Northwestern University Library E^anston, Illinois 60201 ') /f /\ * /■ 'iS' rV a u • r*4.' V . - « ./ / y t • y K y Ä(y wi / -"«NWw r** PLUS TARD OU LE JEUNE CHEF DE FAMILLE AUTRES OUVRAGES DE M'"" ZENAIDE FLEURIOT Aigle et Colombe y h* 3 » Une Parisienne sous la foudre^ 6®Ciiit 2 50 Notre Capitale Rome, 2* édit. ^ " La Clef d'or, 6* édit 2 » Vvonae de Contmorvany 5* édit 2 » Sons Beauiéy 7« édit 2 » UOncle Trésor^ édit 2 » Les Mauvais Joursy Siège de Parti, 4® édit 2 » Le Théâtre chez soi 2 » Réséda, 6* éàHi 2 w La Vie en famille, 7® édit 2 » Un Cœur de mère, 4® édit 2 » Le Chemin et le Rut, 3® édit 2 » Les Prévallônnai$y\* éá\i,y1yo\ 4 » Sani nom, 3® édit 2 » Au Hasard, 2® édit 2 » Histoires pour tous (Bibliothèques populaires), 6® édii 2 » Ce pauvre Fteux/6® édit 2 » Marga, 6« édit 2 » i/on St7/on, 4® édît 2 » Histoire intime, 4® édit 2 » Alix, 4* édit., 2 vol 4 » A'oire Passé, 5« édit 2 » Une Chaîne invisible, 2 w Une Année de la vie d'une femme, 5® édit 2 >» Mes Héritages, éâW. 2 » Petite Belle, 5® édit 2 » Deux Bijoux, 3® édit 2 » Les t>ieds d'argile, 2 vol. 3« édit 4 » Armelle Trahec, 4® édit 2 » Le Petit Chef de famille, 3® édit 2 25 Miss Idéal, éâW.., 2 » En congé, 3« edit ' 2 25 Bigarette, 3« édit 2 25 Monsieur Nostradamus, 2® édit 4 » La petite Duchesse, 2® édit 2 25 Grand'cœur, 2® édit 5 » Un enfant gâté, 2® édit 2 25 Un fruit sec, 2 vol 4 « Les Aventures d'un rural, 2 vol 4 » La Rustaude 2 » Raoul Danbry, chef de famille 5 » Tranquille et Tourbillon .... 2 25 07yi-79. — Corbcil. Typ. et stér. Crét£. PLUS TARD OU LE JEUNE CHEF DE FAMILLE PAR M-« ZÉNAÏDE FLEURIOT ILLUSTRÉ DE 74 VIGNETTES DESSINÉES SUB BOIS PAR E. BAYARD TROISIÈME ÉDITION PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET G 79, ßOÜLEVARD SAINT-GERMAIN, 79 1879 Droit« àt propriélc et de tradactioQ réserTet, le L / 0 O O La boutique de M*"® Gnouft. LE JEUNE CHEF DE FAMILLE CHAPITRE 1. Les inquiétudes de Mme Gnouit, Mlle Charlotte. « Madame Gnouft, je vous souhaite le bonjour. Avez-vous toujours de la chicorée, de la bonne? — Ah! c'est vous, madame Béclère ! depuis quand êtes-vous revenue de votre Picardie? — Depuis hier, ma voisine, et ce n'est pas trop tôt pour mon ménage, allez. — Le bon air vous a-t-il guérie? — A peu près, comme vous voyez. Mais vous, ma- LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 1 2 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. dame, n'êtes-vous pas souffrante? je vous trouve mai¬ grie, vous avez Tair accablé. — Cependant je me porte bien; mais voyez-vous, madame, on a des inquiétudes.... des tribulations. — Madame Gnouft, qui n'en a pas? » Sur cette réflexion philosophique, Mme Béclère, dans l'intention évidente de se faire raconter quelque chose, prit la chaise placée en face du comptoir, où trônait l'épiciere, et reprit : « Est-ce la santé de votre mari qui vous chiffonne, madame? — Lui! il se porte comme un charme, il rajeunit. N'était sa jambe de bois, il courrait comme un lièvre. — Alors il s'agit bien sûr de cette jeune dame qui était au plus mal lorsque je suis partie. Comment va-t-elle? — Hélas! elle est morte très-peu de jours après votre départ. Pauvre dame! elle n'avait plus que le souffle depuis longtemps ; mais on s'était habitué à la voir languir. On peut le dire, elle s'est éteinte comme une chandelle, » Et Mme Gnouft, plissant ses grosses lèvres, souf¬ fla sur une chandelle.... imaginaire. « Et maintenant que la mère est partie, les enfants vous préoccupent, dit Mme Béclère, — Eh oui! ils me préoccupent assez ces pauvres bijoux, et cela me fait gros cœur de voir qu'on ne cesse de les molester. — Qui donc les moleste, madame? » Mme Gnouft leva la main gauche et se mit à comp¬ ter sur ses doigts. « Primo, un vieux grigou de leurs parents qui a conseillé madame jusqu'au dernier moment; secundo, un autre vieux richard qui veut prendre leur fortune; tertio, la justice qui va laisser faire. LE JEUNE CHEF DE FAMILLE 3 — Madame Gnouft, ça n'est pas clair pour moi, il n'y a pas de justice qui puisse empêcher les enfants d'hériter de leur mère. — Leur mère! C'était bien leur mère, puisqu'elle avait épousé M. Daubry, leur père, et qu'elle les a toujours aimés comme ses enfants; mais tout cela était all'aire de sentiment. La première Mme Dauhry est morte l'année que je nourrissais la petite Charlotte. — Ah! j'y suis. Tout ce monde-là paraissait si bien ensemble qu'on s'y trompait. Mais enfin, elle était bien libre, cette dame, de donner sa fortune à ses beaux-enfants*. — D'autant plus que, d'après ce que j'ai ouï dire, cette fortune-là lui venait du côté de monsieur son père, qui n'avait ni frères, ni sœurs, ni cousins ger¬ mains. Avec cela, celui qui veut attaquer son testa¬ ment est riche comme Crésus et n'a pas d'enfants. Il l'a trompée aussi cet homme; il lui disait qu'il trou¬ vait fort simple qu'elle laissât sa fortune aux petits Daubry, qu'il ne songerait jamais à les inquiéter. A peine a-t-elle élé placée dans son cercueil, qu'il a commencé ses chicanes. — Elle n'a donc pas fait de testament? — Elle n'en a fait que trop, je crois. Elle ne se croyait pas si près de sa fin, et quand elle a senti venir la mort, elle a voulu écrire; mais, mon Dieu, j'étais là, elle n'y voyait plus et elle n'a pas signé tout son nom. « Certains héritiers, qui sont de braves gens, auraient laissé aller les choses; mais ce vieux dur à cuire de Darbault ne veut pas entendre raison. Aujourd'hui a lieu leur dernier conseil ; les héritiers diront aujour¬ d'hui carrément ce qu'ils veulent faire. S'ils attaquent 1. Voy. le Petit chcj de famille. 4 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE le testament, il y aura procès, et si les enfants per¬ dent, c'est la ruine complète. Alors moi, qui aime ces enfants-là comme si c'étaient les miens, je n'en peux plus d'inquiétude, et j'envoie Gnouft à Paris pour savoir des nouvelles. Le pauvre diable est à sa toilette et il n'en finit pas. Il n'a cependant pas de rhuma¬ tismes dans les coudes aujourd'hui, » Mme Gnouft, en achevant ces paroles, se pencha en arrière, prit une tête de loup placée dans l'angle, et frappa plusieurs coups au plafond en criant : « Est-ce que cette toilette durera jusqu'à demain? — Encore un petit coup de peigne, répondit une voix formidable, et je suis à l'ordre. — Un coup de peigne, répéta Mme Gnouft, oh! si Lotte, cette chère petite Lotte qui est si gaie, l'enten¬ dait, elle rirait bien. Quand on n'a plus qu'une cin- Quantaine de cheveux sur la tête, je vous demande si l'on n'est pas bien vite coiffé. C'est que, voyez-vous, madame, s'il manque le premier omnibus, il ne m'ar- rivera qu'à dix heures ce soir, ce qui est tard pour un homme de son âge, » Cette remarque faite, Mme Gnouft leva la tête très- haut et renforça la voix pour crier ; s'écrièrent en même temps M. et Mme Gnouft, en se précipitant vers la porte. L'invalide arriva le premier et reçut le premier mot d'une élégante enfant d'une douzaine d'années, qui avait bondi du marchepied de sa voiture sur le seuil de la boutique, et qui dit, en agitant les cheveux d'or épars sur ses épaules : « Bonjour, mon vieux Pouf. — Oh! mademoiselle Charlotte, c'est bien vous, dirent les deux vieillards en la contemplant avec une sorte d'idolâtrie. — C'est bien moi, moi en personne. y> Et la jeune fille se tournait et se retournait dans le petit magasin qui paraissait tout éclairé par les reflets de ses cheveux d'or, de ses rubans de moire argentée, et surtout par son étincelant regard bleu. Les yeux de Mlle Charlotte Daubry étaient bien des yeux de douze ans, limpides, brillants, mais surtout espiègles, aussi espiègles que le sourire des lèvres fines et mobiles qui traçaient un délicat arc rose entre des joues absentes. Elle était vraiment bien svelte et bien maigre, Mlle Charlotte. C'était un gracieux arbuste qui mettait sa séve à grandir, et n'en avait pas encore de reste pour se revêtir des grâces et des forces de la jeunesse qu'on voyait poindre. « Est-ce une bonne nouvelle que vous nous appor¬ tez, mademoiselle? demanda Mme Gnouft, reprenant sa présence d'esprit avant son mari, qui était tou¬ jours occupé à regarder Charlotte dans une sorte de stupeur admirativa. — Pas de nouvelles du tout, nous sommes haletants, et voilà pourquoi je viens vous voir. Je ne sais pas attendre, j'ai dit mille folies à Raoul, je voulais aller au Palais de Justice et interroger moi-même lesjuges. En dernier lieu, j'ai dit à Marthe : Eh bien, donne- 6 LE JEUNE CHEF DE FAMTI.LE. moi le ccupé et Mme Schauffen, et laisse-moi aller voir mon vieux Pouf et maman Gros-Cœur. — Mme Schauffen est là? dit M. Pouf en se tour¬ nant galamment vers la porte, — Oui; mais comme je ne reste qu'un moment, il est inutile de la faire descendre. Dites-moi, nourrice, mon vieux Pouf est superbe, pourquoi? — 11 allait savoir des nouvelles, je l'envoyais chez vous, rue Scribe. — Vous saviez donc que c'était aujourd'hui que se décidait l'affaire ? — Je le savais par M. Raoul, que j'ai rencontré avant-hier sur le boulevard. — Pauvre Raoul, il est bien inquiet, mais il cache ses inquiétudes. Les miennes m'étouffent tellement que je me promène pour leur faire prendre l'air. — Et Mlle Marthe? — Oh! Marthe, c'est la vertu en personne, elle est la même, absolument la même. Raoul a un petit pli ici. » Et jGharlotte posa son doigt ñn sur son sourcil droit.,.. « Un petit pli là..., » et le doigt passa au coin de sa lèvre gaucho; « moi je me fais des rides partout, sur le front, sur le nez, je suis triste, puis je ris beaucoup et je m'agite. Marthe n'a rien, rien de rien; Marthe, c'est la sagesse, je ne vaux rien auprès de Marthe. — Oh! mademoiselle Charlotte, dit M. Pouf en dé¬ ployant sa jambe de bois. — Oh! il n'y a pas de oh!... et il n'y a pas de ma¬ demoiselle Charlotte nonplus. Depuis quand ne m'ap- pelle-t-on plus Lotte, détestable Pouf? » Et elle regarda sévèrement le vieillard qui souriait dans ses grosses moustaches, et en ce moment sa figure rieuse prenait je ne sais quel air indomptable et dominateur, qui en changeait subitement le caractère. LE JEÛNE CHEF DE FAMILLE 7 « Maman Gros-Cœur, je veux qu'on m'appelle tou¬ jours Lotte ici, reprit-elle en quittant soudain sa phy¬ sionomie de reine outragée, cela me rend petite, cela me rappelle mon enfance, ma chère enfance. Je me re¬ trouve à Paris ; puis chez bon papa, puis encore à Paris ; Lotte! mais ce nom m'est de plus en plus cher. M'ap- pellerez-vous Lotte, monsieur Pouf? — Oui, c'est-à-dire..,, si M. Raoul le permet. — Tu diras Mlle Lotte, voilà tout, dit Mme Gnouft en riant de l'embarras de son mari. — C'est cela; mais je ne dirai plus Lotte tout court, je ne puis plus me le permettre, vous êtes si grande, si grande, — Presque aussi grande que vous, vieux Pouf, dit Charlotte, qui s'approcha de l'invalide, se dressa sur la pointe des pieds, et se mesura de l'œil avec lui. — Attendez, attendez, » dit M, Pouf, piqué d'hon¬ neur. Et, se calant solidement sur sa canne et sa jambe, il se dressa à son tour de toute sa hauteur, ce qui mit ses grosses moustaches blanches au niveau de l'aigrette noire du chapeau de Charlotte. « Oh! vous trichez, mon vieux Pouf, dit-elle gaie¬ ment, vous vous raidissez trop. N'est-ce pas qu'il tri¬ che, maman Gros-Cœur? — Le pauvre homme n'a pourtant pas les jambes bien élastiques, Charlotte, — Non, mais quel talon orne son soulier ! Remettez- vous raisonnablement sur votre jambe de bois, mon cher Pouf. C'est elle qui donne votre vraie gran¬ deur. — Voilà, mademoiselle Charlotte. — Vous ne m'appellerez donc plus jamais que Char¬ lotte, malgré mes ordres formels? — Vous êtes si grande, ma petite Lotte. 8 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. — Ah! vous savez encore dire Lotte, c'est bien heu¬ reux. Je vous le répète, je veux qu'on m'appelle Lotte tout court ici. Parlez-moi à la troisième personne si vous voulez; dites: Lotte veut-elle me faire donnerun petit verre; mais que Lotte y soit, je ne veux pas tant vieillir que cela. Adieu, maman Gros-Cœur. » Elle se pencha, et sa main atteignit les grosses mains de Mme Gnouft, qui non-seulement prit cette petite main entre les siennes, mais la baisa affectueu¬ sement. La petite main revint vers celle de l'invalide, et Charlotte dit : « Adieu, mon cher vieux Pouf. — Mademoiselle Lotte, vous nous écrirez un mot de billet demain, dit Mme Gnouft, nous sommes sur le gril, comme vous savez. — Griller.... c'est bien désagréable; moi aussi, je grille d'envie de savoir si nous serons riches oui ou non. — C'est bien vu partout d'être riche, remarqua Mme Gnouft. — Il paraît. Eh bien, je vous écrirai la nouvelle; mais j'y pense : puisque M. Pouf est en toilette, qu'il a si bien ciré sa jambe et ses moustaches, pourquoi . ne viendrait-il pas chercher la réponse ce soir? Il y a place sur le siège du coupé. — L'idée n'est pas mauvaise, dit Mme Gnouft; prends ton chapeau, mon bonhomme, et va, puisque Lotte arrange si bien les choses. Eh bien! qu'est-ce qui te chiffonne? — C'est le dîner, ma femme, que.... — Comment le dîner! interrompit Lotte, vous faites bien des façons, monsieur Pouf; ne savez-vous pas que votre couvert est toujours mis rue Scribe, comme du temps de maman? Allons, votre chapeau, bien vite, je pars. |.l| llílU^T.^• Oil! vous Iricliez, mon vieux Pouf. (Page 7.; LK JF/JXE CHEF DE FAMILLE. 11 — Mademoiselle Charlotte, faites bien mes compli¬ ments aux aînés et ne gardez pas votre vieux Pouf trop tard. — La partie de dominos avec le concierge serait-elle de trop ce soir? — Oui, oui; c'est bon pour le dimanche : qu'il re¬ vienne après le dîner, c'est plus sage. — Soyez tranquille, maman Gros-Cœur, il revien¬ dra, » répondit Charlotte. Elle sortit, grimpa sur le marchepied, et mettant sa bouche au niveau de l'oreille du cocher ; « Jacques, dit-elle, j'emmène le bon Gnouft et je vous prie de descendre un instant. Sous le prétexte de fermer la portière, vous l'aiderez à monter. Il est vieux, il a une jambe de bois, et, si vous n'êtes pas descendu avant qu'il arrive, il voudra monter tout seul. » Jacques répondit par un sourire d'intelligence, et Charlotte rejoignit sa gouvernante allemande, une bien vulgaire personne, qui l'attendait patiemment. Quand M. Gnouft passa le seuil de sa porte, il aperçut le cocher qui fermait la portière derrière Charlotte, et qui, naturellement et malgré ses pro¬ testations, l'aida à monter sur le siège. Jacques installa commodément l'invalide, puis reprit sa place, et la légère voiture partit au grand trot de son che¬ val bai. I CHAPITRE II. Raoul et Marthe. Le coupé traversa le faubourg Saint-Germain, le pont Royal et se dirigea, par les boulevards, vers le nouvel Opéra. Arrivé devant le n® 35 de la rue Scribe, il s'en¬ fonça sous une large porte cochère et alla s'arrêter dans une cour profonde, autour de laquelle s'élevaient de superbes hôtels. Charlotte s'en échappa immédiatement dans la cha¬ ritable intention de surveiller la descente de l'invalide, qui se fit le plus heureusement du monde. « Voici votre vieux camarade, monsieur Pouf, >> dit- elle en désignant du doigt un vieillard occupé à rem¬ plir l'arrosoir placé sous la bouche d'un dauphin, principale pièce de la fontaine artistique qui ornait la cour. Et se détournant vers la gouvernante, elle ajouta ; 14 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. « Madamej remarquez-vous que le concierge a cou¬ pé sa grande barbe? Mon Dieu, qu'il est drôle avec ces moustaches : il a l'air d'un cosaque! » Cette réflexion faite, elle laissa M. Gnouft et le con¬ cierge échanger force poignées de main et gravit lé¬ gèrement les degrés du vaste escalier jusqu'au second étage. Mme Schauffen avait la clef de l'appartement, et Charlotte pénétra dans un grand vestibule entoure de banquettes. Elle jeta un coup d'œil vers le porte¬ manteau aux boutons de cristal, fit un geste d'impa¬ tience, ouvrit vivement une porte de face, et dit tout haut : « Comment, Raoul n'est pas encore rentré? — Non, Charlotte, » répondit une voix très-jeune et très-douce, mais très-mesurée. Et une jeune fille, qui travaillait à l'aiguille, tourna vers l'arrivante un visage de seize ans sur lequel la pensée et la réflexion avaient déjà posé leur grave empreinte. D'une taille moyenne et très-frêle, Marthe Daubry produisait un agréable effet d'ensemble, mais elle n'avait réellement pour toute beauté que son regard. Sous ses longs cils châtains brillait une lumière se¬ reine toujours égale. De ces grands yeux-là il ne jaillissait pas d'éclairs, il ne s'y creusait pas je ne sais quelles profondeurs insondables comme dans les yeux bleus de Charlotte ; mais la lumière y brillait de façon à laisser croire qu'elle ne saurait perdre son doux et ravissant éclat. Rien n'est mieux fait pour inspirer une sympathie profonde que ce long, très-long regard qui est le rayonnement extérieur d'un être intelligent et calme, d'une âme qui se possède et qui, de quelque joie ou de quelque souffrance qu'elle soit atteinte, ne subit pas LE JEÛNE CHEF DE FAMILLE 15 les remous violents infligés aux âmes passion¬ nées. Bien que la toilette de Marthe fût composée des mêmes tissus et des mêmes éléments que celle de Charlotte, il y avait entre elles une difference qui ac¬ centuait la différence d'âge des deux sœurs. La robe do Charlotte était un peu courte et la robe de Marthe était très-longue; les cheveux blonds de Charlotte abu¬ saient de la liberté qui leur était donnée; les cheveux châtains de Marthe relevés sur la nuque lui formaient un chignon bien sérieux. « A quelle heure mon oncle Bouchardel avait-il donné rendez-vous à Raoul? demanda Charlotte. — A deux heures; mais jamais les hommes d'af¬ faires ne sont très-exacts. — Surtout mon oncle Bouchardel, je n'aime pas M. Bouchardel. » Sur cette déclaration, Charlotte disparut par une pe¬ tite porte, mais reparut presque aussitôt sans chapeau et sans gants. « Tu ne m'as pas dit comment vont nos vieux Vau- girard? demanda Marthe. — Très-bien, mais très-inquiets pour nous, si in¬ quiets que j'ai ramené le vieux Pouf, qui veut rappor¬ ter des nouvelles ce soir. — Lui a-t-on dit de rester dîner, Charlotte ? — Certainement. Il est avec Yvan le Terrible. — Ivan le Terrible? — Oui, notre concierge. L'as-tu vu aujourd'hui, Marthe? Il est vraiment étrange. Il a coupé cette su¬ perbe barbe que Raoul enviait, et il n'a gardé que des moustaches en brosse qui lui vont de la bouche aux oreilles, à la moscovite. Cela lui donne un air fa¬ rouche, si farouche que j'ai eu beaucoup de peine à ne pas éclater de rire en l'apercevant. L'Yvan, dont 16 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE je lis les faits et gestes dans l'histoire do la Russie, n'était pas mieux moustaché. — Es-tu enfant, es-tu enfant ! — Je te dis qu'il est très-drôle, sans moquerie. Tu sais, Marthe, j'aime beaucoup M. Boutron, j'ai tou¬ jours raffolé des vieux militaires, — Si tu raffolais de ton piano ! — Que veux-tu insinuer par cette allusion? — Que tu as plusieurs études en retard, — Demain, si tu le veux, je ferai de la musique toute la journée. Un peu tous les jours vaut beaucoup mieux, tu le sais bien. — Je sais qu'il faut toujours t'obéir. » Charlotte glissa vers le piano, releva son pouff d'un petit coup de poing et se mit à faire vibrer les touches avec une sûreté et une légèreté de doigts qui annon¬ çaient un talent précoce. Seulement, il faut le dire, ses yeux ne s'abaissèrent pas une fois sur la partition ouverte devant elle. Sa sœur s'en aperçut. ce Mon Dieu, Charlotte, que joues-tu là? s'écria- t-elle; je ne reconnais plus rien à cet air. Quelles étran¬ ges variations ! — Des variations ? s'écria Charlotte en prenant sur son tabouret une attitude indignée ; cene sont pas des variations, ne vois-tu pas que j'improvise? — Charlotte, étudie, je t'en prie, ce sera plus sérieux. — Étudier ne trompe pas l'attente, tandis qu'im¬ proviser supprime le temps. Voyons, Marthe, sois un peu complaisante, écoute mon improvisation. » Marthe ne put s'empêcher de sourire en regardant sa sœur, assise toute droite sur le tabouret, les che¬ veux frémissants, les yeux au plafond. Ce sourire suffit à Charlotte, elle se lança dans ce qu'elle appelait le feu de son improvisation. ififlptm 4 Charlotte improvise. (Pago Uh) LE JEUNE CHEF DE FAMILLE LE JEUNE CHEF" DE FAMILLE. 19 D'abord ce fut un déluge de notes saccadées, puis, tout à coup, le piano ne rendit plus que de vagues soupirs, « Je décris mon eniance, dit Charlotte langoureuse¬ ment et en regardant le parquet avec une grande fixité ; ces sons lointains, vaporeux en quelque sorte, c'est le passé. Comment redire les souvenirs indécis du pre¬ mier âge ! Oh ! Marthe, écoute.... Voici que je pleure la mort de papa.... et les malheurs qui s'ensuivent.... Maintenant je voyage.... Comment donc rendre le irou-frou de la locomotive..., le sifflet de la machine.... J'y suis, j'y suis ; ne te bouche pas les oreilles, il faut bien que cela soit aigu. Me voici chez bon papa au Clos Joli...! Marthe, entends-tu? — J'entends que tu lais vibrer la même note en- sourdine. — Marthe, c'est la rivière, la Sangaise qui coule. Je crois l'entendre pour la première iois, quand, debout dans la tonnelle, je pensais ; Qu'est-ce qui roule au bas du pré? Avoue que c'est bien imité. Maintenant quoi.... la voix un peu grondeuse de bon papa, c'est bien cela,. , les petits cris des souris..., le.... Voici Raoul ! » L'oreille fine de Charlotte avait perçu un bruit lé¬ ger dans le vestibule, et, comme elle prononçait cette exclamation, son frère entra. Raoul Daubry était un grand jeune homme d'une figure fort belle; ses cheveux bruns, gracieusement ondulés, encadraient bien son jeune front sans rides, mais non sans .pensées. Il avait la taille svelte et le port de tête élégant de Charlotte; mais sa physiono¬ mie sérieuse, la nuance foncée de ses cheveux et do ses yeux, son teint mat, lui donnaient une grande ressemblance avec l'aînée de ses sœurs. Lorsqu'il en¬ tra, Marthe attacha en silence sur lui son long regard et pâlit légèrement. CO LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. Quant à Charlotte, elle saisit entre ses doigts mai¬ gres les deux premiers boutons du paletot de son frère. ce Que disent Messieurs de la chicane? demanda- t-clle ardemment. — Ils s'apprêtent à nous dépouiller, répondit le jeune homme, qui alla s'asseoir tout accablé auprès de Marthe. — M. Darbault persiste à attaquer le testament? demanda la jeune fille. — D persiste et il persistera. — Mais attaquer ne veut pas dire annuler, Raoul? Raoul secoua la tête. cc Si M. Darbault n'était pas sûr de vaincre, il n'en¬ gagerait pas la bataille, dit-il. Entre cet homme rom¬ pu aux affaires et trois enfants comme nous, la par- *tie est trop inégale. — Nous n'avons pas de bonheur, dit Charlotte avec irritation. Lorsque nous étions tout petits, un coup de Bourse nous a ruinés, et maintenant on ne veut pas nous laisser l'héritage de notre pauvre chère ma¬ man. Nous sommes pourtant trois orphelins, et dans les livres on s'attendrit toujours sur les orphelins. Je commence à croire que dans le monde rien ne se passe comme dans les livres. Mais voyons, à quoi sert M. Bouchardel, l'illustre homme d'affaires qui avait l'audace de me pincer les joues, quand j'avais mes grosses joues? — A embrouiller les choses, répondit Raoul. Mon oncle Bouchardel aurait dû m'être suspect. J'ai lou¬ voyé, manqué d'aplomb, j'ai eu tort.» En prononçant ces paroles, Raoul se leva, se pro¬ mena quelque temps avec agitation et reprit : « Oui, j'aurais dû m'occuper plus tôt de tout cela; j'aurais dû intimider ce chicaneur et lui bien prouver que je devenais un homme, capable de défendre ses mtérêts. LE JEUNE CHEF DE FAMILLE 21 — La délicatesse le commandait la réserve que tu as montrée, dit Marthe. En réalité nous ne sommes pas les héritiers naturels de notre chère maman, — Qu'importe! Je devais penser à vos intérêts, à vous. Maman disait assez haut que nous étions ses hé¬ ritiers. Nous aurait-elle élevés ainsi qu'elle l'a fait si elle n'avait pas eu l'intention formelle de nous laisser sa fortune? Non, n'est-ce pas? Donc il ne s'agissait que de faire légalement les choses, et il est étrange qu'on puisse attaquer son testament ! M. Boucliardcl est certainement là-dessous. — Sois-en sur, s'écria Charlotte. Maintenant nous n'allons pas rester sur cet affreux sujet de testament, n'est-ce pas? Vous voilà tous les deux tristes comme des bonnets de nuit. Voyons, ce n'est pas fini, ce n'est que commencé. Pourquoi perdrions-nous ce procès? Ne pensons pas que nous le perdons. Viens, Raoul; allons dire à mon vieux Poufl' qu'on nous l'intente, faisons-le dîner, donnons-lui un petit verre de rhum de consolation et recommandons-lui d aller attendre l'omnibus chez Yvan le Terrible. Tu ne sais pas ce que c'est que Yvan le Terrible. Viens, en route je te raconterai ce que j'apprends de l'histoire de Russie, une histoire à faire dresser les cheveux sur la tête. Le tableau de Charltote CHAPITRE III. Les égoïstes. Le lendemain, à l'issue du premier déjeuner, Raoul pria Charlotte d'aller à sa toilette et de le laisser seul avec Marthe, avec laquelle il avait à causer. Charlotte, comme toutes les personnes très-vives, s'éprenait par¬ fois de la nonchalance, et ne possédait pas encore assez d'énergie morale pour se lever tôt et régulièrement. Le plus souvent, et malgré les conseils de Marthe, elle arrivait au premier déjeuner en peignoir, les che¬ veux flottants et ses petits pieds perdus dans des ba¬ bouches qui faisaient de longues glissades devant elle, ce qui lui attirait une douce réprimande de Marthe, ou une courte mais sérieuse observation de Raoul. On le devinait au premier coup d'œil, Raoul avait réellement pris dans ce petit groupe la place, hélas! vacante du chef de famille. Chez les trois orphelins, la hiérarchie était demeu- 24 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE rée dans Tordre. Le souverain, c'était Raoul, le minis¬ tre c'était Marthe, et le peuple c'était Charlotte qu'il fallait encore éclairer, enseigner et gouverner. Cette mutine de Charlotte aurait Lien volontiers changé son rôle de gouvernée en celui de gouver¬ nante; elle était si pleine d'esprit, de passion, elle avait une si bonne opinion d'elle-memel Mais ses ten¬ tatives d'insurrection trouvaient toujours une barrière devant le bon sens de Marthe appuyé sur l'autorité de Raoul. Dans les occasions sérieuses Raoul savait commander, et Charlotte, il faut le dire, -savait obéir. Ce matin-là, si Marthe lui eût donné le conseil d'al¬ ler s'habiller, il est probable qu'elle eût feint de ne pas entendre et qu'elle fût restée lancer ses babou¬ ches une à une sur le parquet ciré; mais Raoul avait parlé d'un air très-sérieux, Charlotte et ses babou¬ ches disparurent. « J'ai quelques visites importantes et désagréables à faire aujourd'hui, Marthe, dit le jeune homme, et je trouve inutile d'instruire Charlotte de ces détails. Je veux aller une dernière fois chez M. Darbault, et selon le conseil de notre avoué, lui proposer de partager cette fortune qu'il veut nous arracher. Es-tu de cet avis? — Tu connais ma manière de voir, Raoul, tout plu¬ tôt qu'un procès. Ensuite? — Je dois aussi aller chez le docteur Guerblier. II est venu trois fois à la campagne, il a fait deux opé¬ rations, nous lui devons six mille francs. Il faut queje lui demande d'attendre l'issue du procès. Aux héritiers appartiendront les charges. — M. Guerblier ne fera aucune difficulté, je l'es¬ père, Raoul; il est très-riche. — Oui, et son caractère est, dit-on, à la hauteur de sa renommée. Il m'intimide un peu, je l'avoue, et j'ai LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 25 été tenté de lui écrire ; mais une lettre ne remplace pas une visite, et il a soigné maman avec une sollicitude si particulière que je me décide à l'aller trouver. Ne m'attends pas pour midi, car je suppose que je ferai longtemps antichambre partout. — Par qui commences tu, Raoul? — Par M. Darbault ! — Je te proposerais volontiers de l'accompagner. Mme Darbault m'a toujours témoigné une certaine amitié et tu sais qu'elle a une grande influence sur son mari. — Elle pourrait beaucoup dans cette affaire, c'est certain. Viens, nous nous soutiendrons mutuellement. Marthe se leva, sortit et revint un quart d'heure plus tard. Il prit un crayon, traça quelques traits rapidement, d'une main sûre, et sortit avec Marthe. Ils gagnèrent à pied le boulevard Malesherbes, qui déploie devant l'église Saint-Augustin un double rang de belles habitations. Ils pénétrèrent sous la grande porte cochère du n° 82, traversèrent un vestibule orné de colonnes de marbre griotte et montèrent un escalier qui aurait pu convenir à un palais. Sur le palier du second étage ils se rencontrèrent avec un domestique qui leur était évidemment connu et lui dirent qu'ils désiraient voir M. et Mme Dar- baultpour une affaire importante et pressée. « Monsieur et Madame vont à leur campagne de Maisons-Laffite, répondit le domestique; veuillez en¬ trer, je vais vous annoncer. » Il ouvrit une porte, les introduisit dans un joli sa¬ lon, où tous les styles et tous les genres s'étaient donné le rendez-vous le plus capricieux, et soulevant une portière, frappa à une porte basse. « Qui frappe? demanda une voix de femme. — Moi, Joseph. Puis-jeparler à Madame? —Oui, entrez. » La porte s'ouvrit; une jeune fille à l'air impertinent fii passer le plumeau qu'elle tenait à la main sous le nez immense du vieux valet de chambre, et lui mon¬ trant du doigt une portière soulevée, lui dit : « Madame est là. » Il entra dans une vaste chambre encombrée des plus riches inutilités, au milieu desquelles se mou¬ vait Mme Darbault, une femme petite, mince et raide comme une barre de fer. Sa figure encadrée de cheveux postiches glaçait, le regard était perçant, le LE JEUNE CHEF DE FAMILLE 27 sourire faux; on eût dit un petit homme d'affaires dé¬ guise. En ce moment elle passait la revue de son ap¬ partement, elle marchait à pas vifs d'une chose à l'autre, glissant son doigt fin sous les bronzes pour s'assurer de l'absence de la poussière, sondant de l'œil le feuillage des jardinières, s'arrêtant de temps en temps pour examiner devant une glace l'économie de sa coiffure artificielle, pour consulter sa montre en¬ cerclée de perles, ou pour donner une caresse aux chiens invisibles perdus dans des niches capitonnées de satin bleu. « Qu'y a-t-il, Joseph? demanda-t-elle d'une voix dont les notes discordantes produisaient un son dés¬ agréable, — M. et Mlle Daubry demandent Madame. » Mme Darbault regarda Joseph si fixement qu'il baissa machinalement les yeux, « Et vous les avez reçus? fit-elle. — Ils m'ont dit qu'ils venaient pour une affaire im¬ portante et pressée. — Ils ont dit ce qu'ils ont voulu; du moment qu'ils ne sont plus sur la liste des gens que je reçois, à part mon jour, je n'y suis jamais pour eux. Une autre fois ne m'amenez plus ce genre de visites. Je n'ai pas de temps à perdre avec ces enfants-là, il n'est pas dit du tout que je les reçoive. » Elle traversa rapidement la chambre, souleva une portière et s'arrêta sur le seuil d'un appartement qui participait de la galerie de peinture et de la biblio¬ thèque. Un homme aux cheveux grisonnants, à demi renver¬ sé dans une moelleuse bergère, bâillait effroyablement en regardant machinalement un paysage plein de lu¬ mière qui devait être signé de quoique nom célè¬ bre. 23 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. « Adolphe, dit Mme Darhault, Joseph fait une helle sottise : il reçoit Raoul Daubry. » A ce nom, M. Darhault quitta sa pose nonchalante et redressa son profil de hois. « Diable ! fit-il en se grattant Toreille. Est-ce qu'on ne lui aurait pas signifié notre décision à cet enfant? — Ceci n'est pas supposable, M. Bouchardel lui ayant parlé lui-même. — Alors que vient-il faire ? Essayer un nouvel ar¬ rangement sans doute? Si tu voulais..., — Je ne veux rien que le procès, c'est-à-dire le droit, la lé..ga..li..té. 5> Quelles syllabes tranchantes et coupantes furent ces quatre syllabes sur ces lèvres minces. M. Darhault se mit à se détirer paresseusement en faisant cligner les tout petits yeux placés de chaque côté d'un nez trop droit. « Je sais bien, dit-il, que cette fortune nous appar¬ tient légalement puisque le testament qui nous dés¬ héritait peut être annulé ; mais ces enfants.... — Qu'est-ce qu'ils te sont, Adolphe? Te tiennent- ils par le sang? — Du tout ; mais il y a bien dans cette affaire une sorte de droit moral, de justice.... — Tu déraisonnes. Il y a que tu es le seul héritier légal de Mme Daubry et que tu uses d'un simple droit en attaquant le testament qui te déshérite. On veut t'apitoyer sur le sort de ces enfants, mais voyons, n'ont-ils pas leur famille à eux ? Ne mêlons pas le sen¬ timent aux affaires. On dit : vous êtes riches. Eh ! sans doute ; mais tu sais que nous nous sommes en¬ dettés pour bâtir notre villa de Trouville, et d'ailleurs qui peut nous empêcher de jouir de la vie à notre fa¬ çon? Nous pourrons louer le premier, avoir une loge à l'Opéra, au Conservatoire, recevoir énormément, LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 29 voyager en grands seigneurs, j'aurai un négrillon pour soigner mes chiens. Cela vaut Lien la peine de veiller à ses intérêts. Donc, mon ami, aucune .concession. Et maintenant faut-il recevoir ces enfants-là. Peut-être, Raoul, qui est intelligent et qui sait que par nos rela¬ tions nous pouvons lui être utiles, vient-il nous dire simplement qu'il se désiste de ses prétentions. — Peut-être. — Alors il faut le recevoir? — Si tu le veux. — Au fait, j'aimerais mieux en finirá Famiable; ces enfants sont gentils, Charlotte m'a toujours plu. Allons, viens nous débarrasser d'eux. » Mme Darbault tourna sur elle-même et se dirigea vers le salon, suivie par son mari qui se peignait les favoris. Elle entra vivement, gracieusement, prodigua les serrements de main à Raoul et à Marthe, que l'attente avait rendus doublement sérieux, et commença l'entre¬ tien par ce verbiage charmant qui semble naître na¬ turellement sur les lèvres parisiennes. « Qu'il y a longtemps que je ne vous ai vus! Mais Raoul vous avez encore grandi, je crois, et vous Mar¬ the, que vous êtes fraîche, ma chère. Et donnez-moi des nouvelles de Lotte. Pourquoi ne l'avez-vous pas amenée? Elle est si charmante, elle a tant d'esprit et elle sera jolie, mais jolie!.,. Pourquoi ne l'avez-vous pas amenée? — Elle viendra plus tard, madame; aujourd'hui Raoul avait à vous parler d'affaires. — Ah! ah! Adolphe, baisse donc ce store. Le jour est d'un éclat; oh! pardon, Raoul. » Raoul s'était aimablement dérangé et avait baissé le store par lequel le jour filtra tout adouci. « Vous disiez donc que vous veniez parler affaires, 30 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. reprit Mme Darbault ; pardon, si je vous presse un peu, mais on nous attend aujourd'hui à Maisons- Laffite. — Je le sais, madame, et je suis doublement heu¬ reux de vous avoir rencontrée. Ma sœur et moi som¬ mes désolés de la tournure qu'ont prise les affaires de la succession de notre chère mère, et nous venons vous proposer un dernier arrangement que ratifiera certainement notre conseil de iamille. — Un arrangement..,, je ne comprends pas, dit Mme Darbault en allongeant délicatement là spirale de sa fausse papillote de droite. Adolphe, tu ierais bien de ne pas familiariser ainsi tes bottines de voyage avec ce tapis. » M. Darbault avait en effet commencé à arpenter le salon en relevant sur sa hanche les pans de sa redin¬ gote, par ce geste inimitable des beaux qui fleuris¬ saient après 1830. Sur l'avis donné par la voix tranchante de sa femme, il se laissa tomber pesamment dans le fauteuil placé en face de Raoul, qui dominait bien l'impression très-vive qu'il ressentait. « Notre arrangement, reprit le jeune homme, se base sur la conviction morale que la volonté de notre mère était que nous fussions ses seuls héritiers. Puis¬ que vous ne voulez pas reconnaître la validité de son testament.... — Il n'est pas valide, jeune homme, il ne l'est cer¬ tainement pas, interrompit M. Darbault. — Jusqu'à un certain point, monsieur. Il l'est pour .nous et pour tous ceux qui mettent l'esprit de la loi avant la lettre. La lettre s'y trouve d'ailleurs aussi bien que l'esprit. — Ceci est la matière du procès, dit Mme Darbault en allongeant la spirale de la fausse papillote de gauche. et M. Darbault LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 33 » — Qu'il nous répugne de faire, ajouta M. Darbault avec une fausse bonhomie, — Et qu'il nous répugne bien davantage de soute¬ nir, dit Marthe doucement. — C'est pourquoi nous venons essayer d'un arran¬ gement à l'amiable, reprit Raoul. Jusqu'ici tout s'est passé entre les hommes d'affaires, aujourd'hui nous venons vous proposer de partager cette fortune en deux parts égales, » Mme Darbault plaça ses deux mains blanches sur son visage soc, qui se dilatait soudain sous la plus impertinente gaieté, et M. Darbault laissa échapper une série de petits ah! ah! ah! ce qui était sa ma¬ nière de rire à lui. Quant aux pauvres enfants, ils avaient jugé, dans leur naïveté, qu'il était très-beau de donner la moitié d'un héritage qui leur appartenait certainement de droit, sinon de fait, et ils demeuraient graves devant les deux égoïstes. « Mon cher Raoul, le moyen est ingénieux, mais impraticable, dit enfin Mme Darbault; si vous n'avez pas d'autre proposition à nous faire, il n'en faut point parler et laisser aller les choses. — Madame, si vous connaissez un autre moyen d'ar¬ rangement, dit Marthe vivement, nous — Je n'en connais point. Vous désister simplement de vos prétentions serait le seul moyen à prendre, et vous ne le voulez pas, — Non, madame, dit Raoul en se levant, nous ne nous laisserons dépouiller que par la force. — Par la justice, vous voulez dire. — Ohl madame, la justice, répondit Raoul d'une voix altérée, sera-ce bien la justice que vous pourrez invoquer? » Il n'en put dire davantage, il salua Mme Darbault et sortit avec sa sœur. LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 3 34 LB JEUNE CHEF DE FAMILLE. « a Est-il assez naïf, ce Raoul, » dit Mme Darbault froidement. Elle repoussa son fauteuil et s'approcha de la porte- fenêtre. « Il a la naïveté de son âge, remarqua Adolphe; mais c'est un bien gentil garçon, ne le trouves-tu pas grandi, Lucile? — Énormément; il est vrai que je ne l'ai pas revu depuis Tenterrement de cette pauvre Marie. Marthe, qui n'était pas jolie du tout, a beaucoup embelli aussi. — Beaucoup; ce sont eux qui traversent le trottoir, il me semble. » Et M. Darbault appliqua sur son nez de bois le bi¬ nocle qui miroitait sur son gilet. « Oui, ce sont bien eux, reprit-il; ils sont vraiment très-gentils. — Surtout Raoul. Il a beaucoup d'élégance, beau¬ coup de distinction, il est charmant, charmant. S'il était mon fils, j'en raffolerais..,. Adolphe! — Plaît-il, ma bonne amie? — Va dire à Joseph qu'il nous accompagne à Mai- sons-Laffite; je crains de m'ennuyer, et j'emmène tous mes chiens. » fíaoul monta sur l'impcriale. CHAPITRE IV. Un homme illustre. Raoul et Marthe ne prononcèrent pas une parole au sortir de cette entrevue. Leur cœur était trop gonflé, ils auraient craint de laisser paraître leur impression devant ces êtres affairés et indifférents, si bien appe¬ lés : les passants. Raoul conduisit sa sœur jusque sous la marquise qui protégeait leur perron. « Je te laisse, Marthe, tu sais que j'ai une autre corvée à faire, dit-il. — Où demeure M. Guerblier, Raoul? — Rue de Lille. — C'est de l'autre côté de l'eau? — Oui. — Tu prends le coupé? — Non, j'ai envoyé Jacques chez un de mes cama¬ rades. c6 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. — Alors, tu vas en fiacre? » Raoul sourit tristement. a D'après la tournure que prennent les choses, je crois que je ferai bien de m'habituer à user de mes jambes, dit-il. — Raoul, tu es fatigué, je ne te permettrai jamais d'aller si loin à pied, — Eh bien, pour te plaire, je monterai dans Tom- nibus de Vaugirard. — Il ne va pas rue de Lille, il mo semble. — Non, mais il passe tout près. Et toi, que vas-tu faire? — Prendre ma leçon de chant. Mon professeur ayant été payé d'avance, je n'ai pas à diminuer là- dessus. — Et je ne permettrais pas que tu le fisses, car enfin notre déception de ce matin ne diminue pas nos chances légales. A bientôt. « Raoul quitta Marthe, et reprit à pas rapides le che¬ min du boulevard qu'il remonta jusqu'à la rue Neuve- des-Mathurins. Il arriva juste au moment où l'omni¬ bus de la place du Havre tournait l'angle de la rue, • et monta lestement sur l'impériale. Il en descendit dans la rue du Bac, d'où il gagna à pied le vieil hôtel qu'habitait le docteur Guerblier, rue de Lille. Le concierge lui apprit que les consul¬ tations du célèbre chirurgien ne commençaient qu'à deux heures; mais qu'il recevait parfois le matin, dans le pavillon où se trouvait son cabinet de consul¬ tation. Sur ses indications, Raoul alla frapper à une petite porte bronzée, dont le seuil était légèrement usé. Elle s'ouvrit aussitôt, et un domestique, qui avait l'air pressé, lui dit : « Monsieur vous attend. » LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 'i1 Et, sans demander de réponse, il le précéda. Raoul pensa qu'il se trompait; mais comme cette erreur lui valait une audience, il traversa une im¬ mense salle d'attente garnie de banquettes circulaires et n'ayant d'autres meubles qu'une table couverte de brochures et d'albums richement reliés. Le domestique marcha droit au fond de l'apparte¬ ment, ouvrit une porte, puis une seconde qui était rembourrée, dit : « Monsieur, voici le jeune homme, » et, s'effaçant, laissa passer Raoul, derrière lequel la porte se referma toute seule, « Eh! arrivez donc, monsieur, dit une voix très- profonde et très-impérative, voilà vingt minutes que je vous attends. » Le cabinet du docteur Guerblier était si vaste et si encombré, qu'il fallut le son de cette voix pour que Raoul pût s'orienter et le découvrir devant une table couverte d'instruments de chirurgie, dont le seul as¬ pect faisait tressaillir. Assis dans un fauteuil de chêne sculpté, le prati¬ cien étudiait une page couverte de dessins bizarres et faisait plier deux fines tiges d'acier entre ses doigts nerveux, comme pour essayer la solidité de la trempe; Raoul n'apercevait guère que son profil anguleux et sa taille légèrement courbée. M. Guerblier était encore dans la maturité de Tâge; une chevelure touffue, d'un noir mêlé d'argent, se dressait en quelque sorte sur son front, et ses traits, fortement accusés, étaient flétris plutôt par le travail et la fatigue que par le temps. Il portait noblement la science et la célébrité, dont la majesté s'est quelque peu amoindrie de notre temps, grâce à l'amoindrisse¬ ment des caractères. Quand le pas de Raoul fit cra¬ quer le parquet ciré, il jeta sur le bureau l'instru¬ ment qu'il tenait, et, posant les deux mains sur les 38 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE bras de son fauteuil, il se tourna tout d'une pièce vers l'arrivant. Son regard, d'où jaillissait l'étincelle uni¬ que qui se dégage du foyer d'une intelligence péné¬ trante, vigoureuse et bien équilibrée, se posa sur lui, et sa physionomie exprima une surprise mêlée de mécontentement, « Monsieur, se hâta de dire Raoul, dont cet accueil peu encourageant redoublait la timidité, croyez que je suis parfaitement innocent de cette méprise qui me donne l'honneur d'être reçu par vous. — Une méprise ! vous l'avez dit, monsieur, car je défends contre tout visiteur mon travail matinal. Mon domestique, qui est honnête, mais stupide, vous aura sans doute pris pour un jeune homme de chez Ghar- rière, que je lui ai commandé d'introduire sitôt qu'il se présenterait. — Je suis désolé, monsieur, reprit Raoul; me permettez-vous de profiter de l'heureux hasard qui,... — Oui, puisque vous voilà, exposez-moi le but de votre visite; mais soyez bref, je vous prie, monsieur, mes moments sont comptés — Et d'abord, que je me présente, docteur, vous ne me reconnaissez pas. » Le docteur, qui avait saisi un autre instrument de chirurgie, tourna de nouveau vers Raoul son regard profond. « Je vous ai certainement rencontré, dit-il, n'êtes- vous pas monsieur Daubry? — Oui, monsieur. — Très-bien, j'ai eu le plaisir de vous voir plu¬ sieurs fois, et j'ai même conservé un très-bon souve¬ nir de vous, jeune homme. N'avez-vous pas perdu Madame votre mère, que vous soigniez avec un si grand dévouement? — Hélas oui ! monsieur, et nous n'avons pas encore Une méprise ! vous 1 avez dit, monsieur. {Pag® LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 41 payé ses dettes. Elle m'a souvent parlé de celle qu'elle a contractée envers vous. — Oh ! ceci est la moindre des choses, dit le doc¬ teur en reprenant son instrument, et si c'est pour cela que vous me dérangez, jeune homme,... — Oui, monsieur, il nous est pénible de ne pas en finir avec ces comptes ; mais on attaque le testa¬ ment, et nous sommes obligés d'attendre le résultat du procès. — Le testament le testament de votre mère! Ah ! c'est juste, elle n'était que votre belle-mère. N'ai-je pas une de mes parentes mêlée dans cette af¬ faire, Mme Darbault? — C'est Mme Darbault qui nous intente le pro¬ cès. — En a-t-elle le droit ? — Voulez-vous que je vous en fasse juge, monsieur? — Oui, asseyez-vous là, et racontez-moi cette af¬ faire, mais brièvem.ent, » dit le docteur en se replaçant commodément sur son fauteuil et en attirant à lui un grand album de figures anatomiques. Raoul prit le siège qui lui était indiqué et fit rapi¬ dement le récit demandé, Mme Daubry avait plusieurs fois écrit son testa¬ ment, mais comme toutes les femmes elle connaissait peu les exigences de la loi. Elle le remaniait sans cesse pour y ajouter des clauses de nulle valeur, et finalement l'avait écrit au sortir d'une crise terrible, sur les in¬ dications de M. Bouchardel, son homme d'affaires. Malheureusement, habituée à ne signer ses lettres que de son prénom et vaincue par la faiblesse, elle n'avait pas apposé la signature complète, c'est-à-dire légale. Elle comptait d'ailleurs le reviser encore, et le jour même de sa mort, elle parlait de faire venir son notaire pour relire ses dernières dispositions et en 42 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE constater la parfaite légalité, tant elle était poursuivie He la crainte qu'on inquiétât ses enfants. Ses inquiétudes ne s'étaient que trop réalisées. « Jeune homme, dit le docteur, quand Raoul ter¬ mina son récit; la fortune de Mme Daubry est-elle une fortune patrimoniale? Gonsiste-t-elle enees biens qui se transmettent de père en fils, et dont on doit compte à sa famille au détriment de toute sentimen¬ talité? — La fortune de Mme Daubry est en partie dans l'industrie, monsieur, elle vient tout entière de son père qui l'avait créée, et M. Darbault ne lui est pa¬ rent que par sa mère. — Ceci change la question. Est-il proche parent? — Cousin issu de germain. — Vous en êtes sûr? — J'en suis sûr, monsieur. — Vous paraissez regretter beaucoup cette fortune, jeune homme? — Monsieur, dit Raoul, franchement, je la re¬ grette, c'est vrai. — N'avez-vous pas l'avenir? A votre âge on peut tout espérer. — Ma vie a déjà été si sérieuse, monsieur, que je ne bâtis peut-être pas autant de châteaux en Espagne que mes contemporains. Je puis cependant l'avouer, je prendrai personnellement mon parti de ce changement de position; j'ai travaillé pour Saint-Cyr, j'espère être reçu; je pourrai faire ma destinée; mais j'ai deux sœurs dont l'avenir m'inquiète non sans raison. — En effet, la question est tout autre pour des tommes. Ah! vous avez deux sœurs! Je vais parfois chercher ma fille qui suit le catéchisme de persévé¬ rance à Saint-Thomas d'Aquin, et je l'ai vue causer avec une ravissante petite blonde, quia des yeux d'une LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 43 expression singulière et qui s'appelle Daubry, il me semble. J'ai oublié le prénom.... il a un diminutif. — Charlotte, monsieur? — Charlotte, c'est cela, c'est bien cela, ma fille dit Lotte. — C'est ma sœur; elle a beaucoup de connaissances dans ce quartier, et elle vient parfois à Saint-Thomas le dimanche, pour les rencontrer. — Elle est charmante et pétillé d'esprit. Est-elle l'aînée de vos sœurs ? — C'est la plus jeune, monsieur. — Et, permettez-moi cette petite indiscrétion, n'a- vez-vous aucune fortune personnelle? — Non, monsieur; mon père, qui était agent de change, a été ruiné dans un désastre de la Bourse, la fortune de notre mère y a même été engloutie. Nous hériterons d'une grand'tante, mais elle a peu de for¬ tune. — Et les autres membres de votre famille? — Sont dispersés, et nous sont d'autant plus incon¬ nus, que Mme Daubry s'occupait exclusivement de nous. — Vraiment, dit le docteur d'un air pensif, cette affaire est intéressante, je vois toujours avec chagrin dépouiller des orphelins. Avez-vous quelque bon sys¬ tème de défense, votre conseil judiciaire a-t-il décou¬ vert quelque moyen de faire valider ce testament? — On plaidera l'habitude, monsieur. Il paraît qu'il y a eu des testaments d'évêques qui ont été reconnus valides, et qui n'étaient signés que d'une croix. Puis¬ qu'on a donné à ce signe la valeur d'une signature; on peut la donner à un prénom. — Oh! ceci est peut-être un cas à part. Enfin, je ne veux pas vous décourager, au contraire, je désire vous venir en aide. M. et Mme Darbault sont très- 44 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. riches, n'ont pas d'enfants, j'ai une certaine influence sur eux, je leur parlerai de vous, j'espère plus de leur équité que du procès. A votre physionomie, je vois que vous pensez que je ne réussirai pas. — Je sors de chez M, Darbault, monsieur, il re¬ fuse absolument tout arrangement. — Nous verrons cela, je suis un parent doublé d'un médecin, et vous ne savez pas ce qu'est un médecin pour des gens qui n'ont qu'un but : vivre agréable¬ ment et longtemps. Je vous ferai tenir la réponse un de ces jours. Mettez votre adresse sur ce livre à la lettre D. « Le docteur montra du geste un album à Raoul, qui se leva et écrivit son nom et son adresse. Pendant qu'il écrivait, le docteur attachait sur lui ce regard inquisiteur et puissant qui traverse en quelque sorte les multiples enveloppes de l'âme pour regarder en face l'être vrai. L'ombre de sourire qui détendit soudain l'arc sé¬ vère de ses lèvres quand Raoul revint vers lui, don¬ nait à penser que l'examen avait été satisfaisant. « Adieu, jeune homme, dit-il, ayez conflance, et travaillez à devenir quelqu'un. » Et il tendit à Raoul une main que celui-ci serra avec une émotion mêlée de respect. L'entrevue était finie, Raoul regagna la rue. Il la remonta lentement sans trop se rendre compte du chemin qu'il faisait, tant il se sentait impressionné. Il était trop intelligent pour ne pas se sentir fier d'inspirer de l'intérêt à un homme de cette supério¬ rité, et, par une de ces intuitions étranges qui se prouvent mieux qu'elles ne s'expliquent, il se disait que cette visite compterait dans sa vie. Mais toute distraction a une fin, surtout dans les rues de Paris, et Raoul, bousculé sur l'étroit trottoir, LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 45 par une femme qui portait un rouleau de tapis sur son épaule, songea à regarder où il allait. En ce moment il s'entendit appeler. Il se détourna, et il aperçut de l'autre côté de la rue un jeune homme de petite taille qui multipliait des signes comiques d'étonnement. Il levait ses petits bras au ciel, écarquillait ses petits yeux noirs et vifs, finalement il sauta dans la rue, la traversa en se glis¬ sant comme une anguille entre les passants et les voi¬ tures et parut près de Raoul en disant : « Il Signor, rue du Bac, est-ce possible? » La tournure distinguée de Raoul et ses goûts légère¬ ment aristocratiques lui avaient valu au lycée le sobri¬ quet de II Signor, ce qui était extrêmement flatteur, affirmait Georges Parajoux, l'ami qui le rejoignait en ce moment. Georges Parajoux avait reçu lui, non sans révolte, celui de Raton. Il était extrêmement petit, formelle¬ ment laid, et il le savait, ce qui lui causait une déso¬ lation intime et réelle qu'il tournait spirituellement en plaisanterie. Raoul et lui s'étaient liés en sixième et leur cama¬ raderie avait été victorieuse des épreuves de la vie d'écolier, si charmante lorsqu'on la comprend comme l'entrée de la vie, comme une sorte d'initiation et non pas comme une singerie présomptueuse du rôle de l'homme fait. Ils s'étaient soutenus mutuellement, pendant ces journées scolaires qui donnent bon gré mal gré au jeune homme une dose d'indépendance et qui lui créent une responsabilité. La mère la plus tendre, le père le plus dévoué ne peuvent suivre l'écolier sur les bancs. Il appartient momentanément au professeur qui lui parle de la tangente et de la philosophie comme il lui plaît, il appartient aussi à la foule qui l'enserre 46 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. et qui lui impose trop souvent ses caprices et ses pas¬ sions. Les deux jeunes gens si dissemblables d'extérieur et de caractère s'étaient rencontrés sur un point ; ils avaient horreur du mensonge. Georges aimait à dire: « Nous sommes deux qui avons du caractère. » « Si je n'avais eu Raoul, je serais devenu un af¬ freux chenapan, » disait-il encore. Et Raoul non moins modeste ajoutait : « Si Georges ne m'avait pas édifié sur le compte de certains voisins, ils m'auraient peut-être entraîné comme un beau petit mouton de Panurge. — Que fais-tu dans notre Bac ce matin demanda? Georges. — Je suis venu voir le docteur Guerblier. — Un fameux scalpel. Quel dommage que son fils Maurice ne lui ressemble pas ! — Oh! du tout. J'aime mieux le père que le fils. Vois-tu toujours Maurice? —Eh oui! nos grands mamans sont Bourguignonnes et de loin en loin nous nous visitons. Et ton procès? — Va commencer. — Plaît-il. Tu as un air si paisible que je me figu¬ rais le contraire. Mon père affirmait encore ce matin que ce procès est une iniquité ; mais on ne perd pas l'habitude de la boire comme de l'eau. Ta sœur Char¬ lotte a-t-elle fait quelque nouveau calembour ? — Elle a coiffé notre concierge du nom d'Yvan le Terrible et le dessine en pied ce matin. — Tu me montreras le dessin. Et maintenant où vas-tu ? — Et toi? — Je marchais au hasard. Je me suis très-bien v,*^nduit hier, jour de réception. J'ai été galant, em¬ pressé, on m'a trouvé gentil : cet affreux adjectif me LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 47 poursuit, comme tu sais; bref, j'ai demandé un jour de haute liberté et je flâne depuis ce matin avec la vague idée de t'aller voir. Veux-tu venir au Jardin d'acclimatation? il est arrivé un très-beau chien da¬ nois, ou, ce qui serait tout à fait séduisant, aimes-tu mieux faire une cavalcade? Es-tu encore assez lidio pour me payer un cheval, luxe qui m'est déiendu, comme tu sais? — Je suis riche pour un nombre plus ou moins grand de semaines ou de mois, je veux même espérer l'être toujours, malgré M. Darbault. Donc je t'i.flVe un cheval comme à l'ordinaire. Allons chez Pellier. Une promenade me fera du bien, Marthe ne m'attend pas et j'ai besoin de mouvement. Cependant je dois dire que la visite à M. Guerblier m'a remis de l'autre. — Quelle autre? — C'est trop long à raconter maintenant, je te dirai cela quand nous marcherons au pas de nos chevaux. Comment allons-nous rue d'Enghien, en voiture, en omnibus? — A patte,» à paite, dit Georges vivement. Il prit le bras de Raoul et ils descendirent la rue de cepas élastique, ailé en quelque sorte, qui est une des grâces et des forces de la jeunesse. M. Bûuchardel s'inclioa. CHAPITRE V. Maître.,.. Salomon. Le premier moment d'inquiétude sérieuse passé, la vie normale avait repris son cours chez les trois or¬ phelins. Raoul qui disait : nous pouvons gagner ce procès, continua ses études préparatoires aux examens de Saint-Gyr qui approchaient; Marthe qui disait ; espérons que nous gagnerons ce procès, continua à remplir, avec une gravité au-dessus de son âge, ce rôle de maîtresse de maison auquel la longue maladie de Mme Dauhry l'avait de bonne heure prédestinée ; et Charlotte qui disait : nous gagnerons ce procès, con¬ tinua de travailler vite, mais par caprice, de faire des bons motá et de dessiner des charges sur ses cahiers d'allemand. Le grand deuil était passé et ce temps sévère n'a¬ vait pas été sans fruit. Le jeune chef de famille, com¬ prenant ses obligations et ses nouveaux devoirs, était LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 4 50 IE JEUNE CHEF DE FAMILLE. volontairement demeuré sous le joug imposé par les convenances, et la petite famille ne s'était pas désagré¬ gée. Aux relations sociales, qui n'étaient que de rian¬ tes distractions, avait succédé une solitude relative pendant laquelle les cœurs des trois enfants s'étaient, presque à leur insu, étroitement unis. Maintenant, chacun d'eux menait une vie très-occu¬ pée et très-paisible ; Raoul suivait ses multiples cours, mais consacrait toutes ses soirées à ses sœurs; Marthe tenait la maison et faisait travailler Charlotte. De loin en loin, on acceptait de faire un peu de musique intime chez M. et Mme Parajoux; quelques amis fidèles de Mme Daubry se donnaient rendez- vous à l'ancien jour dans le salon, dont Marthe faisait les honneurs avec une grâce touchante; on visitait les parents éloignés, et c'était tout en fait de plaisir. Par¬ fois il y avait de graves réunions du conseil de famille mais Raoul seul y assistait. Quand, les hommes d'affaires avaient besoin de quelques renseignements, ils parlaient également à Raoul et à Marthe, qui se familiarisait peu à peu avec ces graves questions, et qui avait fait un très-intelli¬ gent classement des papiers de famille qu'utilement ou inutilement on désirait consulter. Charlotte restait naturellement en dehors des affaires ; elle se conten¬ tait de croquer plus ou moins heureusement les per¬ sonnes qui venaient parler à Marthe et à Raoul. Cependant un matin, étant occupée à voleter sur le balcon, d'où elle prenait, dit-elle, les silhouettes des nuages qui passaient, elle vit un fiacre s'arrêter de¬ vant la maison, et une assez laide figure d'homme pa¬ raître à la portière. Elle bondit dans la salle d'étude où sa gouvernante allemande feuilletait le dictionnaire français. «Madame Schanffen, dit-elle, allez donc voir le LE JEUNE CHEF DE FAMILLE 51 nuage qui frôle les tuyaux de cheminée de la rue; ii est extrêmement drôle. On dirait un aigle avec un bec, des pattes et une aile; par exemple, il n'a qu'une aile. Allez donc, c'est charmant, et il passe un monde fou sur le boulevard. Avez-vous préparé ma version? — Oui, Charlotte. — Très-bien! Je m'enfonce dans Fallemand. » Mme Schaufi'en se leva et passa sur le balcon. Char¬ lotte feuilleta fiévreusement les cahiers épars sur la table, puis, ouvrant une porte, se saisit d'un pouf et alla se blottir derrière de grands rideaux de damas jaune. Elle aurait pu s'y envelopper tout entière; mais elle les arrangea de façon à laisser paraître un pli de sa robe et une de ses bottines. Elle était à peine assise que la porte s'ouvrit devant un homme maigre et blond, qui portait la tête en avant comme pour un salut perpétuel, et dans la phy¬ sionomie duquel il y avait de tout, excepté de la franchise. Marthe, qui l'introduisait, le fit asseoir sur le pre¬ mier sofa venu, et, comme il s'y installait dans une pose des plus importantes, Raoul entra. Il salua froidement le visiteur et s'assit sans pro¬ noncer une parole. « Raoul, dit Marthe, M. Bouchardel est venu de¬ mander l'acte de mariage de nos parents, dont notre avocat a besoin. — Monsieur, répondit Raoul, je parlerai moi-même à l'avocat. Tous nos papiers sont entre les mains des tuteurs de mes sœurs, et dans tous les cas je ne veux plus d'intermédiaire entre les personnes chargées de nos affaires et nous. » M. Bouchardel s'inclina avec une sorte de majes¬ tueuse ironie. « Je ne sais pas trop, Raoul, si vous pourrez faire 52 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. marcher vos études avec les péripéties du procès. Les affaires ne se traitent pas aussi facilement que vous le croyez. — Monsieur, permettez-moi de vous le dire, il est bien malheureux pour nous que vous ayez été mêlé aux nôtres. « M. Bouchardel, qui dissimulait son malaise sous un air de plus en plus empesé, se leva et répondit : « Je n'étais pas présent quand Mme Daubry a fait ce dernier testament; sans cela, permettez-moi de vous le dire aussi, il n'eût pas été entaché d'illéga¬ lité. — Ma bonne mère vous a souvent fait mander pour cette importante affaire, dit Marthe froidement; et, sous le prétexte que vous étiez occupé à renouveler des baux et que vous ne pouviez arrêter le chiffre exact de sa fortune, vous remettiez toujours au lende¬ main. — Aussi, l'on attaque maintenant le testament qu'elle a écrit dans un tel moment de crise, que la plume lui a échappé des mains avant même qu'elle ait pu apposer son nom, ajouta Raoul. — N'étiez-vous pas présent, jeune homme? — J'étais présent; mais je ne songeais, je ne devais songer qu'à ma mère mourante, et d'ailleurs j'ignorais complètement, je l'avoue, les sévérités de la loi à cet égard. — Elle est sévère, très-sévère. — Et quel est votre avis personnel sur l'issue de ce procès? » demanda Marthe. M. Bouchardel brossa son chapeau d'un air pro¬ fond, agita solennellement ses lourdes breloques et ré¬ pondit, en levant la main : « Il y a la loi pure et l'équité; oui, il y a l'équité et la loi pure. LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 53 — Je sais que nous avons l'équité pour nous, ré¬ pondit Marthe ; que dira la loi pure? » M. Bouchardel hocha magistralement la tête, se frotta lentement les mains, agita de nouveau ses bre¬ loques et répondit : « Je l'ignore. » Et il ajouta, en s'adressant à Raoul : « Êtes-vous sûr que la pièce que je réclame soit chez M' Mourice. — Je le suppose, et d'ailleurs, comme je vous l'ai dit, je traiterai directement désormais avec mon avo¬ cat. » Toute instance était inutile devant cette décision nettement formulée. M. Bouchardel fit un salut pla¬ tement solennel ; la porte se referma sur lui, et Raoul et Marthe, auxquels cette visite avait rappelé de dou¬ loureux souvenirs, remontaient machinalement le sa¬ lon, quand un bruit étrange, une sorte de toux factice leur fit lever les yeux. Charlotte avait placé très en arrière sur ses cheveux le chapeau de Raoul, et elle marchait d'un pas em¬ pesé et lourd, en se frottant les mains d'un air im¬ portant. Se détournant tout à coup vers eux : « Il y a, dit-elle, en prenant une voix de fausset, l'équité et la loi pure, la loi pure et l'équité. Ainsi l'a déclaré maître Salomon. » Raoul et Marthe éclatèrent d'un fou rire, et Char¬ lotte, brossant son chapeau et faisant semblant d'agi¬ ter des breloques, répétait : « Il y a la loi pure et l'équité. — Charlotte, tu jouerais vraiment très-bien la co¬ médie, dit Marthe; où donc étais-tu? — Sous ce rideau, en face du Sage. Ma bottine de¬ vait te révéler ma présence; tu n'as rien vu? — Comment l'aurais-je soupçonnée, c'est l'heure de ta leçon d'allemand. » 54 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE Charlotte leva triomphalement un livre en Tair. « J'ai mon dictionnaire, dit-elle. — Et Mme Schauffen? — Regarde les nuages et les voitures:c'est sa fas¬ cination, à elle! Je vais la retrouver; mais je voudrais savoir si Raoul et toi avez décidé d'inviter les Grises à venir prendre le thé demain. — Je parlerai à Georges tantôt, répondit Raoul. — Mais si ses sœurs ne se trouvent pas suffisam¬ ment invitées. — Sois tranquille, elles viendront. — Et Berthe Guerblier? continua Charlotte. — Qui? » demanda Raoul, soudainement intéressé. Ce fut Marthe qui répondit : « Vois-tu, Raoul, dit-elle, Charlotte est un peu ab¬ surde : elle a beaucoup connu, au cours de littérature, Mlle Guerblier, qu'elle retrouve à la persévérance à Saint-Thomas, et elle veut absolument l'inviter à nos réunions, ce qui est impossible.... —Pourquoi? s'écriaCharlott«,de son air leplusmutin. — Parce que cela ne se fait pas, — Pourquoi cela ne se fait-il pas? — On n'invite chez soi que les personnes avec les¬ quelles on est en relation. — Et si je veux nouer des relations avec la famille Guerblier? On a très-drôlement arrangé ces choses-là, je t'assure. Je voudrais que ce fût très comme il faut d'aller parler aux personnes qui vous plaisent, partout où on les trouve, et de leur dire : voulez-vous me connaître? et je voudrais aussi que, quand il entre chez vous des gens qui ne vous plaisent pas, vous puissiez leur dire tout simplement, en ouvrant la porte : voulez-vous vous sauver! — Cela serait fort commode, en effet, dit Raoul en riant; donne-moi mon chapeau. Ainsi l'a déclaré maître....,Salomon. (Page 5^.) 4 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 57 — Où vas-tu? dit Charlotte, en mettant le chapeau derrière son dos? — Au tir. — Et après? — Chez mon répcliieur de mathématiques. — Et après? — Ah! Lotte, tu es en curiosité; donne-moi mon chapeau! — Tu Lauras quand tu m'auras dit où tu vas en troisième lieu. — Eh! au lycé'ï, tu sais bien. — Bon ; tu oublieras d'inviter les Grises. — Voyons; tu grilles d'envie d'aller les inviter toi- même. — Je l'avoue. Si Marthe était gentille, elle viendrait avec moi. — Une promenade en voiture te fera du bien, Mar¬ the, dit Raoul. — Et tu oublieras maître Salomon, ajouta Lotte; je t'en prie, allons inviter les Grises. — Eh bien, va prendre consciencieusement ta le¬ çon d'allemand, et dans une heure je suis à toi. — J'y vais, j'y vais, s'écria Charlotte. Tiens, Raoul, voilà ton chapeau. Mes compliments à Raton. » Elle disparut; Raoul sortit aussi, et Marthe s'oc¬ cupa de réparer le petit dérangement occasionné par la visite de maître Salomon Leb quatre filles do Mme Parajoux. CHAPITRE VL Les Grises, Une heure plus tard, le coupé roulait vers la rue de TAbbaye, où demeuraient M. et Mme Parajoux; et Charlotte posait ainsi ses conditions à Marthe : « P Tu demanderas à Mme Parajoux de suspendre les leçons des Grises, afin que nous puissions jouer un peu; 2° si M. Parajoux est là, tu ne parleras pas musique, car tu sais que cela me déconcerte de chan¬ ter devant lui ; 3° tu ne parleras pas non plu» du pro¬ cès devant les Grises, qui sont très-émerveillées de me savoir riche. 5) Marthe écoutait en souriant Pardente Charlotte, dont la voix vibrante dominait le bruit des roues. Du reste, l'imagination très-mobile de Charlotte ne restait pas longtemps occupée du même sujet, et une foule d'exclamations se mêlaient au courant de sa con¬ versation. 60 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE «Oh! Marthe, quel chapeau! — Que dis-tu de la tournure de ce monsieur? — Pauvre femme! Va-t-elle rester toute la journée sous cette porte avec ses en- fants?— Quand je serai grande, je lirai tousles livres dont je vois le titre sur les aißches ! « Le beau raisin ! je voudrais en envoyer au vieux Pouf! — Mon Dieu! que c'est joli quand on arrose! On dirait une averse de perles. « Il y a un enterrement à Saint-Germain des Prés. Les tentures sont toutes blanches. C..., mon initiale.,.. Si c'était moi ! » Elle n'eut guère le temps d'en dire davantage; la voiture s'était arrêtée devant une belle mais antique maison précédée d'une cour, que les deux sœurs tra¬ versèrent d'un pas rapide. La porte leur fut ouverte par une Alsacienne, qui s'était fait un honneur de garder le costume de son pays. « Madame est au salon, » dit-elle. Et elle ajouta en souriant : « Ces demoiselles savent le chemin. — Marthe, dit Charlotte, comme je ne fais pas de visite, si je courais tout droit à la bibliothèque? — Non, répondit Marthe; allons d'abord saluer Mme Parajoux. Si ses filles travaillent, elle ne voudra peut-être pas qu'on les dérange, et tu sais qu'elle ne plaisante pas là-dessus. » Charlotte fit une petite moue désagréable, et suivit Marthe dans un grand salon garni de meubles dé¬ modés, mais fort beaux. Ces velours jaunes, ces hautes consoles à dorure ternie, ces beaux plâtres, ces litho¬ graphies splendides, annonçaient qu'on se trouvait chez un des fidèles représentants de cette respectable bourgeoisie parisienne, qui conserve au milieu du courant moderne ses traditions, son originalité, sa LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 61 personnalité, M. Parajoux, qui comptait six archilecies de la ville de Paris dans sa généalogie et qui était ar¬ chitecte lui-même, pouvait à bon droit se vanter d'en faire partie. Mme Parajoux accueillit les deux sœurs avec cette cordialité qui révèle une intimité sérieuse. Très-petite, très-frêle, usée jusqu'à la corde, ainsi qu'il convient à la vaillante mère de huit enfants, elle saisissait néanmoins par cette immatérielle et pour¬ tant visible chose, qui s'appelle l'énergie morale. Tout en parlant à une vénérable dame qui lui fai¬ sait visite, elle tortillait entre ses doigts fins un ruban bleu, qui devenait un nœud des plus jolis. Elle n'avait pas regardé deux fois Charlotte, qui imaginait de dissimuler ses ennuis sous un air d'une gravité excessive et qui se tenait droite et muette sur le bord de son fauteuil, qu'elle devinait le motif de cette gravité. « Charlotte, dit-elle, ne voulez-vous pas voir vos amies? » Charlotte se leva. ce Où sont-elles? madame, demanda-t-elle. — Dans la bibliothèque; mais un instant, je vous prie. Vous direz de ma part à Mme Ribert que je permets un quart d'heure de récréation. Depuis hier, je cherchais un moyen de récompenser mes filles de leur travail. Figurez-vous que ces bonnes petites ont tri¬ coté en secret une couverture de lit à leur frère; cha¬ cune a fait dix carrés : c'est énorme, surtout pour les plus jeunes. — Laurette aussi a tricoté dix carrés! s'écria Char¬ lotte, qui aimait peu le travail à l'aiguille. — Laure aussi; j'ai donc à me louer de mes filles, et vous arrivez juste à temps pour les récompenser, ma petite Charlotte. 62 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. — Vous ne leur donnerez que moi? dit Charlotte d'un air si plaintif, que Mme Parajoux, Marthe et même la vénérable dame ne purent s'empêcher de rire. — Mais ce n'est pas mal, il me semble? — C'est bien le moment de parler de la soirée de demain, ajouta Marthe. Nous venons vous demander de venir prendre le thé chez nous, .madame, et Char¬ lotte compte sur les Grises. — Ceci est gçave. — Oh ! ne refusez pas ! s'écria Charlotte impétueu¬ sement. — Je refuserais si la chose présentait quelque in¬ convénient; vous savez, petite Charlotte, que je fais toujours passer la raison avant le plaisir; mais la ré¬ compense arrive vraiment à propos, cette fois, Mar¬ the, si vous vous engagez à ne pas dire un mot pour nous empêcher de nous retirer passé neuf heures, j'accepte, — Vous amènerez Denys, madame! dit Charlotte. — Que ferez-vous de Denys? — Il joue très-bien les charades, madame; je l'ha¬ billerai en schah, vous verrez comme il sera joli, et puis il aime beaucoup le thé et les gâteaux. — Ceci, je vous l'accorde. Si vous voulez Denys, vous l'aurez. — Merci, madame, s'écria Charlotte, les Grises seront enchantées, 5> Sur cette parole elle disparut du salon, traversa en courant la salie à manger, le vestibule, monta à peu près quatre à quatre l'escalier de pierre à rampe de fer, et alla s'abattre toute haletante contre une haute porte sombre. Là, par un de ces mouvements contraires si fami¬ liers aux tempéraments ardents, elle redevint soudain LE JEUNE CHEF DE FAMILLE 63 attentive, et a.u lieu d'ouvrir la porte avec grand fra¬ cas, elle fit tourner le bouton de cuivre si doucement, qu'aucun grincement ne se fit entendre. La porte entre-bâillée, elle regarda dans l'appartement. C'était une immense bibliothèque, dont les fenêtres ouvraient sur un jardin, au delà duquel se profilaient les murs sombres de la vieille église. Une table noire inclinée était placée contre la mu¬ raille, et contre cette table écrivaient les Grises, qua¬ tre petites filles de taille et d'âges différents, mais tout de gris habillées. Mme Parajoux, qui était une perle de mère, et M. Parajoux, qui était un père fort sage, avaient dé¬ cidé d'élever leurs enfants dans une simplicité trop passée de mode, afin de ménager et d'accroître la for¬ tune qu'ils regardaient comme un legs sacré. Ils avaient donné aux lois de l'économie l'attention dont les gens superficiels ne les honorent plus, et de cette attention étaient nées des habitudes invariables, dont on ne se départait que dans les cas extraordi¬ naires. Mme Parajoux se voyant à la de tête quatre filles, et ayant reconnu que le gris est la couleur qui salit et qui passe le moins, l'avait adoptée, et il avait été dé¬ cidé qu'elle dominerait dans la toilette des fillettes jusqu'à leur quinzième année. De cette façon, les robes de Geneviève, qui était l'aînée, passaient régulière¬ ment à Laure, qui était la plus petite, et à chaque saison il y avait un va-et-vient de toilettes grises des plus amusants, Geneviève et Mathilde seules inauguraient les toilettes neuves, et le système avait l'excellent effet d'attaquer jusque dans sa racine l'é- goïsme qui se glisse en tout ce qui peut devenir une propriété. Donc elles étaient habillées de gris des pieds à la 64 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. tête. Des bottines de coutil gris enfermaient leur petit pied.; les bas étaient fins, mais gris; la robe était grise et le sarrau était gris ; un brillant ruban de moire grise ornait les chevelures brunes. Une femme en cheveux blancs était assise auprès de la plus petite, et Ton n'entendait que le bruit des plumes grinçant, avec un accord édifiant, sur le papier. Charlotte admira un instant ce silence studieux et l'interrompit tout à coup en fermant bruyamment la porte. Quatre tailles minces tressaillirent et quatre figures, éclairées par des yeux de toutes les nuances du brun, se tournèrent vers Charlotte, puis se détournèrent " vers Mme Ribert. Rien qu'à ce mouvement, on devinait des enfants disciplinés, des volontés soumises, de jeunes âmes qui avaient déjà acquis une dose d'empire sur elles- mêmes. « Avez-vous vu Mme Parajoux, mademoiselle Char¬ lotte? demanda Mme Ribert en souriant, — Oui, madame; elle accorde une demi-heure..., non, non, un quart d'heure de récréation. Nouveau mouvement des Grises vers Mme Ribert qui fit un geste. Aussitôt les tabourets glissèrent, et les quatre petites filles accoururent embrasser Charlotte. Elles étaient comme Georges, leur frère aîné, bien petites et un peu malingres, les pauvres Grises, mais avaient comme lui la physionomie intelligente, le sou¬ rire aimable et de petits airs tout à fait capables. « Ma vivite n'est rien, dit Charlotte en croisant les bras et en prenant un air mystérieux^ votre maman accorde autre chose. — Quoi encore. Lotte? demanda Geneviève, qui LE JEUNE CHEF DE FAMILLE, 65 avait juste Tâge de Charlotte, mais ne lui atteignait pas aux yeux. —' Devinez? » Les quatre réponses se formulèrent immédiatement sous la forme de souhaits. « Nous irons au Diorama, dit Geneviève, qui aimait les scènes émouvantes. — Nous aurons tout un jour de congé, dit Mathilde, qui, pour une Grise, penchait vers la paresse. — Maman nous donnera de quoi faire des tarte¬ lettes, dit Fanny, qui aimait cuisiner et aussi un peu manger sa cuisine. — Nous resterons tout le temps voir Guignol, dit la petite Laure, qui, étant toujours avec les grandes, se voyait arracher sans pitié à ce qu'elle trouvait un suprême divertissement. — Vous n'y êtes pas. — Dis, alors, dis, » crièrent quatre voix impa¬ tientes. Charlotte les aligna devant elle, afin de bien voir en face leur petit visage. « Vous viendrez en soirée chez moi, dit-elle. — Tu as une maison. Lotte? cria la petite Laure. -- J'ai la maison de mon frère et de ma sœur, ré¬ pondit fièrement Charlotte, et c'est là que vous vien¬ drez demain prendre le thé, toutes. — Denys aussi? — Denys aussi. » Cette réponse triompha de l'esprit de discipline des Grises. D'un commun accord, elles se mirent à dan- eer un^ folle sarabande autour de Charlotte, qui se trouva le centre d'un tourbillon de petits jupons gris. Mais tout à coup Mathilde s'arrêta et dit : « Voici Denys. » LE JEUNE CUEF DE FAMILLE. 5 65 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE/ La porto s'ouvrit devant un gros petit garçon de trois à quatre ans, qui entra gravement et se mit à marcher en silence le long d'une des parois de l'ap¬ partement. « Bonjour, Denys, cria Charlotte, — Chut ! chut ! dirent les Grises en se rapprochant d'elle, il a son sarrau à l'envers ; c'est qu'il a écorché son nez, il ne faut pas lui parler. » Ce blondin, encore chargé du gracieux embonpoint de la petite enfance, était un personnage pour les Grises, Elles avaient été créées ses petites mères à tour de rôle, elles l'avaient vu baptiser et l'avaient tant pomponné, tant embrassé, tant fait marcher et tant chéri, qu'il était devenu une sorte d'idole pour cha¬ cune d'elles, ce qui révoltait parfois l'indépendante Charlotte. Aussi, sans tenir compte des gestes des Grises, elle dit d 'un air majestueux : « Denys, tu as écorché ton nez? — Oui, répondit l'enfant sans se détourner et avec un grand flegme. — Qui t'a mis ton sarrau à l'envers, Denys? — C'est papa. — C'est moi, » dit une voix grave. Et M. Parajoux, un homme encore jeune, de l'ex¬ térieur le plus distingué, parut sur le seuil de la porte. « Eh bien, on ne travaille plus? » ajouta-t-il. Mme Ribert, qui commençait à consulter sa montre, expliqua en souriant le motif de la suspension causée par l'arrivée de Charlotte. « Mais voici le temps de la permission expiré, ajouta-t-elle; mesdemoiselles, à vos places. » Ce fut charmant de voir les Grises embrasser leur DCiiys, tu as écorclié ton nez ? (Pago Gü.) LE JEUNE CHEF DE FAMILLE 69 père et Charlotte, et aller se jucher sur leur tabouret, devant la table noire, « EtDenys? dit Charlotte, il faut pardonner à Denys, monsieur. — Je ne pardonne jamais une faute dont on n'est pas repentant. » Charlotte courut à Denys, qui, les mains derrière le dos, examinait froidement une sphère. Elle lui glissa dans l'oreille quelques paroles profondément éloquentes sans doute, car il la suivit en trottinant jusque devant son père. « Monsieur, dit Lotte, Denys est bien fâché d'avoir écorché son nez. — Est-il vrai, Denys? demanda M. Parajoux sans sourire. — Oui, papa, je ne le ferai plus. — Tu seras obéissant tout aujourd'hui? — Oui, papa. — C'est bien, un homme n'a qu'une parole, et je te pardonne. Mathilde, tu pourras lui retourner son sarrau. Si Denys vous gêne, madame, vous voudrez bien le renvoyer à sa bonne. — Je sais écrire, dit Denys, je veux une plume. — Acceptez-vous ce cinquième élève, madame? de¬ manda M. Parajoux. — Certainement, monsieur. — Il n'y a plus que moi de trop, dit Charlotte. — Et moi, Lotte. Où voulez-vous que je vous con¬ duise ? — Marthe m'attend au salon, monsieur. » M. Parajoux passa une main caressante sur les cinq petites têtes rangées par grandeur de taille, et offrit gravement son bras à Charlotte, qui le prit et marcha comme une grande personne jusqu'à la porte. Là, elle se détourna et dit : 70 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. « « Souvenez-vous, les Grises, de bien rappeler à Denys de ne pas se faire mettre en pénitence de¬ main. » Et, sur cette recommandation, elle fit une belle révérence à Mme Ribert et disparut. Charlotte fabrique des diamants. CHAPITRE VII. La soirée du schah. C'était la première fois que Charlotte recevait so¬ lennellement les Grises, et, contre son ordinaire, elle voulut aider Marthe et se mêla activement des apprêts de la petite réception du soir. Elle donna son avis sur le thé, les gâteaux, les partitions. On aurait dit qu'elle jouait le plus sérieusement du monde à la maîtresse de maison. D'abord Marthe accepta son aide avec empressement; mais elle s'aperçut bientôt qu'elle embrouillait tout et elle lui signilia qu'elle eût à s'occuper uniquement de ses jeux. Charlotte s'enfonça dans son appartement pour pré¬ parer les costumes d'une charade de son invention. Mais bientôt Marthe la vit traverser la salle à man¬ ger, et un bruit strident lui arriva des profondeurs de la cuisine. Elle y courut, Cliarlotte, la main ar- 72 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE méc d/un tisonnier, le faisait retomber sur un petit verre de cristal, qui se brisa, cette fois, en mille pièces. « Charlotte, que fais-tu là? s'écria Marthe, qui n'en pouvait croire ses yeux. — Je prépare les diamants du schah, répondit gra¬ vement Charlotte. — En cassant nos verres? » Charlotte prit un fragment entre ses doigts, le fit miroiter, et dit: « Marthe, je t'assure qu'à la lumière ce cristal-là simulera très-bien les diamants. — Tu es parfaitement déraisonnable. D'abord, tu aurais pu te blesser; puis, avant d'agir, il serait bon de demander conseil. Voici Raoul, nous allons voir ce qu'il pensera de tes inventions. » A ces mots : «Voici Raoul, « Charlotte fit vivement glisser les fragments de verre dans un coin de sa tunique, et se hâta de disparaître. Comme elle sortait par une porte, le jeune chef de famille entrait par l'autre. Il n'avait pas voulu laisser à Marthe toute la responsabilité de la petite réception du soir, et il venait se mettre à ses ordres. Il écouta sérieusement le rapport de Marthe, mais déclara Charlotte suffisamment réprimandée. «La gronder davantage serait troubler sa joie, dit-il avec bonté ; je lui parlerai de ceci plus tard. » Enfin, l'heure tant désirée par Charlotte arriva. M. et Mme Parajoux firent leur entrée dans le salon, suivis de leur petite nuée Grise au complet, dans la¬ quelle se cachait Denys. ^ Les quatre petites filles avaient une jolie toilette grise et bleue; le gris était au fond et le bleu à la surface; le gris était le principal et le bleu le détail. A la suite de la famille Parajoux arrivèrent plusieurs LE JEUNE CHEF DE FAMirj.E 73 parents éloignés et les quelques anciens amis de Mme Dauhry, qui avaient aimablement continué son dimanche. Marthe et Raoul faisaient avec beaucoup de grâce et une assurance de bon aloi les honneurs de leur salon, et qui eût écouté les conversations intimes qui commencèrent à demi-voix, n'eût saisi que des paroles très-sympathiques pour les trois orphelins. Quand une allusion générale était faite au procès intenté par les Darbault, tous les hommes présents prédisaient une bonne fin ; mais si quelque vieille dame un peu curieuse voulait en savoir plus long et s'en allait à l'écart questionner un de ceux qui avaient prophétisé le succès, elle n'en recevait que des exclamations de bien mauvais augure. « Pauvres en¬ fants! il faut bien les aguerrir! La loi est la loi! Ah! les affaires faites par les femmes! » Mais tout ce monde grave avait une sympathie par¬ ticulière pour Charlotte, dont les vives reparties amu saient beaucoup, et bientôt on la réclama. On ne vient pas dans les réunions familières pour parler politique ou littérature, mais pour se mêler un instant à la vie intime de la famille, pour entendre causer les vieil¬ lards et rire les enfants. « Charlotte vous ménage une surprise, dit Marthe, elle a imaginé un spectacle dont je ne puis vous rien dire encore, — Si cependant tu racontais l'histoire du verre, » dit Raoul, Marthe obéit, et l'on rit beaucoup de la fabrication de diamants de Charlotte. On en parlait encore, quand une porte s'ouvrit avec fracas. Lotte, animée, évidem¬ ment mécontente, parut sur le seuil, « Georges, venez un peu mettre Denys à la raison, dit-elle, il ne veut plus faire le schah. — Comment, il ne veut plus faire le schah, répon- 74 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. dit gravement Georges, au milieu des rires de ras¬ semblée. — Non, il est sot, ce soir, tout à fait sot. Il croit qu'on va lui mettre des oreilles, du poil ec un mu¬ seau, et il dit qu'il a peur des souris. — Mais il fallait lui donner l'orthographe de ces deux mots, Charlotte. — Je lui ai dit : tu seras le schah de Perse et non le chat qui mange des souris; il est en colère, il ne veut rien entendre. II a piétiné sur son manteau royal et il s'écorche le nez. — Va voir un peu cela, Georges, dit Mme Para- joux ; Denys devient très-emporté depuis quelque temps. » Georges suivit Charlotte dans l'antichambre trans¬ formée en vestiaire; ce n'étaient qu'écharpes, châles, bouts de rubans. Les Grises se mouvaient au milieu de toutes ces choses, et Denys, coiffé d'un superbe bonnet pointu, où étaient adroitement enchâssés les morceaux du verre de cristal, regardait ses sœurs d'un air sombre, en écorchant son tout petit nez avec rage. cc Vous voyez, dit Charlotte, il a jeté son cimeterre et dégrafé son manteau. » Georges s'avança, et d'un air grave : « Tout le monde attend la représentation, dit-il, allez-vous bientôt commencer? — Denys se fâche, répliquèrent les Grises — Pourquoi te fâches-tu, Denys? — Je ne veux pas être un chat. — Quelle idée aussi d'avoir choisi cet étrange sou¬ verain. Veux-tu être le roi de Téhéran? » Denys hocha la tête affirmativement. « C'est entendu; il sera le très-sublime et très- éclatant roi de toutes les Perses. Allons, Charlotte, au LË JEUNE CHEF DE FAMILLE. 75 spectacle maintenant et ne vous faites pas trop atten¬ dre, car, comme vous avez gardé le piano pour votre usage, on ne peut pas faire de musique, » Charlotte se rapprocha de Georges. « Le piano sera le trône, dit-elle à demi-voix; mettez-vous auprès, et quand Denys arrivera devant, vous le placerez dessus. Raoul, qui est prévenu, glis¬ sera le grand pouf, et deux Grises s'assiéront sur ce degré. » Georges fit un signe d'assentiment et rentra dans le salon, où il égaya tout le monde en peignant l'atti¬ tude du souverain révolté. « La séance sera orageuse, dit-il, Denys est bien bourru et Charlotte bien agacée. » Et ce fut précisément parce que la séance enfantine menaçait de ne pas se passer sans orage qu'on l'atten¬ dit avec plus d'impatience. Et cela se voit en des réu¬ nions plus importantes, car le défaut propre au carac¬ tère français est de se passionner pour tout ce qui semble promettre des émotions. Enfin de grands coups frappés à la porte annoncèrent que le spectacle allait commencer. Raoul s'empressa d'aller ouvrir à deux battants, et Denys, habillé magnifiquement et suivi par ses deux grandes sœurs, qui portaient la traîne de son manteau, marcha gravement vers le piano. L'écorchure rose de son petit nez nuisait peut-être un peu à la majesté de l'ensemble, mais il avait bien fallu en passer par là. Charlotte le suivait dans un costume original qui fai¬ sait honneur à son esprit d'invention. Sa tunique était faite de tulle noir semé d'étoiles de papier d'argent; elle avait une jolie couronne de papier d'argent sur ses cheveux blonds et un sceptre à la main. Fanny et Laure remplissaient le rôle de suivantes. « J'annonce Sa Majesté scintillante le roi de Perse, 76 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. dit Georges d'une voix retentissante, et, enlevant le petit bonhomme sur ses bras, il le posa assis sur le piano, où il demeura dans une gravité comique, avec son petit nez écorché et sa petite bouche très-serrée. Alors Charlotte se tourna vers l'assemblée et dit : « Vous voyez en moi la France complimentant le.... chose de Perse à son arrivée à Paris. » Puis, faisant trois profondes révérences, elle ferma son éventail et ajouta : « Je suis bien touchée de la venue de Votre Majesté resplendissante dans la capitale de mon royaume. Mes sujets sont comme moi ravis de connaître Votre Subli¬ mité. Je n'ai pas approfondi votre histoire; mais je suis positivement éblouie par votre aigrette, dont toutes les Parisiennes parlent avec enthousiasme ; cependant croyez bien, illustre schab..,. » Une crispation de colère passa sur le visage atten¬ tif de l'enfant. « Chat ! elle a dit chat! » cria-t-il en arrachant son bonnet des deux mains et le jetant rudement à terre. Les Grises se précipitèrent vers lui, mais il fourrait ses poings dans ses yeux et répétait : « Je ne veux pas être le chat, non, non. » On riait de sa colère enfantine qui rendait le spec¬ tacle extrêmement original. « Georges, conduis ton frère à sa bonne, dit tran¬ quillement Mme Parajoux. — Faudra-t-il le priver de th-é et de gâteaux? de¬ manda le jeune homme en enlevant Denys, quiso tordait comme un petit serpent. — Non, aucune punition ce soir. » Cette réponse faite, Mme Parajoux se pencha vers son mari et lui dit : « Charles, voilà le troisième emportement de cette semaine, il est temps de combattre sérieusement cette disposition à la colère. Sa Majesté scintillante le roi de Perse ! (Page 75.) LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 79 — Oui, » répondit M. Parajoux, non moins grave¬ ment. Le père et la mère purent échanger ces mots inti¬ mes, la galerie n'était occupée que de la colère de Denys; on répétait sa physionomie, ses gestes; c'é¬ tait à qui rirait davantage. Charlotte et les Grises, qui avaient d'abord éprouvé une grande déception on voyant manquer le spectacle, partagèrent bientôt l'hi¬ larité générale. Au beau milieu de cette joie, un coup de sonnettie retentit dans l'antichambre. Marthe parcourut de l'ail le cercle de ses invités et dit à Raoul : « Nous sommes au complet, je ne sais qui peut venir à cette heure. ' — Quelque garçon pâtissier en retard. — Tous les fournisseurs connaissent l'escalier de service. » Sur cette raison concluante, Raoul se rapprocha ma¬ chinalement de la porte, et entendit parfaitement une voix d'homme qui disait : « J'ignorais cela, ne le dérangez pas. » Il crut reconnaître cette voix. Prompt comme l'éclair il ouvrit la porte, et traversant le vestibule, arrêta l'autre porte qui se refermait sous la main du docteur Guerblier. C'était bien lui, l'oreille de Raoul ne l'a¬ vait pas trompé. « Monsieur, entrez, je vous prie, dit le jeune homme. — Je ne voudrais pas vous déranger. — Vous ne sauriez le taire : c'est une soirée d'amis intimes, je puis m'absenter du salon, et dans tousles cas, je serais trop heureux si vous vouliez nous accor¬ der quelques instants. — Pouvez-vous envoyer un domestique à l'appar¬ tement du troisième qui est occupé par ma belle-sœur? 80 LE JEUNE CHEF DE FAÎkfiLLE. — Oui, monsieur. — Eh bien, faites dire à mes enfants^ je vous prie, qu'ils ne m'attendent pas, mais qu'ils viennent au contraire me demander chez vous. » Raoul alla porter le message à un domestique et revint trouver le docteur dans l'antichambre. « Et maintenant, que je vous annonce tout de suite mes mauvaises nouvelles, dit celui-ci : ma démarche auprès de M. et Mme Darbault a complètement échoué. . — Je n'en suis pas surpris, monsieur, — Eh bien, je ne m'attendais pas à de tels égoïs- mes. Ma cousine et moi nous sommes brouillés du coup. Rassurez-vous, cela ne m'afflige pas, et veuillez me présenter à vos sœurs. Raoul ouvrit la porte du salon et conduisit le doc¬ teur jusqu'à Marthe. a Je reconnais mademoiselle, dit le grave docteur, je l'ai vue avec Mlle Lotte que voici. » Et son regard profond alla chercher Charlotte qui le regardait de loin, de tous ses yeux. « J'arrive en intrus, mademoiselle, reprit-il ; mais j'ai appris par ma belle-sœur que vous êtes sa voisine et j'ai eu la pensée de venir parler à M. Raoul d'une petite affaire personnelle. Si vous le permettez, j'at¬ tendrai mes enfants chez vous. y> Marthe répondit aimablement qu'elle se trouvait très-honorée de sa visite; il s'assit près d'elle, et, comme il était connu de la plupart des personnes qui se trou¬ vaient dans le salon, la conversation reprit son entrain. Les enfants, moins Denys, n'avaient quitté le salon depuis l'aventure théâtrale que pour se débarrasser de leurs costumes, et Charlotte, de glissade en glissade, se faufila avec son pouf si près du docteur que celui- ci en se détournant rencontra son regard bleu extra- ordinairement intelligent et attentif. Charlotte avait LE JEUNE CJÎEF DE EAMiLLË 81 rœil très-grand, et quand elle était vivement intéres^- sée, ce bel œil s'ouvrait de toute sa largeur, laissant pé¬ nétrer sans façon dans son âme candide, mais ardente. « Pourquoi me regardez-vous ainsi, mademoiselle? demanda le docteur presque machinalement. — Parce que vous êtes illustre. » Le compliment lancé à brûle-pourpoint par cette bouche sincère ne laissa pas que de toucher le grand praticien. Un sourire très-doux effleura ses lèvres sérieuses. « Espérons que je le deviendrai, répondit-il, on ne le devient pas facilement. — Je Tai entendu dire, monsieur. — J'admire votre raison, mademoiselle Charlotte ; écoutez-vous donc à votre âge ce que disent les gran¬ des personnes qui sont si ennuyeuses? — Pas toutes. — Est-ce encore un compliment? Charlotte inclina gravement sa tête blonde en signe d'assentiment. cc Je comprends que Berthe aime votre société, elle est des plus agréables; mais au moment où je parle de ma fille, elle arrive, il me semble, oui, je l'entends tousser. » La porte du salon s'ouvrait devant un jeune homme d'un aspect maladif, mis à la dernière mode, et dont les cheveux voilaient singulièrement le front. Il avait à son bras une enfant très-brune au profil un peu égyptien et au regard de-velours. Le docteur se leva et présenta son fils et sa fille à Marthe. Raoul avait souvent rencontré Maurice Guerblier chez Georges Parajoux qui le connaissait légèrement ; jusque-là il s'était tout à fait tenu à l'écart par ab- de sympathie; mais quand M. Guerblier lui dit: LE JEUNE CHEF DE FAUILLE. 6 82 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. Veuillez serrer la main de mon fils, — il le fit avec Bien que le docteur fut pressé, Mme Parajoux ob¬ tint qu'il resterait jusqu'à la fin de la soirée. On fit un peu de musique. Charlotte et Geneviève jouèrent un morceau à quatre mains qui leur avait demandé des semaines d'études, et qui leur fut une occasion de triomphe. Raoul accompagna Marthe qui chanta avec infini¬ ment de goût une fraîche idylle de Nadaud, et Char¬ lotte, à la demande générale, consentit à remettre sa tunique étoilée, sa couronne argentée, et vint grave¬ ment débiter son discours au scliah, ce qui parut amu¬ ser extraordinairemcnt le grave docteur, que Mme Pa¬ rajoux avait initié aux péripéties de la première re¬ présentation. Quand neuf heures sonnèrent, on alla chercher Denys qui dormait sur un sofa, les poings fermés. On le plaça avec ses sœurs dans la voiture de M. Guer- blier qui, voyant la soirée si belle, déclara vouloir revenir à pied avec tous les Parajoux. En quittant Raoul, il lui dit : Croyez à toute ma sympathie. Je désire savoir comment se terminera le procès. N'oubliez pas de venir m'en apprendre la solution. » Ainsi passa la célèbre soirée qui dans le souvenir de tout le monde conserva le nom de ; soirée du schah. une grande cordialité CHAPITRE VIII. Projets d'été. Les chaleurs de Tété commençaient à se faire vive¬ ment sentir à Paris, Gtiarlotte passait son temps à ouvrir et à fermer tour à tour toutes les fenêtres, sous prétexte d'étudier ce qu'elle appelait la théorie des courants d'air. C'était le premier été que les jeunes filles passaient à Paris. Du vivant de Mme Daubry, elles partaient aux premiers beaux jours pour la côte normande, où leur mère possédait un chalet. Raoul était mis en pension chez Mme Parajoux, qui acceptait par amitié ce septième enfant. Un jour, Raoul en revenant du collège trouva Mar¬ the affaissée sur un fauteuil, et Charlotte jouant de l'éventail pc^r lui procurer un peu d'air. « Il n'y en a pas, disait Lotte avec agacement, il n'y en a plus ; si on ne s'ingénie pas à en fabriquer un peu, nous étoufferons. Le gouvernement devrait 84 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. donner un gros brevet d'invention à celui qui imagi¬ nerait Tair instantané. » Les plaisanteries de Charlotte, et surtout l'arrivée de Raoul, remirent Marthe, dont la santé un peu dé¬ licate avait beaucoup souffert des chagrins et des in¬ quiétudes de l'année. « Je te trouve changée, Marthe, dit Raoul affec¬ tueusement, est-ce que tu as souvent de ces défaillances ? — Oh ! jamais. Aujourd'hui je suis montée aux mansardes pour visiter le linge, il faisait une chaleur si grande que j'en ai été incommodée. — Tu m'as dit que tu ne dormais pas bien, s'écria Charlotte, est-ce aussi à la mansarde qu'il faut s'en prendre? — Comment dormir par une semblable tempéra¬ ture? » Raoul regardait Marthe attentivement ; elle était très-pâle et des gouttelettes de sueur perlaient à ses tempes. — Je crois qu'il te faut un peu d'air pur, reprit-il très-sérieusement, et je ne vois pas pourquoi vous n'iriez pas à Houlgate, comme d'habitude. — Te laisser seul à Paris, Raoul, y penses-tu ? — Ce ne serait pas pour longtemps. — Les déplacements coûtent si cher! — Marthe parle toujours comme si nous étions ruinés, s'écria Charlotte avec humeur, c'est absolu¬ ment ennuyeux. Ah ! regarde-moi aussi sévèrement que tu voudras avec tes yeux chocolat, je le dirai à Raoul; tu ne m'accordes plus rien, tout est toujours trop..., beaucoup trop cher. — Vraiment ! dit Raoul en feignant une grande sévérité. — C'est comme je te le dis, jette un coup d'œil sur ma bourse. » Marthe était attaissée sur un fauteuil. (Page 83.) LE JEUNE CHEF DE FAMILLE 87 Et Charlotte ouvrit son porte-monnaie par un geste indigné. « Il y a trois petites malheureuses pièces de dix sous qui courent les unes après les autres, rien de plus. « Je ne peux plus acheter de cigares pour mon vieux Pouf, ni faire manger des petits pâtés à ma bonne Schauffen qui les adore, tu sais les petits pâtés du pâtissier anglais du coin de la rue Gasti- glione. J'aimais à la faire entrer là, cela m'amusait ; mais, comme dit Marthe, c'est cher, c'est beaucoup trop cher, Charlotte parlait avec tant d'animation que per¬ sonne n'avait entendu plusieurs coups frappés à la porte. « On ne dira donc jamais d'entrer? cria une voix claire. — C'est Geneviève, » dit Charlotte. Et s'élançant vers la porte, elle l'ouvrit. C'était Geneviève suivie de Mme Parajoux, qui pa¬ raissait fatiguée. « Mes enfants, je viens un peu me reposer chez vous, dit la vaillante petite mère de famille en se laissant tomber sur un fauteuil. — Vous paraissez bien fatiguée en effet, madame, dit Marthe; vous n'êtes pas malade, n'est-ce pas? — Non, et cependant je viens de chez mon méde¬ cin qui demeure maintenant tout près de chez vous. Je l'ai consulté pour Geneviève, et sa consultation me jette dans un très-grand embarras. » Pour que quelque chose pût embarrasser Mme Pa¬ rajoux il fallait que ce fût en effet une chose des plus embarrassantes, et Raoul le dit. « Jugez vous-même, reprit-elle : le médecin dé¬ clare que Geneviève s'affaiblit singulièrement, qu'il 88 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. lui faut absolument la campagne et la mer, et ni M. Parajoux ni moi, par suite d'affaires très-impor¬ tantes, ne pouvons quitter Paris. — Je ne suis pas malade, mère, je t'assure, » dit Geneviève aimablement. Malade, elle ne l'était pas encore; mais qu'elle était blanche la pauvre Grise, et maigre! « Marthe est bien un peu dans le cas de Gene¬ viève; ne la trouvez-vous pas changée, madame? dit Raoul. — Si, un peu, et toi aussi, Raoul ; mes pauvres enfants, les chagrins à tout âge attaquent quelque peu la santé. Il n'y a que Charlotte qui est toujours fraîche comme une rose. — Moi? s'écria Charlotte, en allongeant démesuré¬ ment son visage et en plissant sa bouche pour se creuser davantage les joues; moi, grand Dieu ! » Elle étendit les deux mains en avant : « Voyez, madame, quelles griffes, et mes pauvres pommettes ! Je ressemble à un manche à balai, ma maigreur me fait horreur à moi-même et mes couleurs aussi. Je déteste les couleurs, c'est commun, et d'ailleurs mes couleurs à moi sont peut-être bien de fausses cou¬ leurs, des couleurs de fièvre. » Un rire général accueillit cette dernière supposi- bon. « Riez, dit Charlotte ; mais j'ai bien le droit de me ranger parmi les malades, car j'étouffe, je brûle, je me carbonise à Paris, et je veux aller à Houlgate. Puisque cette maison est à nous, celle d'Houlgate n'appartient pas à d'autres probablement. — Au fait, si Marthe ne se trouve pas bien de son été à Paris, pourquoi n'iriez-vous pas à la mer? — C'est trop cher, dit Charlotte amèrement. — Eh! je le sais bien, Charlotte; mais enfin l'ha- LE JEUNE CHEF DE FAMIIXE. 89 bitalion vous appartient, et le déplacement est peu de chose. — Laisse-toi convaincre, Marthe, dit Raoul; tant que celte maison est à nous, profitons-en. — Tu sais ce qui me retient, dit Marthe : d'une part, il m'est pénible de te laisser seul en ce mo¬ ment; de l'autre, je ne sais trop s'il est convenable que j'aille seule avec Charlotte à Houlgate. — Parfaitement convenable, répondit vivement Mme Parajoux; votre deuil à lui seul est un porte- respect, et vous pouvez emmener Mme Schaufî'en. Quant à Raoul, je lui offre de grand cœur l'hospita¬ lité, comme toujours. — Madame, vous êtes bien bonne; mais si j'accep¬ tais cette année, vous pourriez, de votre côté, donner Geneviève à Marthe. — C'est une idée, Raoul! c'est vraiment une idée. — Charmante! s'écria Charlotte, qui suivait fiévreu¬ sement la conversation. Geneviève, entends-tu? — J'entends et j'approuve, répondit gravement la petite fille. — Je vous promets de parler aujourd'hui même de ce projet à Charles, dit Mme Parajoux en se levant; c'est vraiment la Providence qui m'a envoyée chez vous ce matin, car ce projet est réalisable. Geneviève est obéissante, et vous serez trois sous l'égide de Mme Schauffen. Seulement, on ne prendra que des bains de sable. Du reste, nous traiterons la question à fond une autre fois. Mes enfants, je vous souhaite le bonjour. Lotte, que dis-tu à l'oreille de Geneviève? — Je lui recommande de gagner son père, répon¬ dit franchement Charlotte. — Petite diplomate ! Ne sais-tu pas que nous som¬ mes de bronze pour résister aux influences? » Lotte eut un fin sourire. 90 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. « Voyons, quand m'as-tu vue céder, Lotte? — D'abord, dit-elle, je vous ai vue cacher les sot¬ tises du gros Denys, et je sais bien que, quand Gene¬ viève demande quelque chose à son papa en l'appe¬ lant petit chéri, elle obtient ce qu'elle veut.... de raisonnable. — Voyez-vous cette Lotte, elle est extraordinaire- ment observatrice. Eh bien, comme le séjour à Houl- gate est raisonnable, nous l'obtiendrons, je n'en doute pas. » Elle sortit sur ces paroles; et Charlotte, toute à la joie de cette promesse, revint dans le salon et impro¬ visa sur-le-champ une danse et une chanson qu'elle qualifia de Houlgatiques, et qui consistaient à tour¬ billonner, les bras en l'air et les yeux au plafond, en modulant des floug, floug, floug destinés à rappeler la plainte éternelle et charmante des vagues. A la gare Saint-Lazare. CHAPITRE IX. En voyage. Dans la famille Parajoux, les résolutions étaient étudiées sans retard^ et les décisions utiles très-vite prises. C'était le 13 août que le médecin avait dicté l'ultimatum pour Geneviève, et le 16 août, vers dix heures du matin, Raoul et Charlotte Dauhry arrivaient à la gare Saint-Lazare, d'où l'on s'embarque pour les bains de mer de la côte normande. Ils avaient gagné à pied cette gare, dont la façade étroite donne sur la place du Havre , mais dont les immenses bâtiments occupent presque tout le côté gauche de la rue d'Am¬ sterdam. Raoul avait pris les billets et, en attendant les voyageurs, il promenait sa sœur sous les arcades. Les yeux de Charlotte allaient alternativement du flot des voyageurs affairés qui traversaient la cour aux vitrines où s'étalent les journaux, les revues coloriées, 92 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE les livres de toutes nuances, dont on a soin d'ouvrir la première page pour allécher le passant. Lotte, sans cesse emportée par cette sorte de curio¬ sité inconsciente qui la rendait d'un chaperonnage difficile, était tentée d'envier les pauvres diables qui lisaient ardemment ces pages ouvertes et ces feuilles volantes, accrochées à une ficelle par de grosses épingles de blanchisseuse. Elle en vit un qui avait glissé la tête sous le journal pour continuer sa lecture et, profitant du pas en avant que son frère faisait pour inspecter la cour, elle se rapprocha vivement de l'éta¬ lage. Mais Raoul se détourna brusquement, analysa la vitrine d'un coup d'œil et adressa à l'imprudente un geste de commandement accompagné d'un regard sévère. Charlotte se rapprocha de lui, mais avec en¬ nui. Si Charlotte s'agitait beaucoup et donnait fort à faire à Mme Schauffen et à Marthe, Geneviève, en re¬ vanche, menait la plus sage petite vie du monde. Le grand air dilatait ses poumons, enrichissait son sang et colorait ses joues, mais ne changeait rien à ses ha¬ bitudes. Elle avait ses heures d'étude intellectuelle, et ses petits doigts maniaient toujours un crochet. Aussi Charlotte disait que jamais une Grise ne saurait goû¬ ter la campagne ni la mer, et que Marthe était vrai¬ ment digne d'être la doyenne des Grises. La correspondance n'était pas négligée dans la pe¬ tite colonie. Marthe et Charlotte écrivaient quotidien¬ nement à Raoul quelques lignes, qui se réunissaient en lettres deux fois la semaine; et Geneviève envoyait à ses parents une jolie lettre, si élégamment écrite, que Charlotte demandait comme une faveur de la re¬ garder de loin. Lotte trouvait parfois Geneviève d'une raison exagé¬ rée, mais reconnaissait noblement ses qualités. Il y avait des moments où elle aurait même bien voulu lui ressembler et ne pas tant aimer les poissons, la mer, la liberté, ne pas avoir tant d'idées dans la tête et tant de désirs se succédant avec une rapidité fatigante. Lotte avait des jours d'humilité, pendant lesquels elle déplorait ses inégalités d'humeur, ses goûts un peu 102 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE» excentriques, ses fantaisies; ces jours-là, elle obéis¬ sait à Marthe avec une ponctualité admirable, elle étudiait consciencieusement son piano, elle ne parlait pas à la mer, elle ne gourmandait pas Mme Schauf- i'en. Ces jours-là, Marthe Taimait doublement, et Ge¬ neviève la révérait ; car Geneviève, au fond, se trou¬ vait très-inférieure à Charlotte. « Je sais bien, disait-elle, que je déchiffrerai patiem¬ ment un morceau de musique; mais je sais aussi que Charlotte en une heure en apprendra plus long que moi en un jour. » Elle ne se reconnaissait de supériorité que dans le crochet, ce qu'elle devait à sa chère maman, qui était une fée pour le travail des doigts. Le temps était d'une beauté sans pareille, et Marthe et Geneviève se fortifiaient tellement à Houlgate, qu'il fut décidé qu'elles y resteraient jusqu'à la mi-sep¬ tembre. II avait été question de leur faire une visite en corps ; mais déplacer toutes les Grises, plus Denys, était très-coûteux, et le projet n'avait pas été effectué. Marthe avait espéré que Raoul viendrait, ne fût-ce que passer un dimanche; mais Raoul lui écrivit qu'il était, d'une part, dans le feu de la préparation aux exa¬ mens, et, de l'autre, sans cesse mêlé aux péripéties du procès qui se poursuivait. « C'est égal, il aurait pu venir un dimanche, » pen¬ sait Marthe, Il n'aurait rien manqué au bonheur de Marthe, si elle avait vu Raoulj mais, comme elle ne le voyait pas, elle comptait parfois les jours, et, bien qu'elle aimât beau¬ coup la mer, elle arrêta d'elle-même la date de leur départ et déclara qu'elles ne recommenceraient pas le mois. A peine Charlotte sut-elle que l'on partait, qu'elle LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 103 se sentit possédée du désir de voyager aux environs. Elle se figurait, bien à tort, que la monotonie de leur vie et du paysage ennuyait un peu Marthe, et elle es¬ pérait l'amener à éloigner le moment fatal. Marthe pour lui complaire consentit à quelques promenades à pied et en bateau. Et afin de témoigner de sa bonne volonté, elle laissa à Mme Schauffen le soin de commencer les emballages, ' et l'avant-veille même de leur départ elle alla se pro¬ mener sur la mer, qui, selon l'expression consacrée, était d'huile. Il était assez tard quand le canot aborda, Marthe, pressée de descendre, fit un faux pas et tomba sur le sable. Elle se releva en riant, elle n'était pas blessée í mais une certaine douleur au pied l'avertit qu'elle s'é¬ tait donné une entorse. Elle revint jusqu'au chalet, portée sous les bras réunis de Charlotte et de Gene¬ viève. Au chalet, Mme Schauffen examina le pied ma¬ lade, déclara que ce n'était qu'une fausse entorse, mais que quelques jours de repos seraient nécessaires. Au moment où elle faisait cette déclaration que Char¬ lotte écouta en bondissant de joie, les lettres de Paris arrivèrent. Marthe fit apporter un guéridon et une lampe auprès de sa chaise longue et décacheta deux lettres à son adresse. L'une était la longue épître de Raoul, affectueuse et détaillée comme toujours, et elle la passa à Charlotte; l'autre était de Mme Parajoux, qui, tout en regrettant que Geneviève ne pût profiter des derniers beaux jours, engageait Marthe à ne pas ajourner son retour à Paris. « Un mot de Charlotte à Mathilde me donne à pen¬ ser qu'elle espère vous décider à rester quelques jours à Houlgate, disait-elle, et c'est pourquoi je vous in-- vite sérieusement à ne pas laisser Raoul à son isole¬ ment un jour de plus. lOi LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. « Il est fait à la vie de famille, il a mille désagré¬ ments pour votre procès, il s'ennuie et il souffre. « Or, à Paris, les distractions ne manquent pas à un jeune homme, et je sais par Georges qu'il est vive¬ ment sollicité de ce côté. Je vous le répète, il a be¬ soin de vous, de ses anges gardiens. » Marthe ne se méprit pas sur l'importance de cet avis. Elle devint toute songeuse. Sans bien connaître la nature des dangers auxquels était exposé Raoul, elle sentit qu'il était resté seul trop longtemps. Aussi, quand Charlotte rentra en disant : « Marthe, il faut arrêter la confection de tous les bagages, n'est-ce pas? » Elle répondit : «Non, Charlotte, Raoul nous attend : je ne veux pas lui causer une déception. Viens m'ai- der à marcher, il me semble que je ne sens plus rien. » Elle se leva, posa la main sur l'épaule de sa sœur et voulut faire quelques pas; mais elle dut immédia¬ tement s'arrêter, tant la douleur était cuisante. « Marthe, vous avez tort de vous agiter ainsi, dit Mme Schauffen, qui était entrée pendant l'essai; je vous ai dit qu'un repos absolu vous était nécessaire : prenez-le, et je vous réponds de votre prompte guéri- son. Vous avez un peu de fièvre, certainement vous en avez. Il vous faut absolument huit jours de repos. — Faire attendre Raoul huit jours, je n'y consenti¬ rai jamais! s'écria Marthe. — Pourquoi? demanda Charlotte. — Parce qu'il s'ennuie seul. Il nous attend à Paris demain, je veux être à Paris demain. —Vous y arriverez malade, » déclara Mme Schauffen en prenant une gravité d'oracle. LE JEUNE CHEF DE FAMILLE 105 Charlotte regardait attentivement Marthe et devi¬ nait qu'elle souffrait réellement de cette alternative. Elle devint très-sérieuse; puis, s'asseyant sur un ta¬ bouret aux pieds de sa sœur : « Veux-tu que je te propose un arrangement, Mar¬ the? dit-elle d'un ton très-posé, — Un arrangement? — Oui. Tu resterais tranquillement ici, si Raoul n'était pas seul, n'est-ce pas? surtout s'il ne nous attendait pas? eh bien, garde Geneviève et laisse-moi retourner à Paris avec Mme Schauffen. Je tiendrai compagnie à Raoul, — Toi, Lotte? — Oui, moi. Je t'assure que Raoul aime beaucoup ma société. — Seule avec lui, tu ferais des folies. » Charlotte se redressa majestueusement et leva la main droite en l'air : « Je te donne ma parole d'honneur que je serai parfaitement raisonnable, dit-elle, et Mme Schauffen sera là pour te dire que je l'aurai gardée. — Et ce ne serait que pour quelques jours, ajouta Marthe pensivement. — Uniquement pour t'attendre. — Combien pensez-vous qu'il me faille de jours de repos, madame Schauffen ? mais tout à fait sérieusement. — Cinq jours, six au plus. Votre petite fièvre sera disparue après-demain, si vous ne bougez pas et si vous continuez les lotions d'eau-de-vie camphrée. Le pied se remettra tout seul. — Cinq jours, ce n'est rien, s'écria Charlotte. — C'est en effet peu de chose. Tu emmènerais la cuisinière, et Raoul se retrouverait chez lui. — S'il le préfère, je pourrais l'accompagner au restaurant, ce qui m'amuserait beaucoup. 106 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. — Mais ce qui ne serait pas convenable pour toi. — Geneviève y va bien avec son père. — D'abord, c'est son père, un homme grave, et puis c'est Geneviève, qui n'a jamais l'idée de remar¬ quer ce qui ne l'intéresse pas personnellement. Si tu devais tourmenter Raoul pour qu'il te conduisît au restaurant, je ne te laisserais jamais partir. — Eh bien, je no lui en dirai pas un mot. Es-tu rassurée? — La nuit porte conseil, » répondit Marthe, qui demeura toute songeuse. Charlotte jugea prudent de ne rien ajouter; mais elle alla sur-le-champ avertir Eugénie, la cuisinière, qu'elle pourrait bien partir le lendemain pour Paris avec elle, Charlotte, devenue maîtresse de maison par intérim. Le lendemain, vers neuf heures et demie, l'omnibus de Cabourg prit àHoulgate : Charlotte, Mme Schauffen et Eugénie, la cuisinière, et les transporta à Trou- ville, d'où elles partirent par le train de midi. Char¬ lotte, depuis le moment où elle leva le pied droit pour monter dans l'omnibus à cinq chevaux jusqu'au moment où elle posa le pied gauche sur le marche¬ pied de son wagon dans la gare Saint-Lazare, fut d'une gravité qui aurait touché au comique pour qui¬ conque l'aurait connue. Le corps roide, la tête haute, la bouche sérieuse, ses grands yeux baissés, elle fit l'admiration de Mme Schaufl'en, qui n'avait jamais vu cette gravité superbe durer plus de cinq minutes. La bonne gouvernante crut que Charlotte était impres¬ sionnée de quitter sa sœur, et elle tenta plusieurs fois de rompre ce silence tout à fait extraordinaire. Elle n'obtint qu'un demi-sourire et, à la seconde tentative, cette phrase écrasante ; LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 107 \ « Mon Dieu! madame Schauffen, que vous êtes jeune!» L'Allemande se le tint pour dit, et ne quitta plus des yeux son sac de tapisserie placé dans le filet vis- à-vis d'elle. Ce sac, fond vert, avec les initiales D. S. brodées en jaune, lui avait toujours tenu compa¬ gnie, et elle passait des heures à le regarder vague¬ ment, se remémorant les nombreux souvenirs qu'il lui rappelait. A Trouville, Charlotte, à la stupéfaction de Mme Schauffen et d'Eugénie, s'était occupée des bagages, elle avait compté les colis, examiné le bulletin, de¬ mandé des nouvelles du sac vert. A la gare Saint- Lazare, elle recommença son inspection avec le plus grand sérieux du monde, et sortit de la salle des ba¬ gages un peu rouge, mais très-sérieuse. En mettant le pied dans la rue d'Amsterdam, elle aperçut Raoul qui accourait au-devant d'elle, et qui fut d'abord effrayé de ne pas apercevoir Marthe ni Geneviève. Mais Charlotte, en l'embrassant, lui raconta le petit accident qui l'obligeait de tenir la maison pendant cinq ou six jours. « Toi ! s'écria Raoul en riant. — Moi ! répondit Charlotte, tu verras que je m'en acquitterai très-bien. » Là-dessus elle le quitta et s'en alla faire un peu d'embarras dans le coin où Mme Schauffen et Eugénie se mouvaient parmi les colis. Elle les fit porter sur une voiture à galerie, paya le cocher, compta d'un air profond ce que contenait sa bourse, et embarqua Mme Schauffen et Eugénie, à laquelle elle déclara qu'elle irait commander son dîner en arrivant. Cela fait, elle rejoignit Raoul ; ils montèrent tous deux dans le coupé brun et roulèrent vers la rue Scribe. En route, Charlotte se dédommagea large- lôs le jeunë chef de famille. ment du silence qu'elle avait gardé, et raconta par le menu leur existence à Houlgate. Le récit de ses luttes avec la peureuse Allemande triompha du sérieux de Raoul, qui se mit à rire aux larmes. En compagnie de Lotte, le jeune homme perdait la physionomie un peu soucieuse de l'arrivée, et le frère et la sœur, en montant leur escalier bras dessus bras dessous, se firent la mutuelle déclaration qu'ils étaient enchantés de se revoir. Quand Charlotte mit le pied dans l'appartement, elle se souvint tout à coup de la responsabilité qu'elle avait prise. Sa figure animée se glaça, et sur son visage rieur se tracèrent soudain des lignes fort belles qui prédisaient des ressources de volonté et d'énergie qu'on n'aurait pas soupçonnées : les sourcils châtains semblèrent s'avancer au-dessus des yeux, ce qui doubla la profondeur des orbites ; les lèvres mo¬ biles se pressèrent l'une contre l'autre par une forte contraction, ce qui fit que le menton fin et bien mo¬ delé termina tout à fait à la grecque la figure pari¬ sienne de Lotte. Lorsqu'elle entra dans le salon, Mme Schauffen et son marchepied étaient déjà à l'ouvrage. Il fallait détacher le papiei> de soie drapé autour des cadres dorés, dénouer les étuis des lustres et rouler les toiles qui avaient été tendues sur les ameublements. Les préparatifs de départ et d'arrivée avaient toujours la vertu de mettre Charlotte en fuite; mais ce jour, à l'admiration grandissante de Mme Schauffen, elle remplaça Marthe, épousseta, plia, rangea et donna gravement ses ordres. Comme on ne faisait que le plus pressé, elle se trouva bientôt libre ; mais, conti¬ nuant ce qu'elle appelait sa mission, elle descendit à la cuisine. Les fourneaux étaient allumés, il y avait des hari- Vous ne le cuiiez pas vivant 1 (Pago 111.) LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 111 cots verts dans une casserole, du bœuf à la broche, et une chaudière d'eau en ébullition, cc Eugénie, pourquoi cette eau? » demanda grave¬ ment Charlotte pour dire quelque chose. Eugénie, qui arrosait son rôti, tourna vers Lotte sa figure enflammée. « C'est pour le homard que voilà, mademoiselle, répondit-elle : c'est demain vendredi, et M. Raoul aime beaucoup le [homard. Est-ce que l'eau bout? Je vais le jeter dedans. — Il est vivant, s'écria Charlotte, qui s'était rap¬ prochée de la table où le homard commençait une série d'évolutions nonchalantes. — Sans doute, ne faut-il pas qu'il cuise vivant? répondit froidement Eugénie en s'emparant du homard. — Eugénie, vous ne ferez pas cela! s'écria Charlotte, qui saisit le malheureux animal par une de ses pinces : c'est horriblement cruel. — Mademoiselle, je vous dis qu'on les cuit vivants, » répondit Eugénie. Et, arrachant l'animal des mains de Charlotte par un geste vif, elle se sauva avec lui vers le fourneau. « Non, non, cria Charlotte, c'est inhumain, non, je ne veux pas ! » Elle rattrapa le homard presque au vol, mais, terri¬ fiée par ses mouvements, elle le laissa tomber sur le carreau. Là, elle continua de le protéger, étendant sa robe au-dessus de lui et disant à Eugénie : « Vous ne le cuirez pas vivant ! — Dans tous les cas, la chute qu'il vient de faire ne me laissera pas longtemps attendre sa mort, mademoiselle. — Vous croyez? il gigotte beaucoup, cependant. — C'est possible. — Laissez-le mourir tranquillement, je vous en prie, Eugénie. â 112 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. — Si c'est votre idée, mademoiselle Charlotte. — C'est absolument mon idée. Vous attendrez sa mort, n'est-ce pas? Je vais le remettre dans le panier, non, remettez-le vous-même, j'ai peur de ses pinces. Pauvre bête ! vous voyez qu'il bouge, c'est qu'il est encore vivant. — Oui, mais il n'en a plus pour longtemps. — C'est égal, attendez pour le cuire, attendez au moins qu'il soit mort. — Soyez tranquille, mademoiselle. » Sur cette affirmation, Eugénie retourna à son rôti, et Charlotte, après avoir étendu quelques brins de goémon sur la victime arrachée à une mort épouvan¬ table, remonta l'escalier en essayant de reprendre son air majestueux, qui l'avait quelque peu quittée pen¬ dant le combat. A peine avait-elle disparu, qu'Eugé¬ nie, plongeant sa grosse main dans le panier, en retira le homard et le lança en pleine eau bouillante, avec un sourire qui aurait fait bondir Charlotte, si naïvement confiante en sa promesse. Le pauvre animal subit son affreux supplice pen¬ dant que sa protectrice écrivait à Marthe d'abord, que B.aoul était très-bien, avec les yeux un peu creux cependant; ensuite qu'elle avait découvert qu'Eugénie était d'un naturel très-barbare et cuisait des bêtes vivantes, ce qu'il faudrait empêcher. (H» •», Le saiûû de Kaoul. CHAPITRE XI. Caprices et devoirs. La haute raison de Charlotte dura trois jours; pen¬ dant trois jours elle copia Marthe dans l'emploi de sa journée : elle se leva à six heures, se fit conduire à la messe, présida le premier déjeuner en toilette com¬ plète, ce qui émerveillait Mme Schauffen, fit de la musique pour Raoul, commanda les repas, étudia le livre de cuisine, fabriqua je ne sais combien de mètres de frivolité, ne se mit pas une fois au balcon, écouta avec une grande déférence les conseils de Mme Parajoux, et ne sollicita aucun congé pour les Grises. Gela dura trois jours. Le quatrième, elle se leva à huit heures, ne parla pas d'aller à la messe, courut au premier déjeuner en robe de chambre et en babouches, s'occupa de sa toilette toute la matinée, se fit un chignon extravagant, flâna toute l'après-midi, et déclara à Mme Schauifen qu'elle irait acheter un LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 8 114 LE JEUNE CHEF HE FAMILLE. chapeau, le sieu étant fort démodé et un peu fané. Mme Schauffen ne voulant pas se laisser convaincre, Charlotte épia le moment où la bonne Allemande allait s'asseoir, et glissa son chapeau sur le fauteuil. Mme Schauflen, n'accusant que le hasard, fit mille excuses de l'écrasement qui se produisit, et consentit à aller chez la modiste. Là, Charlotte lui imposa si¬ lence et demanda un de ces ravissants chapeaux — qui ne tiennent pas sur la tête. Elle fut servie à souhait et revint toute glorieuse avec cette coiffure piquée sur son chignon, fort jolie dessous, mais pas du tout distinguée. Le jour même, elle entraîna Mme Schauffen aux Champs-Elysées, où elle allait pour parader, et où elle finit par donner toute son at¬ tention à Guignol. Que s'était-il passé dans sa petite tête? La régularité commençait-elle à lui causer un secret ennui? La liberté, qui est une chose capiteuse, lui montait-elle quelque peu au cerveau? Toujours est-il qu'après avoir édifié Mme Schauffen elle la scandalisa à chaque minute. Et il n'y eut pas un mot à lui dire! C'était elle qui jugeait quelle dose de sagesse elle avait promise; elle ne s'était pas engagée à se lever à six heures, ni à aller à la messe, ni à faire prompte- ment sa toilette, ni à étudier son piano, ni à rester toujours assise comme une vieille personne, non, non: elle avait fait une promesse en gros, elle la tiendrait à sa manière. Donc, le quatrième jour fut gros d'orage pour la pauvre Allemande, et le cinquième fut absolu¬ ment insensé. Charlotte fit tout à l'envers, elle passa une grande partie de sa journée à jouer à la poupée, elle imagina de faire une grande toilette, envoya acheter de la veloutine, se poudra, se mit tout ce qu'elle avait de rubans bleus dans les cheveux, et, ainsi attifée, s'en alla faire les honneurs du salon à LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 115 des invités imaginaires, La pauvre Schauffen, qui la suivait machinalement, la vit prodiguer les révérences, conduire, reconduire, offrir le bras. Elle aurait ri aux larmes, si Charlotte ne Tavait pas poussée à hout par ses fantaisies du matin. Finalement, Charlotte quitta le salon en y enfermant Mme Schauffen. Elle se rendit dans l'appartement qui servait de bibliothèque. Après toutes ces petites folies, elle vou¬ lait étudier ou lire, et, la bibliothèque lui étant inter¬ dite en temps ordinaire, elle trouva doux de faire acte d'indépendance en y pénétrant. Malheureusement, ou plutôt heureusement, les livres étaient abrités par des armoires vitrées dont elle chercha en vain la clef. « C'est ennuyeux, dit-elle tout haut, je voulais lire; il y a de ces demoiselles qui lisent beaucoup; Marthe et Raoul ne me permettent que des choses bien enfantines pour moi et toujours illustrées. Je voudrais lire une fois un livre de grande personne sans la moindre image. Ah! je sais où il y en a.... dans la chambre de Raoul : Raoul est sorti, je vais y voir. » Elle traversa rapidement un large corridor, ouvrit une porte et se trouva dans un étroit salon sur le seuil duquel elle demeura immobile une minute, presque effrayée de son audace; puis, fermant résolu¬ ment la porte, elle entra. Le petit salon où Raoul recevait ses camarades était naturellement orné de mille objets peu fami¬ liers à Charlotte. Toute une panoplie était artiste- ment disposée à la place d'honneur ; sur des étagères se voyaient des raretés minéralogiques, des coquil¬ lages du Nouveau Monde, mille objets se rattachant aux diverses études du jeune aspirant à Saint-Cyr. Plus loin de longues pipes orientales étaient placées 116 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. là, uniquement par le sentiment bizarre qui pousse Icâ jeunes gens à paraître partager même les travers do leurs contemporains. Il y avait aussi une large éta¬ gère à plusieurs rayons chargés de livres; mais Char¬ lotte regarda dédaigneusement ces pauvres volumes au dos gris, qui sentaient la science d'une lieue ; elle en ouvrit cependant quelques-uns, mais les referma bien vite. Que lui importaient l'Histoire d'Alexandre et les Commentaires de César? Qu'avait-elle à faire de ces gros dictionnaires et de ces lourds traités de philosophie? Elle tourna bien vite le dos à tous ces bouquins sérieux et alla, non sans imprudence, s'amu¬ ser avec les armes. Elle passa là un bon quart d'heure, plaçant sur son visage rose les masques d'es¬ crime, se mettant en garde avec les fines épées, armant les fusils et les faisant résonner sur son épaule. Elle alla jusqu'à placer une capsule sur la cheminée d'un pistolet; mais la petite détonation qui se fit entendre lorsqu'elle pesa sur la gâchette, lui causa une impression nerveuse très-désagréable. Elle rangea précipitamment les armes et alla contempler les pipes. Bientôt elle sentit le désir d'en décrocher quelques-unes, d'abord pour en considérer les dessins bizarres, les formes singulières, puis pour se donner le plaisir de placer le bout d'ambre entre ses lèvres roses. Elle courut devant un panneau de glace, afin de voir l'effet qu'elle produisait avec un superbe tuyau de narguilhé entre les dents, et rit aux éclats de la figure que cela lui donnait. Le plaisir de cette curiosité s'éteignit à son tour, et sa pensée vagabonde se retourna vers les livres qu'elle venait chercher. «Mais où donc Raoul met-il les livres roses, bleus, verts, que Maurice Guerblier lui apporte? dit- elle tout à coup : dans sa chambre peut-être. » LE JEUNE CHEF DE FAMILLE 117 Elle passa tout à coup sous la portière algérienne qui séparait la chambre de son frère de son petit sa- lon^ et fit un bond de joie. Sur un guéridon placé au pied du lit il y avait une pile de ces livres dont Char¬ lotte connaissait la couleur. Elle les dérangea, lut les titres, en choisit un très-joli, blanc rayé de rouge, qui s'appelait d'un nom féminin très-simple ; et, roulant un fauteuil contre la fenêtre, approchant un tabouret de tapisserie, elle s'assit gravement, appuya ses pieds sur le tabouret et ouvrit le livre à la dernière page. En ce moment vraiment fatal pour l'imprudente et ignorante enfant, un cri retentit, et Raoul, s'élançant de dessous la portière, arracha violemment le livre de ses mains. « Qui t'a permis de venir ici, d'ouvrir ces livres? dit-il d'une voix si dure, que les yeux de Charlotte se remplirent de larmes. — Je viens quelquefois avec Marthe, tu sais bien, balbutia-t-elle en regardant timidement le visage singulièrement courroucé de son frère. — Mais t'a-t-il jamais été permis d'ouvrir mes li¬ vres? — Ceux-là, non; mais autrefois il n'y en avait pas de ceux-là. — Et il n'y en aura plus, dit Raoul ; tiens, voilà le cas que j'en fais. » Et, prenant le livre par le haut, il le déchira en deux; puis, le prenant en travers, il le déchira en quatre. «Tu 1 'as compris, je te défends d'ouvrir ces livres- là; donne-moi ta parole d'honneur que tu ne les ou¬ vriras plus. » Le ton de Raoul était si âpre, sa physionomie si sévère, que Charlotte sentait son cœur battre et sa conscience s'éveiller. Tous ses méfaits de la veille et 118 LE JEUNE CUEF DE FAMll.LE. de ce jour se représentèrent simultanément à sa mé¬ moire; elle se dit qu'elle avait manqué à ses promes¬ ses, trompé Marthe, et ce fut d'une voix tremblante, et la tête courbée sous l'humiliation de la faute com¬ mise, qu'elle répondit : « Je l'ai donnée à Marthe, et je n'y ai pas tenu. —Enfin, prétends-tu me désobéir, Charlotte? » Charlotte releva la tête et regarda la figure dou¬ loureusement crispée du jeune chef de famille, «Oh! non, Raoul! s'écria-t-elle en joignant les mains. J'ai manqué à ma parole d'honneur; mais je te donne ma parole de.... conscience que je ne lirai rien sans ta permission, — C'est bien, je veux encore te croire. Heureuse¬ ment que je suis rentré plus tôt que je ne le devais. Au reste, Marthe revient demain ; voici la lettre qui m'en avertit. Il est temps qu'elle arrive pour toi et * pour moi, et aussi pour la maison. Eugénie n'a plus aucun soin; j'ai entendu gratter dans le salon, je suis sûr qu'elle y a laissé entrer le chat. — Non, dit Charlotte en baissant de nouveau la tête, c'est encore moi qui ai enfermé Mme Schauffcn; je vais la délivrer. » Et, prenant une clef sur le guéridon, elle sortit précipitamment. Après la sortie de sa sœur, Raoul remonta lente¬ ment la chambre, puis le petit salon, et se trouva tout à coup en face du panneau à miroir devant le¬ quel Charlotte s'était amusée à fumer dans un nar- guilhé éteint. Il se vit rouge jusqu'à la racine des cheveux, et la glace fidèle lui renvoya cette flamme sombre et in¬ tense que le sentiment puissant de l'indignation allume au fond de l'âme encore susceptible de s'indi¬ gner, » LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 119 Il croisa les bras par ce mouvement qui indique chez les hommes je ne sais quelle concentration mo¬ rale ou physique, et fixa durement sa propre image, comme pour analyser l'impression violente qui l'avait fait rougir. Hélas ! c'est le plus souvent par la lâcheté que se perd la délicatesse de la conscience : on étouffe soi- même l'écho qui vient d'en haut, on fait taire la voix importune. Raoul n'en était pas arrivé là, sa conscience avait la voix vibrante et nette; l'effroi qu'il avait ressenti en voyant un livre souillé entre les mains pures de sa sœur l'avait profondément troublé, il descendit en lui- même et se traduisit à sa propre barre. Ce qui était arrivé une fois pouvait arriver encore. Ne trahissait-il pas son premier devoir de chef de fa¬ mille en introduisant du poison sous son toit, en ex¬ posant ses sœurs à la plus traître des tentations? Et de conséquence en conséquence, de raisonne¬ ment en raisonnement, il arriva à se demander de quel droit il défendrait aux autres les lectures qu'il se permettait dans un but unique de délassement. Il s'avoua qu'il était absurde de remuer cette boue, qui lui avait fait horreur au moment d'y voir marcher Charlotte. Il se dit que, si l'un des héros de ce livre extravagant et malsain se présentait à sa porte, il le jetterait dehors. Pourquoi donc avait-il ouvert à ces gens-là le sanc¬ tuaire intime de son âme? Pourquoi étaient-ils là, chez lui, en cercle, lui racontant impudemment leurs faiblesses, leurs intrigues, leurs bassesses, leurs cri¬ mes mêmes? Quoi! tout ce qui cause de l'horreur et du dégoût était venu s'installer chez lui, remplacer les œuvres intelligentes et les œuvres honnêtes! Pour¬ quoi? En définitive, ce qui était poison mortel pour 120 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE les femmes lui fournissait-il donc une nourriture sub¬ stantielle et délicate ! S'agissait-il de s'instruire, de s'élever, de connaître la vie telle qu'elle est? Affron¬ tait-il les hardiesses d'un chef-d'œuvre? Une voix pro¬ fonde répondait énergiquement en lui : Non. Il s'était souillé gratuitement, inutilement, niaisement; il avait faibli, il avait abandonné les maîtres pour les amu¬ seurs, les hommes pour les arlequins; il avait donné à des esprits gâtés, à des talents dégradés, sa dernière pensée du soir et sa première pensée du matin; il s'était laissé entraîner par le plus mauvais courant de ce siècle. Cet aveu fait, prononcé presque, les yeux sur son visage enflammé, Raoul revint lentement dans sa chambre. Il alla prendre sous le dernier rayon d'une bibliothèque, où ils se cachaient honteusement, une brassée de ces livres multicolores qui avaient éveillé la curiosité de Charlotte, les jeta sur le guéridon, et froidement, méthodiquement, leur infligea le traite¬ ment qu'il avait fait subir à celui que sa sœur avait entr'ouvert. Comme il assujettissait le dernier mor¬ ceau sur le faîte de la pyramide, il entendit un coup de timbre qui lui causa un tressaillement. Presque aussitôt deux pas vifs retentirent dans le salon, et Georges Parajoux fit son entrée dans la chambre, suivi par Maurice Guerblier, le chercheur et le liseur acharné des livres à sensation, condamnés comme scandaleux. Raoul, debout devant sa pyramide de papier dé¬ chiré, était pris en flagrant délit, et ne pouvait échap¬ per à une explication. « Pour qui ce bûcher? s'écria Georges gaiement. — Je fais de l'art pour l'art, répondit Raoul avec un léger sourire ; ceci n'est pas un moyen de brûler quelque chose, c'est simplement destiné à se brûler soi-même, — Mais il y a là des livres que je vous ai prêtés! LE JEUNE CHEF DE FAMILLE 121 s'écria Maurice en arrachant du tas un fragment de couverture bariolée. ^ — Mon cher, excusez-moi, ils y sont tous. 5> Maurice, depuis le départ pour Houlgate, avait comblé d'avances Raoul, qui les avait bien accueillies, en considération du docteur Guerblier; mais, à me¬ sure que la liaison des deux jeunes gens se resserrait extérieurement, une lutte sourde s'engageait entre eux. L'amitié tend à rendre les amis semblables en quelque point. Raoul, qui était sérieux et porté aux choses élevées de l'esprit et de la vie, imagina d'a¬ mener Maurice à son niveau, ce qui était une tâche au-dessus de son pouvoir. Maurice, livré aux légè¬ retés de la vie parisienne, résista et se flatta même d'entraîner Raoul dans son tourbillon à lui. Il arrive parfois que le plus faible, mais le plus te¬ nace, l'emporte dans une lutte de ce genre; et Raoul allait quelque peu à la dérive, surtout depuis le dé¬ part de ses sœurs. N'ayant plus ses soirées de famille, il s'était fait une habitude des soirées passées au théâtre. Des grands théâtres Maurice l'amenait dou¬ cement à ceux qui avaient ses préférences et qu'on ne peut fréquenter sans s'amoindrir. Le temps de ses études était singulièrement rac¬ courci. Il acceptait de lire les productions malsaines, que l'étudiant en médecine était le premier à connaî¬ tre. Celui-ci se voyait venir à ses fins. Il signor Raoul cédait sur bien des points ; sous peu, il serait le ca¬ marade intelligent, mais facile, qu'il lui fallait. Aussi l'aveu de Raoul l'impressionna-t-il très-désa¬ gréablement; il trouva le procédé expéditif et s'irrita de la réaction soudaine qui s'était opérée dans l'esprit du jeune chef de famille. « C'est parfait ! dit-il d'un ton impertinent ; voue allez sans doute vous remettre au catéchisme? 122 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. — J'y trouverais, dans tous les cas, une philoso¬ phie et des idées plus en rapport avec mes sentiments que celles contenues dans ces livres ignobles ! » ri¬ posta Raoul avec feu. La ligure effilée de Maurice se contracta violem¬ ment. « Ignobles! répéta-t-il avec un geste furieux; reti¬ rez ce mot, Raoul! — Non, Maurice! » dit sèchement Raoul. Georges Parajoux devina que la situation s'était ex¬ trêmement tendue par ces deux phrases, et comprit que, s'il n'intervenait pas, il allait être le témoin d'une belle et bonne querelle. Il bondit en avant, sai¬ sit une poignée de feuillets, les tordit, et, se tournant vers Raoul ; « Ah! tu les trouves ignobles, dit-il; gare, ils vont se venger ! » Et il se mit à çribler de larges boulettes de papier Raoul, qui d'abord opposa simplement son bras comme un bouclier et qui, piqué au jeu et devinant peut-être sa charitable intention, s'empara à son tour de pro¬ jectiles et engagea un vrai duel. Les papiers volaient d'un bout à l'autre de l'appartement, où Georges sau¬ tillait d une manière si comique, que Maurice Guer- blier, n'y tenant plus, se mit de la partie. Puisant dans le tas, il se mit à cribler tour à tour l'un ou l'autre des combattants. Ainsi creva le nuage qui avait recèle l'orage. Quand les munitions se trouvèrent épuisées, les trois jeunes gens riaient aux larmes et n'avaient aucune envie de recommencer une querelle de mots. « Assez! assez! je n'en peux plus, dit Georges en s'épongeant le front; assez! te dis-je, Raoul. Il est lard d'ailleurs, et nous venions te chercher pour aller au tir. En voilà un paquet de chiffons! Ainsi creva le nuage.... (Page IV;'.) LE JEUNE CHEF DE FAMILLE 125 — Vous saveZj Maurice, dit Raoul en refaisant le nœud de sa cravate, je vous les payerai : en avez-vous la liste? — Penh ! dit Maurice en pourchassant quelques feuilles du bout du pied, vous leur avez fait trop d'honneur de les déchirer. Qu'ils s'en aillent en fu¬ mée, et n'en parlons plus. — En fumée, c'est cela, ajouta Georges : Maurice, une allumette; Raoul, élève le bûcher.» Raoul fit un tas des lambeaux de papier et les amassa dans la cheminée prussienne. Georges y mit le feu; il y eut une épaisse fumée, puis une grande flamme, et bientôt il ne resta que des cendres noires de tous ces livres incandescents. « Cette fumée m'a pris à la gorge, dit Georges en toussant avec affectation, pouah ! Quelle odeur infecte ! sauvons nous ! — Sauvons-nous! » répéta Maurice. Raoul chercha des yeux son chapeau et sortit avec eux. Au moment de passer le seuil du vestibule, il s'arrêta, revint sur ses pas et passa une rapide inspec¬ tion de sa chambre; il se courba pour regarder jusque sous les meubles, et, ne voyant rien, accourut rejoin¬ dre ses amis, qui l'attendaient sûr le palier. « Pardon de vous avoir fait attendre ! dit-il ; mais j'ai craint qu'il n'en fût échappé un seul feuillet qui aurait pu tomber sous les yeux de ma sœur Charlotte. » M. Dcnys tait sou iiivitatiou CHAPITRE XII. Le Capitole.— La roche Tarpéienne# Marthe a repris sa place dans le petit ménage; Charlotte, qui lui a courageusement confessé ses fre¬ daines, a sacrifié ce joli petit chapeau — qui ne tient pas sur la tête, et Raoul traverse le feu des examens. Comme Georges Guerhlier prépare aussi l'étude ar¬ chitecturale qui doit afíronter le prochain concours, les deux familles se voient sans cesse, et toutes les idées convergent vers les travaux des lauréats et les résultats de leurs examens. Il faut voir avec quel bonheur les Grises annoncent à Charlotte qu'elles ont été admises à contempler le campanile de Georges, et de quel air mystérieux Char¬ lotte, en revanche, leur communique ce qu'un exami¬ nateur a dit à Marthe de la dernière composition de Raoul. Ce mouvement intellectuel, se communiquant d^une 128 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. famille à Tautre, a pour excellent résultat d'activer toutes les intelligences et de ramener toutes les forces vives vers le travail. Marthe dessine et peint avec plus d'amour; Charlotte a pris son piano et son chant en passion et fait des progrès qui stupéfient son maître; les Crises cousent comme des anges, et Denys lui-même, un gros crayon à la main, trace sur tousles tableaux noirs et tracerait sur tous les murs, si maman n'était pas là, des figures étranges que les Grises admirent beaucoup et qui témoignent, dit-on, de dispositions extraordinaires pour la carrière illustrée par tant de Parajoux. Du procès qui suit doucement son cours il n'est plus du tout question. Pendant plusieurs semaines Raoul a vécu de la fièvre légale; mais il est jeune, ardent: ce grimoire, ces renvois, ces jeux cruels de chats qui semblent jouer avec une souris, l'ont fatigué, et le jour où il s'est mis à préparer ses examens, il a déposé toutes les pièces entre les mains de son avo¬ cat et a tourné le dos au palais de justice. Ainsi font les jeunes. L'inquiétude ne s'attache pas à leur front, ne se colle pas sur leur chair comme la fameuse tunique de Nessus : elle traverse leur esprit mobile, l'assombrit un instant, puis se dissipe ; un coup d'épaule, et la croix tombe. Un jour cependant, le jour où Raoul, au sortir d'uE examen oral, arriva chercher ses sœurs chez Mme Pa¬ rajoux, il parla du procès en des termes qui annon¬ çaient que, s'R ne regardait pas toujours ce point noir de son horizon, il ne l'oubliait pas, et qu'il en son¬ dait tous les dangers. Il était encore rouge delà lutte ; mais, il n'y avait pas à s'y tromper, son animation était celle du vainqueur. « Vous serez reçu, Raoul, dit Mme Parajoux en souriant. 0 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 129 — Oui, madame, l'un des premiers,» répondit simplement le jeune homme. Mais il ajouta presque aussitôt, tandis que sa phy¬ sionomie s*assombrissait soudain : « Je n'en aurai que plus de regret lorsqu'il faudra renoncer à une épaulette chèrement achetée. — Je ne vous comprends pas, Raoul. » Raoul se rapprocha d'elle et, baissant la voix : « Croyez-vous, madame, que, si nous perdons notre procès, il me soit possible de suivre la carrière mili¬ taire ? dit-il. — Pourquoi pas? il y a des boursiers à Saint-Cyr. Vous obtiendriez facilement une bourse, et vous êtes trop raisonnable pour sacrifier votre avenir à une question d'amour-propre. — Certainement, madame, mais je vois plus loin que Saint-Cyr. où l'on ne reste que deux ans. Je n'oublie pas que je suis un chef de famille. You- drais-je traîner mes sœurs de garnison en- garnison, et, en supposant qu'elles y consentissent, le pour- rais-je, matériellement parlant ? C'est à peine si la paye d'un sous-lieutenant lui suffit. — Mon ami, on peut en dire autant de tous les débutants. Quelque carrière que vous embrassiez, vous n'aurez les premières années que juste de quoi vous suffire. — Je le sais, mais, vivant avec mes sœurs sans frais de voyage ni déplacement, je puis partager ce peu avec elles. — Vous avez mille fois raison, Raoul, à ce point de vue, vous avez mille fois raison. Vous parlez en véritable chef do famille. Il faut tout prévoir, mais qu'il me serait dur de vous voir aux prises avec cette vie étroite et souffrante, mes pauvres enfants ! » Raoul répondit par un soupir à cette parole de LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 9 130 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. commisération prononcée avec Taccent profond d'une tendresse quasi-maternelle, et, pour couper court à des pensées pénibles, il alla jucher sur son bras Denys, que les Grises soutenaient comme autant de cariati¬ des et qui dessinait gravement sur le tableau une sorte d'âne dont les oreilles s'allongeaient en pyra¬ mides. Les Grises déclaraient ce dessin égyptien un chef- d'œuvre. Il n'y avait pas à s'y méprendre, Denys se¬ rait la fleur, la crème, la perle des Parajoux et des architectes. Entre Marthe et Raoul il s'était fait comme un ar¬ rangement tacite de ne plus parler du procès, et leur apparente indifférence eût été complète, si Charlotte n'eût reparlé de maître Salomon. Quand elle prenait tout à coup une attitude empressée et courbée, qu'elle allongeait outre mesure la lèvre supérieure, que d'une main elle faisait sauter des breloques imaginaires et levait l'autre par un geste aussi anguleux que possi¬ ble, Raoul et Marthe ne pouvaient retenir un petit tressaillement désagréable bien dissimulé par un éclat de rire. Mais, si on laissait dormir au fond de la pensée l'importante affaire du procès, on parlait toujours, en revanche, de l'admission de Raoul à Saint-Cyr. Le jour oû arriverait cette bienheureuse nouvelle il n'y avait de fête qu'on ne dût donner, et Charlotte récla¬ mait une grande soirée dans le salon cerise oû l'on était à peine entré depuis la mort de Mme Daubry, C'était un de ses plaisirs de se faire décrire l'uniforme en mots techniques, et de se faire donner des détails précis sui' l'École militaire que Raoul avait plusieurs fois visitée L'épaulette de laine l'avait quelque peu choquée, et elle employait son esprit inventif pour trouver le moyen de la rendre plus élégante. Elle se N Deny S 'S dessinait gravement. (Page 130.) LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 133 livrait sur un échevcau de laine rouge à mille combi¬ naisons plus ingénieuses les unes que les autres. Un jour elle imagina d'acheter un filet d'or et de l'enrouler à chaque brin de laine. L'effet la ravit, elle accourut avec son épaulette dans le petit salon où Marthe dessinait. Raoul venait de rentrer et donnait quelques conseils à sa sœur. a J'ai trouvé! s'écria Charlotte : j'insinue ce mince filet d'or dans chaque brin de laine, cela fait un tout petit scintillement ravissant. Regardez comme c'est joli. — Très-brillant, on effet, mais pas réglementaire du tout, répondit Raoul en riant : cette épaulette me serait confisquée à Saint-Gyr. — Eh bien ! ce sera ton épaulette de sortie, c'est-à- dire de parade. — Tu ne sais pas ce que c'est que la discipline, Charlotte : je ne puis me composer une épaulette de fantaisie, même pour les rues de Paris. — Mais ici, chez nous, dans ce salon, tu pourras bien mettre la mienne, celle queje rêve. — Si cela te fait plaisir, oui; mais je t'invite à at¬ tendre mon admission avant de te mettre en frais. t — Tiens, la voici peut-être, » dit Charlotte en se tournant vivement vers la porte, qui s'ouvrait devant Mme SchauEfen. Elle portait à la main un large pli cacheté à l'adresse de Raoul. Celui-ci déchira l'enveloppe, sourit et s'écria: « Avoue, Charlotte, que tu ne croyais pas si bien dire, et qu'aujourd'hui, le jour même où l'on juge peut-être notre procès, cette nouvelle est de bon au¬ gure. — Tu es reçu? — Le second, ce n'est pas mal. » Et il passa la lettre à Marthe, qui la lut avec émo¬ tion et qui la passa à Charlotte, l34 LE JEliNÈ CHEF DÈ FAMILLÈ- « Ohj amour de lettre ! s'écria Charlotte en la dé¬ ployant de toute sa grandeur et en la lisant avec force commentaires. ....J'ai l'honneur de vous annoncer.... et nous avons le bonheur d'apprendre ; mais j'aime ces formules po¬ lies.,.. Cette belle place de second je crois bien.... secondj c'est presque premier.... Un bel avenir vous attend sans doute.... je n'en doute pas du tout, mais du tout. Oh ! comme je vais éblouir les Grises avec cette superbe lettre ! Tu me la donneras, Raoul, n'est-ce pas? — Oui, tu peux la garder. Vas-tu aujourd'hui chez les Parajoux, Marthe? — Non, nous y étions hier. Cependant, pour annon¬ cer cette charmante nouvelle, je sacrifierai volontiers ma leçon de peinture, — Donnons plutôt une soirée en l'honneur de Raoul, s'écria Charlotte; tu nous as toujours dit que tu rece¬ vrais dans le grandissime salon, si Raoul était reçu. Les Grises y comptent, je t'en avertis. — Eh bien, nous recevrons solennellement diman¬ che, je ne demande pas mieux, dit Raoul. — Oh ! pas dimanche, ce soir, s'écria l'impétueuse Charlotte. Dimanche ils vont tous chez le grand-papa Parajoux; ce soir, ce soir, et dans le grand salon. — Il est fermé depuis si longtemps ! — Eh bien, on ouvrira toutes les fenêtres cette après-midi et on enlèvera toutes les housses. Ce sera l'affaire de cinq minutes, Mme Schauffen et moi nous nous en chargeons, n'est-ce pas, madame Schauf¬ fen? — De tout mon cœur, répondit l'Allemande. — Marthe, aujourd'hui c'est vraiment impossible, dit Raoul. — Pourquoi? répondit Marthe : tu m'as promis de LE JEUNE CFIEF DE FAMILLE. 135 ne pas mettre les pieds au Palais. Et d'ailleurs le pro¬ noncé du jugement sera peut-être encore remis à la huitaine. — Eh bien, va pour ce soir, Georges sera libre. Qui est-ce qui rédige la lettre d'invitation ? — Moi, s'écria Charlotte, je vais servir aux Para- joux un échantillon de ma prose. » Elle alla vers un bureau ouvert, s'y assit, prit une feuille de papier, trempa sa plume dans l'encre, grif¬ fonna rapidement quelques lignes et, se levant, lut : « M. Raoul Daubry, reçu à Saint-Cyr le second, c'est-à-dire dans la pléiade des futurs maréchaux de France, et Mlles Daubry, prient M. et Mme Parajoux, Mlles Parajoux, dites les Grises, MM. Parajoux fils, dont l'un s'écorche sans cesse le nez, de leur faire l'honneur de venir passer la soirée de ce soir dans le grand salon cerise qui sera déhoussé (chercher ce mot dans le dictionnaire) et illuminé à giorno pour la cir¬ constance. On dansera. « Mlle Charlotte Daubry engage M. Denys pour la première valse, si toutefois il a un nez présentable. » Raoul et Marthe avaient beaucoup ri pendant cette lecture. A ce dernier paragraphe ils se récrièrent. « Mais certainement nous valserons, répondit gra¬ vement Charlotte : c'est la great attraction de la soi¬ rée. Je ne vous l'ai pas dit, mais voilà huit jours qu'en prévision du grand événement je lui apprends à valser; il est comique, vous verrez. — As-tu signé cette page? dit Raoul. — Certainement, mais je crois que sans cela on devinerait l'auteur. Faut-il la faire porter, Marthe? — Oui, et le plus tôt possible. Ajoute au bas : « Prompte réponse, s'il veut plaît. » Charlotte retourna vers le bureau, griffonna l'avis et sortit en courant. 13C LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. Pendant qu'elle attendait la réponse en voletant d'un balcon à l'autre, Raoul et Marthe causaient de l'heureux événement. Raoul avouait à Marthe qu'il s'était senti saisi de découragement depuis quelque temps, tant il craignait de s'être trompé sur sa voca¬ tion militaire. Le succès lui rendait soudain tout son enthousiasme et toutes ses espérances. Marthe se réjouissait surtout d'avoir encore devant elle deux ans d'intimité fraternelle. Raoul à Saint-Cyr, c'était Raoul à Paris. Des sujets de ce genre entre cœurs qui s'ai¬ ment et intelligences qui se comprennent sont iné¬ puisables, et ils n'en étaient pas sortis quand Char¬ lotte se présenta triomphante avec un joli billet de Geneviève qui disait très-correctement que la famille Parajoux acceptait en masse l'invitation pour le soir. Raoul, afin de combattre le vide dans le grand salon cerise, fit rapidement quelques invitations dans l'a¬ près-midi, et à huit heures du soir il était convenable¬ ment rempli. La famille Parajoux à elle seule occu¬ pait huit fauteuils, ce qui était déjà un joli bout de tapisserie, disait Charlotte. Les visiteurs du dimanche avaient accepté l'invita¬ tion de Raoul ; Maurice Guerblier et deux camarades de Georges Parajoux n'avaient pas dédaigné ce thé un peu enfantin. Selon Charlotte, il ne manquait que Berthe Guerblier; mais Raoul, n'ayant jamais été pré¬ senté à Mme Guerblier, n'avait pas osé formuler cette invitation. Ainsi que cela se faisait le plus souvent, Mme Para¬ joux remplissait le rôle de maîtresse de maison, ce qui laissait à Marthe la liberté de se mêler à l'orga¬ nisation des petits jeux de société dont Charlotte était l'âme. Si Charlotte avait besoin d'un régulateur, c'é¬ tait surtout en ces choses où son esprit pouvait se don¬ ner pleine carrière. A divers jeux plus ou moins spi- LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 137 rituels elle fit bientôt succéder celui dos portraits vivants, dont elle s'était engouée. Un cadre vide fut placé entre deux tentures, et dans ce cadre apparaissait la personne chargée d'imiter un personnage. Charlotte et Georges prenaient souvent la place de ceux qui se reconnaissaient incapables de la moindre mimique, et Charlotte, imitant maître Salomon, eut un succès complet. Elle se montrait la tête couverte d'un chapeau d'homme, un grand lor¬ gnon sur le nez, le cou entouré d'un foulard rouge, et, levant le pouce et l'index, elle parlait de lalé....ga.,.. li....té en ouvrant démesurément la bouche. Mais bientôt ces jeux lui parurent fades, et elle déclara que le temps de danser était venu. Geneviève alla complaisamment s'asseoir devant le piano, Char¬ lotte fit porter à Denys le chapeau de soie de son frère aîné, et vint s'asseoir auprès de Mme Parajoux. Alors on vit Denys trottiner vers Charlotte, tenant des deux mains le chapeau en tuyau de poêle. Arrivé devant elle, il s'inclina très-bas et, forçant sa petite voix, cria à tue-tête : « Mademoiselle, voulez-vous me faire l'honneur de m'accorder une.... il s'arrêta, le mot valse lui échap¬ pait, une, répéta-t-il..., une vache. » Ce fut une explosion de rire générale, qui décon¬ certa tellement le petit valseur, qu'il tourna violem¬ ment le dos à Charlotte. « -Geneviève, attaque, » cria celle-ci. Et, coiffant du chapeau noir la grosse petite tête ronde de Denys, elle le saisit par la taille et l'entraîna dans un mouvement effréné de valse. Le grand chapeau oscillait sur la tête du petit homme accroché des deux mains à la ceinture de sa danseuse; mais il allait toujours, remuant ses petits pieds, qui bien souvent ne touchaient pas terre. 1S8 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE A cette valse, due au génie inventif de Charlotte, succéda une danse plus régulière à laquelle Mme Pa- rajoux, qui ne savait pas oublier l'heure, mit fin en entendant sonner neuf heures. Les autres invités sui¬ virent la famille Parajoux, et Marthe, seule dans le grand salon cerise, attendit Raoul et Charlotte^ qui reconduisaient les invités jusqu'au vestibule. Elle se mit machinalement à ranger les objets d'art qui se trouvaient sur une étagère devant elle, et aperçut, dans une coupe de vieux Sèvres, une lettre à l'adresse de Raoul. Elle pensa d'abord que cette lettre était une vieille lettre; mais elle s'aperçut qu'elle était encore cachetée. « Une lettre pour toi, dit-elle à Raoul, qui ren¬ trait; je ne sais qui a eu l'ingénieuse idée de la jeter dans cette coupe, où elle aurait pu être absolument oubliée. — C'est moi, dit Charlotte, qui s'avançait sur les pas de son frère : on me l'a donnée au moment même de l'entrée des Grises, et je l'ai jetée là avec l'inten¬ tion de la donner à Raoul. » Pendant que Charlotte s'expliquait, Raoul décache¬ tait la lettre et la lisait. Comme il était placé près d'une girandole de bougies allumées, la pâleur qui se répandit sur ses traits n'échappa pas à Marthe. Elle s'approcha de lui, et, une main sur son épaule, lut d'un regard deux phrases sur lesquelles les yeux de Raoul semblaient rivés. Et Charlotte les vit tomber en pleurant dans les bras l'un de l'autre. Elle ramassa le papier, qui avait échappé des mains de Raoul, et s'écria : « Le procès est perdu ! » Un double gémissement lui répondit. Charlotte regarda attentivement son frère et sa tille reiitvaina. (^Page l3l.) LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 141 sœur, puis se mit à marcher fiévreusement autour de l'appartement; enfin, revenant vers eux : «Pourquoi donc tant de chagrin? s'écria-t-elle; j'ai beau faire, je ne me sens pas triste du tout. Dites- moi, faut-il absolument pleurer ? » Le petit ^Tiénage. CHAPITRE XIII. Plaie d*argent n'est pas mortelle. Il y a un flcau dont on ne soupçonne pas assez les poignantes amertumes : c'est la ruine. Beaucoup d'écri¬ vains l'ont poétisée, et elle est tellement entrée comme un élément dramatique dans la plupart des compositions littéraires de tous les temps, qu'on s'est en quelque sorte familiarisé avec elle, et qu'on s'est imaginé que rien n'était plus facile que de réparer les pertes de fortune. Cela est très-bon dans les livres, mais en réalité rien n'est plus difficile que de remonter l'échelle sociale pour regagner la place occupée par ses ancê¬ tres, et il n'est pas inutile de tracer un véritable ta¬ bleau des souffrances sans issue qu'amène la ruine. Tant de gens usent avec une coupable légèreté des biens qu'ils ont reçus de leurs pères, et dont il sem¬ ble qu'ils ne doivent aucun compte à leurs enfants! 144 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. tant d autres, par un désordre insensible de tous les jours, amènent invisiblement le naufrage! tant de jeunes gens se parent de Tépithète de dépensiers, tant de jeunes filles et de jeunes femmes jettent à un luxe vain la sécurité de leur vie, qu'il est bon de rappeler à tous les lois sévères de Tordre et de Téconomie bien entendue. En effet, le travail. Tordre et Téconomie, rendent impossibles ces catastrophes qui arrachent des familles entières à la position qu'elles devaient occuper et qui augmentent le nombre des gens irrémédiablement mécontents. Il y a d'admirables pauvretés volontaires, il y a des gens qui se ruinent pour nourrir les pauvres ou les appauvris : ceux-là ont suivi le conseil du Sauveur, et il faut aller les chercher dans les saints asiles où ils cachent leur sublime charité. Mais, dans le monde, se ruiner sera toujours, à moins de catastrophes na¬ tionales ou particulières impossibles à empêcher, une preuve de vice ou d'incapacité. Que de paresseux, de gourmands, de vaniteux, d'é¬ goïstes, voit-on préparer leur propre ruine! S'il y avait une ruine très-pénible, mais légère à porter pour la conscience, c'était celle des enfants Daubry. Ils pouvaient s'en laver les mains, et en se¬ cond lieu ils se portaient une aflection profonde, dé¬ vouée, et chacun d'eux savait qu'aucune privation ne soulèverait ces récriminations égoïstes particulières aux gens qui se sont ruinés de compagnie, ou qu'une éducation indisciplinée et sensuelle ». rendus d'une sensibilité féroce devant la privation des jouissances matérielles. Raoul, obligé d'abandonner une carrière de son choix,dans laquelle il débutait brillamment, Marthe, dant l'esprit observateur avait saisi le côté doulou- LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 145 reux de leur changement de position, se montrèrent cependant véritablement accablés pendant la première semaine. Au contact de cette tristesse insurmontable Charlotte eut un jour de profonde mélancolie; mais le soir même de ce jour mémorable le hasard lui fit rencontrer dans un livre ce proverbe : Plaie d'argent n'est pas mortelle. Elle arriva en dansant dans le petit salon et, allant se jeter au cou de sa sœur : « Te voir pleurer me fera tomber dans le désespoir, dit-elle enfin; est-ce à moi à te dire que ; Plaie d'ar¬ gent nîest pas mortelle? » Et là-dessus elle fit une grimace qui amena un sou¬ rire sur les lèvres pâlies de Marthe. Elle ne manqua pas de faire servir son proverbe à Raoul, et ayant obtenu, ce soir-là, une visite à Mme Parajoux, qui venait sans cesse les visiter de¬ puis la fatale nouvelle, elle entra la première dans le salon en chantant sur l'air de la Dame blanche : Plaie d'argent n'est pas mortelle, ce qui fit beaucoup rire les Grises, et ce qui dérida tout de bon Raoul et Marthe. Le jeune chef de famille se trouvait naturellement dans les plus grands embarras du monde. Il fallait changer de logement, trouver une position, recon¬ struire le petit foyer ailleurs que dans le milieu élé¬ gant où il s'était cru destiné à prospérer. La première question pénible fut celle des domes¬ tiques. Il ne pouvait être question de garder Mme Schauffen, mais Marthe espérait que la femme de chambre ou Eugénie consentirait à les suivre. Elle s'était bercée d'une illusion. La cuisinière déclara en termes ampoulés qu'elle aimait beaucoup monsieur et LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 10 146 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE Mesdemoiselles, mais qu'elle se gâterait la main, si elle demeurait dans une petite maison. La femme de chambre avait les mêmes scrupules pour son talent de coiffeuse et de couturière, et ces dames firent comprendre à Marthe que, depuis le jour où elles avaient appris la perte du procès, elles avaient cherché et trouvé des places. Marthe garda pour elle cette piqûre d'amour-pro¬ pre, mais fit sur-le-champ connaître sa déception à Mme Parajoux, qui lui promit d'aller chercher, dans les établissements religieux qui ont l'extrême humi¬ lité de se consacrer à l'œuvre des servantes, la bonne modeste que leur position actuelle réclamait. Après bien des recherches, Raoul et Marthe se dé¬ cidèrent à louer un petit appartement rue de Pro¬ vence. Beaucoup de meubles leur appartenaient en propre, le déménagement est toujours coûteux, et Marthe était trop neuve dans les affaires domestiques pour désirer changer de quartier. » L'autichambre du docteur Guerblier. CHAPITRE XIV. Qui sèmo rhonneur récolte l'estime. Ce fut avec un certain ménagement que Raoul annonça à Charlotte leur départ de la rue Scribe. Charlotte répétait toujours son dicton : «Plaie d'ar¬ gent n'est pas mortelle, » mais s'insurgeait facile¬ ment contre les mesures que cette plaie d'argent ren¬ dait nécessaires. Elle avait beaucoup regretté le départ dcMme Schauf- fen, qui avait cependant montré un superbe flegme en la quittant, elle malin même elle s'était un peu cour¬ roucée contre la femme de chambre, qui lui avait im- pertinemment demandé si elle désirait se coiffer seule, afin d'en prendre l'habitude. Raoul fut donc aussi charmé que surpris lorsque, venant s'accouder sur le balcon où se trouvait Char¬ lotte, pour lui faire sa conlidence, il l'entendit s'écrier : « Pourquoi cet air de croque-mort, Raoul? mais je U8 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. n'en peux plus de cette maison et de cette rue Scribe. Je m'en irai comme la première fois* très-gaîment, je t'assure. — J'en suis charmé, ma sœur. — Précisément, tout à l'heure, en examinant nos environs, je me disais que je ne choisirais jamais ce lieu d'habitation. Toujours devant les yeux cet Opéra, qui semble nous montrer les dents. Encore s'il se présentait de face, mais non! Toujours ces lyres d'or et ces grands aigles effarouchés. Et vis-à-vis ces hô¬ tels qui se ressemblent, ces balcons sans fin qui paraissent d'une seule pièce : c'est affreusement mono¬ tone. Je ne suis pas en France, ici; je suis en Angle¬ terre, en Amérique, en Californie. Old England me poursuit; devant moi, que vois-je? la compagnie des huîtrières anglaises. Qu'est-ce que je lis en entrant dans notre cour? Consulat général des États d'Amé¬ rique. Je me crois embarquée pour le Pacifique, et je te dis que cela me donne la nostalgie. — Tant mieux! tant mieux! Charlotte. Tu n'auras pas les mêmes reproches à faire à notre nouveau lo¬ gement, qui te déplaira sous l^ien des rapports, il faut t'y attendre. — Où est-il, Raoul? — Tourne-toi; cette rue qui prolonge la nôtre au delà du boulevard, c'est la rue Mogador. — Je le sais. — Au delà, il y a une rue transversale, appelée la rue de Provence. C'est là. ^ — Est-ce que nous verrons encore l'Opéra? — Je ne le pense pas. — Dans tous les cas, ni aigles, ni lyres, n'est-ce pas? Et quand déménageons-nous? 1. Voir Le petit Chef de famille. LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 149 — Dans huit jours. — Quel bonheur ! » Raoul quitta Charlotte sur cette exclamation. Charlotte demeurée seule regarda d'un air songeur autour d'elle, et, croisant les mains sur le fer du bal¬ con, elle essaya de voir bien loin, du côté de la rue Mogador, et murmura : « Je commence vraiment à me demander si c'est amusant d'être ruinés. 3> En rentrant dans le salon, Raoul avait aperçu Mar¬ the qui entrait. « N'as-tu pas un faux-col et des poignets tout blancs, Raoul? demanda la jeune fille. — Si, ma sœur. — Pourquoi n'as-tu pas gardé ceux-ci? Le blan¬ chissage est tellement cher, quhl faudra bien te ré¬ soudre à ne pas mettre des poignets blancs tous les jours. — Tu me l'as déjà dit, et mon sacrifice est fait; mais je vais aujourd'hui voir le docteur Guerblier, au moins que j'aie du linge frais ! » Marthe sourit. « Je ne t'aurais pas grondé, si j'avais su que tu faisais des visites, dit-elle. — Mais tu sais bien, Marthe, que je ne fais plus que ça. Ah! quel triste métier que celui de solli¬ citeur ! Et penser que toutes ces démarches n'ont abouti à rien, et que je suis encore, malgré tout le zèle déployé par nos amis, sans le moindre espoir de place ! — Est-ce comme solliciteur que tu vas chez M. Guer¬ blier ? — Non. Les savants sont trop absorbés dans leur profession pour se tenir au courant des affaires vul¬ gaires. Il m'a témoigné une véritable sympathie; je 150 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. veux simplement lui annoncer le résultat de ce mal¬ heureux procès. » En ce moment entra Charlotte. « Est-ce que tu vas apprendre à blanchir, Marthe? dit-elle en montrant par un geste dédaigneux le faux-col que sa sœur tenait à la main. — Non ; je venais simplement accuser Raoul de prodigalité. — Raoul, pourquoi le coupé est-il dans la cour, et pourquoi es-tu si beau? demanda Lotte. — Parce que je pars pour chez le d(=>cteur Guer- blier. — Si tu vois Berthe, dis-lui que, bien que ruinée, je Taime de tout mon cœur. — Comme je ne la verrai pas, dit Raoul, tu peux garder la commission pour plus tard. Marthe, je pense attendre longtemps une audience du docteur : donc je renverrai la voiture, et vous pourrez faire votre pro¬ menade d'adieux, si le cœur vous en dit, » Sur ces paroles prononcées d'un accent rieur des¬ tiné à en corriger Tamertume, Raoul descendit dans la cour, où le coupé l'attendait. Voiture et cheval étaient vendus du matin, mais ils ne devaient être livrés que le lendemain, et Raoul usait de ses der¬ niers droits. Il fit très-rapidement le trajet de la rue Scribe à la rue de Lille, et arriva chez le docteur un peu avant deux heures. Le concierge lui apprit qu'il tombait préci¬ sément sur le jour où M. Guerblier ne recevait que des visites médicales, et qu'il n'avait pas d'autre moyen de paraître devant lui que de se mettre sur les rangs. A tout hasard, Raoul entra dans le grand appartement qui servait d'antichambre au cabinet de consultation. La vaste pièce était déjà remplie de souffrants de tous les âges et de toutes les catégories sociales. Ces visa- LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 151 ges, féminins pour la plupart, portaient l'empreinte indélébile du mal chronique, et Raoul pensa que, puisqu'il devait attendre, il attendrait plus agréable¬ ment en plein air. Il sortit donc, regrettant d'avoir renvoyé sa voiture avant de reconnaître la situation, et alla arpenter une allée qui contournait le lourd pavillon. Comme il arrivait devant une porte percée dans cette façade, elle s'ouvrit vivement, et il se trouva face à face avec Maurice Guerblier, dont la physio¬ nomie, ordinairement éventée, était singulièrement sombre. « Vous venez consulter mon père, Raoul? dit-il brusquement. — Non, mais le visiter, Maurice. Malheureusement il est si occupé, que je dois passer par le cabinet de consultation. — Voulez-vous que je vous introduise par ici? il vous recevrait peut-être. Seulement, je vous avertis que vous le trouverez terriblement en colère ; j'ai touché à ses fétiches, c'est assez, je suis le dernier des êtres. » Maurice souriait nerveusement, mais sans la moin¬ dre gaieté. « Je ne puis m'expliquer votre attitude agressive vis-à-vis de votre illustre père, Maurice. A force de marcher sur une perle, on l'écrase. — Que voulez-vous que j'y fasse, Raoul? je ne suis pas digne d'être son fils! — Avez-vous jamais rien fait pour l'être? — Jamais. Je ne suis pas de bronze, moi! je ne suis pas taillé à l'antique, moi ! Je suis un Parisien du dix-neuvième siècle, sans foi, ni loi, ni frein. — Permettez ! je suis également Parisien, égale¬ ment du dix-neuvième siècle..., — Mais de la famille des antiques.... Vous allez à 152 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. la messe, vous allez entendre jouer Britannicus^ vous narguez Satan. Moi, je lui fais la cour, le trouvant amusant et original. — Vous plaisantez toujours, Maurice ; vous êtes incorrigible. — Je le crains. Ne le dites pas à mon père. — Je ne sais trop si j'aurai le bonheur de le voir. — Je vous le répète, je puis vous donner ce bonheur en vous introduisant par ici. Vous serez le bienvenu : il a pour vous la sympathie qu'il refuse à mes autres camarades. La scène de l'auto-da-fé vous est un titre d'honneur. Voyez-le, vous servirez de transition entre notre désagréable explication et la consultation. En¬ trez, vous dis-je, et faites-vous annoncer. Soyez tran¬ quille : s'il ne veut pas vous recevoir, il ne vous re¬ cevra pas. Oh! c'est un terrible homme que mon papa. Tout à l'heure, il avait la plus belle tête du monde; ses yeux lançaient de véritables éclairs. Ma parole, je croyais voir Jupiter Olympien. » En disant ces paroles, qui peignaient son incurable légèreté, Maurice avait ouvert la porte, puis l'avait refermée sur Raoul. Celui-ci se trouva dans une anti¬ chambre dans laquelle se tenait un des domestiques du docteur, qui se leva d'étonnement quand il vit en¬ trer le jeune homme. « C'est M. Maurice Guerblier qui m'introduit, se hâta de dire Raoul. Veuillez annoncer au docteur M. Raoul Daubry. » Le domestique* consulta sa montre d'un air de doute, et disparut sous une portière. Il reparut presque aussitôt, et, ouvrant une porte au large, fit signe à Raoul d'entrer. Le jeune homme, obéit, et se trouva dans le même cabinet où il avait eu sa première entrevue. Le docteur Guerblier, cette fois, n'était pas absorbé LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 153 dans d'austères études : il arpentait lentement son cabinet, les mains dans les poches et la tête baissée. Quand Raoul entra, il s'arrêta, le regarda en face et lui dit : m'mnn>ii>m7ri iäÄpünT: Encluntée de vous voir, monsieur. (Page 158.) LE JEUNE CHEF DE FzVMILLE. 161 position que tous mes amis sont impuissants à me procurer. — A qui écrit-il en votre faveur? demanda avec une certaine vivacité Mme Guerblier, dont la voix mourante s'affermissait graduellement, — Au ministre des finances, madame. — Mon fils vous-croyait à Saint-Cyr? — J'étais admis; mais un événement fâcheux, la perte d'un procès, a bouleversé mes projets d'ave¬ nir. — Vous avez perdu votre procès? Berthe, soulève le store. » Ceci fut dit d'une voix incisive et nette qui n'avait aucun rapport avec la voix expirante de tout à l'heure. Berthe obéit, et une gerbe de lumière rayonna sur le lit de repos. Mme Guerblier, par un mouvement très-vif, avait quitté sa pose accablée et s'était assise contre la pile des coussins. Elle écarta de nouvelles draperies et regardant fixement Raoul : « Vous êtes bien calme, monsieur, dit-elle; la perte de votre procès entraîne cependant celle de votre for¬ tune, je crois. — Oui, madame. — Triste! Berthe, laisse le store tomber un peu; tu nous a mis en plein soleil. » Raoul baissa les yeux; le plein soleil était in¬ croyable. Berthe, comme la plus charmante des filles et des garde-malades, dénoua pour la troisième fois le cor¬ don bleu. « Un peu plus, ma fille; un peu moins, c'est bien ainsi. » La gamme de lumière avait été montée, puis des- LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 11 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. ccndue, puis remontée d'une note. Mme Gruerblier, satisfaite, regarda de nouveau Raoul, tout en faisant tourner les superbes bagues gui ornaient ses doigts diaphanes, et dit ; « Vous supportez très-bien la mauvaise fortune, monsieur, c'est comme moi : Berthe, mes perles d'éther. » Berthe se leva, passa le flacon et profita d'un mo¬ ment de silence pour dire gracieusement à Raoul : « Charlotte va bien, monsieur? — Très-bien, mademoiselle; elle s'est montrée fort courageuse en ces pénibles circontances. — On en dit des merveilles de cette petite Char¬ lotte, reprit Mme Guerblier en avalant coup sur coup plusieurs perles d'éther; il faudra me l'amener quel¬ que jour, monsieur. J'aime les gens spirituels en con¬ versation, et il paraît qu'elle est extrêmement pi¬ quante. Une pauvre invalide comme moi, qui ne peut aller chercher de distractions, a besoin d'en trouver sur place. Or rien ne me distrait comme d'entendre causer avec esprit. C'est rare, c'est très-rare : il y a des gens remarquables qui n'ont pas de ressources dans la conversation. Certes, j'ai épousé un des hom¬ mes les plus intelligents de Paris, seulement il est aussi silencieux qu'intelligent. — Père ne parle pas souvent, c'est vrai, dit Berthe avec une gracieuse fierté; mais quand il parle, on n'écoute plus que lui. » Mme Guerblier fit remuer, sous ses châles, son corps d'une étonnante souplesse, en simulant un frisson. « Ce dont il parle fait dresser les cheveux sur la tète, dit-elle. — Pas toujours.... — En ceci, je n'aurais jamais raison de ma fille, Le jeûné Ciieé de ÉAMILLÈ. 163 monsieur, tout l'amuse de son père. Elle se jette lèle baissée dans l'histoire et la politique. Votre petite sœur ne parle pas politique, je l'espère? — Hélas! madame, elle parle de tout. — Oui, mais d'une manière amusante et originale, dit-on? — Elle a vraiment beaucoup d'esprit et un grain d'originalité. — Qu'on est heureux de vivre avec des personnes de ce genre ! Berthe, appelle Eugène. — Vous oubliez qu'il est allé chez le pharmacien, maman. — C'est vrai. J'ai cependant une bien mauvaise po¬ sition sur ces oreillers, et puis j'y vois mal; je vou¬ drais, je le dis tous les matins, qu'on poussât ma chaise longue tout à fait contre le mur. — Madame, si j'étais assez heureux pour vous ren¬ dre ce léger service? — Ce serait abuser de votre complaisance, monsieur, et je suis si nerveuse que la moindre commotion me fait crier. — Croyez [que je pousserai ce sofa contre le mur sans vous faire ressentir aucune commotion, madame; j'ai bien longtemps soigné ma mère, et je suis habi¬ tué à manier ce genre de meuble. — Eh bien, monsieur, essayez si vous le voulez bien; mais à la première secousse, arrêtez-vous, je m'évanouirais. » Sur ces paroles, Mme Guerblier s'enfonça dans ses châles, et Raoul se levant prit le sofa parles pieds de devant, et par une impulsion très-douce et très- régulière, le poussa contre le mur. « Poussez donc, monsieur, dit tout à coup la voix subitement éteinte de la malade. — C'est fait, madame. » 164 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. Mme Guerblier fit un bond et toucha le mur de la main. « Quelle force et quelle douceur! dit-elle. Berthe, arrange mes oreillers du côté du mur, me voici très- bien. » Et s'adressant à Raoul ; « Vous seriez un excellent garde-malade, monsieur, dit-elle; vous êtes comme Maurice, très-fort et très- doux; les domestiques sont toujours brusques. Ah! que n'ai-je mon fils pour me soigner! Mais son père s'y oppose et le pauvre enfant est tout à ses études. Vous le voyez souvent, n'est-ce pas? — Assez souvent, oui, madame, chez Georges Pa- rajoux. — Ce n'est pas assez, il faut le voir chez lui. Je vous en prie, amenez vos sœurs à mon lundi. — Vous êtes mille fois bonne, madame, mais elles portent encore le demi-deuil, Marthe aime peu le monde, et Charlotte est bien jeune pour — Permettez: j'ai plusieurs lundis; elles viendront au troisième, l'intime, une sorte de soirée de famille augmentée de quelques amis, celle que préfère le doc¬ teur, qui n'a jamais aimé le monde et qui serait un homme d'intérieur s'il en fut, s'il n'était poursuivi par sa passion pour la science et par les nécessités de son horrible métier. Ne vous faites jamais méde¬ cin, monsieur, devriez-vous devenir célèbre, ou déci¬ dez-vous à ne vous marier jamais. » Raoul répondit en souriant qu'il avait le temps d'approfondir ce genre de questions, et se leva. « Je vais transmettre votre invitation à mes sœurs, madame, dit-il, et je les accompagnerai si vous le permettez. — Certainement, monsieur, » soupira Mme Guer¬ blier que son extinction de voix reprit tout à coup. LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 165 Raoul salua profondément, chercha Berthe du regard et l'aperçut la main sur le bouton de la porte, « Ma fille a soin d'ouvrir elle même la porte, murmura Mme Guerblier; elle a une manière à elle de tourner le bouton, et je n'entends pas ces grince¬ ments désagréables qui me font souffrir : je suis si malade ! » Ce disant, elle disparut sous ses draperies, et Raoul sortit après avoir adressé à la jolie portière son plus aimable salut Oh 1 ce rôtisseur ! CHAPITRE XV. Vrais amis. La recommandation du docteur Guerblier a ótó ef¬ ficace : Raoul -est enregistré dans Timmense bataillon administratif de Paris. Il a reçu sa nomination le jour même où la vaillante petite nichée devait quitter Té- légant appartement de la rue Scribe pour le très-mo¬ deste appartement de la rue de Provence. Charlotte, mise en gaieté par la nomination de Raoul, a recommencé sa philippique contre les balcons, les enseignes anglaises, les lyres de l'Opéra. Elle sort gaiement la dernière au bras de Raoul qui a refusé de lui laisser voir leur nouveau logement avant qu'il fût meublé. Il a confié à Marthe que la joie de Charlotte lui paraissait quelque peu factice et que son admira¬ ble détachement venait peut-être de ses ignorances. De son côté, quand Marthe avait visité pour la 168 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE première fois rappartoment de la rue de Provence, elle avait dit à Raoul : « Ne permettons pas que Lotte mette les pieds ici avant que ce soit meublé, elle tomberait dans une de ses grandes mélancolies. » En conséquence, Charlotte avait été consignée rue Scribe pendant le déménagement et avait passé ses derniers jours en compagnie de Mme Gnouft et de M. Pouf qui étaient accourus proposer leurs services désintéressés. Les deux bons vieillards, d'abord consternés de la mauvaise fortune de leurs anciens jeunes maîtres, avaient été bien vite remontés par Charlotte; et comme on s'occupait de la place obtenue par Raoul, tout le monde s'accorda pour lui prédire le plus brillant avenir. « Les finances, ça sonne bien, dit Mme Gnouft en promenant son œil investigateur dans une armoire; M. Raoul y fera son chemin et en sortira cousu d'or, vous verrez. ^ — Je l'aurais toujours mieux aimé général, observa M. Pouf en caressant sa grosse moustache ; mais pour un civil, on ne peut rien demander de mieux que financier. — Je ne sais pas si finances et financier vont comme cela ensemble, mon vieux Pouf, remarqua Charlotte assise sur la dernière des caisses, mais je crois bien que mon frère finira toujours par percer. — Percer,.,, quoi? demanda Pouf. — D'avoir tant cloué de caisses vous a donc troublé la cervelle, mon pauvre Pouf? Percer se dit pour ar¬ river, réussir ; ne le savez-vous pas ? — Il ne sait que cela, répondit maman Gros-Cœur en levant les épaules. Notre voisine Mme Beclère ne dit-elle pas toute la journée que son fils, qui est LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 169 dans le gaz, percera? C'est une folie de le dire pour un pauvre petit diable qui n'est qu'un bon à rien; mais on peut bien le dire pour M. Raoul, qui a eu toujours de l'esprit comme quatre. » Gomme elle disait cela Raoul entrait. cc Partons, » dit-il à Charlotte, Et il ajouta : « Maman Gros-Cœur, vous surveillerez le.dernier envoi, s'il vous plaît. — Oui, monsieur Raoul, oui, mon cher enfant ; soyez tranquille, il ne restera pas ici un fétu qui vous ap¬ partienne. Tu as bien le numéro du nouveau logement, Gnouft ? Pour toute réponse M, Pouf montra le ruban de son vieux chapeau au-dessus duquel émergeait un étroit carton qui portait deux chiffres énormes. Sur cette éloquente réponse Raoul et Charlotte sor¬ tirent et descendirent, bras dessus bras dessous, la rue Scribe, puis la rue Mogador. « Regarde donc notre maison, dit Raoul en s'arrê- tant tout à coup, c'est celle qui est beaucoup plus étroite et beaucoup plus haute que les autres. Vois- tu le quatrième étage? — Le petit balcon de bois, Raoul? — Oui, le plus petit. — Charmant ! J'ai un faible pour les balcons de bois : j'aime tant ce qui est rustique; j'élèverai des fleurs sur celui-ci. — Précisément ta chambre ouvre dessus. •— Je suis ravie ; je l'entourerai de glycine. Oh ! mais je vais lui donner une tournure à ce balcon. Elle n'est vraiment pas mal notre maison. Le quatrième ! tant mieux; j'aime tant dégringoler les escaliers, ce sera délicieux. Je t'assure, Raoul, que je suis en¬ chantée. >2 170 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. Elle entraîna son frère; et avant de s'engager dans l'entrée, qui était fort mesquine, mais assez propre, elle alla jeter un coup d'œil sur les devantures des magasins placés à droite et à gauche, « De mieux en mieux, dit-elle : un rôtisseur et un parfumeur. C'est très-gai de voir rôtir, et quand je rentrerai, je m'amuserai à voir ce feu flamber. De l'au¬ tre côté nous irons acheter nos gants, ce sera très- commode. » Tout en babillant elle suivait Raoul. Sur le palier du second étage elle s'arrêta, et pressant les ailes dé¬ licates de son nez entre ses doigts : « Cette odeur de graisse ! Sens-tu, Raoul? dit-elle, c'est horrible; d'où cela vient-il? — Du rez-de-chaussée probablement. Chaque fois que le rôtisseur change ses broches, il s'en exhale un de ces parfums. — Montent-ils jusqu'au quatrième étage? — Je ne sais pas. — Qu'importe! Le parfumeur met peut-être des bottes de vétiver à sécher devant sa porte, et un par¬ fum combat l'autre. Dis donc, Raoul, si Mme Guer- blier, qui ne marche qu'avec un ou plusieurs aides, vient nous voir, comment la hissera-t-on chez nous ? — Je ne sais trop ; mais d'abord elle n'est pas prête à'nous venir voir, ensuite nous ne sommes pas logés ici pour une éternité. » Cette dernière parole ranima Charlotte, qui perdait dans l'ascension son air enjoué, et elle entra dans l'appartement où se trouvait Marthe en s'écriant : « C'est charmant ! oh ! tout à fait charmant ! » Marthe l'aurait volontiers embrassée pour cette pa¬ role inattendue. Marthe voulait bien souffrir ; mais ce qui était peut-être au-dessus de ses forces, c'était de voir souffrir ceux qu'elle aimait. LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 171 « Devinez qui m'a aidée dans l'arrangement de ce salon ? dit-elle, en regardant autour d'elle avec com¬ plaisance. > — Geneviève, dit Charlotte. — Non : Mme Parajoux, elle-même. Elle a passé deux grandes heures ici ce matin. — Elle n'a pas eu le courage de venir me voir entre mes colis, dit Charlotte, ce n'est pas généreux. — Elle l'a beaucoup regretté ; mais elle n'a pu trouver le temps d'aller jusqu'à toi. Elle venait d'ail¬ leurs pour une chose des plus importantes. » Marthe baissa la voix et ajouta en souriant : « Nous avons une domestique. — Quel bonheur ! s'écria Raoul, qui par intérêt pour ses sœurs avait pris fort à cœur ce souci d'ap¬ parence vulgaire. — Comment est-elle? demanda Charlotte. — Vous la verrez. Ce n'est pas une de nos an¬ ciennes femmes de service, il y aurait déception à le croire. Elle est garantie du côté du caractère et de la conduite, c'est l'essentiel; elle se formera peut-être. Voulez-vous faire connaissance?» Raoul et Charlotte répondirent par un signe de tête affirmatif et suivirent Marthe dans une étroite cui¬ sine qui se trouvait tout au fond de Tappartement. üne femme d'une trentaine d'années, fort vulgaire de figure et de tournure, mise avec cette prétention de mauvais goût, qui révèle tout de suite l'émigrante volontaire de la province, rangeait sans empressement des ustensiles de cuisine. Raoul lui adressa poliment la parole; quant à Charlotte, après lui avoir jeté un coup d'œil par-dessus l'épaule de Marthe, elle fit une petite grimace des plus significatives et. retourna dans le salon, puis dans sa chambre dont elle ouvrit Ja porte-fenêtre. Elle avait à peine mis le pied sur le 172 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. balcon que, faisant un saut en arrière, elle appela son frère et sa sœur (J'une voix tellement éclatante qu'ils arrivèrent précipitamment. « Ou je me trompe fort ou voici ma tante Léocadie qui arrive, fit-elle. — Quel rêve ! dirent en même temps Raoul et Marthe. — Un rêve ! venez voir plutôt. » Elle les fit passer sur le balcon, et s'insinuant entre eux : « Regardez là-bas devant vous, dit-elle, trottoir de droite. Voyez-vous une petite dame, qui a un tartan gris et qui se glisse le long des maisons? elle s'ar¬ rête pour laisser passer, puis elle continue son che¬ min, toujours rasant les maisons. Cette mesure de prudence seule vous annonce ma tante Léocadie. — Pauvre tante ! son voyage serait un acte de bien grand dévouement, dit Marthe; j'ai beau faire, je ne la vois pas. R est vrai que je n'ai pas les yeux d'aigle de Charlotte. — Elle n'a pas répondu à la lettre qui lui annon¬ çait la perte du procès, dit Raoul : cela m'a semblé fort étonnant. J'aperçois maintenant la personne dont parle Charlotte, mais je ne puis encore reconnaître en elle tante Daubry. — C'est elle, je vous dis que c'est elle, s'écria Charlotte, Elle plisse sa robe pour la relever..., elle fait un petit saut,.., elle s'efface, elle marche droit ici; c'est elle, je vous assure que c'est elle. » La personne en question avançait lentement, sans dévier d'une ligne de son chemin, et l'on apercevait une taille fluette, enveloppée d'étoffes de laine assez communes et un chapeau de soie noire sans le moin¬ dre ornement. Dessous le chapeau, une figure fine et ridée, très-douce, se laissait entrevoir. LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 173 « Je crois, en effet, reconnaître la démarche de ma tante, dit Marthe. — Et son sac de voyage, et son parapluie, et tout, dit Charlotte; elle traverse la rue, elle vient ici. Des¬ cendons-nous? ajouta-t-elle impétueusement. — Non, répondit Marthe; Tescalier est raide, notre bonne tante s'essoufflerait en montant avec nous; lais¬ sons-la monter tranquillement, allons seulement à la porte du palier. Nous la lui ouvrirons nous-mê¬ mes. » Ils coururent tous les trois dans la salle à manger qui ouvrait sur le palier. « Je veux bien croire que c'est ma tante, dit Raoul, mais cela ne m'est pas encore prouvé. Comment sau¬ rait-elle notre nouvelle adresse? — Elle s'est fait probablement conduire en voiture rue Scribe, répondit Charlotte. Là, elle aura trouvé maman Gros-Cœur, qui l'aura envoyée ici. — En fait de supposition, ce n'est pas mal imaginé. — N'entends-je pas monter? — Non, c'est notre bonne qui frappe sur le mur. — A propos, comment s'appelle-t-elle, Marthe? — Hortense. — Nom superbe! Je l'appellerai Hortensia. On monte, je crois. Oui, et d'un pas léger. On s'arrête. Din, din, din. Ouvrons-nous? — Oui; mais doucement, si ce n'était pas elle! 5> Charlotte ouvrit la porte en se cachant derrière. Une voix calme et cependant émue demanda : Mlle Daubry, s'il vous plaît? — C'est ici, ma tante! ma chère tante! » crièrent Marthe et Charlotte, en se suspendant au cou de l'ar¬ rivante. Et Raoul, jetant ses grands bras au-dessus d'elles, ajouta • 17'a le jeune chef de famille. « Et M. Daubry, ma tante, si vous le deman¬ diez! » La bonne tante les regardait, les embrassait, en di¬ sant de sa voix calme, mais profondément tendre * cc Mes enfants ! mes chers enfants ! » Enfin on se trouva assis, et Mlle Léocadie Daubry put parler du but de son voyage. « Votre lettre m'a consternée, dit-elle. La récolte était rentrée : je me suis dit qu'un voyage de Paris ne me tuerait pas, et me voici. Ai-je pensé à ce procès, mon Dieu! Il est donc perdu; mais là, ce qui s'appelle perdu ! — Oui! répondit sérieusement Raoul. — Dans ce cas, il faut en prendre son parti. Je ne regrette plus mes frais de voyage, puisque la mau- * vaise nouvelle est vraie. Il faut que vous sachiez que tout ce que possède votre vieille tante est à vous, et que lorsque la vie à Paris ne vous sera plus possible, le Clos-Joli vous ouvrira ses portes toutes grandes. » Cette parole, dite simplement, mais avec une grande chaleur de cœur, valut un triple baiser à la tante dé¬ vouée, Cette dette acquittée, on lui annonça la nomi¬ nation de Raoul, qui était venue mettre un peu de baume sur la plaie et rendre la vie à Paris possible. Tout calcul fait, on vivrait médiocrement, mais on vi¬ vrait. Or, c'était à Paris que la nouvelle carrière de Raoul le fixait, et c'était à Paris que Marthe et plus tard Charlotte acquerraient les talents dont on peut tirer parti. Marthe, qui possédait toutes ces questions sur le bout du doigt, saisit l'occasion de faire pénétrer la bonne tante dans les méandres de ses petites mathé¬ matiques ; mais ceci n'amusa pas Charlotte, qui re¬ tourna sur son balcon. Elle avait à peine jeté les yeux dans la rue, qu'une exclamation d'étonnement lui LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 175 échappa. Elle bondit dans sa chambre, et apparaissant sur le seuil du petit salon ; • «Je vous annonce Gustave de la Marronnière, s'é- cria-t-elle. — Oh! oh! Charlotte, s'écrièrent Raoul et Marthe, qui crurent à une plaisanterie. — Non, je l'ai bien reconnu, lui, ses moustaches et son chien Rápido. — Si Gustave avait dû venir à Paris, il m'en aurait dit quelque chose, dit Mlle Léocadie. — Lotte se trompe sans doute, dit Marthe. Va donc sur le balcon, Raoul, et dis-nous ce qu'il en est. — Il ne verra personne, dit Charlotte. Je suis arri¬ vée juste au moment où son chien et lui descendaient le trottoir d'en face; je n'ai eu que le temps de les apercevoir. Je me trompe, dis-tu, Marthe; entends-tu ce pas sur l'escalier.... et ce grattement à la porte? Cette fois, je n'attendrai pas qu'il sonne; il cogne sans doute à d'autres portes. » Elle alla à la porte, l'ouvrit toute grande, en disant : « Entrez, mon cousin ! » Un beau jeune homme de près de six pieds, aux traits bourbonniens, à la physionomie gaie, à l'épaisse chevelure blonde, s'encadra dans la porte, puis s'a¬ vança les deux mains tendues. « Ce jour méritera bien d'être marqué d'une croix blanche, dit Marthe, qui avait encore sa petite main enserrée dans la petite main puissante de l'arrivant, il nous arrive bonheur sur bonheur. — Mais enfin, Gustave, comment n'as-tu pas dit que tu venais à Paris? demanda tante Léocadie. — Et vous-même, ma tante, pourquoi 'avez-vous quitté le Clos-Joli sans crier gare? — C'est l'unique coup de tête de ma vie. La lettre des enfants m'annonçant leur ruine m'a bouleversée. 176 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. Je sais que dans le malheur on a peu d'amis, et je suis accourue sans m'être donné la peine de réfléchir si la chose était opportune ou non. — Vous racontez là ma propre histoire, ma tante, dit Gustave avec un bon sourire. Avant-hier, je vo¬ guais sur la Sangaise dans mon vieux bateau, que tu connais bien, Raoul. Au moment où je me disposais à lever mes lignes, passe le facteur qui jette dans ma barque un journal et ta lettre. Elle n'était pas gaie, ta lettre. Je me suis dit: Ma foi, si leur procès est perdu, ils feront aussi bien de quitter Paris et de venir au Clos-Joli. Et si Raoul est un peu à court d'argent, ou bien si.... si ça l'amusait de passer l'hiver, le prin¬ temps et l'été à la Marronnière, je vais mettre ma bourse et ma maison à sa disposition. J'ai amarré mon bateau, je suis revenu à la Marronnière, j'ai bouclé ma valise, et me voici. » Une vive émotion s'était peinte sur le visage de ses auditeurs pendant ce simple récit, et Gustave s'y trompant ajouta vivement : « Mais je vous trouve plus tristes et surtout plus impressionnés que je ne m'y attendais. Il n'y a pas d'autres malheurs sous roche? » Raoul et Marthe s'empressèrent de le rassurer, et lui dirent que leur émotion naissait tout naturellement des dévouements qu'on leur témoignait. «Gomment! répondit Gustave tout confus à son tour, entre parents et entre amis, c'est bien le moins qu'on s'entr'aide. Je me trouve si seul à la Marron¬ nière, d'ailleurs, que c'était mon intérêt d'y attirer Raoul. Eh bien! Lotte, reconnaissez-vous Rápido? — C'est lui que j'ai reconnu le premier sur le trot¬ toir. — Merci pour lui, ma cousine. — Mais je vous ai reconnu aussi, Gustave, et c'est LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 177 vous que j'ai annoncé, ce n'est pas Rápido. Je vous ai reconnu à votre chien d'abord, puis à votre taille, puis à vos grands pas, enfin à vos moustaches. La perspective leur donnait une longueur naturelle ; mais mon Dieu, vues de près, qu'elles ont allongé! Si cela continue, vous pourrez bientôt vous en faire une cra¬ vate, mon cousin. » Et Charlotte, prenant délicatement par les deux bouts les moustaches pendantes du jeune homme, les croisa derrière ses oreilles, et déclara qu'elles feraient sur la nuque le plus joli nœud du monde. Gustave se laissait faire en souriant et en regardant tante Léocadie et surtout Marthe d'un air excessive¬ ment content. «N'as-tu rien à acheter à Paris, Gustave? demanda Raoul; j'ai beaucoup de courses à faire, nous nous arrangerions à les faire ensemble. — J'aurai peut-être beaucoup à m'occuper, si mon industriel est à Paris. — Qui appelles-tu ton industriel? — Ah! ceci est tout un secret. Je vous l'ai dit, je m'ennuie beaucoup à la Marronnière depuis la mort de mes parents, et je ne me fais pas à l'idée d'user ma vie à poursuivre les poissons dans la Sangaise. Ma famille me fait un peu la guerre, et Marthe, l'an dernier, m'a, s'il m'en souvient, traité de paresseux. — Vous m'avez poussée à cela, Gustave, ditMarthe en rougissant un peu. — Je ne dis pas non, cousine, j'avais envie de con¬ naître votre opinion sur moi, et vous m'avez traité en ami, vous m'avez dit la vérité. Or, cela m'a donné à réfléchir, et j'ai rejoint à Nantes un industriel qui, dans le temps, avait voulu établir une scierie mécani¬ que dans une de mes fermes où il y a un cours d'eau des mieux agencés. Nous avons parlé de l'aflaire ; LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 12 178 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. mais j'hésftais beaucoup, avant de livrer des capitaux et de me lancer moi-même dans une entreprise où je ne connaissais pas grand'chose. Voilà que je reçois la visite de Jacques, le fils du forgeron de Saint-Pierre, qui a pioché si dur qu'il est arrivé à obtenir une bourse aux Arts et Métiers. Il sort de l'école dans un an. Il m'a parlé de toi, Raoul; il se rappelle les ré¬ pétitions que tu lui donnais étant gamin, lorsqu'il suivait l'école du village et qu'on l'appelait gros Jac¬ ques'. A présent, c'est un grand gaillard, qui a une taille de carabinier et une intelligence non moins so¬ lide. De fil en aiguille, je suis arrivé à lui parler de l'entreprise. Ça l'a intéressé, il est très-fort en méca¬ nique; et comme je lui contais que je ne tenais pas à élever sur mes terres une industrie qui s'en irait à vau-l'eau, ni à me faire voler par quelque habile con¬ tre-maître, il m'a dit : « Attendez un an, monsieur «Gustave, et je vous promets un contre-maître qui ne «vous volera pas et qui fera marcher votre affaire.» Évidemment, c'était de lui qu'il parlait, et j'ai vu tout de suite le parti que je tirerais d'un homme connaissant son métier et ayant conservé les tradi¬ tions de l'honneur comme on l'entend chez nous, grâce à la religion. Nous avons jeté les bases de la future entreprise, et j'ai renoué avec mon industriel. Ce dernier est à Paris, je crois; et si je le trouve à l'adresse qu'il m'a indiquée, nous allons peut-être en finir. — Bravo ! dit Raoul en se levant; à ta place, possé¬ dant ta fortune, je n'hésiterais pas un instant à con¬ quérir la position influente que te donnerait une entreprise industrielle bien conduite. 1. Voir chef de famille. Bientôt vous vous en ferez une cravate (Page 177.) LE JEUNE CHEF DE FAMILLE 181 — Il y a tout à gagner, je le sais; puis eniin, Mar¬ the ne me flétrirait plus du nom de paresseux. » Marthe le menaça du doigt en riant. ; moi, je donnerai des leçons de chant. » Cette idée parut si bouffonne à Marthe et à Raoul qu'ils éclatèrent de rire. « Ne riez pas, dit Charlotte, j'ai déjà parlé de mon projet à Mme Parajoux et aux Grises. Savez-vous que j'ai fait de très-grands progrès et que ma méthode est excellente, puisque c'est celle du meilleur pro¬ fesseur de Paris. Je suis très-capable de commencer des petites filles. — Charlotte, tu rêves, dit Marthe, tu oublies ton âge. — J'ai lu, dans le Cid, un vers que j'arrange ainsi à mon usage : Le talent n'attend pas le nombre des années. S'il le faut, je cacherai mon âge d'ailleurs. — Il s'écrit en gros caractères sur ta figure, dit Raoul. % — Je t'assure que je puis me vieillir. Quand je fais maître Salomon, j'ai soixante ans. Je me suis déjà arrangé ma toilette pour mes courses au cachet: robe unie et très-longue, chignon serré et bandeaux plats. Parions que je me dônne vingt ans. Tenez, at¬ tendez-moi là un petit quart d'heure. » Elle disparut, laissant Raoul et Marthe à leurs ad¬ ditions. « Il nous sera impossible de rien économiser cet hiver, dit Marthe, et, par conséquent, nous voici rete¬ nus ici pour un an au moins. — Tu ne te fais pas à ce logement, Marthe, pour¬ quoi? — D'abord, parce qu'il est si j etit, que nous ne 208 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. pouvons accepter la proposition de nos vieux Vaugi- rard. — Tu la prends au sérieux? — Certainement. Nourrice m'a répété que le voisi¬ nage de tous les marchands de vin devenait un dan¬ ger véritable pour le vieux Pouf qui s'ennuie. Chez nous, il serait occupé, et il aurait Lotte comme pré¬ servatif. — Est-ce tout, Marthe? tu n'as pas d'autres motifs? — Mon Dieu! Raoul, j'en ai beaucoup d'autres : je ne sais pas trop comment cette immense maison est habitée; Lotte étant très-jolie attire beaucoup l'attention, et elle est si rieuse que je crains toujours de la voir interpellée par nos voisines. — Yoici un motif bien grave, Marthe, et je te prie de ne me rien cacher. Nous emprunterions s'il le fallait, plutôt que d'exposer Charlotte à des imper- nences. — Je te tiendrai au courant; jusqu'ici il ne s'est rien passé de désagréable, et si nous pouvions avoir une domestique de bonnes façons, il serait possible d'attendre. On frappe, je crois..,. Entrez. 3> La porte s'entr'ouvrit, et une voix flûtée dit : « Mlle Daubry, professeur de chant. » Et Charlotte apparut, vêtue d'une robe noire traî¬ nante, son corps frêle enveloppé d'un épais tartan gris, ses cheveux longs lissés en larges bandeaux sous un chapeau-fanchon, un grand parapluie à la main droite, sa main gauche serrant sur sa poitrine une demi-douzaine de vieux cahiers reliés. Raoul et Marthe, pris d'un fou rire, se renversè¬ rent sur leurs fauteuils. « Contemplez-moi, dit Charlotte, n'ai-je pas vingt ans au moins? Et pensez-vous que les Grises n'auront pas l'air de bambines auprès de moi? » Mlle Daubry, prufesseur de cliant. LE JELNE CHEF DE FAMILLE« LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 211 Et elle marcliait d'un air si pédant, que Raoul et Marthe riaient de plus belle. « Vous riez, reprit Charlotte; mais j'ai mon plan. Je n'attendrai jamais la vieillesse pour devenir utile, et vous me laisserez bien donner des leçons, je pense, si je réussis, de moi-même, à me procurer des élè¬ ves. — Étudie beaucoup cette année, nous verrons plus tard, dit Raoul, qui ne heurtait jamais Charlotte de front, en choses insignifiantes. — Et va bien vite ôter cette défroque, dit Marthe ; je crois entendre le pas d'Hortense. Il est inutile qu'elle te voie jouer la comédie. — La comédie, la comédie, répéta Charlotte, en ouvrant son vieux parapluie et en retroussant sa robe tout à fait à la vieille. Aujourd'hui c'est une comé¬ die, une farce; mais plus tard, je vous le prédis, je la jouerai au naturel. » Sur ces paroles, elle se détourna, salua Marthe et Raoul tout à fait à la vieille aussi, et rentra dans son appartement. « Cette drôle de Lotte m'a fait oublier l'heure, dit Raoul en tirant précipitamment sa montre. La pen¬ dule ne marche pas, il me semble. Moi qui me pique d'exactitude, je vais être en retard, ce qui stupéfiera mes collègues. — Si tu prenais l'omnibus, Raoul? — Il me faudrait attendre la correspondance. Don- ne-moi un parapluie. Il pleut à torrents. — Ton parapluie est à recouvrir, mon pauvre Raoul. Veux-tu le mien? — C'est un joujou, Marthe; je ne sais pas trop quelle figure il fera sous cette rafale. — Raoul, je t'en prie, emporte-le, il te garantira toujours un peu; le tien sera prêt ce soir. 212 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. — C'est bon, je l'aurai pour demain, » dit Raoul en riant. Il embrassa sa sœur, prit le parapluie qu'elle lui tendait et descendit rapidement l'escalier. En mettant le pied sur le trottoir, il ouvrit le léger parapluie et marcha sous son couvert jusqu'au point où le regard de Marthe pouvait l'atteindre. Cet angle passé, il fer¬ ma la frêle machine qui avait failli se briser dix fois entre ses mains, la mit sous son bras, remonta le col¬ let de son paletot jusqu'à ses oreilles, enfonça son chapeau sur ses sourcils et continua rapidement son chemin sous la pluie. Il courait, espérant d'abord ne pas être transpercé avant de gagner la rue de Rivoli et ses arcades en¬ suite arriver peut-être à temps. Dix heures sonnaient au Palais-Royal comme il tra¬ versait la place au galop. Il arriva dans son bureau, rouge, haletant, les cheveux trempés et le paletot transpercé. En l'apercevant en cet équipage, M. Marius quitta sa place. ^' docteur. LË JEUNE CHEF DE FAMILLE. 237 « Eh bien, monsieur, vous n'êtes pas Texactitude même aujourd'hui. » Ces mots s'adressaient à un personnage qui pas¬ sait en courant sous la porte cochère, un gros paquet sous le bras. « Vous m'avez attendu, docteur ? — Pas précisément, grâce à l'absence de mon aide. N'oubliez pas que vous vous.dissimulerez dans l'anti¬ chambre avec tousles appareils. Ne vous montrez qu'a¬ près l'opération, Il paraît que le pauvre enfant a poussé des hurlements à la pensée de se voir chaussé d'un brodequin de plâtre, ce qu'il faudra bien qu'il endure cependant. « Avez-vous trouvé l'étui, Raoul? Oui, c'est bien cela, » Et le docteur, prenant le bras de Raoul, remonta lentement l'escalier, suivi du porteur d'appareils. Le pelit infirme« CHAPITRE XXI L*opératîozi« Sur le palier du premier étage, un domestique en livrée, qui attendait le retour du grand praticien, lui ouvrit la porte et traversa devant lui des salons d'une morne somptuosité. Ils aboutissaient à une chambre encombrée de jouets, où se trouvait le petit infirme, un enfant pâle, aux longs cheveux noirs, dont le vi¬ sage portait déjà la douloureuse empreinte de la souf¬ france. Une jeune femme, encore enveloppée des som¬ bres vêtements du veuvage, était agenouillée auprès de lui et lui parlait, en caressant ses pauvres mains amaigries. Elle se releva en entendant le pas du docteur, et devint si pâle que Raoul crut qu'elle allait se trouver mal. « J'ai trouvé un aide, madame, » dit M. Guerblier. Et démasquant Raoul, il ajouta ; 240 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. cc Vous convient-il, Gérard? » Raoul fixait sur l'enfant son regard le plus sympa¬ thique; Gérard lui tendit la main. « Oui, oui, dit-il, j'aime mieux lui qu'un autre; je le connais bien. — Docteur, dit la jeune femme en joignant les mains, puisque monsieur a la bonté de me remplacer, je ne proteste pas; mais laissez-moi ici, je vous en supplie, — Non, madame ; je tiens trop au succès de mon opération pour faiblir là-dessus. Ayez le courage que la circonstance réclame, songez qu'il s'agit de la santé et peut-être de la vie de votre fils. Cette infir¬ mité, qui ne lui permet aucun jeu, aucune fatigue, aucune marche, rétiole. Ayez confiance, je vous le dis, ayez confiance. — Mon Dieu, que vais-je faire pendant ce temps? — Cinq minutes, madame. — Cinq siècles! Que faire, que faire? » Le docteur déposa son chapeau, prit sa trousse, et lui montrant la porte d'un geste plein d'autorité : « Allez prier, « dit-il. Elle courut à son fils, l'enveloppa de ses deux bras et se laissa entraîner par la jeune gouvernante, à la¬ quelle le docteur venait également de montrer la porte. «Allons, à nous deux, mon petit Gérard, dit M. Guerblier avec une bonté profonde; vous n'avez pas peur, n'est-ce pas? — Je n'ai peur qu'en entendant maman crier. Vous m'avez dit que cela ne me ferait pas de mal. — J'ai dit : Vous ne souffrirez qu'un instant, un seul instant. Allons, soyez un homme! Asseyez-vous bien, laissez placer votre jambe. Raoul, vous allez me tenir cette petite jambe-là; il ne faut pas qu'elle LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 241 bouge. Vous, mon ami, vous vous chargerez de main¬ tenir le haut du corps. Prenez Tenfant solidement par les épaules : un seul mouvement pourrait causer un malheur irréparable, cette opération est aussi délicate que difficile. C'est bien, mon petit Gérard, fermez les yeux.» Raoul, vivement intéressé, soutenait d'une main ferme le membre délicat de Tenfant. Le docteur mit un genou en terre, prit dans sa main puissante ce pauvre petit membre tordu, et le pénétra d'un regard de feu. Il était très-calme; mais il courait comme un frisson électrique sous sa chevelure noire, pendant qu'il cherchait, à travers le tissu opaque de la peau, le point où devait porter le bistouri qu'il tenait dans sa main rigide. On aurait dit que ce petit membre s'entr'ouvrait pour lui, qu'il suivait de l'œil l'inextricable réseau des veines, qu'il regardait glisser le sang et se con¬ tracter les muscles. Cette étude dura deux minutes, le moment solennel était venu ; il leva la main, en¬ fonça le bistouri, et l'enfant poussa un cri; il jeta l'instrument, prit le petit pied entre ses doigts de fer, et un craquement d'os, suivi d'un cri plus aigu que le premier, se fit entendre. Le docteur se releva. « C'est fini, dit-il; l'appareil? » L'homme à l'appareil, qui se tenait caché dans un coin de l'appartement, accourut, et suivant les indica¬ tions brèves du chirurgien, entoura de plâtre le pied et la jambe du petit patient, qui pleurait convulsive- mcntj Cela fait, M. Gucrblier dit à Raoul : « Appelez la mère. » Raoul courut à la porte qui s'était refermée sur la marquise. LC JEUN? CHEF DE FAUILLC. 16 242 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. ♦ Le petit salon où il entra était tapissé de superbes et profanes tableaux. La pauvre femme était agenouil¬ lée devant la plus petite toile de la galerie, sur la¬ quelle se peignait une tête sublime couronnée d'épi¬ nes, un visage à la fois radieux et agonisant, le Christ, d'après Murillo. « Madame! » dit Raoul, qui tenait la porte ou¬ verte. Elle se leva d'un bond et se précipita dans l'appar¬ tement. Le docteur était debout, calme, souriant, la main posée sur le front livide de Gérard, qui ne pleurait plus. « Il marchera, » dit-il simplement. A ce mot, la pauvre femme tomba à genoux, ne trouvant pas de paroles pour exprimer son bon¬ heur. Cet homme, qui avait réussi à faire ce que tant d'autres n'avaient pas osé tenter, prenait pour elle en ce moment les proportions d'un demi-dieu. «Est-ce possible! sanglotait-elle; guéri, docteur! il serait guéri! Comment vous remercier, com¬ ment? — Madame, est-ce bien moi qu'il faut remercier? Non, non. Chacun de nous peut dire, comme Am- broise Paré : « Je le pansai, Dieu le guérit. » Il la releva et lui céda sa place auprès de Gérard, qu'elle couvrit de caresses passionnées. « Ceci, ce sont les douceurs de mon sanglant mé¬ tier, dit le docteur tout bas à Raoul. Parvenir, à force d'étude, de science, de recherches, à réformer, à dompter même la nature, à soulager la misérable hu¬ manité, c'est quelque chose. Cet enfant n'eût été qu'un pauvre infirme, il sera un homme. » Ces paroles avaient un écho vibrant dans l'âme de La pauvre femme était agenouillée. (Page 242.) LE JEUNE CHEF HE FAMILLE. 2'a5 Raoul. Il se sentait plein d'ailmiration pour le doc¬ teur, dont il venait d'expérimenter l'intelligence si pénétrante, la main si habile, la volonté si énergi¬ que. « Que je ne vous retienne plus, ajouta M. Guer- blier. Merci! vous m'avez rendu un vrai service.Vou¬ lez-vous accepter de venir passer l'après-midi de di¬ manche avec vos sœurs à ma petite villa de Cla- mart? Ma femme veut profiter d'un mieux excep¬ tionnel, et emmène tous les Parajoux samedi soir. Ils vous donneront les détails topographiques néces¬ saires. — J'accepte avec joie, » répondit Raoul, Et saluant Mme de Valnoy, il fit un geste d'adieu à Gérard. « Il s'en va, dit l'enfant. Mère, je veux lui donner un souvenir. Si tu savais comme il m'a bien tenu la jambe et sans me faire aucun mal! — Je vous suis, en effet, bien reconnaissante, mon¬ sieur, dit la jeune femme avec effusion. Pardonnez à mon trouble, je ne vous avais pas d'abord reconnu, je vous remets maintenant : vous habitez l'apparte¬ ment de M. Marius Desforêts. — Oui, madame. — Gérard m'a souvent parlé d'une charmante en¬ fant blonde, qui lui disait toujours quelque chose d'ai¬ mable en passant près de sa petite voiture. Il m'a dit qu'elle s'appelait Charlotte. — J'ai, en effet, une sœur de ce nom, madame. — Oh! elle m'amuse beaucoup, dit Gérard. Elle appelle le vieux valet de chambre, qui a une jambe de bois, Pouf. Monsieur, monsieur, ne partez pas avant que je vous donne un souvenir. Aimez-vous les marrons glacés? » Raoul sourit. 246 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. « Préférez-Yous les albums de monogrammes? — Ma sœur Charlotte les aime beaucoup. — Mère, s'il vous plaît, donnez-moi le petit album vert, il est très-joli. Écrivez dessus : Gérard de Val- noy à.,,. — Raoul Daubry. » La jeune femme avait écrit rapidement les deux noms : elle tendit l'album à Raoul. Celui-ci le prit en disant : « Je le conserverai en souvenir de ce très-beau jour. » Il salua une dernière fois, sortit et traversa les sa¬ lons, précédé par le valet en livrée. En descendant l'escalier, il consulta sa montre. « Impossible d'aller chez l'armurier, murmura-t-il, je n'ai que le temps de gagner mon bureau. » Et il partit d'un pas léger, ému et très-satisfait : il ne savait au juste pourquoi. Est-ce que nous ne marchons pas dans la vie avec un voile impénétrable sur les yeux? est-ce que toute notre divination peut dérober le plus léger de ses se¬ crets à l'avenir? En ce moment, sans doute, Raoul attribuait au simple hasard sa singulière entrevue avec le docteur Guerblier. Raoul n'y voyait qu'un incident sans con¬ séquence. Eh! jeune ami, comme disait le bon Marius, don¬ nez donc une pensée à Dieu qui gouverne le monde par sa providence, et croyez fermement que, dès cette vie, malgré les apparences contraires, la vertu est récompensée et le vice rigoureusement puni. L'expérience le prouve, mathématiquement en quel¬ que sorte. La providence de Dieu est bien bonne, bien habile; elle dispose de puissances singulières; elle agit mys- LE JEUNE CHEF DE FAMILLE 247 térieusement, successivement, mais elle agit; et, au bout d'une chaîne de petits événements sans impor¬ tance, qui n'a vu surgir l'événement sérieux qui eu était la résultante logique? Le$ quatre coins étaient occupes. CHAPITRE XXII. A la villa. Le dimanche suivant, nos trois amis quittaient leur maison, à l'issue du dejeuner, et s'en allaient allègre¬ ment à pied, vers la gare de l'Ouest. Il faisait un temps à souhait, des voitures nom¬ breuses se croisaient sur le boulevard Montparnasse, et, dans la grandesalle sombre du rez-de-chaussée de la gare, on faisait queue devant les guichets où se distribuaient les billets pour la ligne de Versailles. Les billets reçus, Raoul conduisit ses sœurs dans la salle d'attente; et comme les portes étaient ouvertes, ils gagnèrent de suite les wagons de seconde classe qui se remplissaient rapidement. Charlotte ne put se donner un coin, ce qui était toujours sa préoccupation lorsqu'elle voyageait en chemin de fer. Les quatre coins étaient occupés : l'un par une dame fort laide ît déjà âgée, habillée avec une prétention ridicule^ 250 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. chargée de bijoux de jais et qui toussait à faire pitié, en enfilant un collier de perles noires; l'autre, par un petit sous-officier à l'air honnête, mais prétentieux aussi; le troisième, par une dame qui tenait un pou¬ pon; le quatrième, par une jeune femme qui ne quit¬ tait pas ce poupon des yeux. Le mouvement de la gare avait toujours le don d'enfiévrer un peu Charlotte qui, ne possédant pas ce bienheureux coin, et ne pouvant se distraire au de¬ hors, se jeta dans les distractions du dedans, de façon à alarmer tout de bon la pauvre Marthe. D'abord elle se mit à analyser la toilette extrava¬ gante de la dame aux perles, qui affirmait qu'on étouffait sous cette marquise. « Qu'est-ce qu'elle appelle une marquise? murmu¬ rait Lotte à l'oreille de Marthe. Elle étouffe unique¬ ment parce qu'elle est trop serrée ! Comment trou¬ ves-tu ce nœud galant sur sa tempe? Ah! mon Dieu, tout l'échafaudage de son chignon croule. Marthe, re¬ cule-toi, tu seras ensevelie sous les débris! » La pauvre dame avait toussé si violemment, que ses pesantes fausses nattes s'étaient déplacées. Les pei¬ gnes de toute forme, les épingles, s'en échappaient en avalanche, son tout petit chapeau dansait sur cet édifice croulant; elle donnait un coup à droite, un coup à gauche, mais l'équilibre était rompu: sa plume venait lui caresser le sourcil, et finalement se dressa en l'air d'une si drôle de façon, que Lotte fut obligée de se prendre la tête à deux mains, pour dissimuler son envie de rire. « Ne la regarde pas, Charlotte, je te défends de la regarder, » lui souffla Marthe, qui était la bonté même. Charlotte obéit, mais imagina d'écouter avec un im¬ mense intérêt ce que disait à sa payse le zouave, dont la voix dominait tous les bruits. LE JEUNE CHEF DE FAMILLE 251 Marthe commença ses avertissements nouveaux par des coups de coude répétés. Charlotte n'y prenant pas garde, elle se pencha et lui dit : « Il est absolument inconvenant d'écouter ce qui ne nous est pas directement adressé, » Charlotte fit un mouvement de dépit, et, collant ses lèvres à roreille de Marthe : Pouf fit un hum! épouvantable pour se préparer le gosier, et joignit machinalement ses deux mains légèrement déformées parles douleurs rhumatismales. Puis, ouvrant solennellement la bouche, il chanta d'une voix éclatante, mais juste : Bénissons à jamais Le Seigneur et ses bienfaits. Bénissons à jamais Le Seigneur et ses bienfaits. Oh ! que c'est un bon père ! Qu'il a grand soin de nous! Il nous supporte tous LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. IS LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. Malgré notre misère. Bénissons.... Il s'arrêta soudain. ^ La porte s'était ouverte tout à coup, et la figure solennellement effrayée de M. Marius se laissait en¬ trevoir. I a Tirez-moi d'inquiétude, mademoiselle Charlotte, dit-il en levant les bras au ciel : il sort d'ici, est-ce bien d'ici? des cris effroyables. Ma sœur est toute tremblante. » Charlotte courut à lui. « Rassurez-la, dit-elle, c'est mon vieux Pouf que je fais chanter pour m'amuser. La maison étant très- sonore répercute trop bien le son. — Je savais qu'il n'y avait rien à craindre, répondit le bon M- Marius, en hochant la tête avec fatuité. Je ne suis venu que par condescendance pour Virginie, qui est nerveuse, très-nerveuse.» Et regardant fixement Charlotte : « Me pardonnez-vous de vous avoir dérangée, ma¬ demoiselle? -T- Ah! de tout mon cœur, monsieur. » Ils échangèrent quelques saluts et révérences, et Charlotte retourna en riant vers le piano. « Vous avez une voix formidable, mon pauvre Pout, dit-elle, et nous allons en rester là pour aujourd'hui. Un dernier mot cependant de professeur à élève : il faut bien que je fasse semblant de lever la séance. » Elle prit les cahiers, et revenant vers Pouf, elle lui dit : «Vous chanterez bien, mademoiselle; mais il faut étudier sérieusement et donner aux notes, en les cro¬ quant le moins possible, une grande heure par jour. Adieu, chère petite. » Elle prit délicatement entre ses doigts le menton rugueux et ridé de Pouf, et ajouta : LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 275 « Bon courage, mon enfant ; vous avez des disposi¬ tions remarquables, vous arriverez. Madame, j'ai l'hon¬ neur de vous saluer, » Elle adressa une profonde révérence au portrait de Raoul, fit quelques pas solennels, et, pivotant tout à coup sur elle-même, elle s'écria : « Sauvez-vous, mon cher Pouf, la répétition est finie, et, jusqu'au retour de Marthe, j'appartiens corps et âme à la musique instrumentale. » M. Darbault était bleu changé CHAPITRE XXIV. Le caissier des orphelins. L'hiver enveloppe Paris de froids brouillards, et sea immenses maisons ont retrouvé leurs maîtres. Il est à peine huit heures du matin, et le jour qui commence est si terne, que le gaz est allumé dans certains ma¬ gasins et dans presque tous les riches hôtels du bou¬ levard Malesherbes. Deux becs de gaz éclairent encore et très-brillamment les colonnes de marbre griotte qui étaient l'élégant ornement du vestibule du n° 8, et répandent leur lu¬ mière sur un homme couvert de vêtements richement fourrés, qui le traverse lentement et monte pénible¬ ment l'escalier à rampe dorée. La concierge, qui s'était approchée de son large car¬ reau pour examiner cette ombre épaisse, sourit mali¬ gnement. « Savoir d'où revient le pauvre homme à cette heure? 278 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. dit-elle, en s'adressant à son mari qui décroche les instruments de son travail matinal; il a Tair bien pe¬ naud. — Elle ne va donc pas mieux ? — Ben pis; elle a encore fait venir les chirurgiens et les a renvoyés. Sa femme de chambre dit qu'il n'y a plus moyen de durer avec elle. Avoir tant de bien et s'en aller comme cela, c'est-y pas vexant? — Il se pourrait bien qu'elle enterre son mari avant elle. Je trouve M. Darbault chargé à faire peur. — C'est qu'il ne quitte pas son fauteuil, il y est at¬ taché comme un galérien. Jamais un courant de bon air, jamais une promenade, excepté quand il s'agit de courir après de nouveaux médecins. Il s'empoisonne, cet homme, et c'est vrai qu'il n'est quasi plus recon- naissable. » M. Darbault était en effet bien changé. Le bon gros épicurien avait perdu son gracieux embonpoint, et son visage vermeil était assombri par cette anxiété sombre particulière aux gens condamnés longtemps au rôle pénible de garde-malades. Il monta d'un pas pesant au premier étage, et s'arrêta pour chercher une clef dans la poche de son gilet. Mme Darbault avait réalisé ses brillants projets. Depuis la succession Daubry, son mari et elle occu¬ paient avec de nombreux domestiques ce splendide premier étage. Il y avait des voitures de toutes for¬ mes dans leur remise, il s'était servi chez eux des dîners que la presse avait glorieusement signalés, et le premier personnage que rencontra M. Darbault dans une antichambre brillamment éclairée, ce fut un négrillon à gilet écarlate et en culotte courte qui avait toute une nichée de chiens microscopiques et rares entro les bras. M. Darbault traversa de son pas lourd LE JEÛNE CHEF DE FAMILLE 279 les luxueux appartements dans lesquels pénétrait la terne lumière de ce jour brumeux, et entra dans une chambre vaste, soigneusement close et ingénieuse¬ ment éclairée. Plusieurs grandes lampes Cárcel, coif¬ fées de globes recouverts d'abat-jour, laissaient fil¬ trer un rayon lumineux, et la réunion de ces rayons produisait un jour clair, mais sans éclat. Dans cette chambre silencieuse, à l'épaisse atmo¬ sphère , une sœur de Bon-Secours murmurait son chapelet, et une femme, une ombre, l'arpentait d'un pas inégal. Mme Darbault ne trompe plus, ne sourit plus, ne jouit plus, elle souffre le martyre, elle est la proie d'une douleur physique latente, cuisante, pénétrante, et d'une douleur morale qui la jette dans de véritables accès de délire. Il est triste de le constater, mais rien n'annonce que son âme ait cherché la source de la suprême ré¬ signation. Ce n'est pas se résigner qu'elle. veut, ce n'est même pas guérir, c'est vivre. Elle ne sait pas en¬ core prier, hélas ! et quand la prière se formule sur ses lèvres, c'est pour demander à sanglots la continuation de cette vie capricieuse, inutile, faite de basses jouissan¬ ces et de misérables petites [passions d'amour-propre qui a été sa vie. Quand son mari entra, elle tressaillit de la tête aux pieds, et fixant sur lui des yeux qui étincelaient de fièvre et de désir, elle dit : « Viendra-t-il? — A la condition qu'il a posée. » Mme Darbault se laissa tomber surunsofa, en por¬ tant sa main crispée à son front. « Tu l'as vu? reprit-elle d'une voix sifflante. — Oui. — Que lui as-tu proposé ? 280 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE — Ce dont nous étions convenus : vingt mille francs, il a refusé; trente mille, il a refusé; quarante mille, il a refusé; cinquante mille, il a refusé, — Je t'avais dit de lui offrir cinquante mille francs tout de suite, — J'ai pensé qu'il valait mi-eux.... — Tu as marchandé comme si la vie se marchande ; car c'est ma vie qui est en jeu, tu le sais ! — Mais, ma bonne amie.,., — Mais il fallait lui jeter cinquante mille francs à la tête et ne pas Harder ainsi, — Il n'en veut pas de tes cinquante mille francs, Lucile. — Eh bien ! tu devais agir en homme et non pas en Harpagon. — Lucile, parle clairement. Fallait-il nous laisser dépouiller d'un tel capital? » Elle écarta de son front jauni les mèches de che¬ veux qui s'y collaient par une transpiration conti¬ nuelle, et avec un regard foudroyant : « Oui, » dit-elle. En ce moment la porte s'ouvrit devant une jeune femme de chambre. « Ces messieurs sont là, » annonça-t-elle. Mme Darbault, renversée sur son fauteuil, le vi¬ sage décomposé par la souffrance, ne répondit pas. La sœur s'approcha d'elle, « Voulez-vous une compresse, madame? — Non, de l'éther.... M, Darbault me fait des scènes qui me tuent..,. J'ai cru que j'allais avoir une hémor- rhagie. Ah ! que je souffre! Eh bien! que veut cette Julie? — Elle annonce que les chirurgiens sont arri¬ vés. — Adolphe, va les renvoyer, je li'en veux pas, je LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 281 ne veux pas être dépecée par eux, non, non, non; M. Guerblier ou personne. — Ma bonne amie, je dois t'avertir que si tu ren¬ voies ces messieurs, ils ne reviendront plus. On ne traite pas ainsi des hommes de cette valeur. Voilà trois fois qu'ils prennent jour pour l'opération. — Adolphe, peux-tu prononcer ce mot? il me crispe. — Comment veux-tu que je dise? — Ce que tu voudras, je ne les veux pas. — Cependant..,. » Elle se redressa. « C'est inutile, dit-elle, j'ai une idée fixe. M. Guer¬ blier seul connaît mon tempérament, je n'ai confiance qu'en lui. Je ne me laisserai ni opérer ni chlorofor¬ mer par d'autres. — Alors ? — Eh bien ! on va le chercher. — Mais puisqu'il refuse de venir ! — A tes conditions ? — Tu accepterais les siennes. — Eh ! oui, cent fois oui. Que m'importent cent mille francs de plus au chiffre de mes revenus, si je meurs en des souffrances épouvantables? Ah! il s'est bien vengé de notre refus, de ce qu'il appelait notre égoïsme. — Lucile, ie t'avais dit.... — Quoi? — Que cet héritage pourrait nous peser sur.... sur.... sur.... — Eh bien! sur quoi? — Sur la conscience. » Le sombre visage de la malade, dont on ne voyait plus que la moitié, devint plus sombre encore. Hélas!, ceux qui ont empêché le bien ou fait le mal, Irémis- 282 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. sent à l'heure du châtiment, à ce seul mot de con¬ science. « Ce que je sais, c'est que j'en ai singulièrement joui, marmotta-t-elle ; mais à quoi bon parler de cho¬ ses oiseuses, ma santé seule me préoccupe..,. Ah! ce docteur! qu'il m'a fait souffrir. Et il refuse de venir? — Absolument. — Il refusait, mais maintenant.... — Lucile, songes-y donc, cent mille francs ! — Qu'il me donne une nuit de sommeil, et je le remercie à genoux. Veux-tu oui ou non me sauver, Adolphe ? — Si je le veux ! ma pauvre femme. — Eh bien ! va le chercher. — Et les'^autres chirurgiens? — Tu leur diras qu'il vient, ils attendront. Il est leur maître à tous. » M. Darbault s'approcha de la sœur. « Ma sœur, dit-il, voulez-vous avertir ces mes¬ sieurs que je suis allé chercher M. Guerblier dans ma voiture? » Et il sortit après avoir jeté un regard désespéré sur sa femme, qui semblait de nouveau défaillir. Il descendit le plus rapidement qu'il put, et trouva son cocher occupé à déboucler les courroies de son cheval. a Jean, dit-il avec un gros soupir, nous retour¬ nons chez le docteur Guerblier, vous savez, rue de Lille. » Et il monta dans la calèche, qui partit au bout de cinq minutes. Les rues étant à peu près désertes en¬ core, rien ne ralentit sa marche rapide, et elle attei¬ gnit bientôt la demeure du grand chirurgien. M. Dar¬ bault traversa la cour en poussant de tout petits soupirs et alla frapper à la porte d'entrée. Mme Darbault semblait près de défaillir. (Page 282.) LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 285 « M. Guerblicr est-il encore dans son cabinet? de¬ manda-t-il. — Oui, monsieur. — Conduisez-moi près de lui, il est inutile de lui annoncer ma visite, il m'a reçu tout à l'heure, il me recevra. » Le domestique le précéda; mais en ouvrant la porte du cabinet particulier, il se détourna vers le visiteur. — J'ai oublié votre nom, monsieur. — M. Darbault, » Le domestique répéta : M. Darbault, comme un écho, et referma la porte. M. Guerblier qui écrivait se détourna. «Mon cher ami, dit le pauvre homme, je viens.... je viens chercher votre dernier mot. — Mon cher Adolphe, il était parfaitement inutile de vous déranger et de me déranger pour cela, le dernier, c'est le premier. » M. Darbault porta les deux mains à sa tête chauve par un geste désespéré. « Eh bien! venez, dit-il, elle vous veut à tout prix. — Mon prix ! vous ne l'avez pas oublié? — Non, oh non ! » Le docteur prit une feuille de papier, écrivit quel¬ ques lignes, et tendant la feuille à M. Darbault : « Si vous signez cela, je vous accompagne, » dit-il. M. Darbault mit son lorgnon et lut : « Caisse des Orphelins. « Je reconnais devoir au docteur Guerblier la somme de cent mille francs, payables cette année, en quatre versements. » M. Darbault regarda avec angoisse le farouche doc¬ teur. 286 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. « Je serai inexorable, dit celui-ci; cependant je veux bien faire une concession : je n'exigerai le payement do cette dette que si l'opération réussit, » Dans l'état d'agitation où se trouvait M. Darbault, toute parole qui le sortait du cercle inflexible des idées du docteur lui paraissait agréable à entendre, et ouvrant son calepin il nota celle-là. Le docteur prit sa grande trousse, son chapeau, et ils sortirent du cabinet. Comme ils traversaient le vestibule, un cri de joie se fit entendre, et Berthe bondit jusqu'à son père. « J'avais entendu une voiture, dit-elle, je te croyais sorti, et je ne t'ai pas dit bonjour. » Le docteur lui déposa un long et tendre baiser sur le front, et lui demanda tout bas : « Maurice est-il sorti? — Non; il ne se lève plus qu'à onze heures. — Qu'il aille sur-le-champ trouver Raoul Daubry à son bureau, rue de Rivoli, qu'il l'avertisse queje l'attends à midi pour déjeuner et quo je n'accepte pas de refus. — Je vais le lui dire sur-le-champ, » répondit Berthe. Elle salua M. Darbault et disparut par une porte intérieure, au moment même où la porte extérieure se fermait d'une manière retentissante derrière les deux hommes. Baoul chez Mme üuerblier. CHAPITRE XXV. Nouveaux horizons. Comme sonnait le premier coup de midi à Téglise Saint-Thomas d'Aquin, Raoul Daubry, que Maurice avait prévenu, arrivait chez le docteur et se faisait in¬ troduire près de Mme Guerhlier. c< Berthe m'a annoncé que vous déjeuniez avec nous, monsieur, dit Téternelle malade, et bien que je fusse exceptionnellement souffrante aujourd'hui, je n'ai pas voulu déjeuner dans mon appartement. — J'espère que vous ne souffrirez pas de cette ai¬ mable concession, madame? — Non, car j'ai pris mes précautions. Le calorifère est chauffé à quelques degrés de plus, et il y a un très-grand feu. Le docteur se plaindra un peu, sans doute, il a du goût pour l'air froid, mais je n'avais pas d'autre moyen de rendre la salle à manger habi¬ table pour moi. 288 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. « Je regrette que vous n'ayez pas amené vos sœurs ; mais M. Guerblier a sans doute une raison de vous inviter ainsi à l'improviste. — Je ne le crois pas, madame ; il a simplement l'ai¬ mable pensée de me faire profiter de l'un de ses rares moments de liberté. — Berthe, qui connaît bien son père, prétend qu'il avait un certain sourire annonçant davantage. — J'ai toujours remarqué, dit la brune Berthe, que mon père sourit ainsi quand d'une manière ou d'une autre il fait du bien à quelqu'un ; il est si bon ! — Et si grand ! ajouta Raoul. — Oh! certes, oh! certes, dit Mme Guerblier en descendant une véritable gamme de soupirs très- grands, un peu trop pour moi peut-être. Vous de¬ vez le remarquer, monsieur Raoul, vous ne trouvez jamais mon mari chez moi, jamais. Il soigne tout le monde, excepté sa femme. — Maman, je ne suppose pas que vous veuilliez de¬ venir pour lui un sujet.... d'opérations. — Horreur ! non, non; c'est le médecin qui me se¬ rait utile, et le médecin me donne une consultation tous les huit jours. Je suis persuadée que s'il exami¬ nait avec soin mon état tous les matins, il découvri¬ rait un remède. Mais il a bien autre chose à faire. Quand il est resté cinq minutes et qu'il m'a dit : vous serez ou vous ne serez pas horriblement fiévreuse toute la journée, il a tout dit. — Mais puisque vous ne suivez pas les régimes qu'il vous donne, mère! — Des régimes, à moi! Y penses-tu, Berthe? Est-ce à un estomac aussi capricieux, aussi débilité que le mien, à des nerfs aussi délicats qu'on impose des ré¬ gimes? Mon véritable régime, c'est d'en changer tous les jours. » LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 289 Comme elle prononçait cet oracle, la porte s'ouvrit devant Eugène. « Monsieur demande M. Daubry, » dit-il. Raoul se leva. « Je savais qu'il y avait quelque chose sous cette invitation à un déjeuner d'onze heures, dit Mme Guer- blier; tâchez d'obtenir de nous confier ce secret, monsieur Raoul. 5> Raoul sourit, salua, et suivit le domestique dans le cabinet du docteur. Celui-ci était assis dans un fauteuil éloigné du bu¬ reau. Jamais Raoul n'avait vu pareil rayonnement sur cette austère figure. «Asseyez-vous, Raoul, » dit-il en montrant la chaise placée vis-à-vis de lui. Raoul s'assit. « Vous ne sauriez jamais deviner d'où je viens? » Raoul fit un geste qui voulait dire : « Je ne devine pas en effet, — Je viens d'opérer Mme Darbault. — Et l'opération a-t-elle réussi, monsieur? » Les cœurs qui ont reçu le don suprême de la bonté ont, involontairement en quelque sorte, de ces déli¬ catesses infinies. Raoul en ce moment ne pensait pas à la spoliatrice de sa fortune, il ne se rappelait que la pauvre femme dont il avait parfois entendu détailler les tortures. Le docteur lui tendit la main. « Noble cœur! dit-il. Oui, elle a réussi, et voyez ce que nous sommes. Elle a réussi grâce à la lutte en¬ gagée entre nous. Il y a deux mois que je l'aurais opérée si nos relations avaient été sur le même pied d'intimité qu'autrefois. Eh bien, c'eût été trop tôt. Aujourd'hui j'ai fait tomber un fruit véritablement mûr. Grâce à cette opération, elle a quelques années LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. IQ 290 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. de vie, guère davantage. Nous prolongeons la vie plu¬ tôt que nous ne guérissons. Le mal vrai plonge ses racines jusqu'au fond de l'organisme humain, on l'en¬ raye, on ne détruit pas le principe mortel. Enfin quel¬ ques années de vie pour elle c'est beaucoup. Donc c'est fait, et maintenant il reste à payer mes hono¬ raires. » Il prit une feuille de papier sur son bureau et la tendit à Raoul. « Lisez tout haut, » dit-il. Raoul lut : « Caisse des Orphelins. «Je reconnais devpirau docteur Guerblier la somme de cent mille francs, payables cette année en quatre versements, « Adolphe Darbault, » « Et voici le premier, dit le docteur en jetant sur les genoux de Raoul une liasse de billets bleus; voici vingt-cinq mille francs. » Raoul baissa la tête pour cacher les larmes qui jail¬ lissaient malgré lui de ses yeux. « Embrassez-moi et finissons-en avec l'émotion, » reprit M. Guerblier en se levant. Raoul se jeta dans ses bras et son cœur reconnais¬ sant battit un instant sur le grand cœur de son bien¬ faiteur. « Maintenant parlons affaires, reprit le docteur. » Vous saurez'placer ce petit capital, n'est-ce pas? — Oui, monsieur. — Alors qu'il n'en soit plus question. C'est une toute petite épave arrachée au naufrage. Si elle ne vous donne pas la fortune, elle vous donne l'indé¬ pendance toujours précieuse. llaoul sc jeta dans ses bras LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 293 « Or, maintenant qu'allez-vous faire? Je sais par les indiscretions de votre sœur Charlotte que votre métier vous plaît peu. Avec ces cent mille francs dans la main, voulez-vous rester aux Finances? — Non, monsieur, jamais. . — Bien accentué, jeune homme, Saint-Gyr vous charmc-t-il encore? » Le docteur regardait fixement Raoul. « Moins, monsieur. — S'il en est ainsi, écoutez-moi avec attention. Je ne crois pas me tromper en vous disant qu'il y a chez vous de ces éléments qui font les hommes supérieurs. Voulez-vous être mon élève? J'ai un fils qui ne sera jamais mon successeur. Voulez-vous le devenir?» Raoul était très-pâle, mais son œil devenait singu¬ lièrement lumineux. « Oserais-je l'espérer ? dit-il d'une voix que l'émo¬ tion faisait trembler. — Croyez que je ne parle pas à l'aventure. Si vous le voulez, je vous relève de ces fonctions de chef de famille que vous avez exercées avec une si touchante énergie; vous prenez votre inscription et vous jetez votre intelligence dans le moule de la science médi¬ cale. Je vous ai étudié, et votre sang-froid pendant l'opération pratiquée chez la marquise de Valnoy a vaincu mes hésitations. Restait la question de vos sœurs; aujourd'hui elle est tranchée, il me semble. — Dans quel sens, monsieur? — En ce sens qu'elles ne sont plus matériellement à votre charge. — Vous ne prendriez pas pour élève un chef de fa¬ mille? — Pas dans les conditions où je vous place. Je vous aimerais mieux seul chez Mme Parajoux, ou mémo chez moi, où vous partageriez ma vie. Vous savez que 2Ô4 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. la plupart du temps je prends mes repas seul : vous me tiendriez compagnie. Je croyais que vous aviez une parente chez laquelle vos sœurs auraient pu demeurer au moins une partie de Tannée. — Oui, j'ai une tante bien dévouée qui habite la campagne auprès de Nantes. — La campagne! voilà ce qu'il faut à ces jeunes filles. Votre sœur Marthe est bien délicate; et quant à Charlotte, qui grandit sans se fortifier et dont Ti- magination use déjà quelque peu le magnifique tem¬ pérament, rien ne lui serait plus salutaire que deux ou trois ans en pleine campagne. N'en faites pas une Parisienne pour la santé, si vous avez quelque souci de son bonheur. Mais je le sens, ces questions sont très-graves, très-délicates, et il faut du temps et de la réflexion pour les résoudre. Je ne veux rien précipi¬ ter, rien forcer, rien ordonner; je plante des jalons, je vous montre la route, les moyens, le but: voilà tout. Certes il y a bien des carrières plus séduisantes pour un homme de votre âge et de votre intelligence, il n'y en a pas de plus utile et qui exige plus d'ab¬ négation. « Mettez ce paquet de billets dans une poche sûre et allons déjeuner. » Lû depart. ÉPILOGUE. Il est à peu près sept heures du soir, et au mouve¬ ment qui se fail aux alentours de la gare de l'Ouest, les simples passants devinent que le moment d'un grand départ approche. En effet, c'est l'heure où les locomotives, que les mécaniciens font chauffer, s'élan¬ ceront sur cette longue ligne ferrée qui va de Paris, le cœur de la France, à Brest, une de ses importantes artères, et à Nantes, ville non moins considérable. Il y a peu de voyageurs pour ce train de nuit, ce n'est pas jour de grande foule; aussi Ton remarque facilement un groupe compacte au milieu duquel sont deux très-jeunes filles et un très-jeune homme ; Raoul, Marthe et Charlotte Daubry. Les graves questions soulevées entre le docteur Guerblier et Raoul ont été longuement étudiées et ont reçu leur solution. Le plan du grand chirurgien ayant été adopté avec toutes ses clauses, Marthe et 296 LE JEÛNE CHEF DE FAMILLE. Charlotte quittent momentanément leur frère et Paris, Raoul a compris qu'une occasion unique lui était offerte de débuter dans une carrière qui offrait un aliment en quelque sorte infini à son intelligence, et qui le conduirait très-probablement à la célébrité et à la fortune; Marthe a compris qu'il ne fallait pas marchander à son frère la protection d'un homme comme M. Guerblier, et que nulle société ne pouvait mieux lui convenir dans les études spéciales qu'il commençait; Charlotte a compris que la campagne était tout ce qu'il y avait de meilleur et de plus agréa¬ ble pour son âge, et a consenti avec élan à s'en aller grandir et se développer au Clos-Joli, près de sa tante Léocadie, qui ferme si volontiers les yeux sur ses inoffensives originalités. Les amis parisiens comprennent aussi qu'il est sage aux deux jeunes filles d'aller retremper dans l'air pur leur délicate constitution; ils savent que les épreuves de l'année et le poids de la direction du petit ménage ont beaucoup pesé sur les faibles épaules de Marthe; le parti que Raoul embrasse a toute leur approbation; ils sont enchantés de le voir devenir le commensal de son protecteur, mais ils regrettent profondément la dispersion de cette aimable et jeune famille qui s'était fait une place à part dans leur petit centre social. Tout le monde est certainement satisfait du côté de la raison, ce qui n'empêche personne de souffrir du côté du cœur. Les amis parisiens sont tous présents au dernier rendez-vous: les Parajoux grands et petits, Maurice et Berthe Guerblier, M. Marius Desforêts lui-même, le cou entouré de superbes foulards rouges à cause de la fraîcheur du soir, et quelques-unes des connais¬ sances du dimanche. Une certaine émotion se lit sur tous les visages. La LE JEUNE LîilEF DE FAMILLE. 297 séparation, ayant je ne sais quels traits de parenté avec le sombre inconnu, est rarement acceptée sans déchirement par des cœurs qui s'aiment et par des gens qui se sont appréciés. Tout à coup Charlotte fend le cercle d'amis qui l'entoure et s'élance sur les traces du vieux Pouf qui a quitté maman Gros-Cœur, bien paisiblement assise au milieu d'un océan de paquets. Le vieux Ppuf s'arrête sur la terrasse d'où l'on voit un coin de Paris et Lotte s'approche de lui : « Oh! que c'est laid! dit-elle en montrant du geste le pâté de maisons qui lui fait face, et que vous allez trouver la campagne belle, mon cher Pouf! Si vous êtes comme moi, vous n'aimez pas le plâtre, les tuyaux, les gouttières, et vous dites avec joie adieu au zinc. — Mademoiselle Charlotte, le zinc a du bon. » Charlotte le regarda fixement : « Oh! vieux Pouf, vous pensez à votre comptoir, et surtout au petit verre qui était dessus! » s'écria-t-elle. Pouf ne put retenir un sourire, « Soyez tranquille, reprit Charlotte, vous aurez votre petit verre au Clos-Joli : non pas sur un affreux comptoir de zinc, mais sur une bonne table de chêne; non pas du trois-six qui vous enluminait la figure fort vilainement, mais de la vieille eau-de-vie dont j'ai vu les barils au fond de la cave de bon papa, Êtes-vous consolé? — Oui, oui, )> répondit Pouf. Et voyant Lotte rentrer il rentra à la suite de Lotte, C'est qu'ils étaient aussi en partance, les deux hum¬ bles amis des orphelins. Comment se seraient-ils sé¬ parés de leurs jeunes maîtres? Maman Gros-Cœur avait-elle un autre intérêt en ce monde que ses pau¬ vres bijoux, et Pouf pouvait-il vivre sans Lotte? Mlle Léocadie Daubry l'avait compris, et, pour ré- 298 LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. compenser le dévouement des vieux Vaugirard- elle s'était arrangée à leur trouver un petit emploi chez elle. Mme Gnouft aurait la cuisine pour domaine et Pouf surveillerait les travailleurs. Ils partaient donc, sûrs de ne pas être inutiles, et au fond, enchantés d'aller respirer, avant de mourir. Pair pur des champs, où s'était passée leur jeunesse. Les plus à plaindre ce sont Raoul et les Grises, qui perdent Marthe et Charlotte pour un temps indéfini. Aussi, quand sonne l'heure impitoyable du départ, les larmes jaillissent d'elles-mêmes de tous les yeux. On s'embrasse et on se redit au revoir, sur tous les tons, avec une tendre affectation; le mot: adieu! a de si déchirants échos! L'employé qui garde l'entrée des salles d'attente multiplie les signes. Il faut partir, le groupe se di¬ vise, et c'est Charlotte qui passe la dernière. Charlotte, qui a accepté tous les changements, tous les nouveaux projets avec enthousiasme, est toute prête à les trouver haïssables en ce moment. Elle s'en va, elle revient. Raoul! les Grises! mais ce sont des parts de son cœur! Les quitter la navre; elle est pâle; il tombe de grosses larmes de ses grands yeux; elle appelle son frère, et, sous le regard de l'employé qui, tout blasé qu'il soit sur les adieux, a je ne sais quel air ému, elle l'accable de tendres questions et de re¬ grets non moins tendres. Et lui, dominant sa propre émotion, lui jure qu'il les rappellera près de lui sitôt qu'il le pourra, et lui affirme qu'il pensera tous les jours à sa chère Marthe et à sa petite Lotte. « Raoul, tu m'écriras? — Toutes les semaines, je te le promets. — Tu viendras nous voir? — A Pâques certainement. LE JEUNE CHEF DE FAMILLE. 299 — Raoul, j'ai un chagrin mortel de te quitter, — Et moi je vais trouver ma vie Lien sévère, — Raoul, j'ai envie de rester. — Ce n'est pas possible, soyons raisonnables. — Et qui sera le chef de famille maintenant? — Moi, Mon cœur et ma pensée vous suivront; je garde tous mes droits, tous mes devoirs, et si je les délègue à Marthe pour deux ou trois ans, c'est pour les mieux remplir plus tard. — Mademoiselle, on vous appelle, dit l'employé, Charlotte embrasse son frère en sanglotant, jette un regard éploré vers les Grises et Berthe qui ont la figure plongée dans leur mouchoir, et disparaît,,.. Oh! non ! c'est elle encore, c'est bien son fin profil qui se dessine en noir sur la muraille Un dernier geste de la main, un dernier regard... Elle est partie, et Raoul, qui ose enfin pleurer, revient vers ses amis qui l'entraînent vers les voitures. Une seconde étape a été franchie dans la vie du jeune chef de famille; Le temps, qui se traîne ordinai¬ rement seconde par seconde, minute par minute, heure par heure, jour par jour, semble faire parfois des pas de géant. Hier on était un enfant, aujourd'hui on se retrouve adolescent, demain on sera un homme. Le petit chef de famille commence à perdre de vue son passé; le jeune chef de famille va étreindre puis¬ samment le présent, et du présent, tel qu'il le fera, sortira en quelque sorte fatalement l'avenir. Que Dieu le conduise! on ferme les portières! 3> TABLE. CiiAP. 1. Les inquiétudes de Mme Gnouft. — Mlle Char¬ lotte en visite 1 CiiAP. IL Raoul et Marthe 13 Chap. III. Les égoïstes 23 Chap. IV. ün homme illustre 3d Chap. V. Maître.... Salomon 50 Chap. VI. Les Grises 59 Chap. VIL La soirée du schah 71 Chap. VIIL Projets d'été 83 Chap. IX. En voyage 91 Chap. X. La mer et Charlotte 99 Chap. XL Caprices et devoirs 113 Chap. XII Le Capitole. — La Roche tarpéienne 127 Chap. XIII. Plaie d'argent n'est pas mortelle 143 Chap. XIV. Qui sème l'honneur récolte l'estime 147 Chap. XV. Vrais amis 167 Chap. XVL Sous le joug 183 Chap. XVIL Le rêve de M. Pouf 193 Chap. XVIIL Un ami de plus 205 Chap. XIX. Saluts et révérences 219 Chap. XX. Une rencontre 229 Chap. XXI. L'opération 239 Chap. XXII. A la villa 249 Chap. XXIIL Lotte, professeur de chant 263 Chap. XXIV. Le caissier des orphelins 277 Chap. XXV. Nouveaux horizons 287 Épilogue 295 CouBEiL. Typ. etstér.CaÚTs 843.8F617 111 «M«« «M«« ••••• 3 5556 007 900 665