Euripides: mais trouve-t-on chez ces derniers , des tableaux aufli impofants que ceux qui font fortis en foule de la main de ce pere du Theatre ? Vulcain miniflre de la vengeance di- vine, attachant fur un rocher l'infortune Promethee, & clouant fes fers a ce rocher ; ce malheureux lut- tant en quelque forte contre Jupiter lui-meme, fe repandant en blafphemes contre ce tyran celefte, englouti enfin par un tourbillon rapide dans les abi- mes de la terre; l'Ombre de Darius s'elevant du tombeau aux evocations d'AtofTa , & frappant de refpect & d'effroi une troupe de vieillards profter- nes ; les portes du palais d' Agamemnon s'ouvrant avec un bruit epouvantable , & IajfTant voir Ton ca« Dij xxviij % DISCOURS davre enfanglante ; Orefte un bandeau fur le front * tenant , une branche d'olivier d'une main , & c'e J'autre une epee telnte encore de fang , environne des Furies qui le pourfuivent avec des hurlements ; Cly- temneftre elle-meme fortant des gouflres infernaux , & appellant a haute voix ces Divinites vengereffes. Quels fpectacles ! Qu'on joigne a cette richefle de ta- bleaux , des vers fublimes , & d'un rhytme pittoref- que & analogue au fujet , qu'on y ajoute le choc } la fiamme des paiiions , la nobleffe & la variete des ca- xacleres : ne conviendra-t-on pas que voila la Trage- die fur fon trone , dans fon plus haut point de fplen- deur & d'energie ? C'eft done la le grand objet que je voudrois que tout poete dramatique eiit toujours devant les yeux; ce feroit enfuite au gout a marquer l'emploi de ces moyens tragiques. Kouvelles Je reviens , fans trop m'en appercevoir , a cette 3 dees fur le jwt>re. partie theatrale que j'aime , & qui a mon gre , eft une des plus heureufes creations du genie d'^fchile; y je veux parler de ce fombre le reflbrt , qu'on doit le plus faire mouvoir dans la Tragedie. La nature elle- jneme ne nous donne-t-elle pas cette Iec,on ? La ma- jefte d'un orage nous frappe plus que tout le brillant PRfeLIMINAIRES. xxix d'une belle aurore ; le tonnerre enferme dans la nue , fcintillant & eclatant par intervalle , en impofe plus que le Soleil dardant fes rayons a travers des nuages colores ; la mer calme ne produira pas dans notre ame les effets fublimes de la tempete. Qu'on fafle attention que les impreffions qu'excite le fom- y bre font toujours plus profondes , mai'trifent davan- tage la nature humaine. Pergoleze eft beaucoup plus y grand , plus muficien dans fon Stabat que dans la Ser- ya Padrona, Cette remarque en fait naitre une autre. II eft bien fingulier que notre mufique en ce genre ait fait des progres fuperieurs a ceux de notre poefie. Le quatrieme a&e de Zoroaftre , je parle du mufi- cien , le morceau de Caftor , trifles appret ,peuvent donner a nos auteurs une idee fuffifante du fucces qu'auroit le [ombre porte au Theatre de la Nation. II ne faut pas conclure d'apres la timide mediocrite de 1'Abbe Nadal , que l'apparition d'une Ombre Nodal, II fe felicire flans fa Preface dc fa Tra^edic de Sai.il, dc n'avoir pas faic paraicre 1'Ombre de Samuel j & il a raifon. L'emploi de ces hardiefles de Theatre n'appanient qa'au genie , & ces fcenes du fublime, dans des mains faibles & «wllieureufes,ne proauifent que le bizarre &Tabfurde. xxx DISC OURS nous revolteroit. Ce fpe&acle a reufli dans Semira- mis, & il ne feroit pas impoffible de lui preter un nouveau degre de terreur. M. de Voltaire , dans fa diifertation intereflante pour les amateurs de la Tra- gedie , a la tete de cette meme Semiramis , previent a ce fujet les infipides objections de ces fades plaifants qui penfent avoir laiffe echapper un bon mot , quand lis ont repete qu'i/j ne croyent point aux revenants. Affurement M. de Voltaire ne doit pas etre foupc^on- ne d'y croire : & il a judicieufement remarque que cet appareil au Theatre produifoit des effets. Ne rou- giffons pas d'avouer que le Commandeur dans la far- ce du Feftin de Pierre nous fait quelque plaifir. L'Om- bre de Didon dans Enee & Lavinie , Opera de Fon- tenelle , la derniere fois qu'on l'a joue , m'a paru • affe&er le fpe&ateur. Qui ne trouvera pas un tene- breux fublime dans ce paflage de Job, chap.. 45"? » Dans l'horreur d'une vifion nocturne , lorfque le » fommeil aflbupit davantage tous les fens des hom- 35 mes , je fus faifi de crainte & de tremblement , & la =° frayeur penetra jufqu'a mes os. Un Efprit fe pre- » fenta devant moi , & les cheveux m'en dr efferent j» a la tete. Je vis quelqu'un dont je ne connaiflois pas » le vifage j un Spectre parut devant moi , & j'enten- PR^LIMINAIRES. xxx) » dls une voix faible , comme un petit fouffle qui » me dit : I'homme compare a Dieu fera-t-il juftifie, » & fera-t-il plus que celui qui l'a cree ? » Que Ton me permette de m'appuyer encore d'un exemple. J'emprunte une fccne terrible de Shakef- pear , ce fidele imitateur d'^Efchile a bien des egards. J'avertis mes le&eurs que je ne traduis pas : je re- tranche , j'ajoute , heureux fi je pouvois me penetrer du genie de mon modele ! Je ne fc,aurois me difpen- fer en faveur des perfonnes qui n'ont pas l'Hiftoire d'Angleterre prefente , de tracer une efquifle de la Tragedie de Richard III , dont cette fccne eft tiree: cette piece eft intitulee : The life and death of Ri- chard III. la vie £r la mort de Richard III. Henri VI de la Maifon de Lancaftre a ete detrone par le Due d'Yorck, qui bientot efliiye a fon tour les revolutions Ds Shakefp:ar. Jamais Tragiquc n'a plus rcfTemblci^fchile; Othello , Hamlet, Macbeth otfrent des traits admirables. Nous n'avons dans aucune de nos pieces un tableau des erFets de la terreur qui fuit le crime , comparable a celui que nous voyons dans cetre derniere T'a^e lie. II n'eft pas furprenant que les AnT'aisen faveifr de pareillcs beautes fafTent p;race a Shakef- pear fur tous les defauts monltrueux qui le defigurent. Ce u'eft ^u'au genie qu'on pardoanc des fames. XYy ' v j DISCOURS de la fortune , & perd le trone & la vie. Son fii* Edouard reprend la couronne ; il avoit deux ireres le Due de Clarence , & le Due de Gloceftre , depuis Richard III ; ce dernier le plus fcelerat & le plus fourbe , comme le plus difforme des hommes , poi- gnarde de fa propre main le Prince de Galles fils de Henri VI , qui fe nommoit aula" Edouard , court aflaf- {Iner l'infortune pere dans fa prifon , trouve moyen de detruire dans l'efprit de fon frere Edouard, Claren- ce fon autre frere , le fait arreter en cachant fa per- fidie , envoye a la Tour deux afTailins qui egorgent ce Prince , & le plongent dans un tonneau de mal- voifie. Le Roi Edouard meurt ; Richard s'empare du trorte, apres avoir fait mafTacrerimpitoyablement (es deux neveux. II avoit fcelle fes forfaits en epoufanc la PrincefTe Anne , veuve du fils de Henri VI ; bien- tot empoifonnee par fon barbare epoux , elle fuivit au tombeau les vic~times de fa rage. Le Due de Buc- kingham , lache complice de ce Monftre , en recoit lui-meme la mort pour recompenfe. Richard rafTafie de crimes ,noye dans des Hots de fang,eprouveenfin qu'il eft un Dieu vengeur. Le Comte de Richemont arme contra ce deteftable Prince , lui donne bataille , la gagne , le tue , & devient Roi» SCENE PRfeLIMINAIRES. xxxii) SCENE V , du cinquiemi Atle, On apperfoit dans I'iloignement , un Camp , la lueur des feux , cene Y * allumis felon 1'ufage dt la puerre, b quelques jlambeaux qui me Arte de ripandent unefaible dart £ fur lefond de la Scene. La tente du R,chard I[1 » Comte de Richemonv domine parmi d'autres tentes ; elle efl shakefpcar.. cuverte C- en face du fpeflateur , mais d peine peut-ellefe voir' Le devant du Tkddtre eji dans la nuit : d ?un des cStes ejl la tente de Richakv ; ii parait endormi; il ejt reietu de fon ar- mure , f> cjjis dans unfauteuil ; il a fon cafque orni du bandeau royal , pofe fur une table, oil lui-mtn.e il a la tCte appuyiefur un bras ; fur cette table ejt une lampe expirante qui produit de i terns en terns de longs ejfets de lumiere : tlleporte par intervalh fon reflet fur Richakv qui fe mile ne jouir que d'un fommsil ague". On olfeirera que , lorfque ces traits de lumiere s' afj'aiblif- ftnt , on difingue d peine cette partic du Thddtre. Scene V* Les Litterateurs , dont la plupart entendent l'Anglais , ferorrt peut-etre flattes de juger par eux-rocmes du parti que j'ai tire de la fcene dc Shakefpear ; e'eft ce qui m'tngage a Pinferer ici dans la langue originalc. Je n'imagine point que Ton me fade un crime de n'avoir pas employe toutes les Ombres que ce grand poete fait paraitre , & d'avoir fupprimc le refrain dc compliment pour Ricliemond , caiidis le c6ti enfanglanti. X Leine d\m couroux implacable , Demain , raon Ombre & te prcffe & t'accable ! Richard , demain , graces au Ciel vengeur Qui feconde les vceux d'une trop jufte haine , Tu recois tous les coups dont tu percas raon cceur , Quand de mes trifres jours la fleur s'ouvroit a peine ! De la mort qui t'atrend fens toutes les horreurs • Meurs dans le defefpoir , meurs dans la rage , meurs I SECONDE OMBRE. Henri VI ay an tfon Diadim e Zxfon Manteau Royal couverts defangi Envifage , Tiran, cette illuftre Vi&ime Dont ta fureur impie a dechire le fein : Le nom facie de Roi n'arreta point ta main : De l'ombre de la Tour vois s'elever ton crime; Premiere Ombre. On n'oubliera pas qu'il echappe a Richard , quand les Ombres lui adreflent la parole, des fremiflemenrs , des mouvemens de terreur varies qui decelent fon trouble. On fe fouviendra encore que ccs Ombres fuccefllvement s'elevent de la terre , qu'elles y rcmrenc apres avoir accable Richard de leurs maledictions : on ne fait que les entrevoir , parce que les regies du pittorefque theatral exigent que ces fortes d'apparitions ne foient pas trop fous les yeux. C'eft Garrick qui joue a Londres le role de Richard : on n'a jamais vfi , dans ce per- fbnnage furtout, un a&eur fe rendre plus maitre de Tame du fpeifrateur. A dechire lejein. Ce Prince fut perce dans la Tour de plufieurs coups de poignard par ce monftre d'inhumaBite. La fcene qui nous prefente cette cacpftrophe eft atroce 5 c'eft le denouement de la Tragedie qui pone lc nom de Henri VI. PRSLIMINAIRES. xxxv SCENE V. Betu-een the Tents of Richart and Richmond : They fleejing. Enter the Ghofl ofFrince Edward Son to Hear)' the Sixth, Ghofl. Let me fit heavy on thy foul to morrow ! ( Tl> K. Rich. Think how thou irab'ft me in the prime of vouch At Tewksbury ; therefore defpair and die. Be cheerful Richmond , for the wronged fouls ( To Riclun, Of butcher'd Princes right in thy bealf : King Henrys iflue , Richmond , comforts thee. Enter the Ghoji of Henry the Sixth. Ghofl. When I was mortal , my anointed body ( To K. Richi By thee was punched full of holes; Think on the Tower, and me; defpair , and die. Virtuous and holy be thou conqueror ; (To Richixt. Harry , that prophefy'd , thou should'ii be King, Doth comfort thee in fleep ; live thou and flourish. Enter the Ghofv of Clarence. Ghofl. "Let me fit heavy on thy foul to-morrow ! ( To K. Rich. I that was wash'd to death in fulfom wine , Poor Clarence , by thy guile betray 5 d to death : To-morrow in the batthel think on me , And fall thy edglefs fword ; defpair , and die. Thou off-fpring of the houfe of Lane after , (To Richml The wronged heirs of York do pray for thee, Good Angels guard thy battel ; live and flourish. Eij xxxvj DISCOURS EntcnJs ces murs affreux contre toi depofer ; Won fang jaillit encore, ardent a t'accufer. C'eft Henri qui demande , & s'applaudit d'avancc Que le Ciel fur Richard epuiic la vengeance. De la niort qui t'atrend fens toutes les horreurs ! Meurs dans le defefpoir , meurs dans la rage , meursS Se tournant vers le camp de Rkhemond. Et toi jeune Heros , Vengeur de notre Race, Vois s'accomplir le fort que t'a predit ma voix ; Le Ciel qui t'infpira ta genereufe audace , Sur ton front triomphant met le bandeau des Rois. TROISIEME OMBRE, Le Due de Clarence , le vifage enfanglanti. Que le fang de ton Frcre , amafTe fur ta tete, De la mort qui t attend. Ce refrain dans PAnglais eft d'une precision £nergique; il eft rendu par ces deux mots defpair and die. La declama- tion dans cette langue etant plus prononce'e, plus forte que la notre, cette repetition produit un effet encore plus tenebreux. Les Afteurs appuient beaucoi*p fur die , & pretent a ce mot tout le fombre de la ter- reur dramatique. Voila de ces beautes qui , propres a chaque langue, ne fcauroient fe tranfporter dans une autre. Vois s'accomplir le fort. Henri , dans la Tragedie de ce nom , predit au jeune Comte de Kidiemond qu'il mo.ntera fur le trone d.'Angleterre,: Que lefang de to^frere. Clarence f^t mis en prifon , parce qu'il s'ap- pelloic George , & qu'un aftrologue avoir predit au Roi qu'un G feroit ('initial du nom de celui qui devoit etre le deftrufteur de fa maifoa. Richard encretint la faibleffe barbare du Monarque , & comrce nou$ i'avons die , fit saTafflner fen frere Clarence dans la Tour,, PR£LIMINAIRES. xxxvij Enter the Ghofis of Rivers , Gray , and Vaughan. Rivers. Let me fit heavy on thy foul to-morrow > [To A. Rich. Hirers , that dy'd at Pomfret :'defpair , and die. Graj. Think upon Gray , and let thy foul defpair. [To K. Rich. Vaug. Think upon Vaughan , and with guilty fear Let fall thy launce ! Richard , defpair and die. [To K. Rich. All. Awake , and think our wrongs in Richard's bofom Will conquer him. Awake , and win the day. [To K. Rich. Enter the Ghofl of Lord Haftings. Choji. Bloody and guilty ; guiltily awake ; [To K. Rich. And in a bloody battel end thy days : Think on Lord Haftings ; and defpair and die. Quiet untroubled foul , awake , awake. [To Rich. Arm , fi T ht , and conquer , for fair Englad's fake. Enter the Ghojl of the two young Princes. Gkofts. Dream on thy coufins fmother'd in the Tower : Let us be laid within thy bofom , Richard , [To K. Rich. And weigh thee. down to ruin, shame , and death ! Thy Nephews fouls bid thee defpair and die. Sleep Richemoni , deep in peace , and \va':e In joy. [To Rich; Good Angel guard thee from the boar's annoy j Live , and beget a happy race of Kings. Edward's unhappy fon do bid thee flourish, xxxviij DISCOURS Sur ta tctc , domain retombe & foit venge ! Par tes arrreux complots vois Clarence egorge ," Clarence . . qui t'aima . . Ton fupplice s'apprete ; Ton glaive enfin fe brife & tombe de ta main , Richard ; le Ciel , l'Enfer , tout prefTe & veut ta fin; L'orage des ficaux fur toi fond & s'arrcte. De la mort qui t'attend fens toutes les horreurs • Menrs dans le delefpoir, meurs dans la rage , meurs ! QUATRIEME ET CINQUIEME OMBRES qui paraijjent d la fois , deux jeunes Enfans , neveux de Richard : ils font vetus de blanc , fe tenant embraffis &• tout couverts de fang ; ils furent foignardes en effet dans cette Jituadon , &• dans le meme lit. Vois deux Vi&imes innocentes Que ta faim de regner frappa dans le berceau. Puiffent nos Ombres gemilfantes Porter la mort au fein du plus cruel Bourreau ! PuifTions-nous dans tes flancs enfoncer le couteau,. Dechirer de nos mains tes entrailles fumantes , Te tourmenter encor dans la nuit du tombeau ,' A tes yeux effrayes d'un horrible tableau , Toujours nous remontrer plus pales , plus fanglantcs! De la mort qui t'attend fens toutes les horreurs 5 Meurs dans le defefpoir , meurs dans la rage , mems-i PRSLIMINAIRES. xxxix Entet the Ghoji of Anne his wife. Ghoji. Richard , thy wife , that wretched Anne thy wife , That never flept a quiet hour with thee , [To IC.Rich. Now fills thy fleep with perturbations : To-morrow in the battel think on me, And fall thy edglefs fword : defpair and die. Thou quiet foul fleep , thou a quiet fkep : [To Richm. Dream of fuccefs and happy victory , Thy adverfary's wife doth pray for thee. Enter the Ghojl of Buckingham. Ghoji. The firft was I that help'd thee to the crown : The lair was I that felt thy tyranny. [Th K. Rich. O , in the battel think on Buckingham , And die in terror of thy guiltinefs. Dream on , dream on , of bloody deeds and death ? Fainting defpair ; defpairing yield thy breath. I dy d for hope , ere I could lend thee aid ; [To Richm,' But cheer thy heart , and be thou not difmay'd : God and good Angels fight on Richmond's fide , And Richard fall in height of all his pride. [The Ghojls vanish. [K. Richard ftarts out of his dream. K. h Give me another horle bind up my wounds. F rev , Jcfu (oft , I did but dream. C rat ' confeience I how doft thou afflict me ? i)urn blue is it not dead midnight i arf DISCOURS SIXIEME OMBRE. La PrinceJJe Anne , Veuve du fils de Henri VI, qui eut la fed* blejje ou plutot la lacheti d'ipoufer Richard , tout degoutant encore dufang defon man ; elle a des hahillements de deuil, le bandeau de Veuve ,&* elle cjl couverte d'un voile noir. Reconnais-tu , Richard , ta Femmc infortune'e , Cetce Epoufe infidelle a Ton premier Epoux, Qui put joindre fa main a ta main forcenee , Dont le Ciel vengeur par tes coups Precipita la derniere journee, Qui pres de toi jamais n'a goute le fommeil , Qui toujours revoyoit fon crime a fon reveil ? . . Je viens te rendre tout ce trouble , Dans tes fens confternes repandre la terreur : Mon Ombre te pourfuit , & s'attache a ton cceur ; Que par moi , s 3 il fe peut, ton fupplice redouble ! De la mort qui tattend fens toutes les horreurs ! Meurs dans le defefpoir , meurs dans la rage , meurs ! SEPTIEME OMBRE. Le Due de Buckingham en habit de Pair, un des complices les plus ar dents de Richard , & qui cependant au moment de J A mort alloit prendre le parti de Richemond. Vois ton premier Flatteur , ta derniere Vi&ime : Ce prix m'etoit bien du ; je t'ai prete mon bras j Tiran , le Complice du crime Du crime feul devoit recevoir le ue'pas. Cold PR£LIMINAIRES, xlj Cold fearful drops ftand on m'y trembling flesh. What ? do I fear my fclf ? there's none elfe by , Is there a murth'rer here ? no ; yes , I am. * iWy confeience hath a thoufand fev'ral tongues , And ev'ry tongue brings in a fev'ral tale , And ev'ry tale condemns me for a villain. Perjury , perjury in high'ft degree , Murthcr , item Murther in the dir'ft degree All fevcral fins all us'd in each degree , Throng to the bar , all crying , guilty , guilty 1 I shall defpair : there is no creature loves me : And if I die , no foul will pity me. ** Methought , the fouls of all that I had murther'd Came to my tent , and every one did threat To-morrow's vengeance on the head of Richard. * No ; yes , I am : Then fly what , from my felf? great reafon j why ? Left I revenge. What ? my felf on my felf? I love my felf. Wherefore ? for any good That I my felf have done unto my felf ? no. Alas , I rather hate my felf, For hateful deeds committed by my felf, 1 am a villain ; yet I lie , I am not. Fool , of thy felf fpeak well Fool do no flatter. JVly confeience hath , &"c. ** no foul will pity me. Nay , wherefore should they ? fince that I my falf Find in my felf no pity to my felf. Methought ; thjs fouls of, £rc. E adij DISCOURS Jufque dans le combat emporte mon image ! Ne reve que de mort , que de fang , de carnage ! Que ton cccur , que ton cceur de larmes enivre , Soit par toi-meme devore ! Qu'il foit deja fletri de 1'horreur etcrnelle ! Qu'il foit deja plonge dans les feux des enfers ! Sous J'exces des tourmens divers , Richard , exhale enfin ton ame criminelle ! De la mort qui t'attend fens toute les horreurs ! Meurs dans le defefpoir , meurs dans ia rage , meurs ! Se tournant vers le camp de Richemond. Sous tes drapcaux je brulois de me rendre , Richemond : j'accourois te fervir , te defendre : Le Ciel n'a point permis qu'au rang de tes fujets , Je pufle expier mes forfaits. Ma voix du fein des morts ,t'annonce la viftoire ; Dieu chafTe loin de toi tous les traits deftrudteurs ; Le glaive en main , fes Anges protecteurs A tes cotes combattent pour ta gloire : Tandis que le Tiran fous ton char ecrafe , Sous cent coups de foudre brife , Du faite des grandeurs , de l'orgueil & des crimes Roule precipite dans les profonds abimes. Une foule J'Omeres s'elevant toutes d lafois,de tout age, de tout fexe , toutes habillees differ eminent : beaucoup cependant font couvertes de linceuls enfanglantes : elks s'ecrient enfemble : ■ jConfidere , Than , tout un Peuple a la fois, PR£LIMINAIRES. xiuj Viclime des fureur d'unc guerre e'tcrnellc : L'Angleterre immolee a ta rage crueUe , A poufle vers les Cieux unc plaintive vou ; L'Appui du malheureux , Je Souticn de nos droits Se leve , il va brifer ta tete crirainclle : Le Maitrc & le Juge des Rois A prononce ta fentence mortclfe. De la mort qui t'attend fens tout.es les horrcurs ! Mcurs dans le defefpoir , meurs dans la rage , meurs ! Elles s'enfoment dans la tern. Apxes quelques moments pendant lefquels V agitation de Richard parait redoubler ,s'elancent delaterre des traits de feu ; ilsfont funis de l\tppari:ion d'un Fantomb effrojable , qui d'une main tient un poignard enfmglante, &• ds I'autre une tonhe allumie : il approcke de Richard : Enfin , Richard , je tiens ma proye ! Demain , je punis tes forfaits! Demain , dans les tourments tu tombes pour jamais ! Pour jamais dans tcs plcurs , dans ton fang je me noye J Ceft moi , qui le Vengcur des peuples opprimes, C'eft moi , qui fourd au cri d'un eternel blafpheme , Sur les Tirans de rage confumes , Attach: la doulcur , attache l'Enfer meme. D'une guerre t'rcrnrHe. Les Ro/dj rouge & lUncht qui ont fait verfef tan: dc fang' , Sc qui out coute la vie i quatre-vingt Princes des dent Maifons de Lancaftrc Sc d'Yorc'.c. Enfin Richard. La fottle d'Ombres , 8c le Fantosne Font de mon in- vention ; je foaliabe que ces traits Grangers a i'original ne depl* fcr.t pas. Pij xlW DISCOURS Je vais toujours te dcchirer ! Je vais toujours te devorer ! Tu renaitras toujours, pour toujours expirer ! De TEnfer qui t'attend vois tous les precipices , Avides d'engloutir un coupable mortel. . Je laiffe dans ton coeur le premier des fupplices , Le premier des Demons , le remords eterneL Ils'abime environne d'un tourbillon de feu, Zf apres avoir fecoue des etincelles defon flambeau fur le cceur de Richard. RICHARD tout i coup levant fori bras de defus la table , s'aguant t> s'icriant dansfonfommeil & avec rapidiU s Le Theatre s'e'claire entierement. Qu'on arrete mon fang , elance de mes playes. . Richemond . . il feroit vainqueur 1 . A l'inftant . . un Courfier . . Ciel ! . II s'elance avec precipitation defon fauteuil ,fait quelques ■pas comme pourfuir ,fe reveille fr s' arrete : Lache ! tu t'effrayes ! . D'un fonge , d'un vain fonge ! . II regarde de tous cdth. Eh . . d'ou nait ma terreur ? . 11 met la main fur fon caur. De mon cceur qui , fans cefTe empoifonnant ma vie f M'accufe , me condamne & contre moi s'ecrie. Lfait quelques pas fur la Scene 1 , en remettant la main fur fon cceur. je n'etoufferai pas cette importune voixl . II s' arrete en continuant d'etre dans lamems attitude, Que le fceptre me refte , & que je fois coupable. En fe frappant le fein. Je f^aurai bien dompter cet cnnemi des Rois. . II leve les yeux aux ciel , & fait quelque pas, Le Ciel ne biille encor que du feu des etoiles h PR£LIMINAIRES. xlv Sur l'horifon , la Nuit etend fes fombres voiles. . Du frifTon de la mort je me fens refroidir. . Eh ! qu'ai-je a redouter ? . & qui me fai: fremir ? . Je fuis feul en ces Lieux . . qui mc frappe de crainte ? . Moi , moi , qui nf e'pouvante & qui ne peux me fuir , M'arracher aux rcmords dont mon ame eft atteinte ! . A la fois foulevcs , tous mcs Forfaits , 6 Ciel , Jufqu'au fondde mon cccur plongent un trait mortcl, A haute voix m'appellent un pcrftde , Un afTaflin farouche , un monftre parricide ! L'Enfer a dans mon fein verfc tous fes poifons 1 Dcchirc par tous fes Demons, Je ne vois fous mcs pas qu un abime eftroyable ! . Du Monde entier execrable Fl^au , Qui me confoleroit d'un deftin deplorable , Quand la main la plus fecourable Ne m'aideroit pas mcrae A defcendre au tombeau ? . Je finirai mon fort coupable , Sans etrc plaint, heureux encor d'etre oublie!. Des mortels le plus dur , le plus impitoyable , Kichard . . ofes-tu bien reclamer la pitie ? . Quel fonge ! . fai cru voir les Ombres eftrayantes De tous les malheureux a ma rage immoles. . Pales , cor.vcrts de fang , turieux , defoles. . Sous le meme linceul , je les vois rafTembles ! . J'ctucns leurs cris de mort . . leurs plaintes menacantes ! , Tons m'ont paru s'unir dans leurfombre fureur , f^ur m'accablcr demaindc leur couroux yengeur. xlvj DISCOURS La Vamo- Si le fomtre eft une partie dramatique que nous ne mime, autre * * partie dra- cultivons point , il v en a encore une autre qui n'eft manque. l pas moins ne'gligee. La Pantomime que les Grecs & les Romains avoient portee au plus haut degre de perfection , & que Ton peut appeller f eloquence du corps , la langue premiere des paflions , eft au nom- bre de ces re/Torts du pathetique , de'daignes de nos auteurs de theatre. Cependant fi je ne craignois de me flatter , je citerois pour exemple le perfonnage d'EuTHiME ; fon jeu muet a paru fur le papier meme attacher & interefler ; que feroit-ce a Ja reprefenta- tion ? II y a des attitudes , des gedes , des fignes du fentiment , que la precifion & la verite mettent fort au-deffus de toutes les richefTes de la poefie. Ce qu'on dit eft fi faible en raifon de ce que Ton fent ! Qu'un feul regard , qu'un foupir ont quelquefois d'elo- quence ! Quecet Orateur connaiffoit bien l'empire de la Pantomime , lorfqu'il decouvrit le fein de cette courtifane aux yeux des juges qui l'alloient con- damner. Dans une Tragedie de Balthazar, cette main impofante qui trace far la muraille,en caracteres de feu, l'arret de mort de ce Prince , ne produiroit-elle pasun effet plus effrayant que tons les difcours d'amplifica- tion de nos. beaux efprits ?Lcs anciens fs lailToient bien -*• PR£LIMINAIRES. xlvij plus que nous entrainer par les affections de l'ame ; ils recherchoient comme un plaifir tout ce qui pou- voit exciter leurs impreflions & les entretenir. Ils aimoientl'appareil , la ceremonie;i!s etoient perfua- des qu'il eft un Iangage pour les yeux comme pour les oreilles. Je ne fais fi nous devons trop nous ap- plaudir de cette fechercfle mctaphyfique qui fait abftrac"Hon de tous les fignes , & tue en quelque forte la nature. Malheur a l'auteur dramatique qui n'eft que raifonncur ! La raifon prepare les moyens : mais c'eft de l'ame qu'ils tiennent cette vie , cette flamme brulante qui les rend maitres du cceur , & rien ne prete plus de force aux paroles que la langue des fignes. C'eft encore dans cette partie que Iqs Tragedies Grecques font fupe'rieures aux notres. Des enfants , des vieillards profternes aux pieds d'(E- dipe ; un peuple entier portant a la main & fur la tcte des rameaux & des bandelettes ; Jocafte oflrant des guirlandes & de l'encens aux Dieux domefti- ques ; Philoclete fe trainant egare de douleur fur la terre , pouflant de longs gemiflements , decouvrant mcme fes bleftures ; Phedre mourante , prefque eten- due fur un lit , fuccombant fous la pafiion qui la de- vore , remettant fon voile pour cacher fa rougeur , xlviij DISCOURS quand elle confie a. fa nourrice Ton amour inceftueux pour Hyppolite ; Hecube les cheveux epars , cou- chee dans la poufliere , pleurant fes enfants , fon epoux , fa fortune aneantie , accablee d'un fombre defefpoir ; les jeunes fils d'Hercule refugies autour d'un autel : voila ce qui charmoit la Grece. Repan- dre fur le Drame le coloris de l'adion , c'eft 1'efFet heureux qui nait de la Pantomime. Racine s'en eft: fervi dans fon Athalie avec un fucces qui auroit du engager les autres ecrivains dramatiques a 1'imiter. Les Anglais ont fc.u proflter de cette fource de beautes theatrales. L'epoufe de Macbeth & non Mac- beth lui-meme , ainfi que 1'a dit un homme d'efprit eftimable qui s'eft mepris , eft la complice de fon mari ; apres avoir poignarde chez lui Duncan fon Roi & fon parent , il s'etoit empare du Trone d'E- coffe ; fa femme, livree a tout le trouble qui fuit le crime eft devenue fomnanbule : on la voit , dans la nuit , s'avancer fur la Scene , les yeux fermes , dans unprofond filence, imitant par fes geftes l'acliion de le laver les mains , comme fi elle eut voulu efFacer le Un homme d'efpriu L'Auteur de la lettre fur les Sourds & les Muets. PR£LIMINAIRES. xli* \c fang qui les avoit fouille'es ; quel tableau terrible ! & qu'il renferme de fublimes verites ! Dans la meme piece, le Spectre de Banquo que Macbeth a fait aflafll- ner , vient s'afTeoir dans un feftin a la place de i'Ufur- pateur ; ce fantome affreux , tout fanglant reparait par intervalle , & n'eft appercu que de Macbeth done l'epouvante nous eft representee d'un pinceau ener- gique. L'Ombre du pere & Hamlet, avant que de pro- noncer un feul mot , fe contente de faire plufieurs fois un figne du doigt a Ton fils , & s'eleve autant de fois de la terre : e'eft par ce gefte ft expreflif , par ce filence tenebreux que Shakefpear a feu donner a foil tableau toute la teinte tragique dont il e'toit fufcep- tible ; par-la il irrite la curiofite du fpeclateur , il echauffe 1'interet , prepare l'ame aux tranfports.des paflions. La Pantomime ., employee avec gout , eft une des cordes majeures d'ou refulte l'accord dra- matique , quand elle eft revetue dune verfirication male & foutenue : car toute piece qui manque de verification , eut-elle d'ailleurs les autres qualites qu'exige le Theatre , ne fcauroit avoir qu'une repu- tation ephemere. Comme mon objet eft une efpece de developpe- ment des idees femees dans mon premier Difcours » G 1 DISCOURS j'ai imagine qu'une reponfe de'taille'e aux critiques dont on m'a honore , acheveroit d'ofFrir un precis de mes faibles connaiffances fur les divers fecrets de mon art. On daignera fe fouvenir que je confulte mes maitres. Reponfe Un Journalifte m'avoit reproche* de n'avoir pas aux diverfes Critiques, aflez motive la permilTion que donne le P. Abbe au Frere Arfene de voir & d'entretenir un Etranger : j'ai fenti la verite de l'objection. Je crois que la meil- leure fat^on de repondre a la critique , quand on eft Surle role convaincu de fa juftefTe , eft d'elTayer de fe corriger : * c'eft ce que j'ai tache de faire, en mettant dans la bouche de ce Superieur des vers qui neceflitent da- vantage cette permilTion. Qu'on n'attende pas que je me montre audi docile fur le perfonnage de d'Oii- ' Surcelulde SIGNI q Ue le meme Cenfeur defaprouve. II auroit d'Orfyni. ^ t ? voulu que moins fidele aux Memoires , je n eufle point rendu d'ORSiGNi amoureuxd'ADELAiDE, que je me fufife contente de lui faire jouer le flmple role d'ami. Ne me ferois-je pas ecarte de mon but , en pretant a d'ORSiGNi ce caradere etranger a l'interet que doit toujours exciter Adelaide, l'ame invifible de la piece ? Un Journalijle. L'Auteur de 1' 'Annie Lkteraire. pr£liminaires. \) D'Orsigni , aimant Adelaide, enparle avec plusde chaleur ; ces deux amours animent , concentrerft !e foyer d'interct , contribuent beaucoup plus , felon moi , a l'unite d'a<5Hon. D'ailleurs il y ade la gen£- rofite ace d'ORSiGNi deconfoler fon rival , de fen- gager a retourner aux pieds d'une femme dont lui- meme il eft encore epris ; la fituation de Comminge en devient plus cruelle , plus dechirante , plus ou- verte a ces combats , a ce choc des pa (lions , d'ou s'echappent les grands mouvements dramatiques. J'ai done eu deflein que tout fe rapportit a cette Adelaide, le refTort moteur de mon Drame; e'eft ce qui rrTa empeche d'executer un plan qui m'avoit fe- duit au premier coup d'ceil. Je faifois venir a la Trappe le pere de Comminge , mourant de dou- leur & de repentir d'avoir force fon fi!s a s'arra- Premier plan de la Piece. cher de fes bras , demandant partout des nouvelles de ce flls , attire a cette folitude fur de vagues no- tions que Comminge y etoit renferme , le pere & le his enfin fe voyant , s'embrafTant , confondant leurs larmes. Quelle fecne brillante a traiter ! quel pathetique a deployer ! mais que feroit-il arrive de cette fecne dominante ? Elle eut fufpendu , affaibli j fielle ne l'eut pas detruit,'tout cet interet porte & Gij fij BISCOURS reuni fur Adelaide. A quinze ans que j'eus la teme- rite de compofer deux pieces de Theatre,CoLiGNi & le Mauvats Riche , j'eufle faifi cette fcene fi fedui- fante : airourd'hui plus inftruit fur le merite de la nature 5c de la verite , je crois avoir acquis quelques connaiiTances dans mon art , quand j'ai le courage de rejetter des beautes deplacees , & de leur preferer ce vrai fans fade , fans eclat , cette fimplicite fi peu apper^ue , & cependant fi touchante , & qui n'eft fentie que du tres-petit nombre des bons efprits. II faut qu'un autcur de theatre ait toujours devant les yeux i'enfernble de fa piece , qu'il ne facrifie jamais le fonds aux acceflbires. S'il arrivoit par malheur pour le gout qu'il reuffitdans ccs innovations contre la verite de l'art , il ne doit point s'applaudir de tels fucces , ils ne peuvent etre que paffagers. C'eft l'e- xa&e imitation , & l'etude feule de la nature qui ont fait les grands peintres & les grands poetes , & qui leur affluent l'eftime de tous les terns. la scene ^ e f u * s ^ ien eloigns de chercher a juftifier ma 5an?kpJel E fcene d'EuTHiME dan? le premier afle , je la regarde ■ Ut ' comme tres-neceffaire , comme une des fources prinr cipales de l'interet ; c'eft de cette fcene qu'emane celle du fecond a&e , qui a fait quelque plaifir j la, PR£LIMINAIRES. liii premiere prepare , enflamme la curiofite , & etabht toutes Ies forces de la feconde. Nous voici arrives a la derniere fcene du dernier acYe , celle qui m'a femble reunir le plus de fuf- frages ; on me pardonnera d'en faire l'eloge , pun- qu'elle ne m'appartient pas , & que je declare la de- voir a l'auteur des Memoires. C'eft fans doute cet efprit d'imitation dont je m'etois peut-etre trop penetre , qui m'avoit entraine , fans m'en apper- cevoir , dans des repetitions de fairs : je les ai fup- prime'es ; je n'ai conferve que la marche , le pa- trietique de la fcene ; j'ai donne plus de feu an role de Commtnge , & c'etoit une entreprife affez difficile que de varier Ies fignes de douleur & d'ac- cablement de ce perfonnage. Je lui fais terminer la piece avec la flamme qui l'a devore ; j'ai ajoute en- core quelques coups de pinceau a celui du P. Abbe , caraclere , je 1'avouerai , qui m'a le plus attache ; j'ai vu avec fatisfa&ion que la plupart de mes lec- teurs ont eu mes fentiments de predilection pour ce role. Je dis que j'ai retranche des de'tails dont on etoit Sl!r ,es '»«- uru deja inftxuit : c'etoit une faute confiderable qui re- W doh les mouvemens de la fcene ; mais j'e me fiiis Hv DISCOURS bien garde de mettre au nombre des longueurs qu'il falloit fairc difparaitre/ces developpements ducoeur , ces gradations de la pafliond'EuTHiME dont Peffet eft fi attendriffant. C'eft encore un des torts , felon moi, que je prenr la liberte de reprocher au gout moderne. On ne veut plus que des femences de fcenes , des fquelettes dramatiques : bientot on donnera des can- nevas tragiques , comme les Italiens en donnent de comlques , ouvrages toujours monftrueux , & ne- ceflairement mediocres. Je demanderols aux gens du monde , qui ne prennent pas la peine de s'initier dans les myileres des arts , & qui furtout crient con- tre ce qu'ils appellent des longueurs , ce qu'ils en- tendent par ce mot. Si dans une fccne , il y a des ma- ximes , des reflexions toujours froides qui coupent le fil du fentiment, des vers ifoles qui n'appartien- nent point a la made de la fccne , & n'entretiennent point le crefcendo , des faits repetes , la fterile abon- dance de la declamation ; fans contredit , ce font la des longueurs & des longueurs impardonnables ; fuf- fent-elles embellies de la plus brillante poefie , il fau- droit les extirper fans pitie , comme on emonde les branches parafites d'un arbre , pour ne conferver que celles qui font utiles , & pour les fortifier, Mais PR£LIMINAIRES. to nommera-t-on des longueurs , cette ame repandue," l'expreflion puifTante , & fi Ton peut le dire , le de- bordement des grandes paflions , cet embonpoint du fentiment , qui conftitue la force , l'energie , la vie des caracleres dramatiqucs , qui eft enfin l'opulence & J'efFufion du genie ? Une fcene riche , abondante , qui s'elance du fein meme du talent , comme on nous reprefente Minerve fortant toute armee du cerveau de Jupiter , doit reffembler a ces fleuves fuperbes qui dans leur naifTance torrents impetueux , cou- vrent enfuite avec majefte les campagnes , & non a ces eaux epargnees & refTerrees dans un bailin faclice. Je reviens toujours a. la nature que nous ne de- vOns jamais perdre de vue , ainfi que le modele doit etre fans cefle fous les yeux du peintre. Ecoutons une femme a qui la mort vient d'enlever fon mari , une mere , un pere qui pleureront leurs enfants : ces perfonnes repandront leur ame dans leurs larme3 ; lorfqu'elles raconteront les circonftances de ces per- tes afHigeantes , elles peferont fur tous les details, retourneront fur les memes images. II fe formera de ce langage diffus un refultat de douleur , qui afteifte- ra , qui dechirera Tame des auuiteurs. La pallion s'ex- Ivj DISC OURS prime avec abondance. Le fentiment cherche'u s'e- pancher , il n'y a que le bel efprit qui foit retenu & compafle. A la derniere reprife d'Armide , le chef-d'oeuvre du Theatre Lyrique , j'ai entendu des amateurs de la precifion , ou plutot de la mutilation moderne , accufer de longueur la fimple & noble expofition de cette belle Tragedie , ils trouvoient aufli trop long le dernier acle , qui eft peut-etre le cinquieme acte le plus fublime pour l'explofion des paffions. Aufli avons-nous auiourd'hui peu de Scenes , mais en re- vanche beaucoup cTalle'es & de venues fans liaifon , fans necefTite. Ce ne font tout au plus que quelques traits hardis ou ingenieux , des combinaifons calcu- lees de coups de theatre , mais point d'enfemble , point de concours judicieux des rapports , des di- verfes parties , point de corps bien proportionne , D'Armide. Quinaut eft pent-etre de nos poe'tes dramaiiques cclui qui a le plus approdie des Grecs pour la fimplicite , la verite'du lentiment. Le cinquieme acle d'Armide me parait au- tant au-deifusdu cinquieme afte de Berenice , que cette derniere Tragedie eft fuperieure a la plupart de nos Tragedies modernes. Je pourrois encore citer Thefee , Atys , corame des modeles jnimitables dans l'art du Theatre, forme PRELIM INAIRES. . lvij forme de ces membres epars. Si Racine a preterit nous donnoit la fameufe fcene d'Agrippine & de Ne- ron , celle de Mithridare avec fes enfants , Corneille la fcene d'Augufte & de Cinna , Mo'iere les fccnes etendues & vigoureufes qui font dans le Tartuffe , dans le Mifantrope : ces grands hommes entendroient un cri general s'elever contre les longueurs. Quon n'attende done plus de nos poetes qu'ils courent fur- tout la carriere du Lyrique ; il n'eft plus poffible de filer les fccnes , de fuivre la marche des palfions tan- tot precipitee , tantot majeflucufe ; l'efprit du jour efl de facrifier le recitatif a I'ariete , e'eft-a-dire , de nous prefenter un nain de deux pieds, au lieu de nous offrir une taille elegante & avantageufe : de-la tous ces avortons litteraires & dans tous les genres. J'ai toujours penfe qu'il n'y avoit d'inutile , que ce qui etoit ennuyeux , e'eft la regie la plus fure pour juger des longueurs. Un homme d'efprit me propofoit d'e- laguer , difoit-il , Clariffe. A Dieu ne plaife , repon- dis-je , que je commette un pareil acle de barbarie I Relifez l'immortelle Clarifle , portez-y toute votre attention , & vous fentirez qu'il n'eft point de traits indifierents dans ce vafte tableau , que toutes les beautes y font a leur place , que ce font ces preten- H Iviij DISC OURS dues longueurs qui dans les derniers volumes vous approprient les malheurs da ClarifTe , vous plongent dans fes douloureufes fituations , vous font en quel- que forte mourir avec elle. On relut en effet cet ou- vrage , & Ton trouva qu'il n'y avoit abfolument rien a y retrancher. L'Auteur de VAnne'e Litteraire me fait d'autres re- proches fur quelques vers negliges , fur des meta- phores felon lui peu naturelles : je ne pretens point diffimuler mes fautes ; on me difpenfera de repeter a ce fujet un aveu qui ne coiite point a mon amour propre , parce qu'afTurement j'aime mieux la verite, que la reputation de faifeur de vers ; je connais Iqs difficultes de cet art , toute 1'incapacite de mes fai- bles talents , j'en fuis convaincu plus que perfonne : mais je prierai mes juges de foufFrir que je faififTe l'occafion de repandre ici quelques idees nees au ha- zard fur la verification ; tout le monde en raifonne avec afTez de confiance : » . . . . Dans les vers tous s'efHment Dofteurs , » Eourgeois , Pedants, Ecoliers , Colporteurs &c. Roujfeau Ej>itTe d Cltment Maxot: • Suf la v?r- Mon defTein n'eft point d'entrer dans le technique fificcnon. ^ e j a ver {i ncat ion , quoique jufqu'a prefent nous PRSLIMINAI.RES. life n'ayons eu la-deffus que des elements tres-imparfaits s fans la moindre vue , dcpouilles dc toute difcuflion ; cette matiere demanderoit a ctre traite & approfon- die par un homme d'un gout exquis , 8c dans I'efprit a pcu pres que le celebre Dumarfais nous a pre- fente Jes Tropes. II n'y a point de connaiflances hu- maines fur lefquelles on ne puifle porter Ies lumie- res de 1'analyfe metaphyfique , fi Ton vcut perfec- tionner ces connaiflances , & les afleoir fur des prin- cipes inalterables. Je me contente en ce moment de parler de la verification en general. Un poete doit avoir fa verification propre , comme un peintre a fa mankre ; Corneille , Racine , Crebillon , M. de Voltaire ont chacun unc verification qui les dif- tingue , qui Ieur appartient ; ils ont leurs beau- tes , leurs defauts particuliers. Quelque foi - , Cor- neille tombe dans Temphatique & 1'ampoule , Ra- cine dans le mol & 1'elegiaque, Crebillon dans le dur & les conitruclions louches , M. de Voltaire dans le brillant & Tepique deplace ; concluera- t-on de - la que ces quatre grands poctes ne font pas aulli grands verfificateurs ? Ce n'efl: point fur quelques vers , e'eft fur le ton general de leurs vers Hij 1* DISCOURS qu'on jugera leur talent pour cct art. Qui me mon- trera un morceau de vers franc,ais ou Pan ne re- marque pas des taches ? Prenons le premier endroit de Racine , tel qu'il s'offrira fous la main : Ton fc,ait que Virgile & Racine font les deux plus fedui- fants verfificateurs qui ayent exifte ; arretons-nous a ce couplet de Jofabet tire de la feconde fcene du premier acle d'Athalie , elle repond a Joad : Et c'clt fur tous ces Rois fa juitice fsvere Que je crains pour le fils de mon malheureux frcre. Qui fcalr fi cet enfant par leur crime entraine Avec eux en naifiant ne fut pas condamne > Si Dieu le fcparant d'une odieufe Race , En faveur de David voudra lui faire grace ? Helas ! fctat horrible oil le Ciel me l'orTrit> Revient a tout moment cffrayer mon efprit : De Princes egorges la chambre etoit remplie ; Un poignard a la main , l'implacable Athalie Au carnage animoit fes barbares foldats , Et pourfuivcit le cours de Czs aflaflinats. Le premier endroit de Racine. Un de nns mcilleurs Grammairiens ma* dernes nous a donne des Remarqnes Litteraires &■ Grammatical?* fur let Berenice de Racine ; on en trouve beaucoup qui font tres judicieufes , quatre vers plus haut ; dans ta mai/bn , en 1 amour , voici une n devant une voyelle , le plus ingrat de tous les fons , le fon nazal ; il ne connait encor, & pour la troifieme fois apres le quatrieme vers ou il eft repete , &c. Je ne me fuis point attache a. quelques expreffions qu'on pourroit taxer de faiblefTe , a quelques conf* mictions , qui , regardees avec cet ceil difficile de critique, paraitroient peut-etre vicieufes. On trouve dans Vlphigenie du meme poete* ces vers de fuite , acte II , fcene I. Maintenant, tout vous rit : l'aimable Ipliigenie P'une amitie ilncere avec vous eft unie j PR£LIMIN AIRES. Ixiij Elk vous plaint, vous voit avec des yeux de fceur; Ec vous feriez dans Troyc avec moins de douceur. Vous vouliez voir l'Aulide , oil Ton pere 1'appelle , Et l'Aulide vous voit arriver avec elle. Mais je n'ai pas befoin de le rcdire : ce n'eil: point avec cet efprit de petiteffe , avec ce pedantifme de raifonnement qu'il taut lire les poetes , c'efl avec la damme qui les a infpires , & cette flamme facree ab- forbe leurs legeres imperfe&ions. J'ai voulu prouver feulement , en puifant mon exemple dans Racine , que la cenfure minutieufe pouvoit attaquer jufqu'a la perfection mcme. Tous les jours on nous dit qu'il eft necefTaire que dans les vers 1'harmonie & l'elegance fe foutiennent: fans contredit : mais il faut varier ces tons , & c'eft en cela que la verification refTemble a. la mufique ; cette mcme mufique ne doit pas tout exprimer , comme la poefie ne doit point tout peindre ; toi s les vers pour etre bons , auront-ils la meme cadence, bientot ils fatigueront. Combien ai-je vu de perfon- nes qui ont trouve de la monotonie dans cette ftro- phe de la premiere Ode facree du fameux Roufleau ! Seigneur , dans ta gloire adorable Qyid moz:il eft digne d'entrcr ? Ixiv DISCOURS Qui pourra, grand Dieu , penetrer Ce Sanftuaire impenetrable , Ou tes Saints inclines d'un ceil refpetfueux Contemplent de ton front l'eclat majejtueux » Les deux derniers vers furtout leur ont paru pro- duire les memes fons , tomber de la meme chute. II en eft des vers ainfi que des couleurs : les teintes s'e- teignent , fe fondent les unes dans les autres , & par un heureux melange forment une des belles parties de la peinture , le coloris. Un vers qui femblera la- che , a le juger detache, place a cote d'un autre vers , rendra celui-ci plus vigoureux. Un autre qu'on accu- fera de durete , appuiera la molleiTe du precedent. II en eft quelquefois plufieurs que Ton facrifiera a la beaute d'un feul. Dans Racine : Madame , je n'ai point des fentiments fl bas , eft reieve par ce vers admirable Quand vous me liairies, je ne m J en plaindrois pas. Ces vers de fer dans Crebillon font de route beaute: La nature maratre en ces affreux climats Ne produit au lieu d'or , que du fer, des foldats ; Son fein tout herifle n'offre aux defirs de fliomme Rien , qui puilTe tenter l'avarice de Rome. Des P R t L I M I N A I R E S. Ixv Des remarques fur cet objet entrai'neroient trop loin. Je reviens a des obfervations generates. Le defaut de quelques-uns de nos verflficateurs eft de fe former un /aire fur celui de nos mai- tres ; on s'apper^oit que ces copiftes ferviles &: rampants , n'employeroient pas une expreffion , un mot, qui n'euffent ete confacres par leurs modeles: fouvent ce font les mcmes penfees , les memes he- miftiches. Que refulte - 1 - il de cet efprit d'imi- tation ? que les vers de ces ecoliers eternels ont toute la froideur de la mauvaife copie ; s'ils ont quelque ele'gance , ils ont le meme rythme ; je fe- rois tente de les nommer des vers mons , & de les comparer a ces figures de cire qui rendent , a faire peur , la reflemblance , & qui cependant n'ont ni chaleur ni vie. Nous avons vu , dans les fiecles paries , des pedants fuperftitieux compofer des poe- mes entiers d'apres les vers mis en pieces des Virgi- le , des Horace , &c. c'eft ce que font aujourd'hui la plupart des verflficateurs. Je voudrois d,pnc , pour eviter cet inconvenient , que Ton tranfportat avec choix dans nos vers , les tours , les hardiefTes des autres langues j I Ixvj DISCOURS qu'on s'emdiat davantage a y jetter des expreflions pittorefques , & des beautes d'harmonie imitative , partie de notre verification trop peu cultivee. J'a- vois mis dans ma premiere Edition , fcene feconde du premier a&e , [on fugitif eclat; l'adjectif prece- dant le fubftantifme fembloit rendre la rapidite de cet eclat qui dure 11 peu ; des gens d'efprit m ont blame : j'ai done fubftitue , avec une complaifance que je me reprochois,/bn eclat fugit if , je fcais que le Ton par ce changement eft plus doux : mais il n'y a plus d'image ; cet adjectif forme alors une marche trainante. On trouvera plufieurs corrections de ce genre que je declare avoir faites contre mon gre; je me fuis cependant obftine a garder 1'hemiftiche fui- vant , fai done brife mon cozur , expreflion empruntee 4. de l'Anglais , heart - break , perfuade encore une fois qu'en appropriant a notre lanp:ue les ri- chefTes des autres , fans rien perdre de notre gout , nous ne faifons que l'etendre & le fortifier. Convenons , que fi le francais eft plus pur, plus elegant , plus correct qu'au terns d'Amyot & de Montagne , il n'a plus la force & le cara&ere vigoureux que lui avoient donnes ces deux ge- P R £ L I M INAIRES. Ixvij nies, & que Corneille lui confervoit encore } Racine n'eut jamais fait dire au vieil Horace : Qu'eft ceci, mcs enfaris? £coutez-vous vos flammes? Et perdez-vous encor le terns avec des feivunes ? Et dans ces \ers , n'entendez - vous pas , ne voyez- vous pas ce vieux Romain en cheveux l^ancs , qui tout plein du patriotifme , vient le verfer dans le fein de fon fils & de fon gendre ? M. de Voltaire a eu tout recemment le courage d'employer cette tran- chife d'expreflion dans fa Tragedie des Scythes : il ejl mort en brave homme , ce qui ne peut deplaire qu'aux partifans du jargon affecte& doucereux. C'efl: cette energie, cette verite de la nature que m'ofirent ces memes Amyot & Montagne , que je defireois de retrouvcr dans notre Iangue. Je fouhaiterois encore que nous imirafTions nos voifins.pour delivrer notre versification de cette malheureufe uniformite qui appefantit fes fers , je parle fur-tout des vers de la Tragedie. Dans Shakcf- pear , \h changent de metre ; le ftyle eft toujours celui de la fituation; les perfonnages fubalternes ne s'cxpri- ment pas comma ceux des premiers roles. Pourquoi fl'aurions-nous pas des trage'dies en vers meles , je lxviij D I S C O U R S veux dire des vers d'inegale mefure ? Car une con- tinuite de vers alexandrins a rimes croifees , comme dans le Tancrede de M. de Voltaire , devient encore plus fatigante que l'uniformite de nos vers alexan- drins a rimes plates. II eft vrai que l'emploi de ces vers meles exigeroit une prodigieufe fineffe de gout; ce n'eft point allurement cette forte de vers qui fie tomber Agefilas , ce fut le fujet. s»ir la fonc- Quelques perfonnes ont defapprouve dans mon drame , l'ufage frequent des points : elles auroient ete moins empreflees a me condamner , fi elles avoient daigne rechercher la caufe de cette ponctuation , dont je leur ai paru abufer. Qu'elles fe donnent la peine de juger par elles-rnemes , & elles verront que le Comte DE CoMMiNGEeft une des pieces ou il y a le moins de reticences & dc fens fufpendus. Cet ouvrage ne paraiflant point fur le theatre de la nation , & ne pouvant fe repan- dre que par la voie moins impofante de la lec- ture , il m'a fallu necefTairement accompagner mes vers d'une efpece de game poetique. Pour le malheur de nous autres verfificateurs , il y a 11 y a pen de gens. Void ce que nous die 1'auteur diftingue' 4e PRfeLIMINAIRES. kix peu de gens qui veuillent s'appliquer a fcavoir lire les vers ; c'eft une langue nouvelle pour quiconque parcourt rapidement la profe. D'ailleurs j'ai ecrir. pour tout le monde , pour de jeunes perfonnes a qui la lecture de la pocfie n'eft point familiere. Si l'on fait a ma piece l'honneur de la jouer fur quelque theatre particulier , on faifira davantage , par le moyen de ces points , le fens de l'auteur, & la repre- sentation en deviendra plus facile. Combien de dis- putes n'ai-je pas vu s'elever fur la fac,on dont fe de- la Lettre fur les four ds &• Us musts : » La lecture des poe'tes les » plus clairs a fa difficulte. Je puis afTurer qu'il y a mille fois » plus de gens en etat d'entendrc un geometre qu'un po'ete » parce qu'il y a mille gens de bon fens contre un homme de » gout , & mille perfonnes de gout , contre une d'un goiit ex- » quis. » L'honneur de la jouer. Les perfonnes, qui voudroient rc- prefenter IcComte de Comminge, obfervcronc que cette piece eft dans un genre neuf, qu'il nc iaut aucun gefte, nulle declamation ; je ne connais qu'une aclricc capable de rendre la derniere (bene ilans 1'cfprit du role. Combien de dij'putes. J'ai ete temoin d'une difcuflion tres-ap- profendie : les fenaments cependant font demeures toujours par- Ixx D I S C O U R S vroient lire nos meilleurs ouvrages dramatiques ! Toures ces difcuflions n'auroient jamais eu lieu , fi les Corneille , les Racine , les Moliere nous eufTent tran£ mis , en quelque forte , par leur pon&uation , l'efprit dans lequel ils avoient compofe. J'ai eu foin dans cette Edition , qu'on ne mit que deux points aux re- pos ordinaires ; les trois points indiquent le repos beaucoup plus marque , comme , .... L'imiter. . . eh le puis-je ? lis ont aime fans doute. . . & leur coeur ne fent plus ! Je me fuis deja plaint que nous fufiions encore M peu avances dans la ponduation. Nous n'avons que deux points : le point d'interrogation , & celui d'ex- clamation ou d'admiration, qui fervent audi a expri- mer le cri de l'indignation , f elan de la joie , &c» tages. II s'agiffoit de fij-avoir , Ci dans la fcene ou Agrlppine a un eclaircifiement avec Neron , elle devoit faire une paufe apres De tous ceux que j'ai fairs jc vais vous eclaircir. Yous regnex. Ou , fi elle devoit dire tout de fuite, Vous ref-nex, &c. Je me fuis dija flaint. Dans la Lettre au Comte de Frife, a. la tete de la Traduction des Lamentations de Jlrzmie. PRELIM INAIRES. Ixxj Et pourquoi ne pas donner a chaque affection de l'ame fon point particulier ? Quelle vie une telle ponctuation repandroit fur les ecrits ! II faut efperer qu'il s'elevera parmi nous quelque genie qui creera cette nouveaute , n* neceflaire a 1'efprit des langues , & a la fidelite de la tradition. II feroit heureux , pour une ame fenfible au pre- cieux avantage d'etre utile, que ces faibles obferva- tions en fiflent naitre de plus profondes , de plus dignes du fujet. Quand je n'aurois contribue qu'a exciter le talent , qu'a lui ouvrir une nouvelle car- riere, ou il puifle s'elancer avec fucces, je croirois avoir acquis quelque droit fur l'cftime de ce Public refpeclable , le feul prote&eur que je reconnaifTe , & j'imagine avoir prouve que je ne follicite & ne de- fire point d'autre prix de mes travaux. Un efprit fage ne doit aimer, e\: cultiver les arts, que parce qu'ils nous eclairent fur le peu de verite de tout ce qui nous environne , qu'ils fortifient notre ame contre les degouts infeparables de la vie , qu'ils nous aident a fupporter la mechancete ou plutot la faiblefie ma- ligne des hommes ; parce qu'ils nous apprenncnt en- Ixxij DISCOURS fin a nous fuffire a nous-meme , la premiere des con- naiflances j je n'ai pas attendu la let^on tardive de Inexperience & de l'age pour prendre avec le Taflfe Ie nom di Pentito. PR £L I MI N AIRES. fexiij TROISIEME DISC OURS. I A malis:nite de ia critique eft fi avide de faifir Ie , Ce ies premiers pas , li je pouvois me Hater d avoir ex- cite I'enthoufiafme de mes rivaux & de mes maitres, & d'avoir donne lieu aux ailes du genie de fe de- plover. NecefTue J'ai avance une verite fentie du peu de perfonnes fle parcourir . " ' „ ... t» • cene nou- qui penfent dapres elle : L>orneiJIe , Ivacine , «. C e " Crebillon , M. de Voltaire fe font fraye chacun une route qu'ils ont parcourue avec un fucces qui PR£LrMINAIRES. hrxv /era conhrme fans doure par Fa p3fr.erite : mai's je Ie repste: fe train zx fiirfeurs traces, c^eft voulovr groinY fervilement Fobfcur troupeau du peuple imi- tateur. Sommes nous jaloux d'atteindre au[oard T Tiut a quelque Iueur de reputation fur la fcene ? D fauc de toute neceflite , en le penetrant de fefprit fublimede ces illuflres tragiques , imaglner d'aurre; reports, & arriver au meme but par dVutres chemins. Mal- gre Ie re (peel que nos modcles do! vent nous iiv'pirer, ofons le dire, parce que 1'adniiration raifonnable ex- clut le fanatifme fuperititieux : Ta rerracr & la compaf- Jion „ ces deux grands pivots du theatre n T ont point ete employes parmi nous avec toute f energie dont ils font fufceptibles. S, Evremont fe plaignoit avaut moi » que nos pieces ne font pas une impreifion ailer » forte ; que ce qui doit former la pitie fait toutau » plus de la tendrefie ; que Pemotion tient lieu de » faiiiifement , I'etonnement de Fhorreur ; qu'il » manque a nos Sentiments quelque chofe d'aftez i> profond, &c. *> M. de Voltaire, a Foccafion d^ cette remarque, ajoute : » II faut avouer que S. Evremont » a mis Ie doigt dans la plaie Secrete d i Theatre » francais, » & il finit par cette obfervation fi vraie > qui doit etre une Iecon eternelle pour quicon- Kij Ixxvj DISCQURS que afpire au titre d'atiteur dramatique. » ces defauts ^ *> viennent dc trop de fociete , du bel efprit £y du peu » de folitudc. » Voila fans contredit d'ou nait cette . I De trop de foci-'i. On die que , de tous les peuples, le Francais eft le plus fociab'.e : ce!a peut-ctre : rnais cet amour de la fociete quiproduit les agrements de la converfation , la fleur de la po- JitelTe , Inelegance du ftyle , le brill ant du bcl efprit , ce meme amour de la fociete n'a-t-il pas aufll fes inconvenients ? En don- nant naiflance aux fines allufions , aux compaiaifons ingenieufes » a ces graces legeres qui font l'alifnent de fefprib, n'eft-il pas nuifible a la vigueur & aux progres du genie? Deli, cette meme pliyfionomie , fi l'on peut le dire , dans la facon de penfer , dans les ouvrages ; dela notre faufTe delicatefle, nos ames eifeminees : plus de grands traits , plus de profondeur dans les idees , plus de couleurs diftiiidtives ", toutes les nuances fe confondent. On quitte fon efprit pour prendre celui d'autrui , & Ton eft tou jours allure de perdre. Du bel efprit. J'ai remarque que ce qu'on nomme aujourd'hui iel efprir,neft quek frivole talencde rai!ler& detourner en plai- fanterie les chofesles plus ferieufes ; ce vice afflige non-feulement la pliipart de nos ecrivains , mais il eft devenu le ridicule general de la nation Depuis qu'on parle du ben tun , du ton de la bonne com- pagnie , on s'ecarte totalement du ton de la nature qui eft le feul qu'on doive employer, & le feul qui allure folidement le merite d'un ouvragc. Dupeu de folitude. II y a pres de deux mille ans qu'un poecc ; latin ecrivoit : Cflrmina feccjfum feribentis C? otia quxrunu PRELIM IN AIRES. lxxvij faiblefie de traits repandue dans laplupart de nos ou- vsages modernes. Ce n'efl point a la cour , parmi dcs femmes, & dans les cerclcs polis que le grand Cor- neille alloit puifcr cette force de raifonnement , cette fierte de pinceau , cette ame romaine qui l'elevent fi fort au-delTus de fes rivaux. Si Moliere eut cede aux follicitations de la fortune , & qu'il eut accepte un emploi qui devoit 1'attacher au fervice d'un prince , il lVauroit pas eu le loifir de creer & de nourrir dans le filence du cabinet les fccncs vigoureufe.> & immor- Pctrarque , dor>t le premier charme pcut-etrc eft celui d'uac f douce melancolie, difoit aulli : Ccrcato ho fempre folitaria vita Lc rive il Can no, c le campagne , e i bofchi Per f'urrir quell' ingepni fordi , e lofchi Che lc ftrada del del hanno fmarrita : 1 Le citta fon nimiche, amici i bofchi A miei penlier , &c. II n'y a pas jufqu'au Philofophc fans fafte, au Prcceptcvr de l'humanitc qui n'aic die : » chacun regarde deva'nt foi : mais » je regarde dans moi , je n'ai affaire qu'a moi , j'e me conll- » derc fans ceffe , je me condole , je me goucc , je me roulc en » nioi-nu me. » Pour reufltf dans quelquc genre de literature que ce loir, je dirai plus , pour etre liommc,il faut dcfcendie ! en foi, s'iaterroger , (cower Jon ame. lxxviij DISC OURS telles du Tartuffe , du Mifantrope , &:c. On ne fcau- roit trap s'arreter fur ce principe 11 important pour ic ht Coiia- les hommes delettres:la folitude alimente le feude 1'ame , la fortifie, etend fej facultes , & en la deta- chant des objets acceflbires , en l'ifolant , la rend , it I'on peut le dire , plus clle mcme ; c'eft du fein de la profonde meditation qu'ecldt & s'eleve le genie createur, au lieu que l'efprit a befoin d'emprunter de la fociete : ce qui lui donne un air de reffemblance avectout ce qui l'environne , & lui fait contracler la froide timidite de la fervitude. Cet amour de laretraite,ce travail obftine Viinprobus labor des Latins, cette ardeur infatigable d'approfondir fes ideas , d'en etudier tous les effets , de creufer dans la nature meme, eft fans doute ce qui a produit chez nps voi- fins des fcenes detachees que nous admirons , & ce chef-d'oeuvre des romans qui fera toujours le modele & le defefpoir des ecrivains qui fuivent cette carriere.. C'eft done dans ce champ tout neuf pour nos poe- tes tragiques que j'invite le genie a s'e'lancer & a Ce chef-d' ceuvre des romans. Eft-il necelTairc de nommer Clariife :- C'eft peut-etre l'ouvra^e on les pa/lions font le plus, developpees, & le meilleur triite de morale pratique. PRELIM IN A IRES. Ixxis nous faire gouter de nouveaux plaiftrs& de nouvelles inftru&ions : car le Theatre malgre la mauvaife hu- 1In * des pM> meur & la feverite feroce & gothique de cer- J 1 *™"™ " taines gens , fera toujours regarde comme une des d,kunia8 "^ premieres ecoles de fagefTe & d'humanite. II eft des martyrs zeles de l'habitude prets a fe fou- lever a la moiridre nouveaute que l'on veut introdui- re. Cette claflfe d'hommes qui ne demande pas mieux que de fe garrotter des chaines de l'ufage , n'a pu s'ac- coutumer a Yinnovatien d'un drame ou l'on repre- fente des religieux , un tombeau, un des perfonna- ges creufant fa fofle ; toutes ces images fombres & pa- Reponft anx cenfcurj thetiques qui laifTent des imprelTions marquees & dclkats. durables , leur ont paru trop fortes J trop affligcames , ce font leurs expreflions. II eft vrai que le genre dra- matique du Comte de Comminge, eft un peu dif- Car le tkdatre. » Jc regar Jc , dit M. de Voltaire , la Tragcdie » Sc la Comedie comme des lecons de verm , de raifon & de • bienfcance. Corneille , ancien Romain parmi lesFran^ais, x> a etabli une ccole de grandeur d'ame, & Molicre a ionde » celle de la vie civile. Les genies francais formes par eux, « appellent du fond de l'Europe les etrangers qui vienncnts'inf- v truire chez nous, & qui contribuent a Tabondancc de u Paris. » lxxx DISCOURS ferent de celui de TOpera-comique devenu par l'extra vagance de la modeun de nos fpeclacles de predilec- tion. Je repondrai cependant a ces Critiques delicats que nos predecefTeurs ont e'puife Fimpofant, ce fentirnent n borne du genre admiratif , ainfl que les mouvements doux & agreables du genre tendre. Lorfque Corneille & Racine donnerent leurs chef-d'eeuvres , nous nous > refTentions encore de la fermentation des guerres De I'Oj'e'ra comique. S'il arrivoit que la nation , par une de ces bifarreries qu'on ne peutgueres apprehender de fon inconf- tance, perfiftat a mettre l'Opera-comique au rang de fes pre- miers fpeclacles , il feroit a craindre que le gout , difons plus » les mceurs ne fulTent alteres , & bientot corrompus ! Le theatre chez les Grecs etoit lie au fifteme de legiflation. Des hommes eclaires qui connaiffent le pouvoir du phyfique ne fcauroient etre trop attentifs fur le choix des objets qui les entourent , & des impreffions qu'ils recoivent. Des ames remuecs par des ima- ges nobles & attendriflantes de vertu , d'humanite , d'amour des devoirs , feront allurement plus preparecs aux grandes cho- fes , aux bonnes actions, que des efpritsnourris de jeux infipides, & livres a la frivolite & a de plates bourTonneries. Quand les Atheniens refifterent aux forces du grand roi , ils ne couroient point entendre des muficiens efiemines , ils alloien t enflammer leur courage aux reprefentations des drames im- mortels des Sophocles, des Euripides, &c. Au moment que les Romains deferterent le theatre de Terence pour les Atellanes, l'cfprit male de la republique perdit de fa vigueur , & ce fut peut-etrela premiere epoque de fa decadence. civiles , PRfeLIMIN AIRES. ixxxj tfviles , le fang etoit allume ; tout refpiroit l'energie , laflamme de la paflion; tout etoit difpofe foit a la fierte de l'heroifme , foit a l'ingenieufe galantcrie de l'amour Efpagnol : de legers ebranlements fufri- foient pour exciter des fenfations dominantes. Au- jourd'hui que nos fibres ont perdu leurs tons , & qu'ils font afFaifles par la molleife , qui nous re- veillera de cette langueur lethargique , ft ce n'efl une repetition continue de violentes fecoufles ? On peut nous comparer a ces eaux dormantes , a ces lacs morts , que des orages feuls font capables d'agiter. Ce n'eft plus le pinceau , c'eft le burin meme dont il faut fe fervir pour tracer & entretenir dans nos ames enervees quelques fentiments qui s'y impriment& s'y confervent. Quand leCoMTE de Comminge n'au- roit produit que cet efFet fi important pour l'huma- nlte , pour la vraie philofophie , de mettre fous les veux le grand tableau de la mort , de nous familia- Le b « tn "^ 3 ° ial da Co-.«- rifer avec la terreur qui accompagne cette image, tedeco.w M1NOE. d'apprendre en un mot aux gens du monde a mou- rir , je croirois avoir rempli un des premiers objets de Tart dramatique , qui a la rigueux , ne devroit en avoir d'autre que celui de la morale ; d'ailleurs je ne pretens pas faire le proces aux fcrupuleux fe&ateurs de L lxxxij DISCOURS Vancienne routine. Qu' 'on me reproche de n'avoir pas fait reffembler mon drame a trois ou quatre mille pieces compofe'es dans le meme efprit ; de n'avoir pas voulu me trainer fur les pas d'humbles copiftes , bien infe- rieurs aleurs modelesjd'avoir neglige la petite adrefle d'agencer fansvraifemblancedes converfations amou- reufes & eregiaques j d'avoir rejette la fterile abon- dance des fituations romanefques , la multiplicity des incidents , ces roles de tyran fi oppofes a la verite &C au naturel , ces beautes etrangeres qu'on nomme des Pourquoi tirades j enfin d'avoir efTaye de faire quelques pas l'Auteur a eflaye de f ans m'appuyer fur la faibleffe d'autrui ; je citerai creer un nouveau pour ma defenfe un de nos legiflateurs dramatiques. genre. . , r " : A » Si , dit-il , on avoit toujours mis lur le theatre tra- * gique la grandeur romaine , a la fin on s'en feroit *> rebute. Si les heros ne parloient jamais que ten- » drefTe , on feroit affadi &c. Tous les genres font y> bons , hors le genre ennuyeux. Ainfi il ne faut ja- » mais dire : fi cette mufique n'a pas reufli , fi ce ta- » bleau ne plait pas , fi cette piece eft: tombee , c'efl » que cela etoit d'uns efpece nouvelle : il faut dire : » e'eft que cela ne vaut rien dans fon efpece. * J'aurai done prononcema condamnation , fi Com- tiliNGL a eu le malheur d'ennuyer : mais fi par ha- PR^LIMINAIRES. Ixxxiij 2ard j'avois reulli a faire couler quelques Iarmes , a peindre les orages des pafllons , a montrer la reli- gion fous les traits veritables qui la font aimer , s'ob- fKneroit-on a ne me point pardonner une (i hcureufe teme'rite ? II feroit fingulier que ceux qui tous les jours ont Athalie entre les mains , euflfent Hnjuite bifarrerie de taxer de hardiejfc contre les regies , le fu- jet duCoMTE de Comminge. Ls grand Pretre des Juifs valolt bien 1'Abbe de la Trappe ; & fi ie pou- Apo'oglede . .- . , r la Puce, vois nlquer mon apologie , j aurois peut-etre l'au- dace d'avancer que la Fable du Comte de Com- j&isge pour le but moral , a quelque fupcriorite fur celles de Polyeu&e &d'Athalie. Que nous prefente en effet la premiere de ces tragedies ? Un neophyte domine par un emportement de zele qu'ont defa- prouve meme les Peres de l'Eglife , qui brife fans nulle neceflite les flames des Dieux de l'Empire , qui caufe la mort de Ton ami , & par un enthoufiafme deplace , expofe tous les Chretiens aux horreurc d'une profcription generale. Dans Athalie on voit un Pre- De Polyeu&e v> d'Arhdie. Qu'on life M. dc Voltaire , on vcrra que je ne fuis point le premier a faire ce reproche a ces diames , qui d'ailleurs font des cbefs-d'auvres. Lij lxxxiv DISCOURS tre , un miniftre de paix & de verite echauffer les fureurs d'une confpiration , attirer dans an piege une Reine,fa Souveraine , & ordonner de fang froid qu'elle foit malTacrie. Jettons enfuite les yeux fur Comminge : la religion y efl: reprefentee comme une mere tendre.toujours prcte a ouvrir fon fein co«m- patiflant a des enfants malheureux. J'ofe prefente- ment demander a des efprits exempts de prevention, la :uelle de ces trois pieces (qu'on daigne toujours fe fouvenir que je park du fujet) a une fin plus mo- rale, plus liee a la faine politique , excite des fenti- mentsplus purs , plus profitables a l'humanite. Auffi je ne defefpere point que dans la fuite des terns Com- minge & les drames de cette efpece ne foient repre- Comminge f ent £ s f ur notre fcene. Les Efpagnols , dans la femaine joui un iour fur le The* f am te, jouent des Autos Sacramentales, & pourquoi ne tion. joueroit-on pas Comminge dans cette femaine de de- votion ou les feuls fpectacles foufferts font la Foire Ce quipeut & l'Opera-comique ? Ce n'eft pas ici le lieu d'exami- mo r iver cec- ceepcrancc ner ces fingularites de l'efprit humain : mais les reli- . gieux de la Trappe faifis d'un faint refpecl pour l'Etre fupreme , Comminge fe penetrant de l'image de la men, formeroient felon moi un fpeclacle plus con- yenable aces jours de recueillement, plus utile a IV P R £ L I M INAIRES. lxxxv melioration des mceurs , que les marionnettes & la farce des Racoleurs. Pourquoi encore n'aurions-nous point un theatre qu'on appelleroit leThedtrefacrc ,deftine uniquement a des representations de cette forte ? Je fc,ais que je vais exciter le rire des Plaifants agreables , qui me renverront aux pieufes faceties de nos peres : mais la plaifanterie ne m'empechera jamais de propo r er ce que je croirai raifonnable. Nos Comediens fran- cais joueroient pendant le Careme fur ce theatre ; on n'y donneroit que des pieces faintes ; ce feroit remonter a la veritable inftitution de la Tragedie ; on f^ait que chez les Grecs le theatre fervit d'a- bord a confacrer I'appareil de la religion , & la pompe de fes myfteres. Un homme de ge'nie ne feroit pas embarraffe d'annoblir ce que nos ayeux ignorants etoient parvenus a force de mauvais gout , a rendre abfurde & ridicule. Milton dans les plates bouf- fonneries de la Comedie du Pe'cheOrigitiel ,entrevit tout le fublime de fon Pocme , la majefte d'un Dieu vengeur , la fierte indomptable de l'Ange re'belle terrafle,& fe relevant fans ceffe des gourfres infernaux , les graces chaftes 6V fe'duifantes d'Eve, la faiblefle ■ xefiante d'Adam , 1'impofante perfpedive de tous lxxxvj D I SCOURS les malheurs qui devoient accabler fa poiterite. Bn^etplui Croiroit-on , parexemple ,que la Pajjion traitee par un p"^^" talent fupcrieur, ne feroit pas une de nos tragedies * uej « l es plus pathetiques ? Quel plus grand interet que ce- lui qui refulteroit du fpe&acle d'un Dieuaflez grand pour fe foumettre aux ignominies & aux fouffrances Que la Pajjion. Caftelvetro , Maffei nous apprennent que la Pajjion a ete j'ouee de tous les terns en Italic Au refte ce que je propofe n'eft point de mon invention : je ne parle que d'apres un de nos maitres. » Les Confreres de la PafTion, » en France , dit M. Voltaire , firent paraitre vers le fei- » zieme fiecle Jefus-Chrift fur la fcene. Si la langue francaife » avoit ete alors audi majeftueufe qu'elle etoit naive & groifie- » re , fi parini tant d'hommes ignorants & lourds il s'etoit trouve » un homme de genie, il elr a croire que la mort d'un Jufte per- » fecute par des Pretres Juifs, & condamne par un Preteur Ro- » main, eut pu fojrnir un ouvrage (ublime : mais il eut fallu » un tems e:laire &c. Et que d'autres fujets encore a traiter dans le genre facre ! Abraham pret d'immoler Ton fils unique aux volontes de Dieu , etoufFant l'amour paternel pour fe rem- plir de l'obeiiTance due a l'Etre fupreme ; Nathan annoncant a David avec autant de management que de dignite , la punition qui doit fuivre Ton crime ; 1'ombre de Samuel evoquee par Saul , & lui montrant dans toute Ton horreur le fort qui Fat- tend; le Prophete Daniel accablant Balthafar des vengeances de Dieu : ne voila-t-ii pas des drames qui pourroient produire les plus grands efFets &c I PRfcLIMINAIRES. lxxxvi] de la nature humaine , aflez bon pour pardonner a fes bourreaux , & pour prier en leur faveur ? Qu'on ajoute a ce vafte & magnifique tableau , ceux d'une mere en proie a toutes les douleurs , d\in difciple che'ri & fidele,qui pleureen accompagnant Ton maitre au fupplice , d'un autre difciple qui frappe d"un pro- i fond repentir , de'tefte ouvertement fa faute ; que ces foliations enfin foient rendues avec tout i'eclat , toute la d ignite du fujet , & en vers fublimes tels que ceux d'Athalie , & je doute qu'il y ait un feul fpe&ateur dont 1'ame ne foit dechire'e par tous les traits reunis de la tcrrcur & de la companion. Aprcs m'avoir fait des objections fur le genre de mon drame , on m'a encore reproche de ne lui avoir donne que Tetendue de trois Actes. Je hafarderai a t( ? s url c * ce fujet quelques idees que , fuivant ma convention avec meslefceurs eclaires 5 jefoumets a leur jugement. La diftribution d'unc piece en Actes eft une in- vention des modernes , c'eft-a-diie des Romains , que nous avons adoptee. On a cru par ces nouvelles dif- ficultes de l'art appuyer davantage la vraifemblance de l'intrigue , & augmenter I'interet : on n'a fait que l'affaiblir. Nos e'crivains dramatiques refTemblent en Ixxxviij DISC OURS cela a nosorateurs qui partagent leurs difcours en plu- iieurs points : arrangement que Ton peut regarder comme un jeu pueril du mauvais gout. Que diroit-on d'un batimentou Ton laifferoit fubfifter les echaffauts qui ont fervi a la conftru&ion ? Ces divifion? dans les drames etoient abfolument ignorees des Grecs j leurs intermedes remplis par les chocurs, developpoient Vef- prit des fcenes. L'Abbe d'Aubignac qui a ecrit fans Uulle philofophie , fans aucune vue qui lui appartint, a pretendu que cette divifion etoit fondee fur Vexpe- perience , & que toute tragedie devoit avoir une certaine lonqueur : on pourroit demander a d'Aubi- gnac ce qu'il entendpar ces expreflions vaguesd'une certaine longueur ; on pourroit encore ajouter que cette divifion , fondee fur I 'experience , eft peut-etre oppofee a la Nature , qui cependant eft lafource & le modele des arts d'imitation. Qu'eft-ce qu'un drame? N'eft-ce pas la reprefentation d'une action quelcon- que?N'y a-t-il point des actions de plus ou demoins de duree ? Qui doit en fixer l'etendue ? La vivacite de l'interet. Au moment que l'interet languit , il faut que Taction cefle , ou plutot qu'elle foit complete. Je dirai plus : eft-il vraifemblable que l'on puifTe fup- porter PR£LIMINAIRES. Ixxxlx porter avec des interruptions les grands mouvemcnts de l'amour , de la vengeance , de la tureur ? Or un afTemblage de fcenes ou I'interet croitroit a chaque inftant , ou 1'ame feroit emportee d'agitations en agitations , comme un navire poufTe de fiots en flots , ou la tempete des pallions lcroit d'autant plus violente , qu'elle approcheroi: de fa fin , un tel ou- vrage ne feroit-il pas afiiire de reuflir ? On fe gar- deroit bien de borner les fcenes , ce feroit la cha- leur meme de Paction qui en determineroit la lon- gu our & le nombre. Je fuppofe qu'un drame pareil compofat un feul Acte de mille a djuze cent vers , Unfeul Acle. De telles tragedies en un acte pourroient etre jouees a la fuite d'une autre tragedic. L/ufage de donnerapre; un drame touchant une petite piece comique , & fouvent une far- ce , fe reflent encore de notre ancienne tartaric Rien de plus op- pofe au fens commiralOn nous dit qu'il eft Ion de rire ajres a: oit fleuri : la joie atfure'ment eft une fenfation necefTaire .1 notre nature ; mais le but du Theatre eft que chaque mouvement de l'ame produife fon etfet , & par ce paflage fubit des larmes aux ris , on detruit les imprcftions nobles ce genie puifTant qui l'ont fait entrer en maitre dans le mechanifme des paftions humaines; il a du a la pliilofophie l'avantage d'avoir cree ce comique, qui eft bcaucoup moins d'exprefllon que de flotation , le vrai comi- Nij c DISCOURS qualite , il n'eut point acquis cette fuperiorite de ge- nie qui lui afligne une place feparee par un inter- valle immenfe de tous les autres ecrivains dans fon genre. Je ne ceflerai de me plaindre de ce que nous mettons tout notre efprit a nous eloigner de la nature ; pour nous en rapprocher , il faut abfolument que nous re- Etudier la venions fur nos pas , & que nousremontions au prin- g*a«d C prin- cipe des arts d'imitation. Je conviendrai que c'eft un d-imuacioii? travail penible j mais fi Ton ne s'efforce point de decouvrir le nud fous le nombre des faux ornements qui le dengurent & l'ecrafent , notre poefie eft anean- tie. AUe- ^es -A-llemands qui jouifTent des plus beaux jours wands cues ^ j eur li tt erature ,prouvent par leurs fucces qu'ils comrne mo- * ' * deles pour f ont beaucoup moins que nous ecartes des premie- ic na:arel & is vrra. res regies du theatre, Le bel efprit & la fociete n'ont point encore altere chezeux cefimple, ce beau naturel , la fource des richeffes dramatiques ; je ne citerai qu'un cxemple tire d'une tragedie ou eclate furtout cette verite de cara&ere fans laquelle il ne que , & le feul qui merite d'etre appelle vis comica ; aufli Mo- liere jufqu'a prpfent n'a-t-il pas eu de rivaux , ui memc d'imi-. Sateuri &c. PR^LIMINAIRES. cj peut exifter d'interet. Adam a banni de fa prefence Cain fouille du meurtre de fon frere. Ce malheureux pere touche au moment de fa fin , qui lui a ete an- nonce par l'Ange de la mort. La fccne reprefente fa fa fle , creufe'e pres de 1'autel , qu'avoit el eve Abel , & qui eft encore teint de fon fang. Adam repand fes craintes , fes larmes dans le fein de Seth , un de fes fils bien aimes. On vient lui dire qu'un homme dont l'air eft menac,ant & le regard terrible , s'eft montre a la porte de fa cabane : aces traits effrayants , Adam n"a pas de peine a reconnaitre Cain ; il ordonne audi- tot a Seth de prefTer ce fils criminel de fuir fa pre- fence ; il ajoute cependant qu'on le laiffe entrer , ft c'eft Dicu qui l'envoye , & par une de ces nuances dedicates & fublimcs qui n'ont appartenu jufqu'ici qu'au feul pinceau d'Homere , Adam recommande Aufeul pinceau d'Homere. On ne fcauroit trop lire Homcre pour avoir une idee de ces finefTes de traits qui donnent aui images l'ame & la vie. Combicn a-t-il dc morceaux remplis de ces beautes qu'un gout delicat peut feul apprecier ! Ce peintre fublime n'a pas dedaigne de placer dans un des coins du grand tableau de 1'OdyiTee, un animal domeitique vieillidans les foyers du palais d'UIyfle , & expoie aux mauvais traitcments des amants de Penelope ; UlyfTe , deguifc' ibus l'air ScTliabilleinent cij DISCOURS a Seth de couvrir l'autel , afin que le fang d'Abel nz blejje point les yeux de fon meurtrisr. Cain parait , amene par Seth ; il a les cheveux herifTes , l'oeil fom- bre & foudroyant , il s'ecrie : Scene tiree Eft-ce Adam que je vois ? VL fce'ne d« ADAM, d'un ton de fur p rife , melt de douleur. fecond afte Cain dans cc fejouri de la More . _ , ' d' Adam, tr»- A Z>eth. gedie de M. Jc le fens trop , voila mon dernier jour I Klopftock. . _ „ A Cain. Malheureux ! . flls rebelle aux ordres de ton pere , Tu me defobeis ! . Tu parais en ces lieux ! CAIN, d'un air farouche , & trouble". Adam . . quel eft celui qui m'amene a tes yeux ? d'un malheureux erranger, arrive chez fon ferviteur Eumee dont il eft meconnu ; le chien plus eclaire par le fentiment.recon- nait fon maitre , fait des efforts pour fe relever , & va en fc trainant lui lecher les pieds. Qui feroit arTez infenfible pourn'e- tre pas remue jufqu'aux larmes par une peinture aufli naive & aufli touchante ? &c. EJl-ce Adam que je vois ? J'ai pris la liberte de traduire a ma facon,c'eft-a-dire autant que ma faibleffe a pu me le permettre, ce morceau de la rragedie de la mort d'Adam de M. Klopftock ; ce drarne a plufieurs endroits d'une verite aufli pachetique ; M» Hubner nous en a donne une traduction en prole qui fufHt pour faire gouter les beautes efTentielles de 1'original &c. PReLIMINAIRES. ciij ADAM. Seth ne t'eft point connu ! mon fecond fils , ton frere ! CAIN. Mon frere ! . Que dis-tu ? . Je n'ai point de parents ; Mes parents . . font 1'enfer , les remords devorants. ADAM, d'un ton attsndri. Mon fils ! CAIN. Ah ! laifTe-la. ce nora que je de'tefte ; Bannis toute pitie ; n'en attends pas de moi. Tu vcux fcavoir pourquoi la colere cclefte A rappellc mes pas dans ce fejour funefte ? Adam . . Adam . . . jc viens . . . pour me venger de toi , Pour te punir. SETH effrayt ,faifant quelquea fas vers fon frere. Son flanc . . fous ta main fanguinaire ! . Ciel ! . C A I N , d Seth. Avant que tu fufTes nc , Deja j'etois infortunel Jeune homme , ecoute moi . . furtout . . fonge a te tairc' ADAM. Ta vengeance , grand Dieu , le pourfuit done toujours 1 C A 1 N , d Ad.m. Adam . . ne crains point pour tes jours. ADAM, Et tu veux me punir ? CAIN reprenr.nt f.i fureur. De m'avoir donne l'etre. ADAM cvec tenfrejfe. De t'avoir le premier compte paimi mes fils ! civ DISCOUS CAIN, d'une fureur concentric* Tu rafTemblas fur moi des malheurs inouis, Tous les tourments . . . tu m'as fait naitre! Oui , je veux me venger de la terre , des cieux , De toi , dont f ai recu la fatale exiftence , Le prefent le plus odieux , De toi , par qui je vis & je fuis malheureux ; Oui , je vcux attacher le trait de la vengeance Sur moi . . fur moi l'auteur d'un homicide affreux. '« Je vois tomber Abel . fon Tang crie & s'elance. . A Adam. De tes lils qui font nes . . qui naifTent , qui naitront , Le plus infortune comme le plus coupable , Je cede, en blafphemant , a ce Dieu qui m'accable s L'arret de fa juftice eft grave fur mon front ; Par-tout il me pourfuit, & par-tout je TorTenfe ; Pour augmenter encor l'horreur de ma foufFrance 3 Qu'il m'offre le palle , le prefent , Tavenir ; Que fes foudres fur moi viennent fe reunir ; Tous deux enflammez-vous d'une haine immortelle; Tourmentez , dechirez mon ame criminelle : Je vous jure a tous deux une guerre eternelle ; Ce font la tes forfaits . . & je veux t'en punir. S E T H allant q. Cain en plehrant. Ah ! barbare , ou t'emporte une fureur impie ? Confidere ces traits ft chers & fi puifTants, Ces cheveux qu'ont blanchis ies chagrins 8c le tems, ; Sonne PRSLIMINAIRES. cv Songe . . fonge , cruel , que tu Iui dois la vie. CAIN, avec tranfport. C'eft ce qui fait ion crime , & ce qui fait mes maux, Ma rage. . A D A M , d'un ton ylnttri , d Setk. Cert fon juge & le mien qui l'envoie ! . Dieu , me re'fervois-tu ces chatimens nouveaux ; A Setk. LaifTe-le s'abreuver des pleurs oii je me noie, A Cain. Que veux-tu > CAIN. Te maudire. ADAM, d'un ton yinttri. Ah ! e'en eft trop mon fils : Ne maudis point Adam . . mon fils J . je t'en conjure Par le faint nom de pere , au nom de la nature , Au nom meme d'un Dieu . . qui peut te pardonner, CAIN, avec defefpofri Sur ma tete profcrite il ne peut que tonner. , Non . . rien n'empechera Cain de te maudire. ADA M , allant vers fa fojfe. Avec chaleur. Ehbien, fuis les tranfports du Demon qui t'infpirej Viens , fils denature , fleau d'un Dieu vengeur , Viens , que l'humanite , le fang , rien ne t'arrete : Viens , je vais te montrer la place o\ ti fureur , Ta malediction doit tomber fur ma tete. . Vois-tu bien cette fofle ouverte par mes mains ? ; Q cvj DISCOURS CAIN, avec etonnement. ,Une forte I . ADAM, avec la mime vivaciti. Elle attend la cendre de ton pere. C'eft-la que pour jamais le premier des humains Depofera neuf cens ans de mifere; Cert-la qu'enfinje trouveun terme a ta colere ; La , tu dois me maudire . . aujourd'hui , malheureux \ De fon dernier foleil Adam voit la lumiere ! Une e'ternelle nuit s'etend fur ma paupiere ! Cette forte engloutit mes craintes & mes vceux ! ; Cain a lesjeux attaches fur cette fo£e. Oui , mon arret , f arret de la nature entiere Frappoit en ce moment ton pere infortune I Fre'mis , le meme fort , Cain, t'eft dertine. L'homme au travail , aux pleurs , a la mort condamne , L'homme aujourd'hui rentre dans la poufliere. . C'eftpeu pour tes regards de ces affreux objets, Adam de'eouvre I'Autel qu'il avoit fait voiler }>ar Seth. Repais ton coeur barbare , & vois tous tes forfaits. CAIN, e'pouvante. Cet autel ! . SETH, avec emfortement a Cain. Tremble encore effraye de ton crime. Tu vois l'autel d'Abel , f autel ou la vittime Neuf cens ans. Lifez la Genefe : Etfafium eft omne tempuf quod vixit Adam , anni nongemi triginta , &• mortuus eft &c. PRSLIMINAIRES. cvij Fut ton malheureux frere afTa/fine par toi ; Son fang . . Saccule encore. . Cain recule d'effroi , & Adam eft r-enchifur I'Autel t &• pleure. CAIN, trouble-. II rcjaillit fur moi ! . Abel dcs profondeurs du tenebreux abime , Monte . . s'eleve . . il touche a Ja voute des cieux ! . Le feu de la vengeance delate dans fes yeux ! Oil me cacher ? . mon frere ! . 6 mon frcre ! . il m'entraine ! • Contre moi . . contre moi tout 1'enfer fe decliame ! . Mon frere , vois mes pleurs . . mon frere , entends mes cris. • Courons ! . II va. vers I'autel. Dieu ! cet autel me repoufTe ! . II s'agite. . Un rocher menacant roule . . fe precipite. . Et m'ecrafe de fes debris ! , Apris une longue paufe. Oil fuis-je ? . . (A Adam.) Auteur d'une affreufe exiftence , Auceur de tous les coups cj i'en ce jour je recois , Adam, prete l'oreille ;" ecoute ta fentence j Je foule aux pieds la nature &fes loix : La malediction t'accable par ma voix , Et ton fupplice enfin commence ! Avec fur cur. Raflemble dans ta mort tous les traits afTaflins , Qui doivent moifTonner les malheureux humains 1 Que de toutes les agonies Les horreurs fur Adam s'attachent reunics! Que fes yeux expirants , fixes fur 1c tableau Oij cviij DISCOURS Des malheurs dont fes fils redoutent la menace; Mefurent le vafte tombeau Ou doit courir en foole & s'engloutir fa race ! Sens le friffon mortel parvenir a ton cceur ! . Sens la deftruclion s'emparer de ton etre ! . Avant que d'expirer , meurs cent fois de terreur J Songe . . que tu vas celTer d'etre. Vois le fatal linceul , au gre de mes fouhaits , Deja developpe , t'enfermer pour jamais ! . iVois ton cercueil rouler dans la folTe profonde. ; Ta memoire en horreur au monde , Par le dernier de tes neveux Ton nom maudit . . ton nom toujours plus odieux ! : ADAM, accabli de douleur. Arrete , fils cruel . . tu fais mourir ton pere • Adam tomle fans connaiJTance au pied de Fautel fur let lords de lafoffe ; Seth accourt lefoutenir dans fes bras, CAIN, tout d coup trouble', &■ croyant avoir tuifonpere, J'ai porte le tre'pas dans le fein paternel ! II court vers Adam , Seth le repoujfe; Demons, a vos fureurs que relte-t-il a faire > Peut-on etre plus criminel ? Cet attentat manquoit au meurtrier d'Abel ! Enfer , que j'embrafTe avec joie » Enfer , ou je voudrois etre a jamais entre t P$ut-pn de tes ferpens etre plus dechire , De tes flammes plus devore ? -, A ta rage je fuis en proic 1 , P R £ L I M I N A I R E S. ci* Je marche dans le fang ! . le fang rougit mes mains 1 ; Avec un cri. Ceft le fang de mon pere ! . . acheve mes deftins , Dieu vengeur , qui me fais la guerre , Frappe . . aneantis-moi fous cent coups de tonnerre. 11 fort igari. de terreur. ADAM toujours e'tendu fur la terre aux fieds de I'Autel , & foutenu par Seth. A Seth. Mon cceur plein de la more s'eft r'ouvert a fes cris. D'un ton attendri, Seth . . fuis Ccs pas . . II eft aufli mon fils! Dans cet egarement du crime Qui toujours pourfuivra le malheureux Cain , 11 croit avoir, helas ! immole fa victime , II croit m'avoir perce le fein! Jufqu'a ce trouble affreux fa raifon l'abandonne ! . Non . . il n'eft point mon afTaflin. . Dis-Iui . . . qu'il eft mon fils , dis . . que je lui pardonne. ,Va, coins. . Seth fait quelques j>as , Adam, le rappelle. Surtout,ne lui rappelle pas Que ce jour . . eft le jour marque" pour mon trepas. .' Quel tableau ! quelle vigueur de coloris dans ce role de Cain ! Le poete avoit a nous reprefenter le premier des fcelerats : il nous le fait voir livre aux fureurs du crime , & dechire par tous les remords qui le fuivent. La bonte paternelle eftdeployee toute en- tiere dans le peribnnage d'Adam j ce qu'il dit a Seth ex DISCOURS ail fujet de Cain qu'il aime encore , tout coupable qu'il eft , doit etre mis au nombre de ces beautes de fentiment qu'on ne trouve que chez les Grecs. On a vu les eflfets du plus grand pathetique, la mar- che impetueufe de la paflion , tous les orages du cceur humain. Je vais efTayer a prefent de donner une idee de cette fimplicite attendrifTante qui excite fans ef- fort lapitie,qui fait gouter leplaifir de laifler cou- ler ces douces larmes , plus cheres peut-etre pour la fenfibilite , que celles qu'arrachent la violence des tranfports , & la force des fituations ; j'emprunte en- core cet exemple de la meme fource ou je viens de puifer. Adam eft appuye fur l'autel d'Abel ; a quel- ques pas eft la fofTe que ce malheureux vieillard vient de creufer ; il eft avec Seth , fon fils bien-aime. ADA M ,a]>pu)'tfur I'Aw.el ,au-devant defafojjc; Irruption de Qu'a ines trifles regards cecte terre eit changee ! la premiere _^. , . m . , fcene du II Dieu ! quels objets pour mon ame afnigee ! aftc de la me- q q ne f ont j us mon £j s C£S (-J^mps delicieux , me tragedie. * Azib du printems , berceau de la nature , A\ile du printems. On ne fera point itonne de trouver dans ce mor- ceau des images paftorales ; toute la nature ecanten quelque forte dans fa rich; fimplicite , fous les yeux d'Adam , il eft alTer dans la vraifemr blance qu'il empruntoit fes expreflionj des objets champetre quil'entou- roient , &C. PR£LIMINAIRES. cxj Ou des tapis de fleurs fourioienc a mes yeux , Oil des fruits abondants prevenoient la culture : C'efl un fejour dc mort , hai , profcrit des cieux , Et le lieu de ma fepulture ! II quitte VAutel &< marche avec effort. O Seth , ici je dois dans la poudre rentrer ! Moi, l'ouvrage forti de la main eternelle , Moi , qui ne fuis point ne d'une femme mortclle , Isi , tu me verras , 6 mon fils , expirer ! Je le fens trop ! Je touchc a ce moment terrible Qui rappelle a la terre un limon corruptible , Et m'cndors pour jamais dans la nuitdes tombeaux. *. Ah ! cache-moi tes plcurs : ils augmentent mes maux. Tous ces vers font reche's d'une voix tombantei SETH, half ant la main de fon pere. Mon perc 1 ADAM. Sur mes yeux des ombres s'cpaiififTent ! Mon bras s'appefantit ! mes genoux s'arTaibliiTcnt ! Soutiens-moi. . Seth le feutient , il fait encore queljue paf. Je refpire avec peine , mon fils ! . Frappcs d'un froid fubic , mes membrcs fe roidiffent ! Jufquen fes plus profonds replis Mon cceur eft opprefTe d'une fombre triftefle ! En vain je la combats . . elle revient fans ceiTe M'accabier . . me plbngcr dans un fommeil pefant , Bien different , hclas ! du fommeil bienfaifant, Qui confoloit ma vie , & reparoit mon etre !. C xij BISCOtfRS N'en doutons point . . tout me Ie fait connaltre j Cell l'affreux fommeil du neant ! Je ne puis plus marcher . . Seth . . aflieds-moi. ; Sonjils I'ajfiedfur un lane degafoiL Peut-etre N'eft-ce pas ce moment . . ce moment que j» crains ! - L'efpoir . . l'efpoir dans mon coeur vient renaitre. i Ce Dieu , mon auteur & mon maitre Pourroit me rendre encore des jours purs & ferains ! . . Avec un long foupir. Ah ! . Ie fceau de la mort a marque' mes deftins. . ; O mon fils . . mon cher fils . . derobe-moi tes larmes : Je te l'ai dit , tes pleurs irritent mes aflarmes , Et me portent de nouveaux coups ! SETH, dans les bras defon ]>ere. JVIon pere. . Je ne puis mourir cent fois pour vous I A D A M , le tenant contre Jin fein, De l'amour paternel je goiit&encor les charmes ! » En montrant fa fojfe. De cet affreux tableau je voudrois fuir les traits ! Seth , avant que mes yeux fe ferment pour jamais , De mes derniers regards je veux jouir encore , iCS L'efpoir &>c. On a fache de rendre la nature dans route fa ve- rlte. L'efpoir eftpeuf-etre le feul confolateur , le feul foutien del'hora- me ; on peut dire qu'il s'attache a nous au premier moment que nous entrons dans la vie , & qu'il ne nous abandonne quclorfqu'on a jett£ fur nous le drap mortuaire* PR ELIMIN AIRES. cxiij Les tourner vers ccs champs oil le ciel fait eclore La richefle de fes bienfaits ! Que j'e puifTe admirer ces fuperbes forets, D'oil j'ai vu tant de fois naicre & monter Taurore ! Mon fils , guide mes pas tremblants , Vers ces obiecs , pour mon coeur ll touchan's, Set h conduit Adam , qui dit en mar chant : Que ma paupicrc appefantie , Par un fupremc cttorc , fc Jevc Cur ces lieux ,' Sur ces bords cnchanteurs , le plaifir de mes yeux ! <, Eden , Eden , fc'jour uelicieux , Attache encor ma vue , & mon ame attendrie . . Qu'Adam contemple cncor ces campagnes , ces bois, Ces vallonsoii s'&end la nature embellic ! . Qu'il lelpirc encore tine fois Le doux parfum des flcurs , & l'air pur de la vie ! . texh i'a afjisfur un autre banc de gafon, quiejl en face d'Eden, Aide mes faibles yeux. . SETH. Vous voyez ce jardin Qui domine la plaine entiere ; Plus loin , les montagres d'Eden Vous preientent leur cime altiere. .' ADAM. Les montagnes d'Eden , dis-m ! . Ciel ! . ma paupiere. ; En ge'mijjant. Seth . . . je ne les vois plus ! . pcut-etre ,en cet inicanC Le foleii moins viable eft couvert d'un nuage 1 . P cxlv PISCOURS SET H. Un nuage , il eft vrai , precurfeur de Torage , AfFaiblit la fplendcur dc cet afire brillanr. ADAM. Eh ! quand il montreroit fon front eblouiffant , Quand falumiere encor feroit plus eclatante. . C'en eft fait J idee accablante Qui frappe mes fens eperdus ! Le malheureux Adam . . ne le reverra plus!. .' Avec des larmes. II faut done vous quitter , campagnes fortunecs , De Taimable verdure en tout terns couronnees , Ou j'ai vit mes enfants s'elever fous mes yeux , Accourir dans mes bras , m'amufer par leurs jeux , Oii toute la nature , attentive a me plaire , Sembloit apres le ciel aimer en moi fon pere ! . II faut done vous quitter ! . Eden , divin fejour , De mes regards la volupte , l'amour ! . Ah ! je ne puis , fans repandre des larmes , Me rappellcr tes delices , tes charmes , Ces pies , ces bois , ces ombrages fi frais , Ces cedres eleves , fiers enfants des forets , Un nuage , il eft vrai, Je crois qu'on trouvera l'expreflion de la na- ture dans ce management de Seth pour la malheureufe fituation de fon pere. Adam , qui aime a fe flatter commela plupart des mourants, croit qu'un nuage lui cache le foleil , & fon fils par un ingenieux artifice gu'infpire la delkaceffe du fcntiment,entretiencfon pere dans fon errcur. PRfeLIMINAIRES. cxv Ces ferciles coteaux , ces envies jaillilfantes , Qui toujours plus brillantes , Retombent en ruifleaux , coulent parmi Ies fleurs. . C'eft trop vous profaner , Iieux facres , par mes pleurs I. Dans ce jour . . de mes jours le terme deplorable, O cher Eden . . recois mon eternel adieu ! Helas ! des vengeances d'un Dieu, • Tu portes a jamais l'empreinte ineffacable ! II a puni fur toi l'Jiomme faiblc & coupable ! . ." II regarde encore quelque tims. Seth , arrache-moi de ce lieu ; Remene-moi , mon fils . . vers mon dernier afyle : De cet unique objec mon cceur doit Ce rernplir ; Retournons vers ma fofTe ; elle attend mon argile , Et . . ne fongeons plus qu 5 .i mourir ! Seth entraine Adam veTsfafoJJc. C'eft bien a propos d'un tel morceau , qu'on peut s'ecrier avec l'auteur de la nouvelle HeloiTe : » 6 » fentiment , fentiment , douce vie de Tame ! quel s> eft le cceur de fer que tu n'as jamais touche ? Quel » eft l'infortune mortel a qui tu n'arrachas jamais'de a larmes ? * Je ne rapporte ces exemples empruntes de la Iitte- rature e'trarifrere . que pour exciter nos ecrivains dra- 1> , Le bl,t <*e 011 i Autcurd e- matiques a etendre une carriere qui .n'eft deia que tendreiaCar- i riere drama- trop limitce par notre gout minutieux & notre bd~ riv*. cxvj DISCOURS ejprit , la mort du fentiment & de la verite. Quand gou:erai-je le plaifir d'aiilfter a la reprefentation d'un drame, qui, des les premiers actes, fera fondre en lar- mes , dechirera les cceurs , y portera le ravage des paflions', arrachera a l'aflemblee entiere le cri de la nature meme i Quand verrai-je tous les fpectateurs , emportes a la fois par le meme mouvement , applau- dir comme le peuple romain , lorfqu'il repeta avec enthoufiafme ce vers de Terence : Homofum y humanl nihil d me alienum futo ? Maycns d'a- Q ue l e genie fe degage des entraves de l'imitation; vou 1 unDra- me qui me- qu ll fepenetre defon fuiet; qu'il afibcie la pantomime riteunfuccb , , , . ,. r d&idc. & * a decoration audiicours ; qu ll rejette les paftiches , Ce vers de Thence &r. Tout le peuple romain fe leva a la fois , & repeta ce vers. On fe rappellera que les theatres an- ciens contenoient environ quatre-vingt mille hommes aflis. Qu'il eft beau , qu'il eft glorieux dc s'emparer en quelquc forte de Tame d'une nation entiere ! E: que de tels fucces font au- deiTus c!u faible avantage d'amufer Toifivete de deux ou trois mille Sybarites , qui ne font amenes au fpecracle que par le feul befoin de varier leur ennui , & pour qui des vers ne font que du bruit, & le fentiment qu'un fafte d'expreflions theatra- les ! Sec. La pantomime &c. On ne fcauroit trop le redire : la panto- mime eft Tame du difcours. Que de fcenes nous paraitroien* moins longues , moins froides, /I le recit etoit foutenu par la PRELIM IN AIRES. cxvij (8C qu'il etudie l'art thcatral d'apres l'experience & la connaiffahce de l'humanite ; qu'il ne fc montre jamais & s 'identifie avcc le perfonnage qu'il nous repreiente ; qu'cn un mot le grand pocte ne foit pantomime " Phiioctete , Herculc mourant , Hccubc font des modules en ce genre que nous nc fcaurions avoir crop fous les yeux ; un feu! gefte quelquefois cit plus eloquent qu'r.ne \ ti t^ine de vers , quelques beaux qu'ils puuTent etre. lielt vrai que les Grecs & les Romains avoient les organcs plus flcxibles c]iie les n6tres,que leurs fenfations c:oient plus marquees', leurs fi- bres plus dedicates; Et document.! damns qua jimus origine nati ; nous fortons des glaces da nord : nos membr-s roides & I fouplefle , on: de la peine a r'c plier a l'expre.'Ton du : mtiinsoc A l'c'gard de la decoration , ne perdons jamais de vue que le tlie'atre doit etre unc representation fucceflive dc tableaux , 8C qu'un feul tableau eit preferable a une multitude d' inci qui nc font prefque jamais que des jeux puerils de l'art. Jeunes poiftes , lorfquc vous compofcz des drames , remphircz-vous |>ien de ce principe d'Horace : Segnius irritant aminos demijjli j>er aurtih , Quam qutjunt oculis fu dibits , t> qu$ life Jil i tradit fpeftator &v. Cert au gout a determiner les (icuations qu'il faut expofcr fur la ae , & cclles qu'on en doit tcnir eloignees , parce qu'cn efret i\ y a des adions qui acquiercnt plus d'inccrer par le recit , fi plies etoicnt prefemces a nos regards &c. cxviij DISC OURS que le plus fenfible des hommes ; & alors la na- tion verra paraitre ce chef- d'ceuvre # qui manque abfolument a notre theatre. Qu'on ne vienne point me dire que les arts d'imitation font arrives au degre de fuperiorite ou ils pouvoient atteindre : on n'a peut-etre fait que les premiers pas dans ce champ immenfe. II n'y a que l'ignorance ou l'im- becillite d'un amour propre groffier , qui pretendent que ces arts font dans l'etat de perfection. J'ai le courage de publier hautement ce que bien des gens ie Theatre penfent tout bas , & ce qu'ils ont la faiblefTe de ne Fran^ais fuf- cepcibie de point ecrire : le theatre frangais eft fufceptible de corredion. . ,, . . _^ , , r changement & d amelioration. (<)u on ne m oppole pas que les fituations & les caraderes font epuifes : la nature eft une mine qui fe reproduit fans cefle ; Que le plus fenfible des hommes. On pourroit, dans la culture des arts d'imitation , calculer les degres de genie par le plus ou le moins de fenfibilite ; ce qui a mis une diftance fi prodi- gieufe entre Racine & Pradon , n'eft autre chofe que le plus ou moins de chaleur d'ame. Les po'etes les plus fenfibles feront toujours ceux qui reuffiront davantage. Quel eft ce charme in- definilfable qui nous ramene fans ceffe a la Fontaine , fi ce n eft cette magie de fentiment , le premier des talents que pofTedoit cet homme unique dans fon genre ? &x. PR£ LIMINAIRES. cxix fes modifications varient a l'infini ; elles font diflfe- rentes a Pekin , & a Paris , & ce font ces differences dont nous devons enrichir notre fcene. Tching-ing dans VOrphelin de la Maifon de Tchao , trage'die chi- noife , veut fauver cet enfant precieux a la nation , & le garantir des fureurs de fon ennemi : il vient con- fier fon fecret a Kong-fune , vieux miniftre d'etat , retire , attache a la maifon de Tchao , & l'engager a cacher l'Orphelin dans fa folitude. Je fuis dans ma quarante-cinquieme annee , (lui dit Tching- FraemeriM ing ,) j'ai un fils de 1'ige de notre chcr Orphelin ; je le ferai paf- d'uneTragc- r i • rn 1 i . v ^ ^' e Chinoij. ier pour le petit 1 cnao ; vous irez en donner avis a Tou-ngan- fe. cou ( raflartin de cette famille de Tchao ) & vous m'accuferez d'avoir chez moi l'Orphelin qu'il fait chercher. Nous mour- rons moi &: mon fits , & vous , vous eleverez 1'heritier de votre ami , jufqu'a ce qu'il foit en etat de venger fes parents. Que di-- tes-vous de ce defTein ? Ne le trourez-vous pas de votre goiit ? KONG-SUNE. Quel nge ditcs-vous que vous avez ? TCHING-ING. Quarante-cinq ans. KONG-SUNE. II faut pour le moins vingt ans pour que cet Orphelin puiiTe venger fa famille ; vous aurez alors foixante-cinq ans , & moi j'en aurai quatre-vingt-dix : comment .i cet age la pourrois-jc # 1'aider r O Tching-ing , puifque vous voulez bien facrifier votre enfant , apportcz-ie moi ici , & allez dire a Tou-ngan-cou que cXX DISCOURS je cache cfiez moi l'Orphelin , qu'il veut avoir. Tou-ngan-cott viendra avec Acs troupes entourer ce village ; je mourrai avec vorre fils , & vous eloverez l'Orphelin de Tchao,jufqu'a ce qu'il puifle venger route fa maifon. Ce deffein eft encore plus fur que le v6tre : qu'en cites vous ? Ce fang froid de Kong-fune, cara&ere inconnu a nos climats , ce calcul reflechi de vengeance , cette efpeceen un mot de nouvelle nature ne charmeroient- ils point nos fpe&ateurs ? Tching-ing a fauve enfin l'Orphelin qui eft parvenu a l'age ou il pent fe ven- ger ; & il veut eprouver le courage du jeune hom- me ; il laifle comme par oubli dans Ton appa'rtement un rouleau ou font reprefentes tous les malheurs de la maifon de Tchao. L'Orphelin feul , jette les yeux fur ce rouleau , eft frappe de ce qu'il voit ; il ignore ce- pendant ce que iigniflent ces peintures ; il tombe clans ia reverie : e'eft dans ce moment que Tching- ing revient ; il examine d'un ceil obfervateur les im- preflions diverfes qu'a excitees ce tableau dans l'ame cie l'Orphelin ; il prend la peine de lui en expliquer le fujet ; enfm,quand il a bien approiondiles fenfa- tionr de fon pupile , & qu'il s'eft allure de Ton carac- ttre , il s eerie : Puifque vcus n'etes pas encore au fait , il fauc vous parJer clair. Le cruel habille de rouge,c'eltTou-ngan-cou.Tchao-t' re, e'eft PR£LIMINAIRES. cxxj t'efl votre grand pere. Tchao-fo c'eft votre pere. La PiincefTe c'eft votre mere. Je fuis le vieux Medecin Tcliing-ing , & vous £tcs rOrphelin dc Tcnao. L'ORPHELIN. Quoi ? Je fills I'Orphelin de la maifon deTchao! Ah ! voitf mc raites mourir de douieur & de colere Sec. Ccttc fcene n'eft-elle pas comparable pour le fu- blime 6c la fituation a celle d'Orefte & de Palamede dans l'Eleclre de Crebillon ? Ce tableau produit un eflfet fingulier & rapide , bien au - deflus des froi- deurs du fimple recit. Voila les beautes males & energiques que le gout francais devroit s'approprier ; ce font la les richefles dont nous pourrions groffir nos trefors , au lieu de recourir a cet efprit fervile d'imitation & de plagiat , qui ne fert qu'a deceler la faibleffe de nos reflburces & notre malheureufe indi- gence. On ne manquera point de m'oppofer nos mai- tres : qui les admire plus que moi ? Mais je demar.de qui les a crees ? On fera force de me repondre : la nature. C'eft done a la fource ou ils ont puife, que je propofe de remonter ; c'eft par l'e'tude de cette nature , le principe de tous les arts , que nos predecefleurs ont rne'rite de nous fervir de modeks, Q cxxij DISCOURS efor^ons-nous de l'etre a notre tour. » Ce qui nous » fert maintenant d'exemple , dit Tacite , a ete autre- a> fois fans exemple, & ce que nous faifons fans exem- » pie, en pourra fervir un jour. « Le grand Corneille , allurement je ne puis citer un non plus impofant , penfoit qu'il devoit le mauvais fucccs de Pertharite a l'emploi de l'amour conjugal ; bien des gens de me- rite 1'avoient cru fur fa parole , & n'auroient pas ima- gine d'appeller de cette decifion. Au bout d'une cinquantaine d'annees , Ines parait , & Ton eft tout Le grand £ tonn £ d'etre convaincu que le grand Corneille s'e- pu f e txcjn- t0 ' ;t trorr.pe , & qu'il falloit attribuer la chute de fcer, Pertharite non a l'amour conjugal , mais a la facon dont l'auteur i'avoit traite. On a fait des brochures, des volumes , pour decider fi l'on pouvoit donner le nom de comedie aux pieces de la Chauflee : on de- La Chaufte Err. II eft etonnant que l'auteur de Melanide n'ait pis fend combien le pathetique etoit au-deiTus dece comi- oue dcplace dont i! a deriDe vieux arbresqui onttout le funebre des cipresjeur feuillage agite par les vents , auxquels la prevention prete un bruit finiftre , le long murmure de quelques eaux qui s'ecoulent a travers des cailloux : voila ce qui an- nonce l'Abbaye de la Trappe ; il eft difficile de s'y rendre fans le fecours d'un guide. Enfin apres avoir defcendu une montagne , traverfe des bruyeres , & marche quelque terns entre des hayes > & par des che- mins tortueux Reformateur de la Maifon Dieu Notre- Dame de la Trappe , les Maximes , frc, cxxxvj pr£cis DE L'HISTOIRE donr la plupart ont pour objet les devoirs de la vie monafKque \ fes lectures de predilection e'toient l'l- miration, 1'Art de bien mourir du Cardinal Bellar- min , & les Vies des Peres des Deferts : ce dernier livre n'avoit pas fans doute peu contribue a enflarn- mer la fombre imagination de ce rigoureux refor- mateiir. On s'eft reffouvenu que , dans fon enfance , il parloit avec tranfport de la Thebaide & de fes fo- litaires , qui fembloient fouler le monde a leurs pieds ; on s'eft encore rappelle que , dans les voya- ges qu'il avoit fairs a Rome pour la reforme de Ci- teaux , il avoir pris plaifir a s'enfoncer dans 1'obfcu- rire des Caracombes , & a y nourrir cerre melanco- lie profonde , ou fe formenr en filence & d'ou. s'e- chappenr les grandes penfees & les grandes actions. II jouir de fon vivanr de tous les refpects que Pad- mirarion humaine eft forcee de rendre a la verru, fur- tout lorfqu'elle prend les trairs de la lmgularire & de l'exrraordinaire. En effet , l'erat qu'avoit em- braffe l'Abbe de Ranee rienr du furnarurel. Jac- ques II , Roi d'Anglererre , la Reine fon epoufe » Monfieur , frere du Roi , Mademoifelle de Guife , &c. penerres pour lui de la plus haure venerarion , al- loienr fouvent le vifiter & Padmirer dans fa retraire, & DE LA TRAPPE. cxxxvij & ils en revenoient eclaire's par fes confeils , & for- tifies par fes confolations. Menage difoit de lui : /Efurire docet £r difcipulos invenit. Le nombre des religieux de la Trappe eft con- fide'rable : on comptoit, en 1767, foixante-neuf re- ligieux de choeur , cinquante - fix freres convers & neuf freres donnes. Un filence eternel eft le pre- mier des reglements de cette maifon ; il eft l'ef- prit des ftatuts , & plus obferve encore durant la nuit : il etoit 11 important aux yeux du fondateur qu'il difoit a ces pieux folitaires , que rompre le fi- lence & proferer des blafphemes , etoit pour eux le meme crime ; il s'appuyoit de ces paroles de l'Eccle- fiaftique ifedebit folitarius £r tacebit. Le langage de la Trappe confifte done moins en des paroles qu'en des fignes ; e'eft la qu'on peut dire que Ton parle aux yeux bien plus qu'aux oreilles Si quel que reli- gieux eft force de violer cette loi rigide , il ne s'ex- prime que d'une voix baffe , & ne dit abfolument que ce qui eft neceflaire : on en a vu a l'agonie por- ter l'obfervation de la regie au point d'expirer, plu- tot que de parler , pour demander des fecours qui auroient pu les rendre a la vie. Ils n'ont entr'eux au- cune communication ni de bouche ni par ecrit. Pour S cxxxviij PRECIS DE I/HISTOIRE eviter meme toute occafion de s'entretenir , jamais deux religieux ne fe trouvent feuls , l'un pres de 1'autre; quelquefois ils vonttenir la conference dans les bois ; ils fortent du chapitre au fon de la cloche, un livre a la main , tous accables de ce filence ter- rible , & ayant leur fuperieur a la tete; ils emploient une heure & demie , que dure cette promenade, a me- diter fur les fujets les plus fublimes de la religion , & s'en retournent dans le meme ordre au monaftere. En quelque lieu qu'ils fe rencontrent , ils fe faluenc en s'inclinant, & ne fe profternent que devantleP. abbe & les etrangers ; ils vivent dans une mortifi- cation generale des fens. Leurs mets font appretes an' fe! & a. l'eau : ce font des legumes > des racines , du laitage ; ils n'ont a leurs repas pour toute boiflbn que du cidre ou de la biere tres-mediocres ; on ne leur Jamah deux Religieux nefe trouvent feuls. On lit {'anecdote (uivantc dans lc Cure de Nonancourt, premier auteur d'une Vie de l'Abbe de Ranee. » Deux freres avoient vecu dix a douze ans » a la Trappe fans f e connaitre ; le plus age etant a Tarticle de » la mort, temoigna au P. Abbe , qu'il n'avoit en expirant qu'un » regret , e'etoit d'avoir laifTe dans le monde un frere qui cou-. » roit des riiques pour ion falut. L'Abbe , touche de fon inquie- » tu e, fit venir ce frere devant lui, & lui permit de Tern* » brafTer. a DE LA TRAPPE. cxxxix idonne jamais de vin an refectoire , & tres rarement a l'infirmerie ; leur pain approche du pain bis. Us fe couchent en ete a huit heures, &en hyver afept. Us fe levent la nuit a deux heures pour aller a matines , qui riniflent ordinairement a quatfe heures & un quart. Ceil: un fpe&acle bien impofant que celui de cinquante ou foixante religieux raflembles dans les tenebres , au milieu d'une eglife eclairee d'une lam- pe lugubre , tantot profternes contre terre , tantot debout , fans etre appuyes , dans un profond recueil- lement & ne formant qu'une fcule voix , pour pu- blier les louanges de l'Etre Supreme !Leur chant eft le chant gregorien. Us travaillent tous les jours 1'efpacede trois heures, une heure & demie le ma- tin, & autant l'apres-dinee; ces travaux font le la- bourage , les lcflives , le (bin des ecuries , le balaye- ment des cloitres ; ils s'occupent aufu a ecrire des C'ejl un fpcftacle bien impofiint. Qufoa fe tranfporte dan» l'horreur des tenebres, combartue par une lueur/cmbre,& qu'on ^imagine entendre tous ces religieux a la fois , accablcs deli frayeur des fugemens kernels, proferer, dans le cri de leur cceur, ce verfet terrible, externuiLili:ur de t O[ulo anima tjus qui non fecit Deofacrijicium in tempore fuo. Si; cxl PRECIS DE L'HISTOIRE livres d'eglife , a en relier , a des ouvrages de menui- ferie . ! tourner ; ils font des cuillers de buis , des corbeiiles & des paniers d'ofier. A fept hemes , on Tonne la retraite ; chacun va fe mettre au lit , c'eft-a-dire s fe toucher tout vetu , fur des ais cou- verts d'une paillaflfe piquee , d'un oreiller rempli de paille , & d'une couverture fans draps , car jamais ils ne fe deshabillent. L'ameublement des cellules con- (ifte en une petite table , une chaife de paille , un petit coffre de bois fans ferrure, & deux treteaux qui foutiennent l'efpece de lit dont nous venons de parler. Les medecins font pour toujours bannis de la Trappe. Les malades , qui ne font jamais alites , fe levent tous les jours a trois heures & demie , & fe couch 3nt a la meme heure que la communaute ; ils afliftent a tous les offices dans le chceur de Tinfirmerie. Le refte de la journee eft employe a l : .re 3 a prier , 8c a des travaux proportion- ne? a leurs forces ; il ne leur eft pas meme permis de s'appuyer fur leur chaife. Toujours foumis a ce filence rigoureux , plus effrayant encore la nuit , ils ne fe parlent jamais , & portent la referve jufqu'a ne DE LA TRAPPE. cxlj pas jetter les yeux fur ce qui fe paflfe dans l'infir- merie. L'ufage des bouillons a la viande ne sac- corde qu'apres quatre ou cinq acces de fievre , ou plutot lorfqu'ils font prets d'expircr : encore la plu- part regardent-ils comme une faibleffe & comme une lachete d'accepter ce foulagement. lis gardent juf- qu'au dernier foupir le jeune &: l'abftinence , vont a 1'eglife, appuyesfur les bras de l'infirmier , recevoir les derniers facremens , & en reviennent dans la meme fituation, pour ctrc etendus fur la cendre & la paille ou ils attendent la mort , entoures de la communaute. C'eft dans ces moments que l'on a vu des prodiges d'heroi'fme ; ce font les mourants qui font des exhortations , au lieu d'en recevoir : il faut avouer qu'on ne meurt pas ainfi dans le monde. On appelle parmi eux fe proclamer , ou dire fes coulpes , une accufation volontaire & a haute voix qu'ils font de leurs fautes. Ils fe proclament aufli les uns les autres reciproquement ; on ne doit point s'excufer , quand mcme on feroit innocent. Le but de cet acle de fe'verite, ou le premier coup d'ceil n'appercevra qu'une fingularite revoltante , eft d'en- tretenir la profonde humilite qui eft en quelque forre Tame de »es religieux, Ils faififTent toutes les cxlij PRECIS DE L'HISTOIRE occaflons de pratiquer cette vertu ; morts a leur propre volonte , ils obeuTent non-feulement aux fu- perieurs , mais au dernier meme de la communaute , des qu'il fait quelque figne j ils font fi avides de fouf- frances, qu'ils ajoutent encore des mortifications vo- lontaires a celles de la regie , & , ce qui paraitra plus etonnant , une douce ferenite, le plaifir de Tame,, refpirent fur leurs vifages : on diroit que leur joie croit en proportion de leurs aufterites. Lorfqu'un religieux eft fur le point de faire profeflion , il €crit a fa famille pour renoncer a tous fes biens ; fa profeflion faite , il rompt commerce avec fes amis 8c xneme avec fes proches , & il perd entierement le fouvenir du monde. On ne regoit rien dans ce mo- Bompt commerce avec fes amis &" meme avec fes prochet. Le Comte de Rofenberg refufa de voir fa m°re. Le Chevalier d'Al- bergottieut un~ pareille inflexibilice a 1'egard d'un de fes amis. Ce qu'il y a de plus fingilifr, c'elr que cet ami ne pouvant par- venir a jouir de la prefence du Chevalier , prit le parti d'aug- raenter le nombre des folitaires de laTrappe. Malgre cepro- dige d'amitie, il n'eut pas le fucces dont il s'ecoit flatce': d'Al- bergotti s'obftina toujours a ne noinc le voir , & meme ne leva jamais les yeux fur lui. Voila ben le comble du parfait detache- ment de loi-meme ! Kit— il decide que la religion ordonne ccs facrifices de la nature & du fentiment ? DE LA TRAPPE. cxliij isaftere , qui , fans etre riche , trouve encore par une efpece de recompenfe attachee a la vertu , le moyen de faire des aumones immenfes : il vient quel- quefois aux portes du couvent jufqu'a. quinze cens pauvres , a qui Ton diftribue des portions , du pain & meme de I'argent. Quand Tabbe' apprend la more d'un parent de quelque religieux, il le recommande aux prieres de la communaute , mais fans le defi- gner, & en difant en general , que le pere , la mere, &c. d'un des freres eft mort. A 1'egard des hotes , void a peu pres de quelle fac,on ib font recus : le portier qui eft un des reli- gieux, ouvre la porte, apres avoir dit, Deo gratias* ie met a genoux, en s'inclinant profondement, comme nous l'avons deja obferve , fait enfuite entrer dans une falle , & va avertir le P. Abbe ; celui-ci donne ordre au religieux charge de la reception des ho- tes, d'aller au-devant d'eux ; il arrive , fe profterne, les conduit a l'eglife , ou il leur prefente de l'eau- benite , les mene a l'appartement qui leur eft deftine, & leur fait quelque le&ure de piete , apres avoir dit benedicite , par forme de falutation. La table des hotes eft fervie de meme que celle de ces folitaires : la feule portion extraordinaire eft un plat d'eeufs j oa. cxliv PRECIS DE L'HISTOIRE ne leur fait jamais manger de poifTon , quoique les etangs en foient remplis ; quelquefois on donne du vin aux perfonnes incommodees ; on lit pendant le repas l'lmitation , ou quelqu'autre livre de ce genre. Rarement les notes font-ils admis au refe&oire : on craindroit qu'ils ne cauflafTent des diftrac~tions aux religieux , & qu'ils ne vinfTent foufHer 1'efprit mon- dain, fi oppofe a celui qui anime cette aflemblee de philofophes chretiens. J'oubliois de dire qu'en di- vers endroits du cloitre font placees des fentences en vers. On feroit tente de croire que ces bons re- ligieux ont pouffe la modeftie & le mepris des arcs d'agrement , jufqu'a choifir les plus mauvais vers pour ces infcriptions. On en jugera par celle-ci qui eft fur la porte du refe&oire : Quelqu'herbe cuice au fel avec un peu de pain Eft le feul mets qu'on fert , en tout terns , fur la table ; C/eft bien pen : mais le corps ne fent pas qu'il afaim , Quand le cceur vit & fe fent plein De Tamour d'un objet inliniment aimable. LaReforme de Sept-Fons, a deux lieues de Bour- bon-Lanci , eft , a peu de chofe pres , la meme que celle de la Trappe ; elle fut etablie , dans le dernier Cede , par Euftache de Beaufort , &c, Quelques DE LA TRAPPE. cxlv Quelques perfonnes , qui n'approfondiffent point leurs jugements , s'e'Ieveront avec chaleur contre une inftitution , ou la nature humaine parait toujour? en guerre avec elle-meme , ou elle eft etoutfee & aneantie fous les rigueurs executives d'une mortifica- tion inouie : je prendrai la liberte d'examiner ces plaintes. Sans contredit, la Trappe feroit trop auf- tere , fi Ton n'y admettoit , comme dans les autres Ordres religieux , que cez jcunes gens , qui , pat gout ou par oifivete , embraffent la vie monafli- que : mais e'eft ici en quelque forte un lieu de repos ouvert a des hommes , qui fouvent ont vecu dans Ie defordre & que pourfuit leur confeience enrayee; Envifagee fous ce point de vue , cette fondation fera done regardee comme une des plus fages & des plus utiles qu'ait creees l'efprit de legiflation. ^cartons Quelques performes. L'Abbe de Ranee eut en effet beaucoup de cenfeurs a combattrc ; les murmures augmentercnt en 1664. L'Abbe fit affembler fes religieux, & leur ordonna de pailcr avec franchife fur cette reforme. lis s'ecricrent tous d'une voix unanime, qu'ils chenfloient leur etat,& qu'ils etoienc dans la difpofition de s'aiTujettir a de nouvellcs aufterites. Ouvert a des hommes. Liiez les vies de D. Muce, D. MoyTe &c. dans les Memoires de quelques religieux de la Trappe, en cinq volumes. T cxlvj PRECIS DE L'HISTOIRE&c meme la piete, & ne nous arretons qu'aux lumieres naturelles ; il y a eu , de tout terns , chez les Egyp- tiens , les Grecs , les Romains , chez tous les peuples & dans toutes les religions des afyles expiatoires. Un etablifTement, ou le crime agite de remords , peut fe jetter dans le fein d'un Dieu confolateur , ou l'ex- ces de la penitence s'efforce d'effacer l'enormite de lafaute, ou, en un mot , ilrefte encore au repentir Pefpoir de partager , un jour , la recompenfe de la verm, un tel etablifTement doit attirer la con- sideration & les refpeds de l'humanite. II va m'e- chapper une verite affreufe. Quel homme fur la terre auroit le front d'aflurer qu'il pourra ne point deve- nir coupable , & n' avoir pas befoin de recourir a ce fejour d'expiation ? Che\ les Egyptiens. Les Inicies parmi les Egyptiens , les Grecs, &c. Les poe'tes de ces derniers ont confacre les expia- tions : voyez la piece intitulee les Eumenides d'Efchile ; on con- nail aufli la kite des Expiations chez les Juifs, &c. ■for Up L E S AMANS MALHEUREUX, o u LE COMTE DE COMMINGE. D K ^ M E. Ti, PERSONNAGES. Le COMTE DE C OMMINGE tReligieux de la Trappe,fous le nom du FRERE ARSENE, LE FRERE EUTHIME. LE CHEVALIER D'ORSIGNL LE P. ABB£ DE LA TRAPPE, RELIGIEUX. La Schie eft dans VAhbaye de la Trappt* 3 1 5S **»? *V 31 #4 f Tfe W $fc £ 3 *2* **** ^ 31 ^4? IE Jf <*** ** I L E S AMANS MALHEUREUX, IT LE COMTE DE COMMINGE. D R A M E. ACTE PREMIER. la toilefe leve , & laijje voir un fouterrain vafle & profond , confacrc aux fc'pultures dcs rcligicux de la Trappe ; deux ailes du cloitre , fort longues & dperte de vue, y viennent aboutir ; on y dcfcend par deux efcaliers tie picrres grojjie'rement tailh'es & d'une vingtaine de dc'grc's. II n'cfi etlairi que d : une lampe. Au fond s'ih've une grandc croix , telle qu'on en voit dans nos cimetitres , au bs.s de laqvellt eft aaoffe un fipulchre peu ("levi , (y forme de picrres brutes ; plujieurs tetes de morts amencelies licnt ce monument avee la rroix ; ceft le tombeau du celtbre Abbe' de Ranee' ,fondatcur de la Trappe. Plus avant, du cote gauche , ejlunefojfe qui par ait nouvellement creufe'e , fur les herds de I a quelle font une pio- » e , unepelle,&c. Audevant de lafcene, dans un ies cores d main, droit: tfl une autre foje. Sur les deux ailes de ce fouterrain fe iifiwgucnt de dijlancs en iiftame , C? d peu de kautcur ie tsrre , une infinite' ie pt:i::s 4 LE COMTE DE COMMINGE, croix , qui dejignent les fc'pultures des religieux. On appcrcoit auhaut d'un des efcalicrs , iu cote droit , les cordes d'une cloche. Au has de la grande croix , fur les t'tes de morts ,fe lit cette infcription latint : Co- gitavi dies anriquos, & annos seternos in mente hafcui, Au-dejus de la mcme croix eji cette autre infcription : C'eft ici que la Mort & que la Verite' Elevent leur flambeau terrible : C'eft de cerce Demeure , au Monde inacceffible , Que Ton pafle a I'Eternite. t On pevt lire encore, des deux cotes du fouterrain , ces qu*trt nouvellet inferiprions. Morrel , entends cette Voix qui te crie : Dans l'existe>;ce envain ton orgueil se confie ; PeUT-ETRE , FREMIS DE TON SORT, La moitie de ce jour ne sera pas remplie , Que ta Cendre insensible, a ces Cendres unie, dormira four jamais du sommeil de la mort, Qu'apres de vaines connaiffances Les Efclaves du Siecle emprefles de courir , Se livrent aux erreurs des Arts & des Sciences : Ici Ton apprend a mourir. •$■ Homme aveugle,. dont Tame , au menfonge afTervie ,. Des fouvenirs du Mon le eft encor pourfuivie ; Que l'afpecl: de ces Lieux diffip* ton Sommeil ;. C'eft oil finit le Songe de la Vie , Ou dc la Mort commence le Reveih Homme, qui crains de te conaaitre , Qui repoufTes de toi les hor/eurs du Tombeau, A la lueur de ce pale flambeau , Lis ton arret : Mourir pour ne jamais renaitrEo D R A M E, SCENE PREMIERE. LE COMTE DECOMMINGE,k/o U i le nom A jamais vous etoit ravie ; II falloit rompre vos liens ; II s'agiflbit de vous , de votre vie ; Ceft vous nommer des jours bien plus chers que les miens. J'ai done brife mon cceur , & j'ai trouve des charmes A m'impofer un joug , le plus affreux de tous, Dont mon aman: ne put etre jaloux. J'ai, pour me dechirer, uni toutes les armes ; Je fais plus mille fois que d'expirer pour vous : Car le trepas finiroit mes allarmes ; Le Comte d'Ermanfay.. cher Comminge.. quels coups ! . Je vous trace ces mots dans des torrens de larmes . . Dc DRAM E. *S D.-S Jcmain , devient mon epoux ! Afouterai-je, helas ! que dans les bras d'un autre.. Qu'enSn a mcs devoirs je pretends ob.Hr ? Ne me revoir jamais., m'oublier.. eft le votre, Et le mien., fera de mourir. L E P. ABBt Quelle chaine de maux ! que la vie a d'orages ! Que ce monde eft feme d'ecueils & de naufrages ! Supreme providence ! 6 Dieii ! par quels chemins Amenez-vous au port les malheureux humains? Vous marchiez , 6 mon fils , a l'ombre de fes ailes. COMMINGE. Ce Dieu me refervoit des epreuves nouvelles, A l'amour , a la rage , au defefpoir livre, Du feu des pafllons embrafe , devore , Plein du demon cruel qui me pouffe & me guide , J'accours , j'arrive aux lieux qu'habite Adelaide ; Je la vois : a fes pieds je me jette , & foudain Prefentant mon epee : » Enfoncez dans mon fein » Ce fer .. oui , e'eft a vous de m'arracher la vie. ■«> D'Ermanfay vient , fur moi s'elance avec furie ; Un femblable tranfport tous deux nous animoit ; La foif de nous venger tous deux nous enflammoit Son epoufe s'ecrie , & vole entre nos armes ; Notre courroux s'allume a l'afped de fes charmes j X 16* LE COMTE DE COMMINGE, Nous nous portons des coups ; il fait couler monfang; Je m'irrite, Ie prefle, & lui perce le flanc : Il tombe.. Adelaide.. « Eh ! c'eft la ton ouvrage I Me dit-elle ; » Vas , fuis » des fens je perds l'ufage ; On m'arrete fanglant , mourant , inanime ; Dans un cachot obfcur je me trouve enferme ; J'attendois que la mort achevat mon fupplice : Je prefentois ma tete au fer de la juftice ; La nuit avoit rempli la moitie de fon cours ; On ouvre la prifon : « Accepte mon fecours , » Le terns eft cher , me dit une voix inconnue , » Sors , c'eft par ton rival que ta chaine eft rompue,» Un rival ! II a fui deja loin de mes yeux. Il manquoit le foup9on a mes tourments aifreux I J'emporte dans mon fein cette noire furie , Tout l'enfer a la fois , f horrible jaloufie. L E P. A B B t. De combien de perils l'homme eft environne .' C'eft un rofeau fragile aux vents abandonne. ,Vous l'eprouvez ,mon fils ! eh quoi ! fi jeune encore.* COMMINGE. Le malheur me pourfuit des ma premiere aurore. C'eft peu de ces aflauts! Un bruit inattendu M'apprend qu'a la lumiere un barbare eft rendu JS DRAM E. 17 Qu'a des pleurs eternels fa femme eft condamnee ; Aux marches du tombeau, c'eft moi qui l'ai trainee !. Prive d'un bien fi cher, egare , furieux, Ne connaiflant plus rien qui put flatter mes vccux, Que Iatrifte douceur, dans le filence & l'ombrc, De nourrir le poifon du chagrin le plus fombre , Je renonce a l'efpoir des richeflTes , des rangs ; Je quitte mes amis, je quitte mes parens ; J'abandonne.. une mere ; inconnu , loin du monde, Je cours enfevelir ma trifteffe profondj. Je cherchois un rocher,quelque defert afFreux; II n" etoit point pour moi d'antre afTez tenebreux; Ou je pufTe, a mon gre , farouche folitaire , M'enfoncer , me remplir d'une image trop chere ; Je me rappelle enfin , par le ciel infpire , Qu'il eft dans l'univers un fejour revere, Qu habitent la terreur , la fombre penitence, Ou dans l'aufterite , le jeune & le filence , Chaque jour entoure des horreurs du tombeau, Ramene de la mort le lugubre tableau ; C'etoit-la mon azyle.. Aufli-tot je m'ecne : Je fixe dans ce lieu le terme de ma vie ; Oui , voila le fe'pulchre ou doivent s'engloutir Mes larmes , mes ennuis , un fatal fouvenir ; Xij 18 LE COMTE DE COMMINGE; Ma chere Adelaide y recevra fans ceffe Mon hommage fecret , le voeu de mu tendrefTe : Elle y fera le Dieu dans mon coeur adore.. J'e'tois a cet execs par le crime egare. Je viens;vousm'ecoutez; cette ardeur, immortelle, Se cache a vos regards fous l'effet d'un faint zele ; Je m'enchaine a vos loix ; j'appelle a mon fecours Cette fauffe raifon, phantome de nos jours, Cette philofophie impuifTante & fte'rile , Qui n'apporte a nos maux qu'un remede inutile ; J'eprouve fa faiblefTe , & fes fophifmes vains , Eien loin de les calmer , irritent mes chagrins ; Mes jours dans la douleur commencent& s'achevent ; Vers la religion mes triftes yeux fe levent : Mon efprit eclaire l'embrafTe avec tranfport ; Elle a fait dans mon cceur defcendre le remord, L'amour d'un Dieu clement, la crainte falutaire : Elle m'a penetre du repentir micere.. Mais , mon pere , ce cceur n'eft point encor foumis ; J'y fens fe relever de puiifans ennemis ; J'y fens reflufciter une flamme coupablc : Cet objet fedufteur , ce tyran indomptable , Me combat , me pourfuit , s'attache a tous mes pas , Jufques fur cette fo/Te , ou j'attends le trepas ; D R A M E. 19 Ses traits, fes traits toujours armes de nouveaux charmes Arrachent mes foupirs , triomphent de mes larmes.. Je penche vers la terre.. 6 mon confolateur ! Ne me refufez point votre bras protecteur ; Daignez me fecourir.. LE P. ABBE. Ce n'efr. pas moi, mon frere; C'eft Dieu qui domptera ce jaloux adverlaire. II ne fouffrira point que , par lui defendu , Sous un joug criminel vous foyez abbattu : Dans vos fens defoles il verfera le calme. Cell apres le combat que Ton cueille la palme : Ellc attend vos efforts , priez , preflez , pleurez ; Obftinez-vous a vaincre , & vous triompherez. L'aveu de vos erreurs Sc de votre faiblelfe Vous rend encor plus cher , mon frere , a ma tendrefle, Vous n'etes pas le feul qui gemifliez ici. Dans l'ombre, dans la mort toujours enfeveli , Le frere Euthime , helas ! reiTent le meme trouble j Cette nuit de trifteffe, & s'accroit, & redouble. Aux pieds des faints autels , on l'entend foupirer ; Le tems de fon epreuve etoit pre; d'expirer ; j. i ■ 1 Le tems defon ipreuve. 'Le Novicut. Xiij so LE COMTE DE COMMINGE, Ma main lui preparoit notre chaine facree : II meurt, & de fes maux la caufe eft ignoree.. Souvent il fait vos pas.. COMMINGE. Dans ce fejour d'effroi » II nourrit fa douleur.. il gemit.. pres de moi ; Son ame eft du chagrin profondement frappee ; Ma foffe eft quelquefois de fes larmes trempee. Un mouvement fecret me preffe de fc^voir D'ou naiflent fes ennuis , ce fombre defefpoir.. Que d'un vif interet je reffens la puifiance ! Mais., foumis a la loi , je m'enchaine au filence. LE P. ABBE. Le filence entretient Pefprit religieux : Ranee nous l'a prefcrit Cependant en ces lieux Conduit par Dieu peur-etre , un etranger demand© Qu'un de nous en fecret & le voie , & l'entende. Auminiftere faint des 1'enfance attache, Dans les routes du monde a peine j'ai marche: No-re chaine faerie. La Profeffion oil Ton fait des vesux Scachez quel fentiment.x'elH'amour quil'enflame ; an Je ne vous cache point mon crime, mes malheurs , Pourfuit-elle , au milieu des fanglots & des pleurs : =>Mais ma funefte erreur ne m'a point aveuglee , »Et.. c'eft a la vertu que je l'ai revelee ; ssQu'il foit libre , m'oublie.. & me laiffe gemir. »Mon devoir vous repond que je fcaurai mourir. » Auffitot j'interromps : » Vous ferez obeie , xMadame.. d ? un rival je cours fauver la vie. * Je fais taire des fens la lache trahifon; J'ecoute Thonneur feul ; j'ouvre votre prifon : Vous en.fortez, conduit par d'Orfigni lui-meme. Quel plaifir je goutois a cet effort fupreme ! Que la vertu nous touche , & qu'elle a de douceurs ! Je reviens.» J'ai ferme la fource de vos pleurs , DRAME. z$ » Madame , 11 eft fauve ; pour toute recompenfe , ■» C'efr. moi qui vous demande un eternel filence. » J'ai pu vous oftenfer : mais un pur fentiment » M'obtiendra le pardon de l'erreur d'un moment*; De ce feu criminel mon ame etoit remplie ; Je retombois toujours ; ma raifon aftaiblie Me livroit a regret de penibles combats Qui laifloient mon courage ,&ne me domptoientpasj Cependant j'ai feu fuir ; helas ! fuite inutile! Mon amour me fuivoit daus mon nouvel afyle. II taut en triompher , & c'eft de mon rival Que j'attends le fucces d'un combat inegal. Que la religion , de mes fens fouveraine , Me confole par lui , m'eclaire & me foutienne. COMMINGE. Genereux d'Orfigni.. Que m'avez-vous appris ? Ah ! de tant de vertu vous me voyez furpris. C'efl: moi, dont vous devez appuyer la faiblefle ; C'efl: a moi d'immoler.. ma coupable tendrelle. Oui , la religion nous prete des fecours. ^ T a''S a la voix du ciel je refifte toujours ; Mon bras parait s'armer contre le bras fupreme ; Je le fgais , jel'offenfe , 3c trahis Dieu lui-meme, 5© LE COMTE DE COMMINGE, Lorfque dans ce moment, d'Adelaide enfim. Je n'en parlerai plus. Tout me perce le fein ; Tout blefle un cceur fenfible, & fait faigner fa plaie II eft dans ce fejour un mortel qui s'effaye A porter le fardeau d'un joug trop rigoureux ; Peut-etre , comme nous , c'eft quelque malheureux Qui , d'un fatal penchant victime infortunee , Vient cacher en ces murs fa trifte deftine'e ! Je ne fcais.. fes foupirs.. fes longs gemiflemens Excitent ma pitie , redoublent mes tourmens ; II femble me chercher , & fuit pourtant ma vue ! Mon ame en fa faveur n'eft pas moins prevenue. Je voudrois m'eclairer fur ce fombre chagrin : Mais un defir preffant me follicite envain : Un filence eternel doit nous fermer la bouche , Et jamais.. Un Mortel qui s'ejjhje Le Noviciat. ? SCENE V. D R A M E. 31 SCENE V. COM Al INGE, D'ORSIGNI,' LE FRERE EUTHIME. Ce dernier , fur l.i fin de lafcene prccUm:e , defcend de I'ejcalier au coti gauche ; il femble marcher avec peine ; il cppercoit Comminge , ieve fes deux mains vers le del, hsl:.ifle rttomber en lesjoignan: J en met en- fuirc ur.e contrefon cceur , s'arrete comme actable de douleur , c:n:inue d defcendre (y fait quelques pas fur la feint. On ne peut voir le vifag^ de ce rcligieux , fa tete etant enfevelie dans fen habillement* COMMINGE Vappcrcevant. L E voici. Que Ton afpeel me touche ! Devols-je etre, 6 mon Dieu ! percc de nouveaux coups? Euthime rr. line fes pas vers la foffi iejiinie d Comminge. D'ORSIGNI, jettant Its yeux fur luij Ou va-t-il ? COMMINGE. Vers ma fofle. D'ORSIGNI. O ciel ! que dites-vous ? Celt.. COMMINGE, en montrant fa foffe. Oul, voila le terme ou Ies malheurs finifTent, Ou des fonges trop vains helas ! s'evanouiffent j X $2 LE COMTE DE COMMINGE, C'eft la , qu'en peu de jours , peut-etre en cet inftant.. ( La vie eft pour Comminge un fardeau fi pefant ! ) Je vais enfevelir vingt-fix ans de miferes. . Eutkime conjidere la fojfe de Comminge avec une attention quifemble partir du ccrur , leve Its mains au del , les c'tend vers cette fojfe , (? Its rejoignant enfuite , tournefes regards vers Comminge. Ainfi la loi l'ordonne a tous nos folitaires ; D'une main courageufe ils doivent fe former ,Cet afyle.. Avec attendrijfement. Ou le cceur ne pourra plus aimer ! Je prepare le mien.. Voici celui d'Euthime, II montre la fojfe d'Euthime , qui eft au cote droit ; au* devant du theatre* De cet infortune.. Comminge Vobferve tovjours , il le Voitprenant la pioche fur les bords de la fojfe. Quel fentiment Tanime ? Penfe-t-il m'epargner ces horribles travaux ? D'ORSIGNI,/e regardant aujfu II refTent votre peine ! il partage vos maux ! COMMINGE. Cet inftrument de mort. . Euthime a vouluplujieurs fois fe fervir de cet inftrument , autant de fois il lui eft e'chappe des mains. A fes efforts echappe ! EUTHIME, l' a hiffe enfin tomber en pouljant un profond gemitfcment* AM COMMINGE. Quel gemuTement ! D R A M E. 33 D'ORSIGNI, a vtc tranfport. Que cet accent me frappe ! . Ne pcurriez-vous fijavoir? COMMINGE. Euthime jdk quelcuespas au-devant de Comminge f II vient ! . Comminge va au-devant de hi :mais Euthimt epres s' etre tonrni du cote de Comminge , jcrte un long foupir , &*/r retire, Comminge lui dit cvcc douleur • Vous me quittez ! , Ciel ! je trahis mes vceux . . le filcnce . . A d'Orfgni , qui veu: fuivre Reftez. Euthime monte lentemcnt par le mtme efcalier ; lorfqu'll cjl pres de I's'de en face de cet efcalier , ilferetourne encore pour reg^rder Comminge, hve les mains au ciel , 6* /"err. T i . i , ^.'i^ . m.1 - VJICT -; wmmmmmmmmmmmm ■■■■ ^tmtmm ■ ■> r v i * SCENE VI. COMMINGE, D'ORSIGNI. COMMINGE, arr-tant toujour* d'Orfignl qui veut fuivre EutLime, \\i ON..ne le fuivez point ; nos loix nous le defendent, Et. . Jl revient tu~devant du the'dtrtt Que mes derniers pleurs devant vous fe repandent. Toujours plus attendri pour cet infortune, A penetrer fon fort , toujours plus entraine, Yij 54 LE COMTE DE COMMINGE, Un mouvement confus m'inquiete.. m'agitej. Le malheur qui me fuit , & s'accroit } & s'irrite. D'Orfigni . . laiffez-moi . . puis-je vous fecourir £ Je ne puis . , que dormer l'exemple de mourir. D'ORSIGNI. Connaiflez d'Orfigni.: c'efl: peu qu'il fe combatte/ Qu'il s'obftine a foumettre un penchant qui le flatte ; 'A de plus grands efforts je f^aurai m'affervir : Malgre vous.. malgre moi , je fcaurai vous fervir; Je dompte ma faiblefTe , & l'honneur feul me guide.; Par un fidele ecrit je veux qu' Adelaide Scache. . COMMINGE, avt€ vhaciti. Que je me meurs. . D' O R S I G N I , aujfi vivcmtnt. Que vous l'aimez . COMMINGE. ODieu! Qu'avez-vous dit ? qui ? moi ? j'entretiendrois ce feu ! Et vous l'exciteriez , quand vous devez l'eteindre ! Eft-ce vous , d'Orfigni , que ma vertu doit craindre ? * Et j'ofe encor l'entendre , & ne le quitte pas ! Pte-moi de fes yeux , Dieu , viens guider mes pas. H fuit quelqucs pas pour fc retirer de la [cine. DRAME. 35; D'ORSIGNI. Eh ! le trahiriez-vous , lorfqu'auprcs d'une mere. . COMM1NGE, rtvtnant& avec tranjporti Elle vous eft connue ! Elle volt la lumiere ! D'ORSIGNI. Elle n'a point encor dans la tombe fuivi .Votre pere. . COMMINGE. Ta main , 6 ciel ! me l'a ravl.. D'ORSIGNI. Depouille de fa haine & d'un courroux fevcre ; Le repentir tardif a ferme fa carriere : Ce pere , alors fenfible , ignorant votre fort ,. En regrettant un fils , s'accufoit de fa mort ; De votre mere enfin qui ge'mit dans les larmes , La feule Adelaide adoucit les allarmes. COMMINGE. Ma mere . . Adelaide. . D'ORSIGNI. Uniflent leurs douleurs. Qui peut vous retenir ? Allez fecher leurs pleurs: C'eft a moi de cherir ce fejour de triftefTe ; Sans doute Adelaide e'coutant ia tendrefle. . Yiij 55 LE COMTE DE COMMINGE, C O M MING E. Vous voulez m'egarer , appefantir mes fers ! D'ORSIGNI. Pourriez-vous ignorcr que depuis quatre hivers , Cet objet (Tune flamme a tous les deux ft chere , A vu rompre fes nceuds ; que la mort de mon frere,= COMMINGE, avec tranfport. Adelaide . . D'ORSIGNI. Eft libre. COMMINGE, avec dtfefpoir. Et je fuis enchaine ! Aprh vne lonpue paufe Grand Dieu ! fuis-je a tes yeux afTez infortune ? Je pourrois a fes pieds lui dire que je l'aime ; Qu'elle eft de mes deftins la maitrefTe fupreme ; Qu'a l'adorer toujours je mettrois mon bonheur j Que jamais mon amour ne fortit de mon cceur! A d Orfigni cvec furev.r. Retirez-vous , cruel ; fuyez de ma prefence ; Que ne me laiiliez-vous mon heureufe ignorance ? Vous venez redoubler mon fupplice infernal; De femblables bienfaits font dignes d'un rival. D'ORSIGNI. Quoi ! ces liens facres, , D R A M E. 37 COMMINGE, toujoun tvtcfureur. Ma chaine eft eternelle ! Chaque inflant la reflerre & la rend plus cruelle ; Contraintdans mon tourment, a cacher mes douleurs, A repouffer ma plainte , a devorer mes pleurs , Ne pouvant efperer que la fin d'une vie De crimes , de remords trop long-tems pourfuivie »• Et plus coupable encore a mon dernier foupir : Voila toutce que m'offre un horrible avenir ! Dans ce gouflfre efirayant tout mon efprit s'abime ! Et. . je ne vois qu'un Dieu qui frappe fa vi&ime! A d'Orficni. Barbare ! . Quelle mort va dechirer mon fein ! Depuis quatre ans entiers combattant mon deftin , J'ai recule ce terme aftreux , epouvantable , Ou devoit m'accabler un joug infupportable , Ou l'amour. . ou l'efpoir. . ou l'efpoir pour jamais Devoit fuir de ce cccur confume de regrets ; Enfin , depuis un an , la colere celefte M'a fait ferrer ces nceuds.. ces nauds que ie dctefte j. Et quand je fuccombois fous ce pefant fardeau , Mes pas font retenus aux portes du tombeau. . Et j'y vais retomber plus iru'hcureux encore! Elle eft libre, elle m'aime . . 6 del ! . & je l'adore; . Yiv ^8 LE COMTE E>E COMMINGE,&c. Oui , tous mes fens font pleins de ce fatal amour : Je le dis a la nuit , je le redis au jour ; Oui , ce feu me devore , il embrafe mon ame ; Envain fhonneur , le ciel s'oppofent a ma flame : Les loix, l'honneur , le ciel , rien ne peut m'arreter; Je me livre aux tranfports , qui viennent m'agiter; Je me livre a l'amour , qui m'a brule fans ceffe; Toutes les paflions echauffent mon y vreffe . . Ah ! que votre pitie pardonne au defefpoir ; Ne m'abandonnez pas. Je veux encor vous voir. . Vous parler. . Dansce lieu. . Que d'Orfigni decide Si je dois. . Je n'entends , ne vois qu' Adelaide. D'ORSIGNI, mfirctiranu Que je le plains , helas I ^■^— — ■aw—— kbmmhiiI mwiwa» mmmmm —— mws—m — SCENE VII. COMMINGE.M JLi'ENFER eft dans mon cceur. . Je ne me connais plus . . Arme-toi , Dieu vengeur , Contre un cher ennemi. . que toujours j'idolatre ; Ce n'eft pas trop de toi, grand Dieu,pour le combattre* Fin du premier A3e* ^ \JUiMAA<efiJLh±K& ^^ §£ & I "SUP «S» $ * SuP 1 & A C T E II. SCENE PREMIERE. COMMINGE, feul , rff/ceni dans vne fitudtion qui annon.ee fa. iouleur ; z7 s'avanccfur lafcene , reJJc jiic/jug tfm* ia/w unprofoni accablemcnr , £r rfit : \ >v IUel nuage de mort s'etend autour de moi? S^ais-je ce que je veux ? Scais-je ce que je doi ? En cos murs d'Orfigni revient & va m'entendre : Eh ! quel eft mon efpoir ? Et que dois-je pretendre ? Rejetter mes liens ! rompre des fers facres ! Violer des ferments a l'autel confacres ! . Et ce vceu de mon cceur , le vceu de la nature , Ce ferment folemnel d'une tendrefTe pure , N'ont-ils pas precede ces ferments odieux ? L'homme eft— il un efclave enchaine par Ies cieux ? Pour fa fuibleiTe eft-il quelque joug volontaire ? Des humains malheureux le bienfaiteur , le pere , 40 LE COMTE DE COMMINGE, Ce Dieu qui nous crea , que nous devons cherir , Comme un fombre tyran verroit avec plaifir Le trait de la douleur dechirer Ton image , Une eternelle mort detruire fon ouvrage ! Mes larmes nourriroient fa jaloufe fureur , Et mes tourmens feroient fa gloire & fa grandeur I Ce feroit le fervir , lui rendre un digne hommage > Que d'epuifer mes jours dans un long efclavage ! . Non. Je reprens mes droits : l'aveugle humanite Ne doit former de vceux que pour la liberte ; N'avons nous pas afTez d'entraves & de chaines ? Eft-ce a nous d'augmenter le fardeau de nos peines ? Lie par des ferments. . ils font tous oublies : J'adore Adelaide , & je vole a fes pies ; Qu'un moment je la voye , & tous mes maux s'effacent , Ses charmes,fi puiffants, dans mon cceur fe retracent ; Si le ciel s'offenfoit du retour de mes feux , II fcauroit les eteindre , & triompheroit d'eux... Pourfuis, lache Comminge : outrage un Dieu fuprcme ; — A l'audace , au parjure ajoute le blafpheme. Apoftat facrilege , ou vient de t'emportcr Un amour infenfe , que tu ne peux dompter ? Tu paries de brifer les nceuds qui t'afTerviiTent ! Tes fens a la baffefle , au crime t'enhardiflcnt ! D R A M E. 41 Si ce phantome vain , qui fafcine les yeux , Qui n'a de la verm que l'eclat fpecieux, Si fhonneur t'arrachoit ta promefTe frivole, Reponds , oferoJs-tu manquer a ta parole ? Et la religion , rous les peuples descieux , Un Dieu raeme aux autels , un Dieu recur, tes vceux , Et tu les trahirois ! . Ce Dieu prct a t'abfoudre, S'il ne peut te toucher , ne crains-tu pas fa foudre ? Sur ta tete coupable entend-tu ces eclats ? Vois fortir , vois monter des gouftres du trepas, Ces fpectres tenebreux. . Toutes ces pales Ombres Me lancent. . Quels regards Be menacants & fombres ! Du fond de ce (epulchre , une kigubre voix . . II s'ouvre . . Quel obiet ! C'eft Ranee que je vois ! Lui. . qui vient me couvrir du feu de fa colere ! II s'elcve . . arretez , arretez , 6 mon pere ! II parle ! . * Malheureux , ou vas-tu t'egarer ? » D'entre les bras de Dieu tu veux te retirer ? » Tu veux rompre ces nceuds qu'il a ferres lui-meme! » Penfes-tu dctourner le mortel anatheme ? » A ton oreille envain ton arret retentit ! x> Le ciel t'a rejette ; tremble ; l'enfer rugit : » II demandc fa proie , & deja la devore. Qye faut-il ? , Repouflcr Timage que j'adore! 42 LE COMTE DE COMMINGE, 'Arracher de mon coeur un penchant immortel ! Oublier un objet . . qui vient avec le ciel Partager mon hommage , & difputer mon ame I Que dis-je ?• Adelaide. . elle feule m'enflame; Tu tonnes , Dieu jaloux ! eh bien : f obeirai. . A tes loix aflervi , j'oublierai . . je mourrai. . SCENE II. COMMINGE.D'ORSIGNI. oar la fin de la dernierefcene, on voit d'Orfigni defcindre de Vefcalier au coti droit avec une lettre a lamain ; il leve quelquefois lesyeux au ciel , les laijfe retomberfur cet icrit , annsnce la plus profonde douleur , 6* vient fur la f cine* C O M.M INGE, tppercevant d'Orfigni ; fait quelques pas au-devant de lui. J^'Orfigni.. Mais d'ou vient ce trouble, .cesallarmes.. D'Orfigni a tovjours lesyeux attaches fur la lettre , C?" avanct Jur le theatre. Ses yeux fur un ecrit . . qu'il trempe de fes larmes 1 Avec rranfport. Ah! parlez , d'Orfigni. . Tous mes fens dechires.. Parlez.. Adelaide., ace nom vous pleurez ! 13 OKSIGNI, !e regardant avec atten- drijfement. "Comminge..Ah!malheureux!. leciel..ap.3rr. fuyons fa vuc COMMINGE, avec tranfporu Achevez d'enfoncer le poignard qui me tue. . DRAM E. $$ Vous ne repondez point ! . je vous entends gemir ! D' O R S I G N I , avtc une profonie douleuri Nous n'avonsplus tous deux,Comminge, qu'amourir.; 'A pan. Mais quel eft mon defTein ?Mon amitie fidelle Doit plutot lui cacher cette affreufe nouvelle. Avec trouble. Laifle-moidans lesplcurs ; ces chagrins., font pour moi. COMMINGE. Ces vains deguifements redoublent mon effroi. Tout ce que j'aime. . 6 Dieu ! donnez-moi cette lettre. D'ORSIGNI. La pitie dans tes mains nedoit point la remettre. ; Je t'epargne des maux. . COMMINGE. Je veux m'en penetrer. D'ORSIGNI. C'eft a moi de foufirir. COMMINGE. C'eft a moi d'expirer. D'ORSIGNI, apart. Qu'ai-je fait ? Et j'irois.. je ne puis m'y refoudre ; Je n?. puis le frapper du dernier coup de foudre ! . . A Comminge. N'abbaifle plus les yeux fur ce trifte univers : Tu n'y verrois , helas ! que d'effrayants revers,. 44 LE COMTE DE COMMINGE, Faifant quelques pas pour fe retircr. Adieu, Comminge . . adieu. COM M INGE, fyrieux de douleur , & s'oppojant d la firth de d'Orfignu Non , cruel , non, barbare.. Je lirai cet ecrit. . D'ORSlGNI,,WMnr. Le defefpoir l'egare ! Si tu m'aimes , permets. . COMMINGE. Je n'ecoute plus rien. D'ORSIGNI. Tu me perces le cceur ! COMMINGE. Tu dechires le mien. D Orjip-ni veut fe retireri Comrrinpc trb'a£~efis gtnoux. Donne-moi. .me quitter! . A tes pieds je me jette. Jj ORSIGNIj/c relevant avec vivacite 3 fc* I'fmbraffant. Tu vois trop ma douleur . . ell? n'eft point muette. Avec une douleur enime'e. Que mc demandes-tu ? COMMINGE, avec impc'tuofite. La fin de mes malheurs 3 Le trepas , cette lettre. Jj U RS IG NI la lui dormant avec la r^rme vivrcite- Eh bien ! prends , lis , & meurs. DRAM E. 4; COMMINGE/.r. Grace a notrc recherche, a la fin moins fterile,' Nous avons deco«vert vocre nouvel afyle. Helas ! puiffiez-vous y goiiter, Vainqueur des paflions , un dcftin plus tranquille ! Quels coups nousallons vous porter! Depuis un an , f^achez que du fort pourfuivie.. Apres s'etrc arrachec aux lieux qu'elle habitoit. ; De fon amant 1'ame toujours remplie . . Viclime du chagrin qui la pcrfccutoit.. Adelaide . . a termine . . fa vie. . Camming? rombe cvavoui fur une des fcpultures des religieux : onfi rappeikra qu'elles font unpen chv cs de rerre. D'ORSIGNI, voulant le reltvtri Comminge! . 6 mon ami ! . comment lefoulager? Dans ce fejour.. 4* LE COMTE DE COMMINGE, « ■' "■* SCENE I PI. CO MM INGE , D'ORSIGNI, LE P. ABBl LE P. ABBE , defcenlu. de I'efcalier au cote droit , 6* arrive fur la/cine. ^(Jachons pourquoi cet etranger. . D' ORS IGNI , foutenant Comminge , & r appercevant It P. Abbe* Ah!monpere!accourez..daignez..Commingeexpire.. Cette lettre.. Elle eft a. terre , aus p'uds de Ccmmingt. L'amour.. que puis-je , helas ! vous dire ? COMAiINGEj/f relevant en q-uelque 'forte dufein de la mort, voyant le Pere Abbe, s'uriei Elle eft morte , mon pere ! &■ U ntombe, L E P. A B B E allant Vembrajfer , & le foutenir* Ecoutez un ami , Qui de votre infortune avec yous a gemi ; La piete confole , & n'eft que la nature Ardente a fecourir , plus fenfible , plus pure j Contre l'adverfite je viens vous appuyer; De vos pleurs attendri , je viens les efluyer. D'ORSIGNI BRA M E. 47 DORSIGNI, au-ievant du tbldcru Quoi ! la religion eft fi conipatiOanre , Elle, que tout m'ofiroit terrible &: menacante ! On la recioute ailleurs , prompts a nous allarmer.,- Ah ! mortels , c'eft ici qu'on apprcnd al'aimer. L E P. ABBl Des humaines erreurs que la fuite eft cruelle ! A Commin^c qu'il tjmt embrajfe, Ne vous refufez pas a mes (bins , a mon zcle ; Revenez , a ma voix , de cet accablement. COMMINGE ft relevant un pea. Je l'ai perdue ! Enfer , as-tu d'autre rourment ? Er il reron:be encore. L E P. A B B t , d d'OrJIgni. Permettez qu'en fecretun moment.. D'OrJtgni vcutfe retireri COMMINGE/- rtlmant avecjureufi Qu'il demeure; Mon pere , qu'a fe$ yeux je gemifle , je meure ; Tous mes crimes encor ne lui font pas connus : II m'avoit fuppofe quelque ombre de vertus ; Ii pourroit m'eftimer : de Ton erreur extreme Qu'il foit defabufe, . que d'Orfigni,. vous-mcme.. Z 48 LE COMTE DE COMMINGE; Que l'enfer , que le ciel , que l'univers entier Apprennent des forfaits , qu'on ne peut expier ; Qu'une ame fans remords devant vous fe deploye : Oui , dans ce meme inftant, ou le ciel me foudroye , Je formois le projet . . tous mes liens rompus. . J'allois porter mon cceur aux pieds .. elle n'eft plus ! . Et ce Dieu m'en punit. D'GrJlgnifort. Vous me quittez ? . Au p. aim. Monpere, Vous n'empecherez point qu'il ferme mapaupiere? SCENE IV. COMMINGE, LE P. ABB& LE P. ABBl \^/Est a mes feuls regards que vous devez ofFrir Les bleffures d'un cceur. . COMMINGE, toujour: fur cette fipul. ture , & avee une efptcc defureur. Que rien ne peut guerir. Mon pere , e'en eft fait. Qu'il me reduife en poudre , £e Dieu , qui s'eft venge : j'attends ici fa foudre. II embrajfe la tirre avec tranfport. DRAM E. M LE P. ABB£. Ah ! malheureux Arsene ! ah ! man fils , connaiffez Ce Dieu qui vous entend , & que vous oflfenfez : Sans doute, contre vous s'armant de Ton tonnerre i II peur de fa juftice epouvanter la terre , Expofer a nos yeux dans votre chatiment , Du celefte courroux l'eterncl monument ; II peut vous accabler de fa grandeur terrible : Mais ce Dieu. . C'eft un pere indulgent & fenfible ; Et vous en abufez , enfant denature ! COMMINGE, dans la mimefuuationl Mon pere ! . Ah ! loin de moi , ce Dieus'eft retire i II m'ote Adelaide. II dit ces mots en pleurant. LE P. ABBt Et vous ofez , mon frere ; Clever jufqu'a lui votre voix temeraire ! Dans vos impietes vous accufez le ciel ! Rendez grace plutot a fon bras paternel ; Que dis-je ? Vous pleurez Tobjct qu'il vous enleve ; II frappe Adelaide. Et qui conduit le glaive ? Qui l'immole ? homme aveugle, ouvre les yeux ; s'eft t^i, C'eft toi , qui trahiflant ta promeffe , ta foi , Zij • Jfe LE COMTE DE COMMINGE; Transfuge des autels , pour marcher vers l'abime; Courois te rendreau monde > a la fange du crime ; Ce Dieu , qui d'un regard perce Timmenfite , Les profondeurs du terns & de 1'eternite , II a lu dans ton cceur , dans fes plis inridelles, En a developpe les trames criminelles ; II t'a vu pret enfin a rompre tes fermens : II te ravit l'auteur de tes egaremens ; Sa clemence laflee a l'homme t'abandonne. S'il t'echappe des pleurs , que le ciel te pardonne , Qu'ils implorent ta grace , & celle de l'objet.. Par la voix du devoir je vous parle a regret; Donnez-moi votre bras. . II rele*e Comminge qui fait des efforts , & s'appuit Jur le Iras du P. Abbe. COMMINGE. Qu'exigez-vouSj mon pere ? J'allois fur cette tombe achever ma mifere ; Pourquoi me rappeller a ce jour que je fuis ? Nommez-moi criminel : je fgais que je le fuis ; Mais cet objet , mon pere. . il n'etoit point coupable; J'ai faittous fes malheurs :le ciel inexorable 'Auroit du fur moi feul appefantir fes coups , Et fur Adelaide il les reunit tous ! DRAM E. S 1 LE P. ABB£. Refpectez fes decrets ; adorez fes vengeances , Et fouffrez. COMMINGE. II a mis Ie comble a mes fouflfrances. Je ne le cache point : irois-je vous tromper ? Son bras du coup mortel eft vena me frapper. Je crains peu le trepas : je Ie vois d'un ceil ferme ,: Comme de mes malheurs Ie remedy & Ie terme. Mais ce que je rcdoute , eft un Dieu courrouce. Retirez done le trait , dans mon cceur enfonce ', Je fremis de le dire , Adelaide eft morte, Et fur Dieu cependant , plus que jamais 1'emporte : .Voiia le feul objet qui me fuit au tombeau. A la pale clarte de ce trifte flambeau , C'eft ellc que je vois , plus feduifante encore ; Aux autels profterne , e'eft elle que j'adore : D'autant plus accable de ma funefte erreur, Que meme le remord n'entre plus dans mon cceur, L E P. ABBl Qu'un efpoir courageux vous fiatte & vous anime 5 Criez a votre Dieu du profond de I'abime : D'un honteux efclavage il brifera les fers. Le cre'ateur des cieux , le fouverain dss mers , Ziij $2 LE COMTE DE COMMINGE. Qui fait taire d'un mot les bruyantes tempetes , Enchaine avec les vents la foudre fur nos tetes , Scaura rendre le calme a vos fens agites : Mais le zele conftant obtient feul fes bontes. Voulez-vous reveiller dans votre ame impuiffante Cesfublimes elans , cette flammeagiflante , Qui nous porte a l'amour de la divinite ? Qu'en toute fon horreur a vos yeux prefente Le trepas vous infpire un effroi falutaire; £clairez-vous toujours du flambeau funeraire ; Plus docile a nos loix , achevez de creufer Cette foffe , ou l'argile ira fe depofer. Tremblez que cet efprit, qui furvit a nous-meme, Dans fes deftins nouveaux n'emporte l'anathcme ; FremifTez : contemplez l'arbitre fouverain , Sur cette foffe aflis , la balance a la main ; Le pere a difparu : vous voyez votre juge ; II prononce. . Ou fera , mortel , votre refuge ? En hd montrantja foffe* C'eft done la que penche fous le glaive d'un Dieu , C'eft la que vous devez enfevelir ce feu , i Qui fait taire d'un mot. Imperavic ventis & mari , & fa&a eft tranquillicas magna. DRAM E. 5j Qu'il faut que votre coeur fe foumette , fe brife , Sur vos devoirs cruels , que la mort vous inftruife.. Avec ce maitre afFreux je vous laifTe. . llfait quelques pas po-urfcretirer. COMMINGE Pan-font , & vivemeat* Un moment , Mon pere . . cet Euthime irrite mon tourment ; Tantot je l'ai revu. . je refifte avec peine Au defir de fcavoir quel fujet le ramene , Ici.. fur mespas meme. . il femble partager Mes chagrins , mes travaux. . il veut les foulager ; Sur ma fofle il levoit une main defaillante , Et fa main retomboit toujours plus languiflante ; Lui ferois-je connu? . pourquoi ces pleurs? . fgachez Dans quelle fombre nuit fes deftins font caches. De moi-mcme etonne. . quel fentiment me guide ? Qui peut m'interefler apres Adelaide ? LE P. ABBl Eh quoi ! toujours ce nom ? je remplirai vos vceux J Je vais enfin lever ce voile tenebreux ; Euthime m'appprendra quelle raifon puifTante Rappelle a vos cotes fa douleur gemilfante ; Je vous en inftruirai. Son etat eft touchant ! Au matin de fes jours , il penche a fon couchant ! Z iv ^ LE COMTE DE COMMINGE, On craint que le poifon de la melancolie N'ait bientot confume le refte de fa vie. COMMINGE, cvec emporterr.sn-. Ah ! ce revers manquoit a mon malheureux fort ! L E P. ABBt. Dans ces tombeaux , mon frere, etudiez la mort; Je vous l'ai dit t cherchez fon horreur tenebxeufe.. C'eft l'ecole de l'homme. II fait encore quelques pqs poitr fortir. COMMINGE^nt'./.f. Ame fi genereufe » Ou regne la nature avec la piete , Ou Dieu fe fait fentir dans toute fa bonte , Puifqu'il n'eft point permis d'entretenir l'idee . , D'un ti cher fouvenir mon ame eft pofledee ! Que du moins ( je n'implore , helas ! que la pine) Mes pleurs puiffent couler au fein de l'amitie ! Faut-il que tout entier le fentiment s'immole ? jEt le ciel defend-t-il qu'un ami me confole ? IVion pere. . d'Orfigni foulageoit ma douleur. , Qu'il revienne. . LE P. ABBE le ferrant contrefm feint Eft-ce a yous a 4outer de mon cceur ? B R A M E. ;; Me fuis-je a votre egard montre dur , inflexible? Et pour etre chretien , doit-on etre infenfible ? Nc connaitrez-vous point , exemt de pailion , Le veritable efprit de la religion ? Le tendre fentiment compofe fon effence ; Le tendre fentiment etablit fa puiflance ; Si Dieu n'eut point aime, fuivrions-nous faloi? C'efl: 1'amour qui foumet la raifon a la foi. . Vous verrez votre ami, Commlnirefe projlerne dev.m: le P. Abhi, SCENE V. COMMINGE fiul , &■ revenant au-d:vznr fa thiiat. vJUe mes maux font horribles ! Eh ! qu'il eft: de tourments pour les ames fcnfibles ! Comblen de fois on meurt avant que d'expirer ! Tout m'attendrit , m'afflige, & vient me dechirer ! Cet Euthime.. Ah ! Comminge , ecartelesallarmes j Dans tes veux prefque eteints e(l-i! enccr des larmes? Sous le fraid de la mort pre: a s'aneantir , Ton cceur au fentiment pourroit-il fe r'ouvrir ? JYi tout perdu ! . Ceil moi que le tombeau devore ! C'sftmoi. . qui nc fuisplu:! 6 monDieu que j'implore » y6 LE COMTE DE COMMINGE, Tu veux . . que je l'oublie ! 6 comble de douleurs I Tu pretends lui ravir jufqu'a mes derniers pleurs ! Jit ce fupreme effort . . n'eft point en ma puifTance. Pardonne , Dieu vengeur , je fyais que jet'offenfe ; Je voudrois. . t'obeir. . II court au tombeau de Ranee, Vemlrajpc avec vivacite , & y repaid des larmes. Ah ! donne-moi ton cceur , Toi , qui des pafllons pus te rendre vainqueur , Ranee . . tu feus aimer ; tu connus la tendreffe : Tu fcauras . . comme il faut furmonter fa faibleffc Ta vertu , que Ie ciel prit foin de foutenir , De l'objet le plus cher dompta le fouvenir*; Du pied de fon cercueil , fur fa cendre fumante , Tu t'elevas a. Dieu , qui frappoit ton amante : Je n'ai point ton courage.. Ah! viensa mon fecours ; iViens , fubjugue un tyran. . qui l'emporte toujours. Contre un cceur revoke, Ranee, tournetes armes ;. D'Adela'ide en moi combats , detruis les charmes; L'ai-je pu dire ,helas ! . je retombe a ce nom; Prete-moi . . tout 1'appui de la religion. Mes larmes vainement inonderoient ta tombe ! Aimas-tu comme moi ? . Sous mes maux je fuccombe*. 7/ efl penche fur le tombeau , dux picis de la crtix hf dans un profond accablement. D R A M E. si SCENE VI. COMMINGE, EUTHIME. Euthime defcend de Vefcalier au cote droit ; e'eft de ce mime coti gue Com- minge a les deux mains & la tete appuycesfur le tombeau ; il eft done ajfel naturel qu'il nevoyepas Euthime , qui n'apptrgoit point aujji Comminge* Eurki/nefe traine jufqu'ifa fojfe',onfefouviendraqu'elle eft fur ledevant du theatre d droite ; ce religieux qui a toujours la ttte enfoncce dans fori habillement , examine long-terns fon dernier ajyle ; il gemit , il y tend. les deux mains quil leve enfuite au del ; il quitte ce lieu de la fcene , fait quelques pes pour fe retirer , appercoit Comminge , pcraic trouble, va d lui , 5"en ecarte , revient enfin ; Comminge qui ne I'a pas vu. , fe leve , fcf falje au cote gauche du theatre , pres de fa foffe ; Euthime court prendre fa place. II a remarque que Comminge avoit laijfe e'ehapper despleursfurlt tombeau : ily demeure dans le mime fituation oil Von a vu Comminge* C O M M I N G E/c levant, comme on vient de le dire , &• allant vers fa fojfe* x\ Llons nous acquittcr d'un barbare devoir. Qu'ai-je dit ? Letrepas n'efl-il point monefpoir? // prend la pioche. Terre, mon feul afyle , a ton fein qui m'appelle, Puis-je rendre aflez-tot ma fubftance mortellc? Ce,cccur , par vingt tyrans , dechire , devore , Pourroit-il affez-tot etre au neant livre ? 1/ enfonce la pioche , creufe la ttrre , (J trouve de la refinance. PenJant ce tern Euthime donne des baifers au tombeau ; on diroit ciCil vcut remtillir dans fon cacur Its Lrm:s de Comminge, $8 LE COMTE DE COMMINGE Tu m'oppofes , 6 terre , imrocher inflexible \ Ouvre-roi fous mes coups., a mes pleurs fois fenfible.. En pleuranr. De tes flancs amollis. . je ne veux qu'un tombeau. II arrache des picrres , qu'il jertefur le bord de la foffe ; il s' arrive ap~ puycfur la pioche , bf continue. £prouve , cbaque jour , par un tourment nouveau » Aurois-je a regretter une vie importune ? Helas ! dcs le berceau j'ai connu l'infortune , Les maux les plus cruels , les fupplices du coeur : I/exiftence pour moi ne fut que la douleur. 11 creufe encore la terre , laife la pioche , prrnd $ntrefes mains un crane* le conjldere avec une attention tenibreufe. De cet etre anime par un rayon celefte , De l'homme malheureux voila done ce qui refte ! Usont aime fans doute ... & ieur cceur ne fent plus ! II laijfe , avec unfigne d'eff^oi &• ie douleur , tombcr ce craft? , qui v~a rouler du cure d'Evrh'.me. Comminge a fon front appvye fur les deu% mains : il rejle quelrue terns dans ce f ombre accablemenr. Euthimefdtt un meuvement de terreur d I'afpecl de cette text , 6" il reprend la mimt attitude. Comminge revenu a lui , pourfuit : Ciel ! foutiens mes efprits de douleur abbattus. Euthime ft releve , tourne lesyeux vers le c'.el , met la train fur fon ccevr^ & retombe dans la m ? me fituation. Comminge prend la pelle , jette la. terre de cote &■ d' autre , met les pieds dans fa foffe , la conjldere avec- cette m'lancolie profende , le c.ircclere de Vame pi'ne'tree. Que j'ofe de ma cendre envifager la place. . La . . je ne ferai plus. , C'eft dans ce court efpace, 'DRAME, s% Que tout s'aneantit.. tout . . jufques a l'efpoir ; j C'eft ici . . qu^ l'amour n'aura plus de pouvoir , Qu'Adelai'de enfin . . je vis . . je brule encore ; Je fens . . qu'Adelai'de eft tout ce que j'adore. II laijfe tqmber lapellc, tombe lui-meme dans une attitude d'abbattement fur le coin de la ftjfe qui rcgarde le tombeau : par-Id il pcut etre vu du fpeSlateur; Euthime qui continue a n'etre pas appercu de Comminge , fait quelques pas vers lui , revicnt , donne des marques de douleur , rt- tourne 6* demeure une main appuyee fur le tombeau. Pardonne-moi, grand Dieu, e'eftmon dernier foupir; Pour la derniere fbis laiffe-moi me remplir De cet objet . . qu'il faut que je te facrifie ! Pardonne , fi malgre le ferment qui me lie , J'ai garde, dans un fe;n qui nourrit fon ardeur, II tire dc fonfe'n le portrait d'Alclaiie. Euthime eft pr.rvcnu jufqu'au* prcs de Commirre , 6" met fon mouchoir d fes yeux ; il ecoute Com- minge cvec intirSt. Cette image fi chere. . attachee a mon coeur : Eut-on pu Ten oter , fans rnarracher la vie ? II attache lesycuxfur le portrait. Voila. . voila les traits . . qu2 l'on veut que j'oublie ! Effaces par mes pleurs . . a mesyeux fi prefents . . Sur la religion . . fur le ciel fi puiffants ! A Dieu meme . . a Dieu meme , oui je t'ai preferee, Tu m'enfiammes encore , 6 femme idolatree. £o LE COMTE DECOMMINGE, Du coeur le plus epris , & le plus malheureux.. II couvre le portrait de baifers 6* de larmes. Ma chere Adelaide. . emporte tous mes vceux. . Euthime les deux mains ctendues vers Comminge , qui toujours ne le voit pas , fc" comme pret d s*ccrier, Le dernier fentiment de l'efprit qui m'anime. EUTHIME, avec un cri. Ah ! Comte de Comminge ! life retire avet une efpece de precipitation, COMMINGE remettant avec vivacitl le portrait dans fon fein, b frapp e d'e'tonnement. A CCS aCCentS ! life retourne. Euthime ! • II m'a nomme ! . Euthime ft retire vers Vefcalier de I'aile droite. Sa voix . . cruel . . vous rne fuyez ! . II va a lui. Rien ne peut m'arreter . . que j'expire a vos pies. Euthime ayance le Iras pour empicher Comminge d'approcher, Quoi ! vous me repouiTez ! II demeure interdit. Son empire m'etonne ! Euthime a monte dt'jd quelques marches , il tombe les deux mains appuyies far lesgenoux , dans I' Attitude d'une perfonne quipleure, II pleure ! . Comminge avec impetuofiti allant a Euthime , 6" dt'jl fur une des marthes, Je fcaurai. • DRAM E. Ml EUTHIME/e relevant , f lul faifaM Jlgne toujours de la main pour qu'il n'avance pas. Reftez . . Le ciel l'ordonne. Euthime ackcvc de monter avec peine , tournanz fouvsnt la :e:e, C O M M I N G E dcmeurant interdit Jur le dcgre. Dieu lui-meme commande ! il cnchaine mes pas ! . Quel filence obftine , que je ne comprens pas ! 11 fe retourne vert Euthime qui tfl au haut de Vefcalier ; ce dernier joint les mains ,femble s'airejfer au ciel, regarde encore Comminge , poujji un profond gcmijfemenr , eft pret de quirrer la fcine. Euthime . . cher Euthime . . il gemit ! & m'evite. . Comminge monte encore quelques degrc's pjur aller vers Euthime f 6* dit avec des larmes : Euthime . . ecoutez-moi . . qu'un feul mot. . . llfuit leng-tems des yeux Euthime, qui difparair enfin, apres s'ctrc en~ core retourne" & avoir regarie Comminge en levant les mains au ciel , (f mettant la main furfon caur, II me quittc! . 62. LE COMTE DE COMMINGE, SCENE VII. COMMINGE/«I, defendant. V^Es fons..ces Tons touchans..dans mon ame ont porte.. Trop chere illufion ! . frappe de tout cote . . Ma douleur , mon tourment , mon defefpoir redouble ! Toutce qui m'environne augmente encor ce trouble.. II va vers le rombeau* O Dieu qui me punis , que j'offenfe toujours , Precipite la fin de mes malheureux jours ; O Dieu. . foulage-moi du fardeau de mon etre. II a une main eppuyie fur le tombeau. SCENE VIII. COMMINGE, D'ORSIGNI avec V riJ V itition , defcendantpcr t e^ca itr du core gauche , & accourant d Comminge* COMMINGE allant au - devant de IdHOrfgni,avtc trar.fporc, L me connait ! Z)' O Tv S I G N I, avec la m'.me vivacire. Euthime , en ce moment peut-etre, A fon terrae arrive, , COMMINGE. D R A M E, 6} COMMINGE, efrayc. Vous elites ? D'ORSIGNI. A 1'initant , J'ai vu ce malheureux que Ton trainoit mourant Aux lieux , ou la pitie d'une main bienfaifante S'emprefTe a foulager la nature foufFrante. COMMINGE, avec douleur,bfiifan> quclques pas. Jete perdrois ! Euthime I D'ORSIGNI. A travers fa paleur, 5'ai faifi quelques traits. . ils ont trouble mon cceur ; Comminge. . il faut le voir. COMMINGE. Je le verrai fans doute, Courons. . ce cceur , helas ! n'a plus rien qu'il redoute. II fort, D'ORSIGNI. Je fuis vos pas . Aux lieux oa laj>itM. L'infirmerie. Aa $4 LE COMTE DE COMMINGE.&c, SCENE IX. C'ORSIGNIj^. \ ) Gel ! prens pitie de fes maux \ S'il n'efl point en ccS lieux, on done eft le repos ? Fin du fecond AB-z* $ -o- •*■ * A C T E III. SCENE PREMIERE. C O M M I N G E dtfcendant avec precipitation , (? D ORSIGNI lefuxvant avec U meme emprefement^ C O M M INGE encore fur Us degr c 's x l\| On , ne me fuivez point. 11 efl defcenlu fur la fine* D'ORSIGNI. Sous ces voutes funebres , Que venez-vous chercher ? COMMINGE. Le: r!us noires tenebres. S'il etoit fur la terre un fejour plus affreux , J'y precipiterois les pas d'un malheureux. Dans la nuit de la mort que ma douleur fe cache ] A me perfecuter tout confpire Scs'attache ; Tout fe plait a bleffer ma fenfibilite. Je ne puis m'arracher a la fatalite ! Aaij '66 LE COMTE DE COMMINGE. Que je reconnais bien cet infernal Genie , Applique fans relache a tourmenter ma vie , Et qui , des mon berceau s'abbreuvant de mes pleurs , Emporte mes deftins de malheurs en malheurs ! Acharne fur fa proieavec perfe'verance. . Jouis cruel :ta rage acorr.ble ma fouffrance ! D'ORSIGNI. Quoi ! roujours entoure de l'ombre des tombeaux, Lorn dj lee- adjucir , vous irritez vos maux ! Aimant a vous nourrir de Gel & d'amertume , Vous-meme entretcnez f ennui qui vo js con fume I COMMINGE. Euthime.. vous fc,avez quel trouble en fa faveur, Quel pouvo'r inconnu femble entrainer mon cceur, Qu'apre';. Adelaide , il eft le feul , peut-etre , Pour qui le fentiment dans mon ame ait pun ait re; Cet Euthime.. que j'aime, & je ne fgais pourquoi.. Refufe de me voir . . II s'elolgne de moi ! Malgre mon defefpoir , ma priere , mes larmes , II veut a mes regards derobsr fes al larmes ! On dit merne, & je tremble a ce nouveau chagrin , Que fes jours langu!fTants approchent de leur fin : S'il m'etoit enl eve . . que m'imp orte fa vie ? gue dis-je , 6 ciel ? La mienne a Ton fort efl unie t D R.A M E. 67 Mais , d'Orfigni , d'ou vient cet interet puiffant ? Serolt-ce du malheur le fupreme afcendant , Et des inforrunes le cceur facile & tendre , Plus que les autres coeurs , cherche-t-il a s'etendre? Gourerions-nous enfin de fecrettes douceurs A confier nos maiix , a depofer n :>s plcurs ? La peine parragee efr- elle plus legere ? Ou ce citl , de qui l'homme eprouve la colere , Que ler plu:- malheureux fouvenr tOuchen: lemo'ns; IVTer-il le fenrirrcnt an rangde no: befolns ? Eu'h'.rre . . a mcs cctes je le revois (dni ceTe ; II mecherche , me fuir.. danrquel trouble il melaiiTe) FORSIGNI. Comme vous j'ai fenti la meme emotion. COMMINGE. Et tout vient a'outer a cette imprefHon. Qu'eft-ce que le fecoufs de la ra'fon humaine ! Qu'on dott peu nous vanter fa lueur incertaine! Ce debile flambeau, qu'allumeun louffle faint, Le moindre evenement 1'obfcurcit , ou I'eteint ; Avec nos fen*; fletris nos efprits r'afia'blifTent. A mes propres regards mes fraveurr m'avili'Tent : J'euiTj cuTefois d'un fonge ecarte l:s erreurs , J'ouvre aujourd'hui mon ame a ces valnes terreurs ; Aaiij 6S LE COMTEDE COMMINGE, Tant l'infortune change & peut degrader l'etre ; Que l'orgueil a nomme l'image de Ton maitre ! Lorfque l'aitre du jour brille au plus haut des cieux, La regie nous permet d'appeller fur nos yeux D'un fommeil pafTager les douceurs confolantes ; La mort meme abbaiffoit mes paupierecpefantes; Dans le fein du repos j'eflayois d'affoupir Les tortures dhin cceur fatigue de gemir : Quel fonge m'a frappe de triftelfe & de crainte ! J'errois dans les detours d'une lugubre enceinte , Qu'a fillons redoubles le tonnerre eclairoit ; Sous mes pas chancellants la terre s'entr'ouvroit ; Je m'avance , egare , dans des plaines defertes : De la deftru&ion elles etoient couvertes ; Du fond de noirs tombeaux , antiques monuments , J'entendois s'echapper de longs gemiffements ; Dans les debris epars de ces vieux maufolees , Je voyois fe trainer des Ombres defolees ; D'un lamentable echo ces champs retentifToient ; Des monceaux de cercueils jufqu'aux cieux s'entafToient: On eut dit que ces bords, hai's de la nature , Etoient du monde entier la vafte fepulture. La regie nous permet. On fe rappellera que les ReJigieux de JaTrappe ontpermiflion defe repofer quelques moments J'aprcs- diner. D R A M E. 6> Tout a l'oreille , auxyeux , au coeur , a tous les fens Portoit I'affreufe mort , & (es traits dechirants. A la fombre lucur d'une torche fanglante , J'appercois une femme eperdue &tremblante, En vetemens de deiiil , les bras Ieves au ciel , Dans les pleurs , fuccombant fous un rroublemortel.; Auffi-totla pitie m'atrendrit & me guide : J'accours , je voir. . je vole aux pieds d'Adelaide , Et n'embrafle , effrave , qu'un tombeau gemiflant. Sous les liabits d'Euthime , un fpeclre menacant S'eleve , le decouvre , a mes re pi ^fente. . Quelle image ! la mort caufe moins d'epouvante : D'un tourbillon de feux il etoit entoure ; On pouvoit voir Ton occur , de flammes devore. » Arrete , m'a-t-il dit d'une voix douloureufe; » Cruel ! ma deftinee eft affez malheureu le. a» Puifle-je dans ces feux, qui s'etjindront un jour , *> Expier les erreurs d'un criminel amour, •» Et bientot appaifer les celeftes vengeances ! oo Pleure, il eft encor terns , repare tes ofi~enfes\, x. Tu vois Adelaide. » A ces mots expirans , Il lance dans mon fein un de fes traits brulants ; 30 Jet'attends, pourfuit-il. » Je m'ecrie . il retombe j Et rentre , en murmurant , dan? la nu t de la tombe , La foudre y fuit le fpedre , & 1'enfera mugi, 7 o LE COMTE DE COMMINGE, SCENE II. COMMINGE, D'ORSIGNI; QUATRE RELIGIEUX. Ccs quatre Religieux paraiffent au fortir de I'alle droitc du tloitre , au cote de Vefcalier ; Us prennent fuccejjivement une des cordes de la clo- che 3 enfeproflernant Vun devant V autre , fc* en difant : PREMIER RELIGIEUX, T» «r d'une voixfourde fc* lugubre* J\20UMR, D' ORSIGNI, entendant les fons funlbres de cttte cloche , quifonne depuis ce moment jufqu' d la fin de la pike. Quels Tons ! qu'entends-je ? COMMINGE etfraye &■ regardant ces Religleux] II femeurt ! d'Orfigni.; SECOND RELIGIEUX, £7i obfervant ce que nous venons de dire, Mourir. TROISl£ME RELIGIEUX. Mourir. QUATRIfcME RELIGIEUX. Mourir. Ces quatre Religieux fe retirent ; la cloche eft cenjee avoir d'autres cordes que tirent dans It cloitre d'autres Religieux quon ne voiv pas. D'ORSIGNI. Quels accents ! quelle image ! COMMINGE. Je n'en puis plus douter. Vous voyez notre ufage, Lorfqu'un de nous expire» DRAME/ 74 SCENE III. COMMINGE, D'ORSIGNI, LE P. ABBS fuivi de deux religieux dont I'un a/on mouchoir fur Us yeux , Cautn parak pc'nnre de trijleffe. LE P. ABB£. E ,Pargnez ces regrets ; Allcz du lit funebre ordonner les apprets. Les deux religieux fortent , &■ remontcnt trijlement* COMMINGE Vappercevant , court a lui} emportc pdr la douleur , 6* oubliant defe profterner fuivant Vufage* Euthime.. L E P. ABBE d'un ton aucndrit Va mourir. COMMINGE. Va mourir . . Ah ! mon pere ! L E P. ABBl Tout le pleure ,.& moi-mcme.. 6 trifle miniftere ! C O M M I N G E , du ton de la plus vivc douleur. O mon pere ! avec lui que ne puis-je expirer ! Eh ! je croyois n'avoir qu'une mort a pleurer ! J 1 . r.che. Qu'on n'oublie point que ces reliqieux, Iorf- qu'ils foncprcsd'expirer, fbmecendusfurlaccndre& Japuille. ^2 LE COMTE DE COMMIGE, A part. Pardonne, Adelaide.. Oui , j'ignore moi-meme Quel mouvement.. je cede a ma douleur extreme* Au P. Abbe. Pour jamais enleve.. je ne le verral plus ! D'ORSIGNI. Qu'il a feu me toucher ! que mes fens font emus ! LE P. ABBl Dans cette enceinte fombre ildoitbientotdefcendre, Rempli de notre efprit, pour mourir fur la cendre. COMMINGE )m p.^ £ '. Vous fcavez. . LE P. ABBl Ses chagrins doivent fe devoller. COMMINGE, avec precipitation. Nous apprendrons , mon pere. . LE P. ABB£. Emhimevaparler : Je le fcais de lui-meme , & pour grace dernlere , II demande , aflranchi de notre loi fevcre , Qu'un grand fecret , dit-il, dans fon cceur retenu, Echappea fa douleur, &foit enfin connu. COMMINGE. d part. Un grand fecret ! mon trouble achaque inftantaugmente. D'ORSIGNI, ) Quels rapports.. quels foupcons que mafaiblefTe enfante ! D R A M E, 7$ SCENE IV. COMMINGE,D'ORSIGNI, LE P. ABB£> DES RELIGIEUX. Devx rangs de religieux defcendent les bras croifs fur la poitrine , 6* dans un grand accablem:nt , paries deux efcaliers. CI acun fai: une genu- flexion dcvant la croix , & une autre devant I Abbe ; enjuite Us vont ft remettre a leur place des deux ctite's de la fctne ; les deux cohnnes foit tn face Vune de V autre , le P. Abbe cji au milieu ; fur un des cSti!s du the litre font Comminge &• d'Orfigni , tous deux acccbles de la plus vive douleur , &■ paraiffant inquiets fur ce que doit reveler Euthime. La cltzht fonne toujours , defaconpsurtant qu'elle ne couvre pas la voix, L E P. A B B £ , aux religieux. \J Ue chacun prenne place & m'ecoute. Les religieux fe rangent , cornmt on l'a dit , « cote Vun de I'aurref br dans une triflejfe recueillie. On frappe la toilette des mour ants felon Vufage de la Trappe* La mort Sur un de nous s'arrete , & va finir fon fort ; Le frere Euthime touche a ce moment terrible Ou nous attend l'arrct d'un juge incorruptible; Et 1'homme , quel qu'il foit , eft toujours criminel : Reuniffons nos voix ; jufqu'au throne eternel , Portons avec ardeur la fervente pi 'ere : Du fcjour bienheureux elle ouvre la barriere, 74 LE COMTE DE COMMINGE, Des pieges infernaux peut feule garantir , Prete un pouvoir touchanr. aux pleurs du repentir > De Dieu qui va frapper fufpend, eteint la foudre, Et defarmant fon bras , la force a nous abfoudra. Pour Euthime implorons tous les fecours du ciel ; Que cet infortune , vainqueur d"un corps mortel , Plein de ce feu facre que l'efperance a'lume , Au calice de mort boive fans amertume , Et que fon ame en paix , rejettant fes liens , S'elance au fein d'un Dieu , la fource des vrais biens. life tourne de cote ainf. eve r ovs les n huux, m pie de Li croix; & airejje cette priere que luifrul prynoiue . Us religicux ne dlanttoMt haut que le dernier mot. PRIERE. Dieu fupieme , daigne mfencendre i Que l'efprit irnmorte! s'enflamme de ron r'eu ; Rends a la terre une morcelle cendre. Mon ame reconnair, aime , & beni: un Dieu. TOUS LESRELIGIEUX r'petent c la toii ce . ernier mot. UnDieu! L E P. ABBE Lonz'muant. Mon ame en toi feul fe confix : £carte les dangers qui m'atrendent an port ; A rhomme , qua trompe le fonge de la vie , Grand Dieu, fais fupporter la mort. D R A M E, 7jJ TOUS LES RELIGIEUX repetenti La mort ! L E P. A B B t pour/uk. Ouvre , 6 mon Dieu , les portes eternelles ; Que je me plonge au fein dcs miracles clivers , Cree's par tes mains immortelles! I/cfperanoe , la foi m'emportent fur leurs ailes ; Dieu puilTant, fous mes pas viens fcrmer les enfers. Tous les RELIGIEUX. Les enfers ! L E P. ABBE continue. Brife un joug que la maticre impofe ; Romps les f'crs de I'humanite ; Tout eft marque du fceau de la mortalite ; Tout fait, coinme un torrent dans fon cours emporte : C'eft en toi feul , 6 mon Dieu , que repofc L'ecei nite. Tous les RELIGIEUX. L'eternite ! * 7 6 LE COMTE DE COMMINGE, SCENE V. COMMINGE, D'ORSIGNI,LE P. ABB£, LES RELIGIEUX. QuaTf nouveaux religiti'-X , dont deux portent une efpece d'urne de terrt groffiere 0" rempiie de cendre , I' autre aj'ous fin bras de la paille. Le quatrieme RELIGIEUX, au P. Alhi , & d'une voix bajje 6" penetree. 1 j E frere Euthime approche. L E P. A B B t. EmprefTons-nous , mes freres I. A preparer ce lit , terme de nos miferes : Euthime a demande que Ton ceil expirant Put contempler fa fofle a Ton dernier inftant. II eft accompagne de ces quatre nouveaux religieux , il preni dans une coquille qu'on lui pre'fente cvec cette urne , de la cendre , la laijfe torn' her en levant les yeux au cid, fc* en difant : Efprits confolateurs > entourez cette cendre. Lis quatre religieux ferment vne croix de cendre qu'ils covvren t depaille ; elle eft fur le devant du theatre a gauche, diftante de la fojfed 'Euthime • les deux colonnes de religieux depajfent cette cendre , defagon que Com- minge feravis-d-vis d'Euthime , lorfqu'ilfera place. Et fur ce lit de mort mes mains doivent l'etendre ! COMMINGE. O fpectacle touchant ! je ne pourrai jamais, * DRAME, 77 L E P. A B B t , a Comminge. A votre rang place , mode'rez ces regrets , Frere Arsene , & fongez que le ciel s'en offenfe. Comrvinge dans Vaccablemenr , va prendre fa place parmi les relig'ieux : i I eft le fecond de la cotenne droitc ; d'Orfigni eft quelqucs pas plus haut que les religieux , 6* un peuplus de cote , defacon quit ne cache ni les rdi^ieux , ni Comminge, A i'Orfigni. Et vous , fur qui veilloit Tceil de la Providence , Qu'elle meme a fans doute en ces murs amene , Vous , d'un monde trompeur , toujours environne , Vous avez vu mourir ces heros de la guerre , Dont le fafte impofant peut eblouir la terre , Ces fages, dont l'orgueil eft le faible foutien . . D O RSI G N I appercevant Euthime qui defcend* O ciel ! L E P. A B B t. Vous allez voir comme meurt un chretien. •\Xf 78 LE COMTE DE COMMINGE, SCENE V I. & derniere. COMMINGE, D'ORSIGNI,LE P. ABB&; LES RELTGTEUX , EUTHIME foutenu,ar deu* religieux , un troifume lefuit avec un crucifix a la main. L E P. A B B £ , voyant Euthimei I A d'Orfoni. L fe montre a nos yeux. A Euthime , av.-d.cv ant duquel il va. Venez , venez , mon frere ,. Meriter de la grace une mort falutaire. EUTHIME avancantfur le theatre , toujour! foutenupar les deux religieux, &fetrainant au lit de cenlrti C'eft-la que fattendrai 1'arret de mon trepas ! Au P. Abbe. O mon pere ! daignezme prefer votre bras. Le P. Ahlc V aide, &rc'teni fur la cendre : Vun des deux religieux qui It fcutiennent fe retire, Derriere lui refie toujours le religieux qui parte le crucifix ; Euthime demande au P. Abbe qui eft dfes cotes : Suis-je pres de ma fofTe ? COMMINGE le regardant avec atr.n- tion 6* apart. A fa voix . . a fa vue . . LE P. A B B £ , a Euthime, jLa void . Il la lui Tno7itre ' D'ORSIGNL DRAM E; 7P D'ORSIGNI.i fcrt. Quelle erreur feduit mon ame emue I EUTHIME, regardant fa fojfe. Mon courage incertain demande a s'aiTermir ; Soutenons ce fpectacle. . il apprepd a mourir. On fe fouviendra qu'Euthime doit avoir une voix languijfanta & affaiblic* Vous meTavez permis. Auf.AbU. LemaliieureuxEuthimc Peut } rempli des tranfportsdu zele qui 1'anime , Reveler des fecrets , qui du jour eclaires , Rendront Dieu plus vifible a ces lieux reveres; A ces ames , du monde & des fens detachees.. Oui , vous verrez fon bras , par des routes cachees; Me tirer des enfers , pour me conduire au port. Que ma bouche , 6 mon Dieu , par un fuprcme effort Puifle offrir de ta gloire une preuve eclatantc ! Ranime en fa faveur cette voix expirante ! Que mon dernier foupir s'arrete , pour montr«r Ce que peut faire un Dieu , qui veut nous infpirer ! LE P. ABB£. Ah ! fa grace eft fur nous toujours prete a defcendre; Sur nous toujours fes dons font precs a fe re'pandre. Bb So LE COMTEDE COMMINGE, C'eft nous , c'eft nous , ingrats , qui repouflfant fa main i Contre le ciel armes , lui fermons notre fein. EUTHIME,au religieux qui hfoutimu 11 eft unpen e'levc , &• fouvcnt appuye fur fon iras droit* Daignez me foutenir. Aux reii^eux, Vertueux folitaires , Vous avez cru ma foi , ma piete finceres , Que digne enfin du nom que vous m'avez donne , J'etois par un faint zele aux autels entraine: II faut vous detromper. Contemplez dans Euthime Des defordres du coeur la honteufe victime ; Vous voyez . . une femme. Commingt a ce mot Icijfc e'chapper toute VexpreJJion de Vitonntmtnt & de la curiojite , mouvements qui toujours avgmentent, LE P. ABB t. Une femme , en ce lieu ! EUTHIME. Qui vecut pour le monde , & veut mourirpour Dieu. Oui , je fuis , je l'avoue , une femme coupable, Et la plus criminelle , & la plus miferable.. Dont la religion confolera la fin. Comminge , entends , regarde , & reconnais enfin DRAM E. 81 Celle qui prit , helas ! un fol amour pour guide. . Celle qui t'egara . . qui vient. . A ce dernier mo: , elltfe leve encore un pen plus ; & fa titt moins enfoncet dans fon habiilement laijfe difiingucr fes traits. COMMINGE avec un cri , dlazt ft • prceipher dcer.oux aupres d'Eutkime , b paraijfant vouLir lui pren- dre la main. Adelaide ! D'ORSIGNI, Ciel! EUTHIME d Comminge , 6- U re- poujanc de la main, Elle-meme. Arrete. COMMINGE, dfesyieds. Adelaide . . non , . Aux reli?, ieux qui veulent le relever, A fes pieds je mourrai. . L E P. A B B £ , d Comminge: Que la religion. . COMMINGE dans la m'mef:; evec la fureur de la djuleur , fc- en i^curun'. Je n en ai plus. EUTHIME. Comminge , ah ! fi je te fuis chere , N'ofFenfe point le ciel. . COMMINGE. II comble ma miferc, Bbij $2 LE COMTE DE COMMINGE, EUTHIME. II nous aime , il nous frappe . . £coute , & leve-toi. Comminge fe levt.va tomber dans Its bras de deu :rdigieux , &• eflplengi d.ms le plus grand accabhment. Lcs mouvements de d'Orfigni Jent rioins rrmrquet que ceux de Comminge ; ce dernier n'efl point cache jar les religieux : il ejl entr'cux (y Euthime. Le P. Abbe ejl plus Jur le devant du theatre. Je dois un grand exemple , & tout Pattend de moi. Que dumoins mon trepas puiffe expier ma vie ! A d'Orfigni cvec furprije kf attendrijfement. •Yous auffi , dans ces murs ! Aux religieux , tn leur montrant Comminge , fc* apres une longuepavfti Voila d'un culte impie Le trop fatal objet . . & que j'ai trop cheri ; Pour qui Dieu tant de fois fut oublie . . trahi ! Des mon premier foupir,Comminge eut ma tendrefTe J Nous rempLilionsnoscceurs d'une profane ivreffe ', Tout , la terre , le cicl loin de nous avoient fui i En m ■i.'ra.HT Commingef II n'adoroit que moi , je n'adorois que lui ; Notre ame aux paflions etoit abandonnee; Eniin , a mon amant j'allois etre enchainee : L'interet divifanor. parents furieux ; Les flambeaux de l'hymen , qui brilloient a nos yeux , Tout prets de s'allumer , a leur voix s'eteignirent ; Malheureux pour jamais , leurs mains nous de/unirent. D R A M E, 83 J'aurois du reprimer a force de verttr Un penchant par le del fans doute combattu : J'entretins ma faibleffe. A tous les maux en bv. De ce pas imprudent je counts a ma chute ; Au bonheur de Comminge , il falloit m'immoler, Que d'un hymen force le joug vint m'accabler : Je cherchai pour l'objet de ce nceud refpeftable Un mortel . . qui jamais ne me parut aimable > Dont le choix odieux raflurat mon amant , Et fiit pour ma tendrefle un eternel tourment ; Jc trouvai ce mari. . qui devoit me deplaire. Un tel lien , mon Dieu ! meritoit ta colore 3 Et j'en ai reffenti les terribles effets !- Malheureufe ! l'amour m'enivroit a lbngs traits. Cette ardeur infenfee avoit peine a fe taire : Je laiflbis s'elever une flamme adultere ; Je trahiflbis 1'hymen : je portois dans fes bras Un cceur , qui cheriilb't fes fecrets attentats. Eh ! voila ce qu'etoit une femme infidelle Qui s'armoit des dehors d'une vertu rebelle ! lis n'en impofoient point aux regards d'un epoux y II n'ecouta bientot que fes tranfports ialoux ; A venger fes affronts fa fureur animee Da.is un cachot me traine 3 & m'y tient renfermee; Bbiii £4 LE COMTE BE COMMINGE, Le cruel. . d'un Dieu jufte il etoit l'inftrument ! Mais , loin d'ouvrir les yeux fur man egaremenr , Loin qu'un remords heurcux excitat mes allarmes , C'etolt a mon amant . . que je donnois mes larmes. V.j yJ iVL JV1 1 IN vjt IL auittant cvec viva iti Icslras des deux relig'uux , & al'cntferrer dais hi (lens le P. Abbe , ttvee unfombre de'fejpsir qui ne lui penmt dc fierier qu'aprls quelques infants. Ah ! mon pere ! Le P. Able le dent ferre centre fin fein* EUTHIME. La mort m'affranchit de mes ncruds , Knlcve mon epoux : Comminge a tous mes vceux; Je cours le demander aux lieux de fa naiifance ; Depuis longrems fa mere accufoit fon abfence : Nous melons nos regrets. Par la voix des douleurs s Dieu quelquefois appelle & vient s'ouvrir les cceurs : Le mien le repoufibit. D'un trait profond bleiiee , Comminge revenoit fans cede a ma penfee . . Que la raifon , l'honneur , de mon ame etoicnt loin \ Sa mere . . je la quitte , & n'ayant de temoin Qu'une femme au fecret par l'interet liee , De ma mort la nouvelle eft partout publiee ; Je piens des vetements a mon fexe interdits ; Je cKerche mon amant fou? ces nouveaux habits i D R A M E. S£ D'un ami, qui toujours lui demeura fidelle , Le nom , a mon efprit tout-a-coup fe rappelle ; Le fejour qu'il habite eft non loin de ces lieux : J'y vole. . A ce tranfport reconnaiflez les cieux: D'un fentiment qu'envain combattoit ma falbleffe , L'attrait imperieux me domine , me preffe , Subjugue l'amour mcme , & me force d'entrer Dans votre temple , ou Dieu paraiflbit m'attirer ; Parmi toutes ces voix qui chantent fes louanges , Qui s'elevent a lui fur les ailes des anges , Je diftingue une voix . . un Ton accoutume A penetrer un cceur toujours plus enflamme : Par un fonge impofteur je crois etre trompee ; J'approche.. de quels traits je demeure frappee ! Je decouvre a travers les outrages du terns , Et de l'aufterite les fillons penitens. . Je revois. . cet objet. .d'une immortelle flamme, Ce feducleur fi cher. . le maitre de mon ame ; Je pouffe un cri d'eflfroi , de fiirprife , d'amour ; Toutes les paflions m'agitent tour a tour; Auflirot , C'contemplez jufqu'ou Thomme s'egare , Quand d'un cceur corrompu le defordre s'empare.) Je conc,ois le projet. . je veux ravir a Dieu Une ame qu'il fembloit echauffer de fon feu. Bbiv S6 LE COMTE DE COMMINGE, Faible mortelle ! ofer me croire Ton egale ! Ofer etre d'un Dieu Forgueilleufe rivalc ! Je m'informe , j'apprens. . Comminge a vos autels Venoit d'etre enchaine par des nceuds eternels , Le, jour meme. . ou le ciel dans ce fejour m'amene? COMMINGE sarrachant des bras iu P. Albe., & avec unefomhre furcur, Ai-je afe , Dieu vengeur , raflafie ta haine ? 11 fait qvelqves pas fur lafctne , e'gare de doukur. LE P. ABBE. Rendez grace a ce Dieu qui ne vous punit pas, 7/ va. d lui , &■ avec tendreje : Eft-ce a toi d'augmenter le nombre des ingrats , Toi qu'il a par bonte tire du precipice , Que fon bras paternel difpute a fa juftice ? A de pareils tranfports tu peux t'abandonner ! Viens , mon fils. . 1/ lui tend les bras , 6* le ferre centre fon cceuri Dieu toujours eft pret a pardonner. Comminge en pleurant retombe dans lefein duP. Ahbc, EUTHIME. Apres tant de tourments, derecherches, d'allarmes fc Je retrouvois enfm cet objet de mes larmes ; A des yeux inquiets Comminge etoit rendu : Metis . , pour un cceur epi is I'amant etoit perdu* DRAME, 87 O vous , a qui mes cris alloient porter la guerre , Vous n'avez point fur moi lance votre tonnerre ! Vous vouliez employer ce deteftable amour, Pour retenir mes voeuxdans cedivin fejour : Tant vos defleins profondsauxyeux humains fe cachent ! Pour m'arreter ici que de liens m'attachcnt ! Vingt fois ces murs par moi furent abandonnes : Autant de fois mes pas y furent ramenes ; Quitter dec lieux fi chers! c'eftpour moi leciel meme , Ou refpire , ou demeure . . ou mourra ce que j'aime. Puis-je m'en arracher ? prcs de lui je vivrai ; LYir qui vient l'animer , je le refpirerai ; S'il faut , s'il faut lui taire a quel point je l'adore , Renfermer mes foupirs , 1'ardeur qui me devore , Du moins.. je l'entendrai.. je leverrai toujours. J'exhalois dans mon fein ces coupables difcours ; L'amour . . a decide. J'accours a vous , mon pere ; Vous ne m'effrayez point par votre regie auftere : Comminze la fuivoit. Cette briilante ardeur Parait Temportement d'une fainte fervcur : Dieu fcul ,Dieu foul connait la perfidie humaine ! Enfin vous m'admettez a l'eflai d'une chaine. . Je lui tends les deux mains, Comminge laportoit. Eh , mon pere, quel cceur parmi vous habitoit ! S8 LE COMTE DE COMMINGE, II faut qu'a vos regards tout entier ce cceur s'ouvre % Que de tous mes forfaits le tifiu fe decouvre : Miferable ! on croyoit que c'etoit l'£ternel Qui me tenoit fans cefle attachee a l'autel : Un homme . . y recevoit mon facrilege hommage ! C'etoit d'un homme , 6 Dieu , que j'encenfoisf image! C'etoit la ton rival ! c'etoit la ton vainqueur ! Que dis-je ? II n'etoit point d'autreDieu pour mon cceur '; L E P. ABBt Ainfi dans nos liens , captifs opiniatres , Les pafllons encor nous rendent idolatres I Infenfes ! hors Dieu feul , qui merite nos voeux ? E U 1 rl I M. E momrant Corr.mingi. Compagne de fes pas , fure que dans ces lieux L'un & l'autre verroient nnir leur trifle vie , Qu'aupres de lui ma cendre y feroit recueillie , Pouvant a fes cotes & pleurer & gemir , Du bonheur de l'aimer pouvant enfin jouir , Sans retour , fans efpoir , je me croyois henreufe.,.. Qu'eut infpire de plus une ardeur vertueufe ? Je me diflimulois qu'une fombre langueur Sur mes jours repandue , en deifechoit la fleur. . Je mourois.. pour Comminge. A ma fofle entrainee a Je n'y deplorois point ma trifte deftinfe i D R AM E. 85) Peu fenfible a ma fin , jc difois feulement : La , je ne pourrai plus adorer mon Amant ! C'eft fur fa foflTe , helas ! que je portols, mes larmes ; C'eft-la que s'attachoient mes mortelles allarmes; Ardente a partager fes penibles travaux , Pour 1'aidcr , j'oubliois ma langueur & mes maux ; Encor meme aujourd'hui , d'une main fremiflante , J'eflayois d'entr'ouvrir cette foffe eftrayante , Ou Comminge.. mon coeur a trahi mon deflfein , Et l'inftrument funebre eft tombe de ma main. Vous ferez e'tonnes qu'avec tant dc faibleffe , Avec tous les tranfports de famoureufe ivreffe, Une fcmme ait dompte ce mouvement puiffant , Qu'elleaitpu reprimer le defir fi preflant De fe faire connaitre au tyran de Ton ame ; Ce n'eft point la vertu qui repouffoit ma flamme : C'etoit , c'etoit 1'amour , la crainte de troubler Des jours qui m'ont paru dans la paix s'ecouler ; Je penfois que ce Dieu, qu'aujourd'hui je revere , Attachoit mon amant par un culte fincere , Que les pi curs de Comminge , & fes profonds ennui3 De la religion etoient les heureux fruits. JBornee au fcul plaifir de le voir , de l'entendre , Combien de fois mes pas, ma voix, ce cceur trop tendre £0 LE COMTE DE COMMINGE, Ont-ils ete , grand Dieu , tout prets de me trahir ? Mais. . j'aimois trop Comminge.. & je pouvois mourir. .COMMINGE. Et je n'expire pas dans des torrens des larmes! Au P. Alhc en pteuranr, Mon pere . . mon ami. . L E P. ABBE, d'un ton touchanr , & rercnant Comminge duns fa bras* Moderez ces allarmes.. Soyez chretien. EUTHIME. Enfin le bras meme d'un Dieu Guidoit mes pas tremblants , me pouffoit vers ce lieu ; Comminge de fes pleurs arrofoit cette tombe; II la quitte : foudain je me traine , & j'y tombe , Et dans mon fein mourant ces pleurs font recueillis., Je ne peux refifter a mes fens attendris ; En vain l'amour m'arrete , a lui-meme s'oppofe: De ces vives douleurs je veux fgavoir la caufe. J'entens.. ie vois Comminge.. en fes mains un portraits Je fgais.. tous fes tourments.. & que j'en fuis 1'objct ; Mon ame , un cri m'echappe.. & je fuis expirante. D'ORSIGNI a part , fur le devant An the litre. Frappe d'etonnement , de douleur } d'e'pouvante**. D R A M E. 5 a Je fuccombe. . Comminge fe retire avec emportement d^s bras du P. Able, & fait queloues fas fur la fc'ene. EUTHIME d Comminge , fc« d'un ton pcnitre. Ou vas-tu ? COMMINGE livre d I'extrcme dtfef- poir , 6* su milieu des religieux qui l'entourenr< Chercher quelque fecours Qui me delivre enfin de mes maux , de mes jours , D'une exiftence , 6 Diau ! de rage confumee ' 3 De cent coups de poignard percer . . 11 met avec fur eur la main fur fon cauri EUTHIME, avec un profond attend drijfement. Tu rrTas aimee ? COMMINGE rtvenantprts d'Euthimc; Si je t'aime ! EUTHIME, Demeure , & connais le remord. Comminge obeit , refle immobile , les mains r.ontre le front , 6 1 ace able. Ma vie a fait tes maux : profits de ma more. £2 LE COMTE DE COMMINGE, Aux rdigeux. Vous fgavez mes forfaits : apprenez-en la peine* Succombant tout a coup fous la main fouveraine , Mes yeux fe font ouverts : j'ai vu mes attentats ; JYi vu Dieu fur Comminge appefantir fon bras , Punir ce malheureux , dont je fuis la complice ; Qu'ai-je dit ? J'ai tout fait , eternelle juftice : Daigne lui pardonner . . c'eft moi qui dois fouffrir. A Commings. J'ai demande que Dieu pour toi me fit mourir : II exauce mes vceux. Ma terrdreiTe plus pure D'expier nos forfaits te prefTe , te conjure : Comminge . . cher amant . . quel mot m'efl: echappe ! J'irrite encor ce Dieu , qui par moi t'a frappe; Ne pleure point ma fin ; ne pleureque ma vie ; Ah ! plutot que toncceur. .il le faut.. qu'il m'oublie j Remplis-toi de Dieu feul : a. fa voix obeis . . Et que ton repentir de ma mort foit le prix ; Dis , me le promets-tu? COMMINGE tomie profterne d cSte d' Adelaide ; il pleure fur fa main qu'elle lui prcfente* Ma chere Adelaide ! EUTHIME. Ne te refufe pas a la main qui te guide : D R A M E. $5 Que la religion t'cnflamme deformais ; Promets-moi ce retour. . COMMINGE tmbii. Le ciel. . oui . . je promet: . . Aver desfinrlors, De t'aimer . . de mourir. t U T H I M E rcrirant fa main 6" avee trouble. Laifle - moi . . je dois craindre. . Camming? ft rehve , b va romber dans les bras des rcligieux qui le fou* titnntnt, Euthimt mertant b main jur on cce r, II n'eft done que laraort qui puifle , 6 ciel , l'eteindre! Au P. Able. Mon pere , contre moi j'implore votre appui ; Si j'oubliai mon Dieu , que j'expire pour lui ! Dans mi cceur dechire n'efl-il pas terns qu'il rcgne ? Je veux n'almer . . que lui. A d'Orfigni. Que l'amitie me plaigne , D'Orfigni ; vous voyez l'effet des pafTions , Le jour atfVeux qui nait de leurs illufions. A ~ religieuxt Vous , que je n'oferois nommer encor mes freres ; Pour Euthime uniTez \ or regrets , vos prieres ; Je n'eus point vos vertus : jj fyu^ les refpecter. Al -. Abbi. Me feroit-il permis , he'las ! de fjuhaiter £4 LE COMTE DE COMMINGE,; En rnontrant Comminge. Qii'un jour 1'humanite reunit notre cendre ? Quels vceux j'ofe former ! en mon feinviens defcendre, O man Dieu ; fois vainqueur a ce dernier moment ; A brifer mes liens borne mon chatiment. £tendrois-tu plus loin ta fupreme vengeance ? Aneantis ce cceur . . cet amour . . qui t'offenfe ; .Viens . . effacer des traits. An religieux quiporte It crucifixi Donnez . . & que mes pleurs.. Elle baife It crucifix avec tr&nfport. Au P. Able. Monperc approchez-vous..Dieu ! Comminge.. je meurs* COMMINGE allant fe jetter fur It corps d' Adelaide* Elle expire ! La cloche cetfe de fonner. D'ORSIGNI allant d lid. Comminge ! . L E P. A B B t. allant aujfi d lid. O malheureux Arsene ! C O RS I G NI voulant iarracher de dejjus le corps a" Adelaide. Cher Comminge ! L E P. A B B £. O mon fils ! , que je reflens fa peine ! Aux religieux. DRAME, $j Ann religleux, Le premier fentlment de la religion Eft d'ecouter la voix de la companion , De fecourir le faible , & meme le coupable. Montrant Comminge, Adouciflbns 1'horreur du deftin qui l'accabre ; Et du fein de la mort cherchons a le tirer. Quelques religieux s'avancent piur Varracher d cette Jituarion, CO MMINGE/e relevant ,fy en pkuranf' Adelaide , * Les religieux font des efforts pour le rehver* Rien ne peut m'en feparer. II retorr.be , on parvient cependant d le r clever. Cruels ! vous empechez que mon tourment fi nifl'e . ; 11 va fe pricip'ner dans h fojfe preparer pour Adilaiiu Que cet afyle afrreux du moins nous reunifle. . II tombe les deux Iras ctenius jur un des bords d* la fojfe.^ Enfeveli pres d'elle . . D' OR SIGN I: II cede a fes douleurs ! L E P. A B B t. Que la pitie l'arrache a ce lieu de terreurs ; Cg c>6 LE COMTE BE COMMINGE.&c. Lcs religieux envlronnent Comminge. Redoublez votre zele, & vos foins fecourables. , De l'humaine faiblefTe exemples deplorables ! Jouet de vains defirs , par fon cceur egare , Grand Dieu 3 qu'eft-ce que l'homme aux paflions livre? La tvilt tombe. FIN. Fautes h corriger dans les Difcours & h Drams de Commin ge , Tsg, lxxx} Troifieme Dif. pre"liminaire > ligne 7. &■ ju'i/j fcnt , life* 6" qu'cllesfont ajfaifjces. Pag. z 3. avam-derniere li^ne , empech , lifex empeche, fag. 29, vers 8. Qui laifTcient , lifei Qui laffbient. r. i'. jr.*-,//,.-,- i,w Mi MO IRES D U C O M T E DU COMMINGE. Cclj M £ MO IRE S D U C O M T E DE COMMINGE. J E n'ai d'autre deffein , en ecrivant les Mcmoires de ma vie ,' que de rappcller les plus petites circonftances de mes malheurs , &: de les graver encore, s'il eft poffible , plus prcrondemenc dans mon fouvenir. La Maifon de Comminge, done je fors , eft une des plus il- luftres du royauine. Mon bifai'eul , qui avoit deux gar^ons , donna au cadet des terres confiderabies au prejudice de Faine" , &; lui fit prendre le nom de Marquis de Luffan. L'amirie des deux freres n'en fut point altered ; ils voulurcnt m£me que leurs enfans fuffent eleves enfemble : mais cette education commune, dont l'objet etoit de lesunir , les rendit, au contraire , ennemis prefeju'en naifTant. Mon pere , qui etoit toujours furpaffe' dans fes exercices par le Marquis de Luffan, en concut une jaloufie qui devint bien- tot de la haine ; ils avoient fouvent des difputes ; & comme mon pere etoit toujours l'aggreffcur , c'^toit lui qu'on puniffbit. Un jour qu'il s'en plaignoit a 1'Intendant de notre maifon : Je vous donnerai , lui die cet homrae , les moyens d'abaiffer l'orgueil de M. de Luffan ; tous les biens qu'il poffede , vous appartiennent par une fubftitution , & votre grand-pere n'a pu en difpofcr. Quand vous ferez le maitre , ajouta-t-il , il vous iera aile de faire valoir vos droits. Ce difcours augmenta encore 1'eloignement de mon pere pour fon coufin ; leurs difputes devenoient (i vives qu'on fur oblige de les fcparer; ils pafferent plufieurs annees fans fe voir, pendant lefquelles ils furent tous deux maries. Le Marquis de Luffan n'eut qu'une fille de fon mariage, & mon pere n'eur auffi que moi. Cciij ioo M£MOIRES A peine fut-il en pofleiTion des biens de la maifon, par fa mort de mon grand-pere , qu'il voulut faire ufage des avis qu'on luiavoit donnes; il chercha tout ce qui pouvoitetablir les droits; il rejetta plufieurs propositions d'accomm cement ; il interna un proces , qui n'alloit pas moins qu'a depouillcr le Marquis de LulTan de toutfonbien. Une inalheureufc rencontre qu'ils eurent un jour a la chaffe , acheva de les rendre irreconci- liables. Mon pere, toujours vif & plein de fa haine , lui die des chofes piquantes fur Tetat oil il pretendoit le reduire : le IVIarquis , quoiquc naturelleraent d'un caraftere doux , ne put s'empecher de repondre ; ils rnirent Tepee a la main. La for- tune fe declara pour M. de LufTan; il defarma mon pere , & voulut Tobligcr a demander la vie. Elle me feroit odieufe, ft je te la d^vois , lui dit mon pere. Tu me la devras malgre toi, repondit M. de LulTan , en lui jettant fon epee , & en s'eloi- gnant. Cette action de generofite ne toucna point mon pere; il fembla au contraire que fa haine etoit augmentee par la dou- ble victoire que fon ennemi avoit remportee fur lui ; aufll con- tinua-t-il avec plus de vivacite que jamais les pourfuites qu il avoit commencees. Les chofes etoient en cet etat, quand je revins des voyages qu'on m'avoit fait faire apres mes etudes. Pen de jours apres mon arrivee, TAbbedeR... parent de ma mere, donna avis a mon pere que les titres, d'ou depen- doit le gain de fon proces , etoient dans les archives de TAb- baye de R . . . oil une partie des papiers de notre maifon avoit cte tranfportee pendant les guerres civiles. Mon pere etoit prie de garder un grand fecret , de venir lui- meme chercher fes papiers, ou d'envoyer une perfonne de con- fiance a qui on put les remettre. Safante, qui etoit alors mauvaife, Tobligea a me charger de cette commiflion ; apres m'en avoir exaggere Timportance : Vous allez, me dit-il, travailler pour vous plus que pour moi; ces biens vous appartiendront : mais quand vous n'auriez nul interet , je vous crois afiez bien ne pour partager mon reflen- timent , & pour m'aider a tirer vengeance des injures que j'ai xecues. Je n'avois nulle raifon de m'oppofer a ce que mon pere de- firoit de moi : auffi TafTurai-je de mon obeifTance. Apres m. avoir donne coutes les inltru&ions qu'il crut necef- DU COMTE BE COMMINGE. lot .faires, nous convinmes que je prendrois le nom de Marquis de Lon^aunois , pour ne donner aucun foupcon dans l'Abbaye oil Madame de LufTan avoir plufieurs parens ; je partis accom- pagne d'un vieux domeftique de mon perc, Sc de mon valet-dc- chambre. Je pris le chemin de l'Abbaye de R . . . Mon voyage fuc hcureux : je trouvai , dans les archives, les titres qui eta- bliiToient inconteirablement la fubftitution dans none maifon ; je 1'ecrivis a men pere , & comme j'etois pres deBagnicres, jc lui demandai la permiffion d'y allcr paffer lc temps des caux. L'lieureux fucccs de mon voyage lui donna tant de joie qu'il y confentit. J'y parus encore fous lc nom dc Marquis de Longaunois ; il auroit fallu plus d'equipage que je n'en avois pour foutcnir. Ja vanite de celui de Commingc ; jc las mene, lc lendcmain de mon arrive?. , a la fontaine. II regne dans ces lieux unc gayete & une liberte qui difpenfent dc tout ceremonial ; des le premier jour, je fus admis dans toutcs Irs parties de plaifir ; on nic mena diner chez le Marquis dc la Vallettc qui donnoit une fete aux Dames; il y en avoit deja quelques-unes d'arrivces, que j'a- vois vues a la fontaine, & a qui j'avois ddbite quelques galan- teries que je me croyois oblige de dire a toutes les femmes, J'etois pres d'une d'elles , quand je vis entrer une femme biea faite , fuivie-d'une fille , qui joignoit a Ja plus parfaite regula- xitc des traits, l'cciat de la plus brillante jcuneffe. Tant de charmes etoient encore relcves par fon extreme modcitie ; je l'aimai des ce premier moment, & ce moment a^decidc dc toute ma vie. L'enjouement que j'avois eu jufques-la difparut; je ne pus plus faire autre chofe que la fuivre & la regarder ; die s'en appercut , & en rougit. On propofa la promenade ; j'eus le plailir de donner. la main a cctte aimable perfonne. Nous etions afTez eloignes du refte de la compagnie , pour que j'eufTe pu lui parler : mais moi qui, quelques momens aupa- ravant, avois toujours eu les yeux attaches furelle, a peine ofai-je les lever quand je fus fans temoin. J'avois dit jufques-la a toutes les femmes meme plus que je ne fentois : je ne feus plus que me taire , aufTitot que je fus veritablement touche. Nous rcjoignimes la compagnie , fans que nous eu/Tions pro- nonce un feul mot ni l'un ni l'autre. On ramena les Dames chezelles, & je revins m'enfermer chez moi. J'avois befoin d'etre feul pour jouir dc mon trouble & d'une certaine joie , «qui , jc erois , accompagne toujours le commencement de l'a- Cc iv i02 M£ MOIRES mour. Le mien m'avok rendu fi timide , que je n'avois ofe de- mander le nom de celle que j'aimois; il me fiembloit que ma curiofite alloic trahir le fecret de mon cceur. Mais que devins- je , quand on me no mm a la fille du Comce de Luffan ? Tout ce que j'avois a redoutcr de la haine de nos pcres fe prefenta a mon efprit : mais de toutes les reflexions la plus accablante fut la crainte que Ton n'eiit infpire a Adelaide , ( c'etoit le nom de cette belle fille,) de l'averlion pour tout ce qui portoit le mien. Je me feus bon gre d'en avoir pris un autre ; j'efperois qu'elle connaitroit mon amour , fans etre prevenue contre moi, & que, quand je lui ferois connu moi-meme, je lui infpirerois du moins de la pitie. Je pris done la refolution de cacher ma veritable condition, encore mieux que je n'avoisfait , & de chercher tous lesmoyens de plaire : mais j'etois trop amoureux pour en employer d'autre que celui d'aimer ; je fuivois Adelaide par-tout ; je fouhaitois » avec ardeur , une occafion de lui parler en particulier ; & quand cette occafion tant defiree s'offroit, je n'avois plus la force d'en profiter. La crainte de perdre mille petites libertes -dont je jouifTois , me retenoit, & ce que je craignois encore plus , c'etoit de deplaire. Je vivois de cette forte , quand , nous promenant un foir avec toute la compagnie, Adelaide laiffa tomber , en marchant, un braffelet ou tenoit fon portrait ; le Chevalier de Saint-Odon , qui lui donnoit la main , s'emprefTa de le ramafTer , & apres Tavoir regarde affez longtems , le mit dans fa poche ; elle le lui demanda d'abord avec douceur : mais comme il s'obftinoit a. legarder, elle lui parla avec beaucoup de fierte ; c'etoit un ■Jiomme d'une jolie figure , que quelque aventure de galante- rie , ou il avoit reufii , avoit gate. La fierte d'Adelaide ne le deconcerta point : pourquoi , luidit-il, Mademoifelle, voulez- vous m'oter un bien que je ne dois qu'a la fortune ? J'ofe efpe- rer , ajouta-t-il en s'approchant de fon oreille , que quand mes fentimens vous feront connus , vous vOudrez bien confentir au prefent qu'elle vient de me faire. Et fans attendre la reponfc que cette declaration lui auroit fans doute attiree, il fe re- tira. Je n'etois pas alors aupres d'elle ; je m'e'tois arrete un peu plus loin avec la Marquife de la Vallette ; quoique je ne la quittaffe que le moins qu'il me fut poffible , je ne manquois a aucune des attentions , qu'exigeoic le refpe6l infini que j'avoi» DU COMTE DE COMMINGE. ioj, pour die : mais comme je 1'entendis parler d'un ton plus anime qu'a l'ordinaire, je m'approcliai ; elle contoit a fa mere, avec beaucoup d'emotion, ce qui venoit d'arriver. Madame de LufTan en fut aufiiorfenfee que fi rllle; jene dis mot, je continual meme la promenade avec les Dames ; &auili-t6t que je les eus remifcs chez elies , je lis chercher le Chevalier ; on le trouva chez lui ; on lui dit de ma part que je l'attendois dans un endroit qui lui fuC indique : il y vint. Je fuis perfuadc, lui dis-je en l'abordant , que ce qui vient de fe paiTer a la promenade , eft une plaifan- terie ; vous etes un trop galant liomme pour vouloir garder le portrait d'une fcmme nialgrc elle. Je ne fcais , me repliqua-t- il , quel interet vous pouvez y prendre : mais je fcais bien que je ne fourfrc pas volonticrs des confeils. J'efpere , lui dis-je, en mcttant 1'cpce a la mam , vous obliger de cette facon a rece- voir les miens. Le Chevalier etoit brave ; nous nous battimes quelque terns avec affcz c!'t ( galite : mais il n'etoit pas anime comme moi par le defir de rendre fervice a ce qu'il aimoit. Je m'abandonnai fans management ; il me blelTa legerement en deux endroits ; il eut a fon tour deux grandes blefTures ; je l'obligeai de demander la vie, & de me rendre le portrait. Apres 1'avoir aide a fe relever, &. 1'avoir conduit dans une mai- fon , qui etoit a deux pas de la , je me retirai chez moi , oil , aprcs m'etre fait panfer , je me mis a confidcrer le portrait, a le baifer mille &: mille fois. Je fcavois peindre alfez joliment ; il s'en falloit cependant beaucoup que je fufTe habile : mais dequoi l'amour ne vient - il pas a bout ? J'entrepris de co- pier ce portraic ;j'y paiiat route la nuit, & j'y reuftis 11 bien, que j'avois peine moi meme a diftinguer la copie de foriginal. Ccla me fit naitre la penfee de fubftituer fun a l'autre ; j'y trouvois favantage d'avoir celui qui avoit appartenu a Ade- laide , & de f obliger , fans qu'elle le fcut , a me faire la faveur de potter mon ouvrage. Toutes ces chofes font conliderables quand on aime , & mon cceur en fcavoit bien le prix. Aprcs avoir ajufte le braffelct de facon que mon vol ne put etredecouvert , j'allai le porter a Adelaide. Madame de Luffan me dit fur cela mille chofes obligeantes. Adelaide parla peu ; elle etoit embarrafTee : mais je voyois , a travels cet embarras , la joie de m'etre obligee , & cctte joie m'en donnoit a moi- meme une bien fcnfible. J'aieu dans ma vie quelques-uns de ces mo- mens delicieux , &li mes malheurs n'avoient ete que des malheurs ©rdinaires , je ne croirois pas les avoir crop acheces. 164 M t At O I R E S Cette petite aventure me mit tout-a-fait bien aupres de M4* dame de LufTan ; j'etois toujours chez elle; je voyois Ade- laide a toutes les heures , & quoique je ne lui parlafTe pas de jnon amour , j'etois fur qu'elle le connaifToit,]& j'avois lieu de croire que je n'etois pas hai. Les caeurs aufli fenfibles que les notres s'entendent bien vite: tout eft exprefllf pour eux. II y avoit deux mois que je vivois de cette forte , quand je jrecus une lettre de raon pere qui m'ordonnoit de partir. Cet ordre fut un coup de foudre ; j'avois ete occupe tout entier du plaifir de voir & d'aimer Adelaide. L'idee de m'en eloigner me fut toute nouvelle ; la douleur de m'en feparer, les fuites du proces qui etoit entre nos families , fe prefenterent a mon ef- prit avec tout ce qu'elles avoient d'odieux, Je paflai la nuit dans une agitation que je ne puis exprimer. Apres avoir fait cent projets , qui fe detruifoient Tun l'autre , il me vint tout d'un coup dans la tete de bruler les papiers que j'avois entre les mains , & qui etablifToient nos droits fur les biens de la maifon de LufTan. Je fus etonne que cette idee ne me fiit pas venue plutot; je prevenois par-la les proces que je craignois tant; rnon pere qui y etoit tres-engage , pouvoit, pour les terminer, confentir a mon manage avec Adelaide : mais quand cette ef- perance n'auroit point eu lieu , je ne pouvois confentir a. donner des armes contrece que j'aimois. Je me reprochai raeme d'avoir garde fi longtems quelque chofe dont ma tendrelfe m'auroit dii faire faire le facriiice beaucoup plutot. Le tort que je faifois a mon pere ne m'arreta pas ; fes biens m'etoient fubftitues, 8c j'avois eu une fucceflion d'un frere de ma mere , que je pouvois Jui abandonner , & qui etoit plus confidcrable que ce que je lui faifois perdre. En falloit-il davantage pour convaincre un horarae amou- reux ? Je crus avoir droit de difpofer de ces papiers ; j'allai chercher la caffette qui les renfermoit ; je n'ai jamais paffe de moment plus doux, que celui oil je les jettai au feu. Le plai- flr de faire quelque chofe pour ce que j'aimois, me raviiToit. Si elle m'aime , difois-je, elle fcaura quelque jour le facrifice que je lui ai fait : mais je le lui laifferai toujours ignorer , fi je ne puis toucher fon cceur. Que ferois-je d'une reconnaiffance qu'on feroit fache de me devoir? Je veux qu' Adelaide m'aime, & je ne veux pas qu'elle me foit obligee. J'avoue ccpendant que je me trouvai plus de hardieffe pour lui parler ; la liberte. que j'avois chez elle , m'en fie naitrel'oc- cafion des le raeme jour. DU COMTE DE COMMINGE. io£ Jc vais bientot m'eloigner de vous , belle Adelaide , lui dis-je; vous fcuvienJrez-vous quelquefois d'un liomme dont vous faitcs toute la dcfrinee ? Je n'eus pas la force de continue!' ; elle me parut interdite ; je crus mcme voir de la douleur dans fes yeux. Vous m'avez entendu, repris-je: de grace repondcz-moi un mot. Que voulcz-vous que je vous dife , me repondit-elle ? Je ne devrois pas vous entendre, & je ne dois pas vous repondre. A peine fe donna-t clle le teins de prononcer cc pen de paro- les ; elle me quitra auflitot, & quoique je puffe faire dans le re/te de la journcc , il mc tut impofltble de lui parler ; elle me fuyoit , clle avoir fair embarrafTe : que cct embarras avoit de cliarmes pour mon cceur ! Je le refpeclai ; je ne la rcgardois qu'avec crainte ; il me fembloit que ma hardieffe l'auroit faic repent ir de fes home's. J'aurois garde cctte conduitc fi conforme a mon refpect & a la delicatefle dc mes fentimens , fi la neceffire oil j'etois de partil ne m'avoit prefle de parler; je voulois , avant que de mc feparer d'Adelaide, lui apprendre mon veritable nom. Cet aveu me coiita encore plus que eclui de mon amour. Vous me iuyez , lui dis-je .- eh ! que ferez-vous quand vous fcaurcz tous mes crimes , ou plutot tous mes malhcurs? Je vous ai abufee par un pom fijppoie ; je ne fuis point ce que vous me croyez : jc fuis le lils du Comte de Comminge. Quoi ! s'ecria Ade- laide , vous etes notrc enneini ! e'eft vous , e'eft votre pere , qui pourfuivez la ruine du mien ! Ne m'accablez point , lui dis- je , d'un nom (i odieuw Je fuis un amant pret a tout facrifier pour vous; mon pere ne vous fera jamais dc mal; mon amour vous affure de lui. Pourquoi , me repondit Adelaide, m'avez - vous trompee ? Que ne vous niontriez-vous fous votre veritable nom ? II m'au- roitavertide vous fair. Ne vous rcper.tez pas de quelque bonte que vous avez eur pour moi , lui dis-je en lui prenant la main que je baifai mals;re elle. LaifTez-moi, me die - elle , plus je vous vois , & plus jc rends inevitables les malheurs que je crains. La douceur de ces paroles me penetra d'une joie , qui ne me montra que des cfperances. Je mc flattai que je rendrois mon rere favorable a mapaffion; j'etois l\ plein de mon fen* timent , qu'il me fembloit que tout devoit fentir & penfer comme moi Jc parlai a Adelaide de mes projets , eu hoinme fux de reu/fir. 1o6 M £ M O I R E S Je ne fcais pourquoi , me dit-elle , mon cceur fe refufe aut efperances que vous voulez me donner ; je n'envifage que dos malheurs , & cependant je trouve du plaifir a fenrir ce que je fens pour vous; je vous ai laiiTe voir mes fentimens ; je veux bien que vous les connaiillez : mais fouvenez-vous que je fcau- rai , quand il le faudra , les facrifier a mon devoir. J'eus encore plufieurs converfations avec Adelaide avant mon depart ; j'y trouvois toujours de nouvelles raifons de m'ap- plaudir de mon bonheur ; le plaifir d'aimer & de connaitre que jetoisaime, rempliflbit tour mon cceur ; aucun foupcon , au- cune crainte , pas meme pour l'avenir, ne troubloit la dou- ceur de nos entretiens. Nous etions furs Tun de l'autre , parce que nous nous eftimions , & cette certitude , bien loin de dimi- nuer notre vivacite , y ajoutoit encore les charmes de la con- fiance La feule chofe , qui inquietoit Adelaide , etoit la crainte de mon pere. Je mourrois de douleur, me difoit-eile , 11 je vous attirois la difgrace de votre famille ; je veux que vous m'aimiez : mais je veux furtout que vous foyez heureux. Je partis enfin , plein de la plus tendre & de la plus vive paffion qu'un cceur puifTe relTentir , & tout occupe du defTein de rendre mon pere favorable a mon amour, Cepsndant il etoit informe de tout ce qui s'e'toit paiTe a Ba- gnieres. Le domeftique qu'il avoit mis pres de moi avoit des ordres fecrets de veiller fur ma conduite ; il n'avoit laiiTe igno- rer ni mon amour , ni mon combat contre le Chevalier de Saint- Odor). Malheureufement le Chevalier etoit fils d 3 un ami de mon pere : cette circonflance, & le danger oil il etoit de fa bleffure , tournoient encore contre moi. Le domeftique , qui avoit rendu un corapte II exatt, m'avoit dit beaucoup plus heu- reux que je n'erois ; il avoit peint Madame & Mademoifelle de LufTan remplies d'artifice , qui m'avoient connu pour le Comte de Comminge , & qui avoient eu deffein de me feduire. P!dn de ces idees, mon pere naturellement emporte , me traita a mon retour avec beaucoup de rigueur ; il me reprocha mon amour, CDnime il m'auroit reproche le plus grand crime. Vous avez done la lachete d'aimer mes ennemis , me dit-il ! & fans refpedt pour ce que vous me devez , & pour ce que vous vous devez a vous-meme , vous vous liez avec eux ! que fcai-je meme , fl vous n'avez point fait quelque projet plus odieux encore. Oui , mon pere , lui dis-je en me jettant a fes pieds , je fu:s DU COMTE DE COMMINGE. 107 coupable : mais je le fuis malgre moi. Dans ce meme moment, oil je vous demande pardon, je fens que rien ne peut arracher de mon coeur cet amour qui* vous irrite ; ayez pitie de moi , j'ofe vous le dire , aycz pitie de vous ; finifTez unc querelle qui trouble le repos de votrc vie ; l'inclination que la fille de M. de Luflan & moi avons pris l'un pour l'autre , aulfitot que nous nous fommes viis , eft peut-etre un avertifTement que le ciel vous donne. Mon pere , vous n'avez que moi d'enfant : voulez-vous me rendre malheureux? Et combien mes malheurs me feront- ils plus fenfibles encore , quand ils fcront votre ouvrage ! Laif- fez-vous attendrir pour un tils , qui ne vous oftenfe que par une fatalite dont il n'eft pas le maitre. Mon pere qui m'avoit laiiTe a fcs pieds , tant que j'avois parle , me regarda longtems avec indignation. Je vous ai ecou- te , me dit-il cnfin, avec une patience dont je fuis moi-meme etonne , & dont je ne me ferois pas cru capable : aulli c'cft U feule grace que vous devez attendre de moi ; il faut renoncer a votre folic, ou a la qualite de mon fils; prenez votre parti fur cela , & commenccz par me rendre les papicrs dont vous etes charge ; vous etcs indigne de ma confiance. Si mon pere s'etoit laifle flechir , la demande qu'il me fai- foit , m'auroit embarrafle : mais fa durctc me donna du cou- rage. Ces papiers , lui dis-je, ne font plus en ma puifTance ; je les ai brulcs.; prenez pour vous dedommager les biens qui jne font deja acquis. A peine eus-je le tems de prononcer ce peu de paroles : mon pere furieux vint fur moi Tepee a la main , il m'en auroit perce fans doute , car je ne faifois pas le plus petit effort pour l'eviter, fi ma mere ne fut entree dans le moment. Elle fe jetta e.ntre nous: que faites-vous, lui die— elle ? Songez-vous que e'eft votre fils ? Et me poufTant hors la chambre, elle m'ordonna d'aller l'attendre dans la fienne. Je fattendis longtems ; elle vint enfin. Ce ne fut plus des emportemens & des fureurs que j'eus a combattre : ce fut une mere tendre , qui entroit dans mes peines, qui me prioit avec des larmcs, d'avoir pitie de fetat oii je la reduifois. Quoi ! mon fils , me difoit-elle, une maitreffe & une maitreffe que vous ne connaifTez que depuis quelques jours , peut Temporter fur une mere ! Helas! Si votre bonheur ne dependoit que de moi , je facrifierois tout pour vous rendre heureux. Mais vous avez un pere , qui vein etre obei ; il eft pret i prendre les rcfo-i lu:ions les plus violemcs con.tre vous. Voulez-vous m'accabier ioS M t M O I R E S de douleur ? Etouffez une paflion qui nous rendra tous malheti- xeux. Je n'avois pas la force de lui' repondre ; je l'aimois tendre-* ment : mais l'amour etoit plus fort dans mon cceur. Je voudrois jmourir, lui dis-je , plutot que vous deplaire, & je mourrai > 11 vous n'avez picic de moi. Que voulez-vous que je fafTe ? II m'eft plus aife de m'arracher la vie, que d'oublier Adelaide ; pourquoi trahirois-je les fermens que je lui ai faits ? Quoi ? Je Taurois engagee a me temoigner de la bonte , je pourrois mc flatter d'en etre aiine , & je l'abandonnerois ! Non , ma mere , vous ne voulez pas que je fois le plus lache des hommes. Je lui contai alors tout ce qui s'etoit paffe entre nous : elle vous aimcroit , ajoutai-je , & vous Faimeriez auffi ; elle a vo- ire douceur ; elle a votre franchife ; pourquoi voudriez-vous que je ceffaffe de Taimer ? Mais , me dit-elle , que pretendez- vous faire ? Votre pere veut vous marier, & veut, en atten- dant, que vous alliez a la campagne ; il faut abfolument que vous paraiffiez determine a lui obeir. II compte vous faire par- tir demain avec un homme qui a fa confiance ; l'abfence fera peut-etre plus fur vous que vous ne croyez ; en tout cas n irri- tez pas M. de Comminge par votre refiftance ; demandez du tems. Je ferai de mon cote tout ce qui dependra de moi pour votre fatisfatlion. La haine de votre pere dure trop longtems ; quand fa vengeance auroit ete legitime , il la poufTeroit trop loin : mais vous avez eu un tres-grand tort de bruler les pa- piers ; il eft perfuade que c'eft un facrifice que Madame de Luflan a ordonne a fa fille d'exiger de vous. Ah ! m'ecriai-je-, cft-il poffible qu'on puiffe faire cette injuftice a Madame de JLufTan ? Bien loin d'avoir exige, quelque chofe , Adelaide Ignore ce que j°ai fait , & je fuis bien fur qu'elle auroit em- ploye , pour m'en empecher , tout lepouvoir qu'elle a fur moi. Nous primes enfuite dcs mefures ma mere & moi , pour que je puffe recevoir de fes nouvelles. J'ofai meme la prier de m'en donner d'Adelai'de , qui devoit venir a Bordeaux. Elle eut la complaifance de me le promettre , en exigeant que fi Adelaide ne penfoit pas pour moi , comme je le croyois , je me foumet- trois a ce que mon pere fouhaiteroit. Nous pafTames une partie de la nuit dans cette converfation , & des que le jour parut , mon conducteur me vint avertir qu'il falloit mooter a cheval. La terre, oii je devois paffer le terns de mon exil, etoit dans DU COMTE DE COMMINGE. 109 Iss montagnes, a quelques lieues de Bagnieres, de forte que je fis la meme route que je venois de faire. Nous etions arrives d'alTez bonne heure ie fccond jour de notre marche , dans un village ou nous devions pafier la nuit. En attendant l'heure du fouper , je me promenois dans le grand chemin , quand je vis de loin un equipage , qui alloit a toute bride, 8c qui verfa tres- lourdement a quelques pasdernoi. Le battement demoncceur m'annonca la part que je devois prendre a cet accident; je volai ace carofTe; deux hommes qui etoient defcendus de cheval , fe joignirent a moi pour iecourir ceux qui etoient dedans ; on s'at- tend bien que c'etoit Adelaide & fa mere ; c'etoit eftectivement clles. Adelaide s'etoit fort bleflee au pied ; il me fembla ccpen- dant que le plaiiir de me revoir ne lui laifToit pas fentir fort mal. Que ce moment eut de charmes pour moi ! Apres tant dc douleurs, apres tant d'annees, il eft prefent a mon fouvenir. Comme elle ne pouvoit marcher , je la pris entre mes bras ; elle avoit les Mens palles au tour de mon col , & une de fes mains touchoit a ma bouche ; j'etois dans un raviiTement qui m'otoit prefque la t efpiration. Adelaide s'en appercut ; fa pu- deur en fut allarmee ; elle fit un mouvement pour le degager de mes bras. Helas ! Qu'elle connaifToit peu Texcts de mon amour ! J'etois trop plein de mon bonheur, pour pcnfer qu'il y en eiit quelqu'un au-dela. Mcttez-moi a terre, me dit-e!le d'une voix bafle & timide : je crois que je pourrai marcher. Quoi ! lui repondis-je , vous avez la cruaute de m'envier le feul bien que je goilterai peut- etre jamais. Je ferrois tendrement Adelaide , en pronon^ant ces paroles ; elle ne dit plus mot , & un faux pas que je fis , f obli- gea de reprendre fa premiere attitude. Le cabaret etoit fi pres, que j'y fi.is bientoc; je la portai fur un lit, tandis qu'on mertoit fa mere , qui etoit beaucoup plus blelTee qu'elle, dans un autre. Pendant qu'on etoit occupe au- pres de Madame de LufTan , j'eus le terns de comer a Adelaide une partie de ce qui s'etoit pafTe entre mon pere & moi; je fupprimai l'article des papiers bniles , dont elle n'avoit aucune connaifTance : je ne f^ai meme fi j'eufTe voulu qu'elle rent fca. C'etoit , en quelque facon , lui impofer la necelhte de m'ai- mer , & je voulois devoir tout a fon cceur. Je n'ofai lui peindre mon pere tel qu'il etoit ; Adelaide etoit vertueufe : je fentois que pour fe livrer a fon inclination , elle avoit befoin d'efpe- no MfcMOIRES rer que nous ferions unis un jour ; j'appuyai beaftcoup fur la tendrefTe de ma mere pour moi, & fur fes favorables difpofi- tions. Je priai Adelaide de la voir. Parlez a ma mere , me dit— elle ; elle connait vos fentimens ; je lui ai faic 1'aveu des miens ; j'ai fenti que fon autorite m'etoit necefTaire pour me donner la. force de les combattre, s'il le faut , ou pour m'y livrer fans fcrupule ; elle cherchera tous les moyens pour amener mon pere a propofer encore un accommodement ; nous avons des. parens communs que nous ferons agir. La joie que ces efpe- rances donnoient a Adelaide , me faifoit fencir encore plus vi- vement mon malheur. Dices -moi , lui repondis-je en lui pre- nant la main, que fi nos peres font inexorables , vous aurez quelque piciepour un malheureux. Je ferai ce que je pourrai, me dic-elle, pour regler mes fentimens fur mon devoir : mais. jc fens que je ferai tres - malheureufe , £ ce devoir eft contre yous. Ceux qui avoient etc occupes a fecourir Madame de LulTan ,. s'approcherent alors de fa fille ,, & interrompirent notre con- verfacion. Je fus au lit de la mere, qui me recut avec bonte ;, elle me promit de faire tous fes efforts pour reconcilier nos families ; je fortis enfuite pourles laifTer en liberie; mon con- du&eur , qui m'attendoit dans machanibre, n'avoit pas daigne s'informer de ceux qui venoient d'arriver , ce qui me donna la liberte de voir encore un moment Adelaide avant que de partir.. J'entrai dans fa chambre dans un etat plus aife a imaginer qu'a xeprefenter ; je craignois de la voir pour la derniere fois. Je m'approchai de la mere ; ma douleur lui parla pour moi , bien mieux que je n'eufTe pu faire ; audi en recus-je encore plus de marques de bonte que lefoir precedent. Adelaide etoit a un autre bout de la chambre ; j'allai a elle d'un pas chance- lant : je vous quitte , ma chere Adelaide ; je repetai la meme chofe deux ou trois fois ; mes larmes que je ne pouvois rete-. nir, lui dirent le refte ; elle en repandit auffi. Je vous montre.- toute ma fenfibilite , me dit-elle ; je ne m'en fais aucun re- proche ; ce que je fens dans mon cceur autorife ma franchife ^ & vous meritez bien que j'en aye pour vous; je ne fcai quelle fera votre deftinee ; mes parens deciJeront de la mienne. Et pourquoi nous affujettir, lui repondis-je , a la tyrannie de nos peres ? LaifTons-les fe hair , puifqu'ils le veulent , & allons dans, un coin dumonde , jouir de notre tendreffe , & nous en faire un. devoir. Que m'ofes-vous propofer , mc repondit-elk ? Voulez- DU COMTE DE COMMINGE. m. vous me faire "rcpentir des fentimens que j'ai pour vous ? JVla tendreffe pcut me rendre malheureufe , je vous l'ai dit.-mais clle ne me rendra jamais criminelle. Adieu , ajoiita-t-elle , en me tendantla main, c 'eft par notre conftance &par notre verm que nous devons tacher de rendre notre iortune ineilleuie : mais , quoi qu'il nous arrive, promettons-nous de nc rien faire qui puiifc nous faire rougir l'un de l'autrc. Je baifois , pendant qu'elle me parloit, la main qu'elle m'avoit tendue; je la mouil- lois de mes larmes ; je no fuis capable, lui dis-je cniin, que de vous aimer , & de mourir de douleur. J'avois Ie caeur fi ferrc, que je pus a peine prononccr ces Aecnieres paroles. Je fortis de cctte chambre ; je montai a che- val , & j'arnvai au lieu oil nous devions diner, fans avoir fair autre chofe que de plcurer; mes larmcs couloient , & j'y trou- vois une efpece de douceur: quand le cccur eft veritablemcnc louche, ll fent du plaiiir a tout ce qui lui prouve .. lui-memc fa prop re fenfibilite. Le refte de notre voyage Ce pafla comme le commencement, fans que j'eufTe prononce une feule parole. Nous arrivames ie troifieme jour dans un chateau bati aupres des Pyrenees ; on voit a l'entour , des pins, des cypres, des rochers efcarpes & ari- des , & on n'entend que le bruit des torrens qui ie precipitcnt entre les rochers. Cette denieure C\ fauvage me plaiioit, par cela meme qu'elle ajoutoit encore a ma melancolie ; je pafiois les journees entieres dans les bois ; j'ecrivois , quand j'etois re- venu , des lettres oil j'exprimois tous mes fentimens : cette oc- cupation e^toit mon unique plaiiir. Je les lui donnerai un jour, difois-jc :elle vcrra par-la a quoi j'ai paffe Ie terns de I'abf-nce ; Jen recevo's quelque-fois de ma mere; elle m'en ecri\ it une qui me donnoit quelque efperancc ; helas ! e'eft le dernier mo- ment de joie que j'aye reflcnti : clle me mandoit que tous nos parens travailloient a raccommoder notre famille , & qu'il y avoit lieu de croire qu'ils y reufliroient. Je fus enfuite nx femaines fans recevoir des nouvelles. Grand Dieu! De quelle longueur les jours etoient pour moi • J'allois des le matin fur le chemin par od les mefla^ers pou- voient venii ; je n''"n revenois que le plus tard qu'il m'etoit pot fible , & toujours plus afflige que je ne l'etois en partant ; enfin je vis de loin un homme qui venoit de mon c6:e ; je ne doutai point qu'il ne vint pour moi, & au lieu de Qette impatience que j'avois quelques momeas auparavant, je ne fentis plus que ds Dd 112 m£m oi r es la crainte ; je n'ofois avancer ; quelque chofe me retenoit$ cette incertitude, qui m'avoit femble u cruelle , me paraiflbic dans ce moment un bien que je craignois de perdre. Je ne me trompois pas : les lettres , que je recus par cet horn* me qui venoit erredtivement pour moi , m'apprirent que mon pere n'avoit voulu entendre a aucun accommodement ; & pour mettre le comble a mon infortune , j'appris encore que mon manage etoit arrete avec une fille de la Maifon de Foix , que la noce devoit fe faire dans le lieu oil j'e'tois , que mon pere viendroit lui-meme , dans peu de jours , pour me preparer a ce qu'il defiroit de moi. On juge bien que je ne balancai pas un moment fur le parti que je devois prendre. J'attendis mon pere avec affez de tran- quillite ; e'etoit meme un adouciffement a ma malheureufe fl- tuation , d'avoir un facrifice a faire a Adelaide ; j'etois sur qu'elle m'etoit fidelle ; je faimois trop pour en douter : le veritable amour eft plein de confiance. D'ailleurs ma mere , qui avoit tant de raifons de me detacher d'elle, ne m'avoit jamais rien e'ent qui put me faire naitre le inoindre foupcon. Que cette conftance d'Adelaide ajoutoit de vivacite a ma pailion ! Je me trouvois heureux quelquefois que la durete de mon pere me donnat lieu de lui marquer combien elle etoit aimee. Je pafTai les trois jours , qui s'ecoulerent jufqu'a 1'arrivee de mon pere , a m'occuper du nouveau fujet que j'alloi* donner a Adelaide, d'etre contente de moi ; cette idee , malgre' ma trifte lituation , rernpiifloit mon cccur d'un fentiment qui ap- prochoit prefque de la joie. L'entrevue de mon pere & de moi , fut de ma part pleine de refpect , mais de beaucoup de froideur , & de la fienne , de beaucoup de hauteur & de fierte. Je vous ai donne le terns, me dit-:l , de vous repentir de vos folies , & je viens vous donner le moyen de me les faire oublier. Repondez , par votre obeiffance , a cette marque de ma bonte , Sc preparez-vous a recevoir , comme vous devez , Monfieur le Comte de FoiT , & JWademoifelle de Foix fa fille, que je vous ai deftinee ; le mar- riage fe fera ici ; ils arriveront demain avec votre mere , & je ne les ai devances que pour donner les ordres neceffaires. Je fuis bien fache , Monfieur , dis-je a mon pere , de ne pouvoir faire ce que vous fouhaitez : mais je fuis trop honnete homme pour e'poufer un* perfonne que je ne puis aimer ; je vous prie meme de trou- ver bon que je parte d'ici tout a l'heure ; Aiademoifelle de Foix, quelque aimable qu elle puifTe etre , ne me feroit pas changer DU COMTEDE COMMINGE. 113 3e refolution , & l'arrront que j'e lui fais en dcviendroit plus fenfible pour elle, fi je l'avois vue. Nori , tu ne la verras point, me repondit-il avec fureur : tu ne verras pas meme le jour ; je vais t'enfermer dans un cachot , deftine pour ceux qui te refTem- blent. Je jure qu'aucune puiffance ne fera capable de t'en faire fortir , que tu ne Ibis rentre dans ton devoir ; je te punirai de tputes les facons , dont je puis te punir ; je te priverai de mon bien ; je 1'afTurerai a Mademoifelle de Foix pour lui tenir , au-. tant que je le puis , les parol:s que je lui ai donnees. Jc fus effcctivement conduit dans le fond d'une tour ; le lieu 011 Ton me mit, ne recevoit qu'une faible lumiere d'une petite fenetre grillee , qui donnoit dans une des cours du chateau. IVIon pere otdonna qu'on m'apportat a manger devfx fois par; jour , & qu'on ne me laifsat parler a perfonne. Je paffai dans cet etat les premiers jours avec aflez de tranquillite, & meme avec une forte de plaiiir. Ce que je venois de faire pour Ade- laide m'occupoit tout entier , "& nc me laifTbit prefque pas fentir les incommodites de tna prifon : mais quand ce fentimenc fut moins vit , je me livrai a toute la douleur d'une abfence qui pouvoit etre eternelle ; mes reflexions ajoiitoient encore a ma peine ; je craignois qu'Adelaide ne fut forcee de prendre un engagement, je la voyois entouree de rivaux cmprefTcs a lui plaire ; je n'avois pour moi que mes malheurs ; il eft vrai qu'an- pres d' Adelaide e'etoit tout avoir : auifi me reprochois-je le moindre doute, & lui en demandois-je pardon comme d'uu crime. Ma mere me fit tcnir une lettre , on elle m'exhortoit a me foumettre a mon pere , dont la colere devenoit tous les jours plus violente ; elle ajoutoit qu'elle en fourTroit beaucoup elle- nieme , que les foins qu'elle s'etoit donnes pour parvenir a un accommodement , l'avoient fait foupconner d'etre d'intelligencc avec moi. Je fus tres-touche des chagrins que )e caufois a ma meic • mais il me fembloit que ce que je foufrrois moi-meme m'excu- foit envers elle. Un jour que je revois, comme a mon ordinaire, je fus retire de ma reverie par un petit bruit qui ie fit a ma fenetre; je vis tout de fuite tomber un papier dans ma chambre; e'etoit une lettre ; je la decachctai avec un faifilTement qui me lailfoit a peine la liberte de refpirer: mais que devins-jc aprps Tavoir lue ! void ce qu'elle contenoit : » Les fureurs de M. de Comminge m'ont inftruite de tout ce » que je vous dois Je fjais ce que voire g6icrofue m'avoit Ia;(T6 Ddij 114 M£MOIRES » ignorer ; je f^ais TafFreufe fituation ou vous ctes , 6c je n*ai ; i> pour vous en tirer, qu'un moyen qui vous rendra peut-etre » plus malheureux : mais je le ferai auill bien que vous , & c'eft- » la ce qui me donne la force de faire ce qu'on exige de moi. » On veut , par mon engagement avec un autre , s'aflurer que » je ne pourrai etre a vous ; c'eft a ce prix que M. de Com- » minge met votre liberte. II m'en coiitera peut-etre la vie , & » furement tout mon repos : n'importe , j'y fuis refolue. Vo$ x> malheurs , votre prifon , font aujourd'hui tout ce que je vois, »> Je ferai mariee dans peu de jours au Marquis de Benavides. j) Ce que je connais de fon cara&ere m'annonce tout ce que a j'aurai a fourTrir : mais je vous dois du moins cette efpece de » fidelite de ne trouver que des peines dans I'engagement que je » vais prendre. Vous, au contraire , tachez d'etre heureux ; vo- » tie bonheur feroit ma confolation. Je fens que je ne devrois *> point vous dire tout ce que je vous dis ; (I j'etois veritable- » ment gencreufe , je vous laiiferois ignorer la part que vous » avez a mon mariage ; jc me laifferois foupconner d'inconf- » tance ; j'en avois forme le deffein : je n'ai pu l'executer ; j'ai »> befoin , dans la trifte fituation oil je fuis , de penfer que du- » moins mon fouvenir ne vous fera pas odieux. Helas ! II ne »> me fera pas bien-tot pcrmis de conlerver le votre ; il faudra » vous oubiier , il faudra du moins y faire mes efforts. Voila de » toutes. mes peines celle cjue je fens le plus ; vous les aug- » menterez encore , fi vous n'evitez avec foin les occafions de » me voir & de me parler. Songez que vous me devez cette » marque d'ertime ; & fongez corabien cette eftime m'eft chere, *> puifque de tous les fentimens que vous aviez pour moi , e'eft » le feul qu'il me (bit permis de vous demander. « Je ne lus cette fatale lettre que jufqu'a ces mots: » On veut, » par mon engagement avec un autre , s'afTurer que je ne pour- » rai etre a vous. « La douleur dont ces paroles me penetre- rent , ne me permit pas d'aller plus loin. Je me laifTai tomber fur un matelas qui compofoit tout mon lit ; j'v demeurai plu- fieurs heures fans aucun fentiment , & j'y ferois peut-etre mort, fans le fecours de celui qui avoir foin de m'apporter a manger. S'il avoit ete efFraye de fetat ou il me trouvoit , il le fut bien davantage de l'exces de mon defefpoir , des que j'eus repris la connaiffance. Cette lettre que j'avois toujours tenue pendant ma faibleffe & que j'avois eniin acheve de lire , etoitbaignee de mes larmes , & je difois des chofes qui faifoient craindre pour ma raifon. DU COMTE BE COMMINGE. u| Cet hcmmc, qui jufques-la avoit ete inacceffible a la pitie > ne put alors fc defendre d'cn avoir ; il condamna le procc«ie de nion pere ; il fe reprocha d'avoir execute fes ordres ; il m'eiv demanda pardon. Son repentir me lit naitrc la penfe'e de lui pro- pofer de me lailTer fortir fculcmert pour huit jours , lui pro- mettant qu'au bout de ce tcms-li , je vicndrois me remettre cntre fes mains ; j'ajoiitai tout ce que je crus capable de le de- terminer : attendri par mon etat , excite par Ion intcret & par la crainte que je ne me vengealfe un jour des mauvais traitc- mens que j'avois rccus de lui , il confentit a ce que je voulois, avcc la condition qu'il m'accompagncrok. J'aurois voulu me mettre en chemin dans le moment : mais il fallut aller clicrcher des clievaux , & Ton m'annon^a que nous ne pounions en avoir que pour le lendcmain. IVIon def- fein ctoit d'aller trouver Adelaide , de lui montrer tout mon defefpoir , &: de mourir a fes pieds , fi elle pcrfiftoit dans fes refolutions . il falloit , pour executcr mon projct , arriver avant fon funefte mariage , &: tous les momens que jc dirlerois , me paraiffoient des fiecles. Cette lettre que j'avois lue & relue, je la lifois encore ; il fembioit qu'a force de la lire , j'y trouve- rois quclque chofe de plus. J'examinois la date ; je me flattoir que le temps pouvoit avoir etc prolonge : cllcfc fait un effort, difois-je ; elle faiiiratous les pretextes pour dirlc'rer. Mais puis-je me flatter d'une fi vauie efperance , reprenois-je ? Adelaide fe facrifie pour ma libcrte ; elle voudra en hater le moment. He- las ! Comment a-t-elle pu croire que la libertt fans elle , fin ua bien pour moi ? Je retrouverai par-tout cette prifon dorn elle veut me tirer. Elle n'a jamais connu mon cceur ; elle a juge de moi comme des autres hommes ; voila ce qui me perd. Je fuis encore plus mailieureux que je n p croyois , puifque je n'ai pas meme la confolation de penfer que du moins mon amour e».oic Connu. Je palTaila nuit emieren faire de pareill s plaintes.Le jour parut enfin; je montai acheval avcc mon conducleur ; nousavions mar- che une journee fans rrous arrcter un moment, quand j'appcrcus ma mere, dans le chemin, qui venoit de. notre cote elle me recon- rjut , & apres m'avoir moatre fa (iirprKe de me trouver la , elbe mo fit monter dans fon carrofe. Je n'ofois lui drmander le fujet de fon voyage; je craignois tout dans la fituation oil j'e- tois , & ma crainte n'etoit que crop bien fondee. Je venois , D d iij n6 MfcMOIRES mon fils , me dit-elle , vous tirer moi-meme de prifon : votre pere y a confenti. Ah ! m'ecriai - je , Adelaide eft mariee : ma mere ne me repondit que par Ton filence. Mod malheur, qui etoit alors fans remede , fe prefenta a moi dans toute fon hor- reur ; je tombai dans une eipece de ftupidite , & a force de douleur , il me fembloit que je n'en fentois aucune. Cependant mon corps fe refTentic bientot de l'etat de mon, efprir. Le frifTon meprit,que nous etions encore en carroffe 5 ma mere me fit mettre au lit ; fe fus deux jours fans parler> & fans vouloir prendre aucune nourrkure ; la fie /re augmenta , & on commenca le troifieme a defefperer de ma vie. Ma mere qui ne me quictoit point, etoit dans une affliction inconceva- ble ; fes larmes , fes prieres , & le nom d'Adelai'de qu'elle em- ployoit , me firent enfin refoudre a vivre. Apres quinze jours de la rievre la plus violente , je commencai a etre un peu mieux. La premiere cliofe que je fis . fut de chercher la lettre d'A- delaide ; ma mere , qui me l'avoit 6tee , me vit dans une fi grande affliction , qu elle fut obligee de me la rendre ; je la mis dans une bourle qui etoit fur mon caeur , 011 j'avois deja mis fon portrait ; je fen retirois pour la lire toutes les fois que j'etois feul. Ala mere , dont le caraftere e'toit tendre , s'affligeoit avcc moi ; elle croyoit d'ailleurs qu'il falloit ceder a ma trifteftc , & Jaifler au tems le foin de me guerir. Elle fouffroit que je lui parlafTe d'Adelai'de ; elle m'en par- loit quelquefois ; & comme elle s'etoit appercue que la feule cliofe qui me donnoit de la confolation , etoit l'idee d'etre ai- me , elle me conta qu'elle meme avoit determine Adelaide a fe marier. Je vous demande pardon , mon fils , me dit-elle , du mal que je vous ai fait ; je ne croyois pas que vous y fuffiez fi fenfible j votre prifon me faifoit tout craindre pour votre fame , & meme pour votre vie. Je connahTois d'ailleurs l'hu- meur inflexible de votre pere , qui ne vous rendroit jamais la liberte , tant qu'il craindroit que vous pufflez epoufer Made- moifelle de LufTan : je me refolus de parler a cette genereufe fille ; je fui fis part de mes craintes ; elle les partagea ; elle les fenrit peut-ttre encore plus vivement que moi ; je la vis occupee a chercher les moyens de conclure promptement fori manage. II y avoit long-tcms que fon pere oifenfe des proce- fies de M. de Comminge , la prelfoit de fe marier : rien n'a- voit pu i'y determiner jufques-li. Sur qui toaibera votre choix„ DU COMTE DE COMMINGE. 1x7 lui demandai-je ? II ne m'importe , me repondit-elle ; tout m'eft egal , puifque je ne puis etre a celui a qui raon coeur s'etoic deftine. Deux jours apres cette converfation , j'appris que le Marquis de Bcnavidcs avoit ete prefere a fcs concurrens 5 tout le monde en fut econne , & je le fus comme les aucrcs. Benavides a une figure defagreable , qui le devicnt encore davantage par fon peu d'efprit , & par I extreme bizarrerie de ion liumeur : j'en craignis les fuites pour la pauvre Adelaide ; je la vis , pour lui en parler, dans la maifon de la Comtefle dc Gerlande , oil je l'avois viir*. Je me prepare , me dit - elle , a etre tres-malheureufe : mais il taut me marier ; & depuis que je fcais que c'elt le moyen de de'ivrer Monueur votre tils , je me reproche tous les momens que je dirfere. Ccpendant ce nu- riagc que je ne fais que pour lui , ("era peut-etre la plus lenlible de les pcines ; j'ai voulu du moms lui prouver par mon choix, que fon interet etoit le feul motif" qui me dcterminoit. Piai- gnez-moi ; je fuis digne dc votre pitie , Sc je tacherai de ineriter votre ertime par la facon , dont je vais me conduire avc; ML de Benavides Ma mere m'apprit encore qu'Adelaide avoit icu , par mon pere meme , qu^ j'avois briile nos titles ; il le lui avoit reproche publiquement le jour qu'il avoit perdu Ton proccs ; elle m'a avoue , me diioit ma mere , que ce qui Tavoit le plus touchee , etoit la generolite que vous aviez cue de lui cacher ce que vous aviez fait pour elle. Nos journees fe paf- foient dans de pareilles converfations , & quoique nu melan- colie fut extreme, elle avoit cependant je ne fcai quelle dou- ceur infeparable , dans quelque etat que l'on foit , de faffurance d'etre aime. Apres quelques mois de fejour dans le lieu oil nous etions , ma mere recut ordre de mon pere de retourner aupres dc lui ; il n'avoit prefque pris aucune part a. ma maladie ; la maniere dont il m'avoit traue . avoit eteint en lui tost fentiment pour moi. Ma mere me prefla de parcir avec elle: mais je la priai dc confentir que je refraife a la campagne , & elie fe rendit i mes inlranccs. Je me retrouvai encore feul dans mes bois ; il me palTa des- lors dans la tete d'aller habitcr quelque foluude , & je l'aurois fait , (i jc n'avois ete retenii par l'amitie que j'avois pour ma mere ; il me venoii toujours en penfee de tidier de voir Adc« laide : mais la craince de lui deplane m'arretoit. Ddiv u8 Memo ires Apres bien des irrefolutions , j'imaginai que je pourrois da-* moins tenter de la voir , fans en etrc vu. Ce defTein arrete , je me determinai d'envoyer a Bordeaux , pour fcavoir oii elle etoit , un homme qui etoit a moi depuis mon enfance, & qui m'etoit venu retrouver pendant ma mala-* die ; il avoit ete a Bagnieres avec moi ; il connaiffoit Adelaide j il me dit meme qu'il avoit des liaifons dans la maifon de Be- navides. Apres lui avoir donne toutes les inftruftions dont je pus m'a-> vifer, & les lui avoir repetees mille fois , je le fis partir ; il ap- prit , en arrivant a Bordeaux , que Benavides n'y etoit plus , qu'il avoit emmene fa femme , peu de tems apres fon manage , dans des terres qu'il avoit en Bifcaye. Mon homme qui fe nommoit Saint-Laurent , me fecrivir , & me demanda mes ordres ; je lui mandai d'aller en Bifcaye, fans perdre un moment. Le defir de voir Adelaide s'e'toit tellement augmente , par l'eiperance que jVn avois concue , qu'il ne m'etoit plus poffible d'v refifkr. Saint-Laurent demeura pres de fix femaines a fon voyage ; il. revint au bout de ce temps-la ; il me conta qu'apres beaucoup de peines & de tentatives inutiles , il avoit appris que Benavi- des avoit befoin d'un architecte , qu'il s'e'toit fait prefenter fous ee titre , & qu'a la faveurde quelques connaifTances , qu'un dc fes oncles qui e'xercoit cette profcifion lui avoit autrefois don- r.ees , il s'e'toit lntroduit dans la maifon. Je crois , ajouta - 1- il , que Madame de Benavides m'a reconnu : du moins me fuis-je appercu qu'elle a rougi la premiere fois qu'elle m'a vu. II me dit enfuite qu'elle menoit la vie du monde la plus trifle & la plus retiree, que fon man ne la quitoit prefque jamais , qu'on difoit dans la maifon qu'il en etoit tres-amourcux , quoiqu'il ne lui en donnat d'autre marque que fon extreme jaloufie , qu'il la portoit fi loin , que fon frere n'avoit la liberte de voir Ma-? dame de Benavides , que quand il etoit pre'fent. Je lui demandai qui etoit ce frere : il me repondit que c'e% toit un jeune homme , dont on difoit autant de bien que Ton. difoit de mal de Benavides , qu'il paraiffoit fort attache a fa belle fceur. Ce difcours ne fit aiors nulle impreffienfur moi ; la trifle Situation de Madame de Benavides , & le defir de la voir m'oc- cupo'ent tout entier. Saint-Laurent m'afTura qu'il avoit pris tour, tes les mefures pour m'introduire chcz Benavides ; il a befoin d'un peintre , me dit-il , pour peindre un appartement ; je lui %k j>romis 4e lui en mener un : il faut que ce foic vous, DU COMTE DE COMMINGE. HJ II ne fut plus quefHon que de regler notre de'part. J'ecrivis a ma mere , que j'allois pafTer queique terns chez un de me amis , & je pris avec Saint-Laurent 1c chemin de la Bifcaye Ales queftions ne fmifloient point fur Madame de Benavides » j'eulTe voulu fcavoir jufqu'aux moindres chofes de ce qui la re- gardoit. Saint-Laurent n'ecoic pa r . en etac de me fatisfaire : il ne l'avoit vile que trcs-peu Elle paiToit les journecs dans fa cham- bre , fans autre compagnte que celle d'un chien qu'elle aimoic beaucoup ; cet article m'intercfla particuliercmcnt ; ce chien venoit de moi ; je mc fiattai que c 'etoit pour cela qu'il etoit aime. Quand on eft bien malheureux , on lent toutes ces pe- titcs ciiofes qui echapent dans le bonhcur ; 1c cceur , dans lc befoin qu'il a de confohuion , n'en lailfe pcrdre aucune. Saint-Laurent me parla encore beaucoup de l'attachcment du jeune Benavides pour fa belle-foeur ; il ajoiita qu'il calmoic fouvent les emportemens de fon frcre , & qu'on etoit pcrfuade que , fans lui , Adelaide feroit encore plus malheureufe ; il m'exhorta aulli a me borner au plailir de la voir , & .! ne faire aucune tentative pour lui parler. Je ne vous dis point , continua-t-il , que vn.is expoferiez votre vie , fi vous etiez de- couvcrt ; ce feroit un hiiblc motif" pour VO.US retenir : mais vous expof'iiez la fienne C 'etoit un (i grand bien pour moi de voir du moins Adelaide , que j'etois perfuade de bonne foi que ce birn me f iffiroit : auifi me promis-je a moi-meme , & promis- je a Saint-Laurent encore plus de circonfpection qu'il n'en exi- gcoit. Nous arrivames apres plufieurs jours de marchc qui rn'avoient paru plufieurs annees; je fus prcfenre a Benavides qui me mic auffi-tut .1 i'ouvragc ; on me logea avec le pretendu architec- te , qui de fon cote uevoit conduire des ouvriers. II y avoic pi ifieurs jours que mon travail etoit commence, fans que j'euf- fe encore vu Madame de Benavides : je la vis enfin un foir paPcr fous les fenetres de l'appartement oil j'etois , pour ab- ler a la promenade ; elle n'avoit que fon chien avec elle ; elle etoit negligee ; il y avoit dans fa demarche un air de lan- gneur ; il me fembloit que fes beaux yeux fe promenoient fur tons les objets, fans en regardcr aucun. Mon Dieu que cette vue mc caufa de trouble ! Je reftai appuye fur la fene- tre , tant que dura la promenade. Adelaide ne revint ou'a la nutt. Jc ne pouvois plus la diftingucr , quand elle repaffa fous 4x14 fvnetre ■ ^ais lnou cccur i'avoic que e'etoic elle. lao - M6MOIRES Je la vis la feconde fois dans la chapelle du chateau. Je me placai de facon , que je la pufTe regarder pendant tout le temps qu'elle y fut , fans etre remarque. Elle ne jetta point les yeux fur moi ; j'en devois etre bien aife , puifque j'etois fur que fi j"' j n etois reconnu , elle m'obligeroit a partir : ce- pendant je m'en affligeai ; je fortis dc cette chapelle avec plus de trouble 3c d'agitation que je n'y etois entre. Je ne formois pas encore le deffein de me f'aire connaitre : mais je fentois que je n'auro.s pas la force de refiftcr a une occafion , (I elle le pre'fentoit. La vue du jeune Benavides me donnoit au/Ti une efpece d'inqui&'tude ; il me traitoit malgre la diftance qui paraiflbit etrf* entre lui & moi, avec une farailiarite dont j'aurois dii etre touche : je ne l'etois cependant point : fes agremens 5c fon merite , que je ne pouvois m'empecher de voir , retenoient ma reconnaifTance; je craignois en lui un rival ; j'appercevois dans route fa perfonne, une certaine triftefTe paffionftee qui reHembloit trop a la mienne, pour ne pas venir de la meme caufe , & ce qui acheva de me convaincre , e'eft qu'apres m'avoir fait plufieurs queftions fur ma fortune : vous etes amourerx . me dit-il ; la melancolic oil je ra'appercois que vous etes plonge, vient de quelques peines de cceur ; dites- le-moi : fi je puis quelque cbofe pour vous , je m'y employerai avec plaid r ; tous les mallieureux en general ont droit a ma companion : mais il y en a d'une forte que je plains encore plus que les autres. Je crois que je remerciai de tres-mauvaife grace Dom Ga- briel , i e'etoit fon nom) des offres qu'il me faifoit. Je n'eus cependant pas la force de nier que je fuffe amoureux : mais je lui dis que ma fortune etoit telle , qu'il n'y avoit que le temps qui put lui apporter quelque changement. Puifque vous pouvez en attendre quelqu'un , me dit-il, je connais des gens encore plus a plaindre que vous. Quand je fus feul, je {is mille reflexions fur la converfa- tion que je venois d'avoir ; je conclus que Dom Gabriel etoit amoureux, & qu'il l'etoit de fa belle-foeur ; toutes fe% demarches, que j'examinois avec attention, me confirmerent dans cette opinion : je le voyois attache a tous les pas d'A- deiaide , la r^g^rder des memes yeux dont je la regardois moi- liiciiie. Je n'etois cependant pas jaloux : mon eftime pour Adelaide eloignoic ce feiuiment de rrion cccur, Mais pouvois- DU COMTE DECOMMINGE. 121 }e m'empccher de craindrc que la vile d'un hommc aimab'e, qui Iui rendoit des (bins , meme des fervices , ne lui lit fcntil dune manicre plus fachcufe encore pour moi , que mon amour ne lui avoit caufe que des peines ? J'etois dans cette dilpolition , lorfque je vis entrcr , dans le lieu ou je peignois , Adelaide mcnec par Dom Gabriel. Je ne fcais , luidioir-ellc , pourquoi vous voulez que je voye les a ju tremens qu'oii faic a cetappartcmem .- vous fcavez que je ne fuis pas fenhblc a ces chofcs la. J'ofc cfpcrer , lui dis-je , Aladame , en la regardant , que fi vous daig-.ie z jetter les yeux fur ce qui eft ici , vous ne vous repentirez pas de votve com- plaifance. Adelaide frapce de mon Ton dc voix , mc recon- nut aufli-t6t ; clle baifTa les yeux quclques inftans, & fortic de la chambre fans me regarder , en difant que l'odeur de la peinture lui faifoit mal. Je rcft-i conrus , accablc de la plus vive douleur : Adelaide n'avoit pas daignc meme jetter un regard fur moi ; c!!e m'avoit refufe jufqu'aux marques de fa colere. Que lui ai-je fait , difois- jc ? II eft vrai que je fuis venu ici contrc fes ordres : mais ii elle m'aimoit encore > clle me pardonneroit un crime qui lui prouve i'exces dc ma paffion. Je concluois enfuite que puifqu'Adclaide ne m'aimoit plus , il falloit qu'elle aimat ail— leurs ; cettc penfee mc donna une douleur li vive & fi nou- velle, que je cms n'ctre malhcureux que de ce moment. Saint- Laurent, qui venoit de temps en temps me voir , entra & me trouva dans unc agitation qui lui fit peur. Qu'avez-vous , me dit-il rQue vous eft— il arrive ? Je fuis perdu, lui repondis-je : Adelaide nc m'aime plus. Elle nc m'aime plus, repetai-ie, eft- il bien pofiible ? Helas ! que j'avois tort de me plaindre de ma fortune avant ce cruel moment ! Par combien de peines , par combien de tourmens ne rachctcrois-je pas ce bicn que j'ai perdu , ce bien que je prefcrois a tout, ce bien , qui au milieu des plus grands malheurs , remplifloit mon cceur d'une ii douce joie ! Je fus encore long-tems a me plaindr? , fans que Saint- Laurent put tirer de moi la caufe de mes p'.iintes: il fcut en- fin ce qui m'etoit an i.e. Je ne vois rien, dit-il, dans tout ce que vous me come/. , qui doive vous jetter dans le defelpoir ou vous etes. Madame de Benavidcs eft fans doure orrenlee de la demarche que vous avcz faite de venir ici : elle a voulu mni , ca vous mar quant de I'in difl c i t gc c. Que fcavez- 122 M t M O I R E S vous meffle , fi elle n'a point craint de fe trahir, fi elle vouj cut regarde ? Non , non , lui dis-je, on n'eft point fi maitre de foi, quand on airae ; le caeur agit feul dans un premier mouvement. II faut , ajoutai-je , que je Ja voye; il taut que je lui reproclie Ton changement. Htlas I Apres ce qu'elle a fait, devoit-eile m'oter la vie d'une maniere fi cruelle i Que ne me laillbit-elle dans ma prifon ? J'y etois heureux, puif- que je croyois e;re aime. Saint-Laurent, qui craignoit que quelqu'un ne me vit danc l'etat ou j'etois , m'emmena dans la chambre oii nous couchions. Je pafTai la nuit enti re a me tourmenter ; je n'avois pas un fen- timent qui ne hit aufTi-tot detruit par un autre ; je condamnois mes ioupcons ; je les reprenois ; je me trouvois injufre de vou- loir qu' Adelaide conferv.it une tendrede qui la renioit mal-- Jieureufe ; je me reprocbois dans ces momens de l'aimer plus pour moi que pour elle. Si je n'en fuis plus aime , difois-je a Saint-Laurent, fi elle en aime un autre, qu'importe que je xneure ? Je veux tacher de lui parler : mais ce fera fieulement. pour lui dire un dernier adieu. Elle n'enrendra aucuns repro- ches de ma part : ma douleur , que je ne pourraj lui cacher , les lui fera pour moi. Je m'arfermis dans cette refolution ; il fut conclu que je partirois aufTi-tot que je lui aurois parle ; nous en chercliames les moyens. Saint-Laurent me dit qu'il falloit prendre le temps que Doai Gabriel iroit a la chafle , oil il alloit aflez fouvent , & celui oil Eenavides feroit occupe a fes affaires domefhques , auxquelles il travailloit certains jours de la femaine II me fit promettre , que pour ne faire naitre aucun foupcon, je travaillerois comme a mon ordinaire, 8c que je commencerois a annoncer mon depart prochain. Je me remis done a mon ouvrage. J'avois , prefque fans m'en app^-rcevoir, quelque e'perance qu' Adelaide viendroit encore dans celieu; tousles bruits que j'entendois , me don- noient une emotion que je pouvois a peine foutenir ; je fus dans cette fituation plufieurs jours de fuite ; il fallut enfin perdre l'efperance de voir Adelaide de cette facon , & chercher un mo- ment oil je pufle la trouver feule. II vint enrin ce moment ; je montois comme a mon ordinaire pour aller a mon ouvrage , quand je vis Adelaide qui entroit dans fon appartement: je ne doutai pas qu'elle ne hit feule Je fcavois que Dom Gabriel etoic forti des le matin, <5c j'avois cur DU COMTE DE COMMINGE. i2f tendu Benavidcs , dans unc falle bafTe , parler avec un de fes Fermiers. J'cntrai dans la chambre avec tant de precipitation, qu'Ade'- laide ne mc vit , que quand je fus pres d'elle: elle voulut s'e-« chapper auffi-tot qu'elle m'appercut : mais la retenant par fa robe, ne me fuyez pas, lni dis-je , Madame, laifTez-moi jouir pour la derniere fois du bonheur de vous voir ; cet inftantpafTe, je ne vous importuncrai plus; j'irai loin de vous, mourir de doulcur des maux q le je vous ai caufes , & de la perte de votre cceur ; je fouhaite que Dom Gabriel , plus fortune que moi . . . Adelaide , que la furprife & 1c trouble avoicnt jufques-la cm- pechee de parler , m'arreta a ces mots, & jettant un regard fur fur moi : quoi ! me dit-elle , vous ofez me faire des reproches I vous ofez me foupc_onncr , vous ! . . Ce feul mot me precipita a fes pieds. Non , ma chere Ade- laide , lui dis-je , non , je n'ai aucun foupcon qui vous orlenfe; pardonnez un difcours que mon cccur n'a point avoue. Je vous pardonne tout, mc dit-elle , pourvii que vous partiez tout a l'lieure , & que vous ne me voyez jamais. Songez que c'elt pour vous que je fuis la plus malheureufe perfonne du monde: vou- lez-vous faire croire que je fuis la plus criminelle ? Je ferai , lui dis je , tout ce que vous m'ordonnerez : mais promettez-moi du moins que vous ne me hairez pas. Quoi qu'Adelaide m'eut dit plufieurs fois de me lever, j'etois refte a fes genoux ; ceux qui aiment, feavent combien cette atti- tude a de charmes; j'y etois encore quand Benavidcs ouvrit tout d'un coup la porte de la chambre ; il ne me vit pas plutot aux genoux de fa femmc , que veuant a elle Tepee a la main : tu mourras, perfide, s'ecria-C-il. II l'auroit tuee infailliblemcnt , fi je ne me tulle jerte au-devant d'clle ; je tirai en meme-tems mon epee. Je commcnccrai done par toi ma vengeance , die Benavidcs, en me donnant un coup qui me bleffa a Tepaule. Je n'aimois pas aflez la vie pour la detendre : mais je haillois trop Benavidcs pour la lui abandonner. D'ailleurs ce qu'il venoit d'encreprendre contre celle de fafemme, ne me laifloit plus J'ufage de la raifon ; j'allai fur lui ; je lui portai un coup qui Je fit tomber fans fen:iment. Les domeftiques , que les cris de Madame de Benavidcs avoient attires , entrerenr dans ce moment \ ils me virent retirer mon epee du corps dc leur maitre ; plufieurs fe jetterent fur uioi i ils me dtfarinerent fans que je fifTe aucun effort pour mc t*4 MiMOIRES defendre. La vue de Madame de Benavides qui etoit a terre fondant en larmes aupres de fon mari , ne me laifToit de fenti- ment que pour fes douleurs. Je fus traine dans une diambre , oil je fas renferme. C'eft-la que, livre a moi-rneme, je vis 1'abime ou j'avois plonge Madame de Benavides. La mort de fon mari, que je croyois alors tue a fes yeux , & tue par moi , ne pouvoit man- me, c'etoit le nom de ce religieux ; il me dit enfuite que tout paraiiToit tranquille dans le chateau , que Madame de Benavides vivoit encore plus retiree qu'auparavant , que fa fante etoit tres-languiflante ; il ajouta qu'il falloit que jc me difpofafle a m'cIoi^Her aufti-tot que je le pourrois , que mon fejour pourroit etre decouvert, & caufer de nouvelles pcincs a Madame de Benavides. II s'en falloit bien que je ruffe en etat de partir ; j'avois toujours la rievre ; ma playe ne le refermoit point. J'etois dans cette maifon depuis deux mois , quand je m'a'-percus un jour qne Dom Jerome etoit trifle & t eveur ; il detournoitles yeux ; il n'ofoit me regarder ; il repondoit avec peine a mes quef- tfons. J'avois pris beaucoup d'amitie pour lui ; d'ailleurs les B.albcureux font plus fenfibles que les autres. J'allois lui de- mander le fujet de fa melancolie , lorfque Saint-Laurent , en entrant dans ma chambre , me dit que Dom Gabriel ccoic dans la maifon , qu'il venoit de le rencontrer. Dom Gabriel eft ici , dis - je en regardant Dom Jerome , & vous ne m'en dites rien ! Pourquoi ce myftcre ? Vous me faites trembler ! Que fait Madame de Benavides ? Par pi- tv , tircz-moi de la cruelle incertitude oil je fuis. Je voudrois pouvoir vous y laiffer toujours , me dit enfin Dom Jerome en m'embrafiant. Ah ! m'ecriai-je , elle eft morte ; Benavides l'a facriliee a fa fureur : vous ne me repondez point. Helas ! Je n'ai done plus d'efpe'rance. Non , ce n'eft point Benavides , reprenois-je , e'eft moi qui lui ai plonge le poignard dans le fein ; fans mon amour , elle vivroit encore. Adelaide eft morte ; je ne la verrai plus ; je l'ai perdue pour jamais. Elle eft: morte ! Et je vis encore ! Que tardai-je a la fuivre ' que tirdai-je a la venger ! Mais non , ce feroit me faire grace que de me donner la mort ; ce feroit me feparer de moi-merae , qui ma fais hoireur. E a nS m£moires L'agitation violeme dans laquelle j'etois , fit r'ouvrlr mft pla\e, qui n'etoit pas encore bien fermee ; je perciis tant de tang , que je tombai en faiblefie ; elle fut fi longue , que Ton me crut mort ; je revins enfin apres plu'i< urs heures. Dom Jerome craignit que je n'entreprifle queique chofe con:re ma vie ; il cbargea Saint-Laurent de me garder a vue. Mon de- iefpoir prit alors une autre forme. Je reltai dans un morne filence ; je ne repandois pas une larme Ce tut dans ce temps tjue je fis deflein d'aller dans queique lieu , ou je pufie etre en proye a toute ma douleur. j'imaginois prefque un pb.iiiu a me rendre encore plus miferable que je ne l'etois. Je fouhaitai de voir Dom Gabriel , parce que fa vile de- voit encore augmenter ma peine -, je priai Dom Jerome de Tamcner ; ils vinrent enfemble dans ma chambre le lende main. Dom Gabriel s'afTit aupres de mon lit ; nous reftames tous deux affez long-temps fans nous parler ; il me regardoit avec des yeux pleins de larmes : je rompis enfin le filence : vous etes bien genereux, Monfieur, de voir un miferable pour qui vous devez avoir tant de haine ! Vous etes trop malheureax , re- pondit-il , pour que je piaffe vous hair Je vous fupplie , lui dis-je , de ne me laiffer ignorer aucune circonftance de mon malheur ; reclairciffement que je vous demande previendra peut-etre des evenemens que vous avez interct d'empecher. j augmenterai mes peines & les votres,me repondit-il ; n'importe, il faut vous fatisfaire ; vous verrez du moins dans le recit que je vais vous faire , que vous n'etes pas feul a plaindre : roais je fuis oblige pour vous apprendre tout ce que vous voulez fcavoir , de vous dire un mot de ce qui me regarde. Je n'avois jamais vii Madame de Benavides , quancl elle de- vint ma belle-fceur. Mon frere , que des affaires confiderables avoient attire a Bordeaux , en devint amoureux , & quoique fes rivaux euffent autant de naiffance & de bien , & lui fuflent preferables par beaucoup d'autres endroits , je ne fcais par quelle raifon le choix de Madame de Benavides fut pour lui. Peu de temps apres fon mariage, il la mena dans festerres Ceff-la ou je la vis pour la premiere fois ; fi fa beaute me donna de l'admira- tion ; je fus encore plus enchante des graces de fon efprit & de fon extreme douceur , que mon frere mettoit tous les jours a de nouvelles epreuves. Cependant famour que j'avois alors pour une tres-aimable perfonne dont j'etois tendrement aime ,, xne BU COMTE DE COMMINGE. n 9 faifoit croire que j'e'tois a 1'abri de tant de cliarmes. J'avois nidiie defTein d'engager ma belle-loeur a me fcrvir auprcs de fon mari , pour le rairc eofllefltir a mon manage. Le pere de ma maitreiTe , offenfe des refus de mon here , ne m'avoir donne qu'un temps tres-court pour les raite cefler , & m'"a- voic declare , & a fa fiile , que ce temps expire , il la marie- roit ,i un autre, . L'amitie que Madame de Benavides me temoignoit , me mic bientot en erat de lui demandcr Ton fecours ; j'allois fouvent dans fa chambre , dans le defTein de lui en parler , & /'etois arrete par le plus lc Mr obltacle. Cependant le temps , qui m'avoit ete prcfctit , S ecouloit ; j'avois recti plufieurs lettres de ma maitreiTe , qui me prelloit d'agir ; les reponfes que je lui fai'ois , ne la fat isfi rent pas ; il s'y glifToit , fans que je m'ent SlppercufTe , une froideur qui m'attira des plaintes ; elles me pa- Ifureht injuftes ; je lui en ccrivis fur ce ton la. File fe cruc abar.donnce , & lc depit , joint aux inftances de fon pere , la detcrminerent .i (e marier. File m'infcruifit elle-meme de font fort ; (a lettrc , quoique pleinc de reprochcs , etoit tcndre ; elle fini;'oit en me priant de ne la voir jamais. Je 1'avois beau- coup aimee ; je croyois l'aimer encore : je ne pus apprendre , fans une veritable douleur , que je la pcrdois ; je craignofal qu'elle ne hit malheurcufe , & je me reprocliois d'en etre la caufe. Toutes ccs dirTerentcs penfees rn'occupoient ; \'y revois rrif- tement , en me promenant dans une allee de ce bois que vous connaiffez , quand je his abordc par Madame de Benavides ; cllc s'appcrcut de ma tri/tefTe ; elle m'en demanda la caufe avec amicie ; une fecrete repugnance me retenoit. Je ne pou- vois me refoudre a lui dire que j'avois ete amoureux .- mais le plaifir de pouvoir lui parler d'amour , quoique ce ne hit pas pour elle , l'emporta. Tous ces mouvemens fe palToient dans mon cceur , fans que je les demelalTe. Je n'avois encore ofe approfondir ce que je fentois pour ma bellc-fceur ; je lui contai mon aventure ; je lui montrai la lertre de Mademoi- fc!!e de N. .. Que ne m'avez-vous parle pliitot , me dit-elie I Peut-etre aurois-je ofotenu de Mondeur votre frere le confen- tement qu'il vous rehifoir. Mon Dieu ! Que je vous plains , Sc que je la plains ! Elle fera allurement malheurcufe ! La picie dc Madame dc Benavides pour Madernoilelie de N. . , me fie Eeij 130 M£ MOIRES craindre qu'elle nc piit de moi des idees defavantageufes ; & pour diminuer cette pitie , je me prefiai de lui dire que le mari de Mademoifelle de N- . . avoit du merite , de la naifiance , qu'il renoit un rang considerable dans monde , & qu'il y avoit apparence que fa fortune deviendroic encore plus confiderable. Vous vous trompez , me repondit-elle , l\ vous croyez que tous ces avantages la rendront heureufe : rien ne peut rempla- cer la perce de ce qu'on aime. Celt une cruelle chofe , ajouta- t-e41e , quand il faut metrre toujours le devoir A la place de l'inclination. Elle foupira pluiieurs fois pendanc cette conver- sation ; je m'appercus meme qu'elle avoit peine a retenir fes J amies. Apres m' avoir dit encore quelques mots , ejle me quitta; Je n'eus pas la force de la fuivre ; je reftai dans un trouble que je ne puis exprimer ; je vis tous d'un coup , ce que je n'avois pas voulu voir jufques-la , que j'etois amoureux de ma belle-fceur -, & je crus voir qu'elle avoit une pafTion dans le cccur. Je me rappellai mille circonftanccs auxquelles je n'a- vois pas fait attention. Son gout pour la fblitude , fon eloi- gnement pour tous les amufemens dans un age comme le fien y Ton extreme melancolie , que j'avois attribute aux mauvais trai- temens de mon frere , me parurent alors avoir une autre caufe. Que de reflexions douloureufes fe prelenterent en meme-temps a mon efprit ! Je me trouvois amoureux d'une perfonne que je ne devois point aimer , & cette perfonne en aimoit un autre. Si elle n'aimoit rien , difois-je , mon amour , quoique fans ef- perance , ne feroit pas fans douceur ; je pourrois pretendre a. fon amine ; elle m'auroit tenu lieu de rout : mais cette amitie r.'efl plus rien pour moi , fl elle a des fentimens plus vifs pcur r.n autre. Je fentcis que je devois faire tous mes efforts pour jne cuerir d'une pafllon contraire a mon repos , &.que l'hon- neur ne me pcrmettoit pas d'avoir. Je pris le deffein de m'c- loigner , & je rentrai au chateau , pour dire a mon frere que j'etois oblige de partir : mais la vue de Madame ce Eenavides arretames refolutions ; cependant pour me donner a moi-mc- me un pretexte de refter pres d'elle , je me perfuadai que je lui ctois utile , pour arreter les mauvaifes humeurs de fon mari. Vous arrivates dans ce temps-la ; je trouvai en vous un air & des manieres qui dementoient ia condition fous laquelle yous parauTiez. Je vous marquai dc famine ; je voulus entrer DU COMTE DE COMMINGE. 131 dans votre confidence. Mon dcflein etoit de vous engager en- fuite a peindre Madame de Benavides : car , malgre' toutes les illusions que mon amour me faiioit , j'etois toujours dans la refolution de m eloigner , & je voulois , en mc feparant d'elle pour toujours , avoir du mcins ion portrait. La maniere dont vous repondites a xnes avanccs , me fit voir que je ne pou- vois rien efperer de vous , & j'etois aire pour faire venir un autre peintre , le jour malhcureux oil vous bleflates mon frere. fugez de ma furprife , quand a mon retour j'appris touc ce qui s'etoit pafle. Mon frere , qui etoit trcs-m.il , gardoit un morne filence , &. jettoit de temps en temps des regards terri- bles fur Madame dc Benavides. II m'appclla auffi-t6t qu'il me vit. Delivrez-moi, me die— il , de la vue d'une rename qui m'a trahi ; faites-la conduire dans Ton appartement , & donncz or- dre qu'elle n'en piaffe fortir. Je voulus dire qudque chofe : mais M. de Benavides m'interrompit au premier mot ; faites ce que jc fouhaite , me dit-il , ou ne me voyez jamais. II fallut done obeir. Je m'approchai de ma bcllc-fcrur ; jc la priai que je puffc lui parlcr dans fa chambre ; elle avoit en- tendu les ordres que ion mart m' avoit donncs Allons , me dit-elle , en repandant un torrent de larmes , venez executer ce que Ten vous ordonne. Ces paroles , qui avoicnt I'air de re- proches , me penetrerent de douleur ; je n'ofai y rcpondre dans le lieu ou nous etions : mais elle ne fut pas plutot d<\n^ fa cham- bre , que la regardant avec beaucoup de triftelTe ■' quoi ! lui dis-je , Madame, me confondez-vous avec votre pedecuteur, moi qui fens vos peines comme vous-meme, m >i qui don- nerois ma vie pour vous ? Je fremis de le dire : mais je crains pour la votre. Retirez-vous pour quelque temps dans un lieu silr ; je vous oifre de vous y faire conduire. Jc ne fcais i\ M. de Benavides en veut a mes jours , me rcpondit-elle : je fcais feu- Jcmcnt que mon devoir m'oblige a ne pas l'abandonner , & je le remplirai , quoiqu'il m'en puilfe couter. Elle fe tut quelqucs momens , & rcprenant la parole : Je vais , continua t-elle, voust donner par une entiere confiance , la plus grande marque d'eftime que je puilfe vous donner ; aufli-bien l'aveu que j'ai a vous faire, m'eft-il neceflaire pour conferver !a votre. Allea retrouver votre frere ; une plus longuc converiation pourroi* lui c't'L- fufpcifte ; revenez enfuite le plutot que vous pourrez. Je fords, commc Madame de Benavides le fouhaitoit. La Eeiij '132 MfcMOIRES chirurgien avoit ordonne qu'on ne laifsat entrer perfonne dans la chambre de M. de Benavides ; je coturus retrouvcr fa fam- ine, agite de mille penfces dilfercntes ; je dedrois de fcavoir ce qu'elle avoit a me dire , & je craignois de Fapprendre. Elle me conta comment elle vous avoit connu , l'amour que vous. aviez pris pour elle le premier moment que vous l'aviez vue : elle ne me diffimula point 1'inclination que vous lui aviez infpiree. Quoi ! m'ecriai-je a cet endroit du recit de Dom Gabriel , j'avois touche l'indination de la plus parfaite perfonne du ir.onde, & je l'ai perdue ! Cette idee penetra mon coeur d'un fentiment fi tendre , que meslarmes , qui avoient ete retenues jufques-la par 1'exces de mon defefpoir , commencerent a couler. Oui , continua Dom Gabriel , vous en etiez aime ; quel fond de tendrcfte je decouvris pour vous dans fon coeur , malgre fes malheurs, maigre fa lituation prclente ! Fe ientois qu'elle appuyoit avec plaiiir fur tour ce que vous aviez fait pour elle ; elle m'avoua qu'elle vous avoit reconnu, quand je la conduifis dans la chambre oil vous pcigniez , qu'elle vous avoit ecrit pour vous ordonner de partir , & qu'elle n'avcit pu trouver une occaiion de vous donner fa lettre. Elle me conta enfuite comment fon mari vous avoit furpris , dans le moment me- me oil vous lui difiez un eternel adieu , qu'il avoit voulu la tuer , & que e'etoit en la defendant que vous aviez blefle M. de Benavides. Sauvez ce malheureux , ajouta-t-elle ; vous feul pouvez le derober au fort qui l'attend : car je le connais , dans la crainte de m'expofer , il foufrriroit les derniers fup- plices plutut que de declarer ce qu'il eft. II eft bien paye de ce qu'il fouftre, lui dis-je , r^adame , par la bonne opinion que vous avez de lui. Je vous ai decouvert toute ma faiblelfe , repliqua-t-elle : mais vous avez dii voir que li je n'ai pas ete maitrelTe de mes fentirnens , je l'ai du moins ete de ma con- duite , & que je n'ai fait aucune demarche que le plus rigou- reux devoir puilfe condamner. Helas ! Madame , lui dis-je , vous n'avez pas befoin de vous juftiiier ; je fcais trop par moi-meme qu'on ne difpofe pas de fon cceur comme on le voudroir. Je vais mettre tout en ufage , ajoutai-je, pour vous obeir , & pom delivrer le Comte de Comminge : mais j'ofc vou^ d:re qu'il n'eft peut-ecre pas le plus mallieureux, DU COMTEDE COMMINGE. 153 Je fortis en prononcant ces paroles , fans ofer jetter les yeux fur Madame de Benavides ; je fus m'^nfermcr dans ma chambre pour refoudte ce que j'avois a fairc ; mon pard ctoit pris de vous deiivrer : mais je ne fcavois p.is fi je ne devois point fuir moi-memc Ce que j'avois fourTerc pendant le rccic que je venois d'entendre, me fatfoit connaitre a quel point jetois amoureux. II falloit m'aliranchir d'une paflion fi dan- gereufe pour ma vertu : mais il y avoit de la cruaute d'aban- donner Madame de Benavides feule entre les mains dun nviri qui croyoit en avoir ete'trahi. Apres bien des irresolutions , }'e me dcterminai a fecourir Madame de Benavides, & 1 l'evitcr avec loin. Je ne pus lui rendre compte de votre evafion que le lendemain ; die me parut un peu plus tranquillc ; je cms cependant m'appercevoir que fon affliction etoit encore aug- mentee , & je ne doutai pas que ce ne fiit la connaiffance que je lui avois donncc de mes fentimens ; je la quittai pour la deiivrer de i'embarras que ma presence lui caufoit. Je his pludeurs jours fans la voir. Le mal de mon frere qui augmentou & qui falfoit tout craindre pour fa vie , m'obli- fea de lui faire uae vifite pour I'en avertir. Si j'avois perdu I. de Benavides, me ditelle, par un evenemenc ordinaire, fa perte m'auroit ete moins fenfible : mais la part' que j'au- rois a celui-ci , me la rendroit tout-a-fait douloureule. Je ne crains point les mauvais traitemens qu'il peut me i aire : je crains qu'il ne men re avec l'opinion que je lui ai manque. S'il vit , j'efpere qu'il connaitra mon innocence , &; qu'il me rendra fon eftime II faut aufli , lui dis-je , Madame , que je tJche de meriter la votre ; je vous demande pardon des fi'n- Bmens que je vous ai lailTe vair; je n'ai pu ni les empecher de naitre , ni vous les cacher ; je ne fcai mime fi je pour- rai en triompher : mais je vous jure que je ne vous en im- porrunerai jamais. J'aurois meme pris deja le parti de m'eloi- gner de vous , li votre incere: ne me retenoit ici. Je vo.is avoue me dit-elle , que vous m'avcz (enablement affllgee. La fortune a voulu m'oter jufqu'a la confolatiou que j'aurois trouvce dans votre amine. Les larmes qu'elle repandoit en me parlant, firent plus d'efTet fur moi que toute ma raifon. Je fus honteux d'augmenter les malheurs d'une perfonne deja fi malheureufe. Non. Madame, lui dis-je, vous ne feicz point piivee de cecte amide' done vou* Eeiv r 5 4 M £ M O I R E S avez la bonte dc faire cas , & je me rendrai digne de la votre par le foin que j'aurai de vous faire oublier mon egarement. Je me trouvai effectivement en la quittant , plus tranquille que je n'avois e'te depuis que je la connaifTois. Eien loin de la fuir , je voulus par les engagemens que je prendrois avec elle en la voyanr , me donner a moi meme de nouvelles raifons de faire mon devoir. Ce moyen me reuffit ; je m'accoutumois peu a peu a reduire mes fentimens a famine ; je lui difois na- turellercent le progres que je faifois ; elle m'en remercioit comme d'un fervice que je lui aurois rendu , & pour m'en re- ccmpenfer , elle me donnoit de nouvelles marques de fa con- fiance. Mon cceur fe revoltoit encore quelquefois : mais la rai- fon re/roit la plus force. Mon frere , apres avoir ete afTez long-temps dans un tres- grand danger , revint enfin ; il ne voulut jamais accorder a fa femme la permillion de le voir , qu'elle lui demanda plufieurs fois. II n'etoit pas encore en ecat depquitter la chambre, que. Madame de Benavides tomba malade a fon tour ; fa jeunefTe la tira d'arFaire , & j'eus lieu d'efperer que fa maladie avoit attendri fon mari pour elle , quoiqu'il fe fiit obftine a ne la point voir, quelque inftance qu'elle lui en eiit fait faire dans le plus fort de fon mal ; il demandoit de fes nouvelles avec quelque forte d'empreflement. Elle commencoit a fe mieux porter , quand M. de Benavides me fit appeller. J'ai une affaire importante , me dit-il , qui de- manderoit ma prefcnce a SarragofTe ; ma fante ne me permet pas de faire ce voyage ; je vous prie d'y aller a ma place ; j'ai ordonne que mes equipages fuffent prets , & vous m'obligerez de partir tout a Theure. II eft mon aine d'un grand nombre d'annees ; j'ai toujours eu pour lui le refpecl que j'aurois cu pour mon pere , & il m'en a tenu lieu. Je n'avois d'ailleurs aucune raifon pour me difpenfer de faire ce qu'il fouhaitoit dc moi ; il fallut done me refbudre a partir : mais je crus que cette marque de ma complaifance me mettoit en droit de lui par- ler far Madame de Benavides. Que ne lui dis-je point pour fadoucir ! II me parut que je l'avois e'branle ; je crus meme le voir attendri. J'ai airne Madame de Benavides , me dit-il , de la paffion du monde la plus forte ; elle n'eft pas encore cceince dans mon cceur : mais il faut que le temps & la con- duitc qu'eile aura a l'avenir , effacent le fouveair de ce que j'ai DU COMTE DE COMMIGE. ±3$ vu. J? n'ofai conteftcr fes fujets de plainte ; c'etoit le moyen de rappel'er fes fureurs : je lui demandai feulement la per- mi(Tion de dire a ma bellc-fcur les efpcr^nces qu'il me donnoit; il me le permit. Cette pauvre femmc recut cecte nouvelle avec line forte de joie : je fcais , me dit-elle , que je ne puis etre heureufe avec M. de Benavidcs : mais j'aurai du moins la con- folation d'etre oil mon devoir veut que je fois. Je la quittai apres 1'avoir encore affuree des bonnes difpo- fitions de mon frere. Un des principaux domeftiques de la mai- fon ;i qui je me confiois , fut charge de ma part d'etre attentif a tout ce qui pourroit la regarder , & de m'en inftruire. Apres des precautions que je crus fumTantes , je pris la route de Sar- ragofle. II y avoit pres de quinze jours que j'y etois arrive , que je n'avois eu aucune nouvelle ; ce long lilence commencoit a. m'inquieter , quand je recus une lettre de ce domeftique , qui m'apprenoit que trois jours apres mon depart, M. de Benavi- dcs 1 avoit mis dehors , & tous fes camarades , & qu'il n'avoit garde qu'un homme qu'il me nomma, & la femme de ccc horn me. Je fremis en lifant fa lettre, & fans m'embarrafTer des afFai-». ics dont j'c'tois charge, je pris fur le champ la pofte. J'ccois a trois journees d'ici , quand je recus la fatale nou- velle de la mort de Madame de Benavidcs j mon frere qui me l'ccnvit lui-meme , m'en parut h" afflige , que je ne fcaurois croire qu'il y ait eu part ; il me mandou que l'amour qu'il avoit pour fa femme, 1'avoit emporte fur fa colere, qu'il ctoit pret de lui pardonner , quand la mort la lui avoit ravie , qu'elle etoit retombee peu apres mon depart , & qu'une fievre violente 1' avoit emportee Ic cinquicme jour. J'ai feu depuis que je fuis ici , oil je fuis venu chercher quelque confolation aupres de Dom Jerome , qu'il eft plonge dans la plus aftreufe melanco- lie : il ne veut voir perfonne ; il m'a meme faic prier de ne pas aller (i-t6t chez lui. Je n'ai aucune peine a lui obcir, continua Dom Gabriel : les lieux oil j'ai vu la malheureufe Madame de Benavides , & oil je ne la verrois plus, ajouteroient encore a ma douleur ; il femblc que fa mort ait reveille mes premier fentimens , & je ne fcais h" l'amour n'a pas aiuant de part a mes larmes que l'ami- t:c. J'ai rel'olu de paffer en Hongrie oil j'efperc trouver la mort dans les perils dc la guerre, ou retrouver le repos que j'ai perdu. ff I'd MfiMOIRES Dom Gabriel ceffa de parler. Je ne pus lui repondre ; ma voix etoit etoulfce par mes foupirs & par mes larmes ; il en rt- paiidoic auffi-bien que moi ; il me quitta enfin fans que j'euife pu lui Hire une parole. Dom Jerome l'accompagna , & je reftai feul Ce que je venois d'entendre augmentoit l'impa- tience que j'avois de me trouver dans unlieu, od rien ne me derobat a ma douleur ; le defir d'executer ce projet hata ma guerifon. Apres avoir langui (i lon^; -temps , mes forces com- mencerent a revenir ; ma bleflure fe ferma , & je me vis en etat de partir en peu de temps. Les adieux de Dom Jerome & de moi furent de fa part remplis de beaucoup de temoignages d'amicic ; j'aurois voulu y repondre : mais j'avois perdu ma chere Adelaide, & je n'avois de fentimcns que pour la pleu- rer. Je cachai mon defTein , de peur qu'on ne cherchat a y mettre obftacle; j'ecrivis a ma mere par Saint-Laurent , a qui j'avois fait croire que j'attendrois la reponfe dans le lieu oil j'etois. Cette lettre contenoit un detail de tout ce qui m'etoit arrive ; je finifTois en lui demandant pardon de m'eloigner d'elle ; j'ajoutois que j'avois cru devoir lui epargner la vue d'un mal- heureux qui n'attendoit que la mort ; enfin je la priois de ne fairs aucune perquisition pour decouvrir ma retraite, & je lui recommandois Saint-Laurent. Je lui donnai , quand il partit , tout ce que j'avois d*argent ; je ne gardai que ce qui m'etoit nccefTaire pour faire mon voya- ge. La lettre de Madame de Benavides, & fon portrait que j'avois tou jours fur mon coeur , eroient le feul bien que je m'e- tois referve. Je partis le lendemain du depart de Sainc-Laurent ; je vins fans prefque m'arreter a l'Abbaye de la T. . . je de- mandai 1'habit en arrivant ; le Pere Abbe m'obligea de palfer par les epreuves. On me demanda , quand elles furent finies , fi la mauvaife nourriture & les aufterites ne me paraiffoienc pas au-deffus de mes forces ; ma douleur m'occupoit fi entie- xement , que je ne m'etois pas meme apperca du changement de nourriture , & de ces aultericcs dont on me parloir. Mon infenfibilite a cec egard fut prife pour une marque de tele, & je fus reci. L'aflurance que j'avois par-la que mes larmes ne feroient point troublees, & que je pafTcrois ma vie entiere dans cet exercic; , me donna qaelque efpece de confo- lation. L'artreufe folitude, le filence qui regnoit toujours dans cette maifon, la triftefTe de tous ceux qui m'environnoient , me DU COMTEDE COMMINGE. 137 laifToient tout entier a cette douleur qui nf etoit devcnue (i-cherc, cjui me tenoit prefque lieu de ce que j'avois perdu. Je rera- phflais les exercices du cloitre , parce que tout m'etoit egale- ment indifferent ; j'allois tous Jes jours dans quelque endroit ecarte du bois : li je relifois cette lectre ; je regardois Ie por- trait de ma chere Adelaide ; je baignois de mes larnies Tun Sc I'aucre , & je revenois le cceur encore plus triire. IJ y avoit trois annces que jc mcnois cette vie , fans que mes peines eufTent rccu le moindre adouciiTement, quand je fus ap- pelle par le fon de la cloche , pour atfirter a la mort d'un reli- gieuv; il etoit deja couche fur la cenHre , & on alloit lui ad- miniftrer le dernier (acrement, lorlqu'il demanda auPere Abbe la permi/lion de parlcr. Ce que j'ai a dire , monPere, ajouta-t-il , animera ceux qui jxi'ecoucent d'une nouvelle fervcur , pour celui qui , par des voies ii extraordinaires , m'a tire du prolond abime ou j'ccois plonge , pour me conduire dans lc port du falut : II continua ainii : Je fuis iodigne de cc nom de Frere dont ces faints rcligieu* mont lionorc; vons voy.ez en moi unc malheurcufe pechc- rcfie, qu'un amour piophane a conduite dans ces faints lieux. Taimois cv j'ctoij aimee d'un jeune homme d'une condition egale a la mienne : la haine de nos pcrcs mit obftacle a notre ma- nage ; je f'us meme obligee pour l'interet de mon amant , d'ea epoufcr un autre. Je cher:hai jufques dans le choix de mon mari , a lui donner des premes de mon fol amour ; celui qui ne pouvoit m'infpircr que de 'a haine, rut prefere , parce qu'U 11c pouvoit lui donner de jaloufie ; Dieu a penrus qu'un raa- riage contracte par des vues (i criminelles , ait ete pour moi unc fource de malhcurs Mon mari &: mon amant Cc blcfTc- rent a mes yeux j le chagrin que j'en concus me rendit malade; je n'etois pas encore retablie , quand mon mari m'enlerma dans une tour de fa raaifon , & me tit patter pour morte ; je fus deux ans en ce lieu, fans aucune confolation que cclle que t.iJioi: de me donner celui qui etoit charge de m apporter ma Qourriture. Mon mari, non content des maux qu'il me faifoir fouiFrir , avoic encore la cruaute d'infulter a ma nvfere : mais que dis-je, 6 mon Dieu : j'ofe appeller cruaute, l'inftrumcnt dont vous nous fervicz pour me punir ! T?nt d'affliclions ne me firent point ouvrir les ycux fur mes egaremens ; bien loin de 13 s M 6 M OIR E S *leurer mes peches , je ne pleurois que nion amant. La mort re mon mari mc rait enfin en liberte ; le me me domeftique, eul inftruit de ma deftinee , vint m'ouvrir ma pr/fon , & m ap- prit que favois pafTe pour morte des l'inftant qu'on m'avoit en- fermee. La crainte des difcours que mon a venture feroit tenir de inbi , me fit penfer a la retraite ; & pour ache ver de m'y determiner, j'appris qu'on ne fcavoit aucune nouvelle de la feule perfonne qui pouvoit me retenir dans le monde. Je pris un habit d'homme pour fortir avec plus de facilite du chateau. Le couvent que favois choifi , & ou j'avois ete elevce , n'etoit qua quelques licues d'ici ; j'etois en chemin pour m'y rendre , quand un mouvement inconnu m'obligea d'entrer dans cetie eglife. A peine y etois-je , que je diftinguai parmi ceux qui chantoient les louanges du Seigneur , une voix trop accoutu- mee 1 aller jufqu'a mon caeur : je crus etre feduite par la force de mon imagination ; je m'approchai , & malgre le change- ment que le temps &les aufterites avoient apporte fur fon vifage, je reconnus ce fedufteur fi cher a mon fouvenir. Grand Dieu 1 Que devins-je a cette vue ? De quel trouble ne fus-je point agitee ? Loin de benir le Seigneur de Tavoir mis dans la voie fainte, je blafphemai contre lui de me l'avoir ote. Vous ne punites pas mes murmures impies , 6 mon Dieu ! & vous vous fervites de ma propre mifere pour m'attirer a vous. Je ne pus m'eloigner d'un lieu qui renfcrmoit ce que j'aimois ; & pour ne m'en plus feparer, apres avoir congedie mon conduc- teur, je me prefentai a vous, mon Pere ; vous futes trompe par remprefTement que je montrois pour etre admis dans votre maifon : vous m'y recutes. Quelle etoit la difpofition que j'ap- portois a vos faints exercices ? Un coeur plein de paffion , tout occupe de ce qu'il aimoit. Dieu, qui vouloit, en m'abandon- nant a moi-meme , me donner de plus en plus des raifons de nfhumilier un jour devant lui , permettoit fans doute ces dou- ceurs empoifonnees que je goiitois a refpirer le raeme air, a 6tre dans le meme lieu. Je m'attachois a tous fes pas ; je l'aidois dans fon travail autant que mes forces pouvoient me le per- raettre , & je me trouvois dans ces momens payee de tout ce que je fouffrois. Mon egarement n'alla pourtant pas jufqu'a mefaire connaitre ; mais quel fut le motif qui m'arrcta ? la crainte de trembler le repos de celui qui m'avoit fait perdre le mien,; fans cette crainte, j'aurois peut-etre tout tente pour arracher a Dieu nne ame que je croyois qui etoit toute a lui. DU COMTE DE COMMINGE. 13$ fl y a deux mois que pour obe'ir a la regie du faint fonda- teur, qui a voulu , par l'idee continuelle de la mort , fanctifier Ja vie de fes religieux , il leur fut ordonne a tous de fe creufer chacun leur tombeau. Je fuivois comme a 1'ordinaire celui a qui j'etois lice par des chaines fi honteufes ; la vile de ce tom- beau , l'ardeur avec laquelle il le creufoit , me penetrerent d'une. affliction fi vive, qu'il fallut m'eloigner pour laiffer cott- ier des larmcs qui pouvoient me rrahir ; il me fembloit depuis ce moment, que j allots le perdre ; cette idee ne m'abandon- noit plus ; mon attachement en prit encore de nouvelles forces; je le fuivois par tout, & li j'e'eois quelques heures fans le voir, je croyois que jc nc le verrois plus. Voici le moment heurcux que Dieu avoit prepare pour m'at-* titer a lui. Nous allions dans la foret couper du bois , pour l'ulage dc la maifon , quand jc m' appercus que mon compa- gnon m' avoit quittee ; mon inquietude m'obligea a le chercher. Aprcs avoir parcouru pluficurs routes du bois , je le vis dans un endroit ecarte, occupe a re^arder quelque chofe qu'il avoir tire de (on iein. Sa reverie unit (i profonde , que j'allai a lui , & que j'cus le tems de confidcrer ce qu'il tenoit fans qu'il m'ap- percut ; quel fut mon etonnement quand je rcconnus mon por- trait ! Je vis alors que , bien loin de jouir de ce reoos que j'avois cant craint dc troubler, il ctoit comme moi la mallieu- reufe vi£time d'unc pa/Tion criminell? ; je vis Dieu hike appe- fantir fa main toute-puiifante fur lui ; je crus que cet amour , que je portois jufqu'aux pieds des autels, avoit attire la ven- geance celefte fur celui qui en ctoit l'objVt. PleJne de cette p-m- fee , je vins me profterner aux pieds de ces memes autels ; je vins demander .i Dieu ma converfion , pour obtenir cclle de mon amant. Qui, mon Dieu ! C'etoit pour lui que jc vous priois ; e'eroit pour lui que je verfois des larmes ; c'etoit (on inte'rec qui m'amenoit a vous. V r ous eutes pitie de ma faibleffe ; ma priere toute infufflfante, toute prophane qu'clle ctoit en- core , ne fut pas rejectee : votre grace le lit fentir a moncceur. Je goucai des ce moment la paix d'une ame qui eft avec vous , & qui nc cherchc que vous. Vous voulutes encore me purifier par des foutfrances ; je tombai raalade peu dc jours apivs. Si le compagnon de mes egatemens gemit encore lous le poids du peche , qu'il conlidere ce qu'ii a (i follemenc aime , qu'il jette les yeux fur moi, qu'il penle a ce moment redoutable oii je 140 M E M I R E S touche , & ou il touchera bicntot , a ce jour cii Dicu fera tairtf fa mifericordc pour n'ecouter que fa juiiice. Mais je fens que le temps de mon dernier facrifice s'approche ; j'implore le fe- cours des prieres de ces faints religieux 5 je leur demande par- don du fcandale que je leur ai donne, & je me reconnais indi- gne de partager leur fepulture. Le fon de voix d'Adelaide , fi prefent a mon fouvenir , me l'avoit fait reconnaitre des le premier mot qu'elle avoit pro- nonce. Quelle expreiTion pourroit reprefenter ce qui fe pafloit alors dans mon cceur ! Tout ce que Tamour le plus tendre , tout ce que la pitie , tout ce que le defefpoir peuvent faire fen- tir , je feprouvai dans ce moment. J'etois profterne comme les autres religieux. Tant qu'elle avoit parle , la crainte de perdre une de fes paroles avcit retcnu mes cris : mais quand je compris qu'elle etoit expiree , j'en fs de fi douloureux, que les religieux vinrent a moi & me relcve- rent. Je me demeiai de leurs bras ; je courus me jetter a cc- noux aupres du corps d'Adelaide ; je lui prenois les mains que j'arrofois de mes larmes. Je vous ai done perdue une feconde fois , ma chere Adelaide, m'ecriai-je , & je vous ai perdue pour toujgurs ! Quoi ! Vous avez etc fi long-temps aupres de moi, & mon cceur ingrat ne vous a pas reconnue ! Nous ne nous fepa- rerons du moins jamais ; la mort , moins barbare que mon pere , ajoutai-je, en la ferrant entre mes bras, va nous unir malgre lui. La veritable piete n'eft point cruelle : le Pere Abbe attendri de cc fpeclacle , tacha par les exhortations les plus tend res & les plus chretiennes , de me faire abandenner ce corps que je tenois etroitement embraffe II fut eniin oblige d'y employer la force ; on m'entraina dans "ma cellule , od le Pere Abbe me fuivit ; i! pafa la nuit avec moi, fans pouvoir *ien gagnerfur mon efprit Mon defefpoir fembloit s'accroitre par les confo- lations qu'on vouloit me donner. Rendez-moi Adelaide , lui dis-;e ; pourquoi m'en avez vous fe'pare ? Non , je ne puis plus vivre dans cette maifon 011 je 1'ai perdue, 011 elle a fouftert tant de maux : par pitie , ajoiitai-je , en me jettant a fes pieds , per- mettez-moi d'en fortir : que feriez-vous d'un miferable dont le defefpoir troubleroit votre repos ? Souffrez que j'aille dans rHermitace artendre la mort; ma chere Adelaide obtiendra de Dieu que ma penitence foit falutaire j & vous , mon Pere, DU COMTE DE COMMINGE. 14J je vous demande cctre dermere grace : promettez-moi que Je meme rcmbrau unira noscendrcs; je vous promettrai .i moa tour de ne rien faire pour hater ce moment , qui pent feul met- tre fin a mes maux. Le P. Abbe par companion, & peut-etre encore plus pour 6tcr de la vue de fes religteux un objet de fcandale , m'accorda ma demande , & confentit a ce que je voulus. Je partis des 1'inftant pour ce lieu; j'y fuis depuis plu- fieurs annees, n'ayant d'autre occupation que celle de pleurer ce que j'ai perdu. F I N. • s% ,,*+ V m / f /*- M f ft