J^rt|)tDes(tern ?liniber£(ttp Hibrarp Cbanifton, 3lUnoisi M. LE COMTE DE SEGER HffiMOMS OH SOUVENIRS ET ANECDOTES TOMB I. \1E\10IRES on SOUVEMIRS ET AMECDOTES PAR M. LE COMTE DE SEGUR hfc l'acadlmie erancMne CINQUIEME EDITION TOME I. PARIS DIDIER, LIBRAIRE-EDITEUR 35, QTIAI DES AOGUSTINS. iSU- s A r ■ MEMOIRES 00 'rv' SOUVENIRS ET ANECDOTES. La jeunesse veut savoir ce que les vieillards out vu et fait; ceux-ci aiment a le raconter, rien n'est plus natu¬ re!. Ainsi on setonnerait a tort de voir publier aujour- d'hui tant de Memoires, peindre tant de personnages,^ rappeler tantd'anecdotes. ' Jamais la curiosite ne dul 6tre plus active qu'a I'e- poque ou nous vivons : cette epoque arrive apres le siecle le plus fecond en orages. Pendant sa duree, insti¬ tutions, politique, philosophie, opinions, lois, coutumes, fortunes, modes et moeurs, tout a changd. L'existence de chaque Etat n'a ete qu'une suite de revolutions; la vie de chaque homme, semblable a un roman, a ete pleine d'aventures; elle offre le coup d'oeil d'une galerie variee, ou se mele une foule de portraits, de tableaux d'histoire, de tableaux de genre, parfois meme de scenes comiques et de metamorphoses. Echappe au naufrage et arrive dans le port, on aime a se rappeler avec calme les tempetes qui nous out tant agites; on veut rendre compte a soi-meme, a sa famille, et meme au public, de la part que le sort nous a fait prendre a tant de passions, a tant d'evenements, a tant de vicissitudes. 1 g MEMOTRES Se reiraccr ainsi lout ce .lu'on a eprouve, c'csl re culer vers la jeuncsse, c'cst presque reconimeiiccr a yivre; c'esl lui dernier plaisir d'aiitanl plus pur, que noire experience pout insiruire ceux qui n'en onl pas. Le dernier rayon de I'esprit de I'liomme qui finit sa carriere, sert parfois d'ulilc fanal au jeune hommc qui enu-e dans la sieune. Plusieurs de nics amis m'ont souvent presse d ecrire ce qu'ils m'avaient entendu raconler. Je cede a leurs conseils/ En lisant ces fragmenls.de Memoires ou pluldt ces Souvenirs et Anecdotes, on verra que mon but a eie, non de faire un tableau hislorique, mais de tracer une esquisse morale du temps oil j'ai vecu. ,J'ai espere satisfaire la curiosite du lectetir et non sa inalignite. On n'y trouvera point d'aliments pour le scandale ou pour les passions. Je desire que cette lee-' ture amuse et inleresse ceux qui aiment la verite, et qui cherchent avec moderation a remonter aux vraies cau' ses, souvent legeres, des grands evenements dont ils ont ete les temoinS. Ma position, ma naissance, mes liaisons d'amitie et deparente avec toutes les personnes marquantes de la cour de Louis XV et de Louis XVI; le ministere de mon pere; mes voyages en Amerique, mes negociations en llussie et en Prusse; I'avantage d'avoir connu, sous des rapports d'affaires et de societe, Catherine II, Fi'ederic- le-Grand, Potemkin, Joseph II,Gustave III, Washing¬ ton, Kosciusko, La Fayette, Nassau, Mirabeau, Napo¬ leon , ainsi que les chefs des partis aristocratiques el democratiques et les plus illusti^s ecrivains do mon temps; tout ce que j'ai vu, fait, eprouve et souffert pen¬ dant la revolution; ces alternatives bizarres de bonheur et de malheur, de credit ct de disgrace, do Jouissances ct de proscriplioiis, d'opulence et de pauvrete; tons les etats difftu'ciUs que le sort in'a forci' do remplir, ni'oiit OU SOUVENinS. 3 persuade que cette esquisse de ma vie pourrait dtrc pi« quanta at interassanta. ^ Puisque la hasardavoulu que ja fusse successivoment colonel, officiar general, voyagaur, navigateur, fils de ministra, ambassadeur, negociatenr, courtisan, prison- niar, cultivateur, soldat, elacteur, poeta, autaur drama- tique, collaboratenr de journaux, piibliciste, historian, depute, conseiller d'Etat, s^nateur, academician etq^air da France, j'ai du voir las hommes at las objels son® prasqua toutas las facas, tanldt a travars le prisme du bonhaur, tantdt a travars le cr^pe da I'infortune, at tardivamant ^ la clarte du flambaau d'une douce phi¬ losophic. Ja na vaux publiar, pour la momant, qua la panic de mas Me'moires ou Souvenirs et Anecdotes relatives ^ mon Voyage an Ameriqua at a ma mission en Russia. Ella sera saulamant precadaa par qualquas souvenirs de ma jaunessa, ainsi qua par la tableau das moeurs at das opinions da la cour et de Paris, tallas qua je las al vues au moment ou je suis antra dans le monde. En ecrivant I'histoira, il faut qua I'autaur s'oublie s( completament, qu'on puisse prasqua doutar du tamps oil il a vecu, du role qu'il a joue, at du parti vers lequel il a incline. Mais, quand on fait das Memoires, at qu'on retrace Les souvenirs de sa vie, on est forcd de parlar de soi, da sa famiila ; car cette famiila est la premier ele¬ ment oil I'on vit at le premier horizon qu'on apari oit. Capendant, comma c'est a mon avis recueil at I'incon- veniant da ca genre d'ecrils, puisque ca qui n'intarasse qua nous pourrait fort bien ennuyar las autres, je sorai a cat egard sobra aulant que possible. Issu d'une famiila noble, ancianne et militaira, j'ap- parlians a una brancha de caltc maison etablie dd" puis longtamps an Perigord. Comma ma famiila pro- fassa at consarva un long attachamant pour la religion protestanta, alia cut bajmcoup a souffrir dans les guar-. i UEtiaiRES res civiles, et ne parlicipa point aux graces que la coin repandit sur les catholiques. Henri IV avail honore de son amiiie un dc mes aieux, compagnon de sa jeunesse, et qui courut de grands risques le jour de la Saint-Barlhelemy. II le nomma son ambassadeur aupres de plusieurs princes d'Allemagne. Mais, depuis la mort de ce monarque, toute faveur s'e- loigna de nous; et, comme ma famille se trouva divisee enbeaucoup de branches, ellesdevinrentpresque toutes assez pauvres. Mon bisa'ieul releva noire fortune : s'etant distingue a la guerre, il devint oflicier general, eut une jambe emporlee, et obtint le cordon rouge. Son fils, le conile de Segur, mon grand-pere, ful un militaire considere ; il commandait le corps d'armee destine a soutenir I'e- lecteur de Baviere, Charles VII. II fut pris a Lintz par les Autrichiens. On I'accusa dans le temps, avec amertume et injus¬ tice, de setre imprudemment expose a cet echec. Le roi de Prusse, Frederic-le-Grand, lui fait de piquants reproches a ce sujet dans ses Mcmoires, parce que ce malheur avail augmente les embarras personnels du monarque. Mais mon grand-pere, abandonne par les Bavarois, et force, par des ordres superieurs, a rester.dans im poste ouvert et intenable, pouvait-il vaincre avec dix mille hommes toutes les forces de I'Autriche ? La cour de France, plus impartiale et plus a poriee d'etre in- struite, approuva sa conduite; et le marechal de Belle- Isle, dont le suffrage est d'un grand poids, lui donna les plus honorables elo ges. • II augmenta sa reputation pendant la defense opi- niatre de Prague, et se coiivrit de gloire par la belle et fameuse retraite de Pfafenhoffen, qu'il fit avec dix mille hommes sans se laisser entamer, et combattant tou- jours pendant cinquante lieues conire I'armeo de I'em- OU SOUVENIRS. . S pereur. II fut recompense de cette belle aclion, que I'on compara dans le temps a la relraite des dix mille, par le commandement des Trois-fiv^ches et par le cor¬ don bleu. Son merite lui avail donne de la repulalion, des gra¬ ces, des appointements; mais 11 n'avait pour tout pa- trimoine que deux petites terres en Perigord. M. le due d'Orleans, regent de France, lui avail promis la charge de premier ecuyer du roi, mais ce prince mou-' rut d'apoplexie au moment meme ou il montait chez le jeune monarque pour lui faire signer son travail. Mon pere, le marquis de Segur, compta moins sur la faveur des princes, et calcula mieux: deja distingue a vingt-deux ans, colonel et decore de deux honorables blessures, il plut a une jeune et belle creole de Saint- Domingue, mademoiselle de Vernon, et I'epousa. Elle avail une habitation de cent vingt mille livres de rente; ce qui procura a mon pere la facilite de vivre, a la cour et a I'armee, couvenablement au rang que lui donuaient sa naissance, les services de son pere et les siens. Le roi Louis XV lui donna le cordon bleu; il lui ac- corda aussi le gouvernement de la province de Foix, et la lieutenance generate de Brie et de Champagne, que le regent avail fait obtenir a son pere. J'aurais beaucoup a dire si, en obeissant a mon coeur, je voulais donner ici les details de la vie glorieuse de celui de qui je tiens le jour. Mais la preface alors serait plus longue que I'ouvrage. Ce sent mes propres souve¬ nirs que j'ecris, et je me contenie seulement de faire connaitre de ma famille ce qui est indispensable pour entrer en matiere. Ainsi, pour ce quiregarde mon pere, je crois qu'il sulTit de repeter ici ce que j'en ai dit dans une notice rapide, publiee pen de jours apres celui ou j'ai eu le malheur de le perdre. Philippe-IIenri de Segur se distingua trcs jeune dans les gueiTCS dc Bolienie d'liaiie; il se fit remarquer I. 6 u£moires par son courage pendant le siege de Prague. A dix-ncuf ans on le fit colonel, et, a la bataille de Rocoux, il eutia poitrine percee, do part en part, d'un coupde fusil. A la bataille de La^Yfeld, voulanl ramener a la charge son regiment qui avail ete repousse trois fois, il cut le bras fracasse; et, craignant que son absence ne ralenlit I'ardeur de ses soldais, 11 conlinua de marcher, for?a les relranchements, et ne quilta son poste qu'apres la vic- toire. Louis XV, temoin de cette action, dit a son pore ces paroles citees par Voltaire : De$ honimes eomme votre fits rnerileraient d'etre invulnerahles. Son avancement fut proporlionne a ses services; il fut promptement marechal de camp et lieutenant gene¬ ral. II sauva un corps d'armee a Warbourg, et ramena pres de Mindcn, au due de Brissac, dix mille hommes d'infanterie qu'il croyailperdus, etquiavaient combatlu centre trente mille ennemis, pendant cinq heiires, sans 6tre entames. A Clostercamp il recut un coup de baionnette dans le -cou, trois coups de sabre sur la tote, et fut fait prison- nier, apres avoir resiste longtemps aux grenadiers qui I'entouraient. Depuis la paix, il fut inspecteur general d'infanterie,. et s'attira la conliance des ministres par son activite, et I'estime de I'armee par sa fermete. On lui donna lecommandementde la Franche-Comte. Ce poste (ilait difficile : les parlements et I'autorite, la bourgeoisie et le militaire y avaicnt toujours ete en que- rclle. Sa justice, son esprit sage, concilianl, etsurtout sa franchise, y retablirent I'liarmonie et la tranquillite. Louis XVI I'appela au ministeredela guerre en 1780, et le fit marechal de France en ^^83. II fut sept ans mi- nisire, rdtablit la diseipline dans I'armee et I'ordre dans les di'penses. C'est a lui que les soldats durent le bien- fait de n'etre plus enlassc^ par trois dans un seul lit. Son ordonnance sur les hdpitaux, modde parfait en ce geiu'e, prouve a quel point il s'occupaitde tout regemi- OU SOUVENIBS. 1 rer dans celte parlie trop negligee de radministrailon niililaire. Ce fiit liii qui conQut i'idee d'un corps d'dtat- major dans Tarinee, insliliilion a laqueile nous devoni pent-elre aujonrd'hui une grande partie des talents et des succes qui depnis onl illnsire la France. II qnilia le miiiistere lorsqne le cardinal de Lomcnie et riulrigne s'emparerent des conseils. Depnis il vecnt modeste et retire dans le sein de sa famille. Les orages de la revolution Ini enleyerent tonle sa fortune qui coq' sisiait en pensions, ainsi que les grades et les decora¬ tions qu'il avait payes de son sang. La Convention poussa la rigueur et I'injustice, en le reduisant a la mi- sere , jusqu'a faire vendre publiquement ses meubles, Ce respectable guerrier vint chercher un asile dans rues bras, el, malgre ma pauvrete, le bonheur de le iiourrir me parut une faveur de la fortune. A soixante-dix ans, pauvre, infirme, devore par la goulte et prive d'un bras, on I'enferma a la Force. Ja fus aussi arrete, mats sans pouvoir partager sa prison: car on ne permit ni a ses enfants ni a son domestique d'y resler avec lui. II fut aussi courageux dans le malheur qu'il I'avait ete dans le danger. Son langage conserva la meme sagesse, son mainlien la meme simplicile, son ame le meme calme, qui I'avaient fait respecter an faiia des grandeurs. II ecliappa heureusement au glaive funeste qui mois- sonnait tout; la tyrannie I'epargua parce qu'il n'avait plus rieu qui tenlat son avidile. Les derniers jours do sa vie furent tranquilles : le premier consul, inform^ do sa position, adoucit la fin de la carriere de ce vioux et respectable guerrier, qui, en le placant a rEcolc-Mili- taire, lui avait ouvert le chemin de la gloire. La der- niere aniiee de sa vie fut tresdouloureuse; jamais pour- tant il ne se permit aucuiie plaiute. II mourut comme il avait vecu, mailredelui, etcomballant froidemenl la douleur comme I'infqi'tune. 8 M^MOIRES ) II fut puissant, elne commit point d'injustice; il fut opprime, et n'en aima pas moins sa patrie, Bon pere , bon epoux, bon general, brave soldat, juste et sage mi- nislre, excellent citoyen, sa memoire doit etre reveree par I'armee et par tons les Frangais. II mourut a Paris le 8 octobre 1801. Le hasard a presque toujours plus d'influence sur noire sort que nos calculs et nos penchants. Je me rap- pelle que I'un des hommes les plus connus pour avoir cherChe toute sa vie a fixer la fortune par de profondes et savantes combinaisons, le marechal de Castries, a I'epoque ou, comme aide de camp, je le suivais en Bre- tagne, me dit que, pendant lout le cours de sa brillanle carriere, les caprices du sort avaient souvent dejoue ses plus justes calculs; qu'il avail du la plupart de ses suc- ces et I'accomplissement des voeux de son ambition a des chances imprevues, a des evenements qu'il lui au- • rait ete impossible de deviuer, et quelquefois meme, ajoutait-il en riant, a des fautes. L'experience m'a prouve la verite de cette observa— lion, qui m'a etc confirmee par une foule de fails. Si Ton y rellechissait bien, celle verite devrail rendre les hommes plus induigenls les uns pour les autres, plus modesles dans les succes et plus patients dans les re- vers : car, dans le labyrinlhe du monde, le chemin qu'on suit, la pente qui nous entraine, I'issue qu'on irouve, et le but ou I'on arrive, dependent d'une infinite de petites causes oil noire prevoyance et noire volonte ne sont pour rien. JVe avec une imagination vive, au milieu d'une cour et d'un siecle oii Ton s'occupait plu9des plaisirs que des affaires, des lettres que de la politique, des intrigues de la societe que des interets des peoples; aimant avec pas¬ sion la poesie, et cette philosophie nouvelle qui, soute- nue par les amies brillantes des esprits les plus fins el 3es plus beaux geuies, seniblait devoir assurer le iriom- OU SOUVENIRS. 9 phe de la raison; enlraine par le tourbilion d'un monde. vain, leger, spirituel et galant, je me vis tout d'un coup force, par I'elevation de mon pere au ministere de la guerre, faire un tout autre emploi de mon temps, i m'occuper des affaires publiques, a sorlir du vague des salons pour entrer dans le reel du cabinet, et a rectifier, par la connaissance des hommes, par I'evidence des fai ts, les erreurs trop frequentes de I'esprit de systeme et des theories sans experience. Ma famille, depuis plusieurs siecles, avait toujours suivi la carriere des armes; ainsi la gloire miliiaire etait I'unique objet de mes vceux. Comme mon pere, estime dahs I'armee, converts d'honorables blessures, etait ministre de la guerre, et devint, quelque temps apres, marcchal de France, la fortune, d'accord avec mes sentiments, semblait m'ouvrir, dans le metier des armes, un chemin facile et une perspective brillante. Ce fut cependant cette position meme qui, donnant malgre moi une autre direction a ma destinee, chaiigea mon sort, contraria mes inclinations, m'eloigna de la carriere des armes, et me fit entrer dans celle de la di- plomatie, qui n'etait conforme ni a mes gouts, ni a la franchise tres vive de mon caractere. Le desir ardent de faire la guerre m'entraina en Amc- rique, et ce fut precisement ce voyage militaire, dont je retracerai quelques details, qui devint la cause du changement de mon sort. Quelques letlres que j'ecrivis sur la revolution operee dans les £tats-Unis, et sur celle que la disposition des esprits dans I'Amerique du sud me fit prevoir et predire, furent lues a Versailles dans le conseil du roi par le comte de Vergennes, mi¬ nistre des affaires etransteres. Des ce moment il resolut de me prendre dans son departement; en eflet, a mon retour d'Amerique, il engagea le roi h me nommer mi¬ nistre plenipotentiaire en Russie. Avant de raconier ce que j'ai vu el fait dans cet em- M^MOIRES pire, si nouveau parmi les monarchies europcennes, et idevenu en pen de temps si formidable et si colossal, je crois devoir parler de ma course rapide en Amerique, puisqu'en peu de mois j'ai passe rapidement des zones les plus brulantes aux contrees les plus froides du globe, et que j'ai vu successivement les deux foyers opposes du despotisme et de la liberie, geanls rivaux qui se livrent aujourd'hui tin combat a outrauce dont la terre entiere est le theatre, ctdoiit les peoples seront longtemps les victimes, quelle qu'en puisse etre Tissue. Ne en 1753, les premieres annees de men enfance et de ma Jeunesse se sent ecoulees sous le regne de /Louis XV : ce monarque, bon et faible, fut dans sa jeu¬ nesse Tobjet d'uu eiithousiasme trop peu merite; les re- ^proches rigoureux adresses a sa vieillesse ne furcnt (pas moins exageres. Ht^ritier du pouvoir absolu de >Louis XIV, il regna soixaute ans sans qu'on put Taccu- ser d'un seul acte de cruaule, fait tres rare et par la tres fremarquable dans les annales du pouvoir arbitraire, ^es victoires de Rocoux, de Latvfeld, de Fontenoy, signalerent ses premieres amies; niais il ne faisait IqiTassister a ces baiailles, que decidaient, livraient et gagnaicnt ses generaux. Tenant d'une main faible les rcnes de Tfitat, il fallait qiTil flit loujours gouverne ou par ses ministres ou par ses mailresses. Le due d'Oi'leans, regent de France, le cardinal Dubois, ]M. le due de Bourbon, le cardinal de Fleury, regirent longtemps TEtat sous son nom. On ne pent raisonnablement lui reprocher le desor- dre des finances, cause par Tambition de Louis XIV, et aggrave par les folies que T£c§ssais Law fit faire au regent. L'enfance du roi doit le mettre egalement a Tabri du blame que merita Texcessive licence des moeurs dans le temps de la regence. Cette licence pourrait meme en quelque sorte expli- quer ou excuser son penchant excessif pour les femmes. OU SOUVENIRS. II et les galanleries honteuses qui ternirent sa vie: car on lie irouve point de prince qui n'ail parlicipe plus on nioiiis anx errenrs, anx faiblesses et anx folics de son siccle.- D'aillenrs, les Frangais se sont toujonrs niontres trop pen severes snr ce genre de torts; iiiais iis venlent an moiiis que ces taclies disparaissenl dans les rayons de qnelqne aureole de gloire : alors iis ue devienncnt que irop indnlgents, el se montrent presqne panegyrisles de ces nicines fautes, conimises par le chevalercsqne' Francois F'', par le brave Henri, par le majestneux Louis XIV, landis qn'ils le reproclient avec amertnnie an faible Louis XV. Le niinistere long et pacifiqne dn cardinal de Fleury laissa jonir la France, dans I'interienr, d'un repos iie- ccssaire, cicatrisa qnelqnes niies de ses plaies, el valnt' an monarqne ranionr dn penple. * La moderation dn gouvernement donna meme qnel¬ qne apparence de liberie a la snjetion. Les qnerelles theologiqnes avaienlbien encore une sorle de vivacite : les jansenistes el les molinistes partageaienl lonjonrs les esprits; mais pen a pen ces qnerelles etaieiil aiteiutes' par I'arme invincible dn ridicule, que langail centre^ elles nne philosopliie donl I'antorite s'efforgail vaine- menl d'arreter la marche el de retarder les progres. La facilite des moenrs donnait miile moyens d'elnder la severite des lois; les actes de riguenr des parlemcnls centre les ecrits pliilosophiqnes n'avaienl d'antre elTol que de les faire rechercher el lire pins avidement. L'o- piniou pnbliqne devenait nne puissance d'oppositiou qui triomphait de tons les obstacles. La condaiunation d'un livre etait un litre de consideration pour I'antenr; et, sous le ponvoir d'un roi absoln, la liberie, devenaiil une mode dans la capilale, y regnail pins que lui. L'ardenr belliqnense des Frangais ne fnl que faible- menl distraite decet esprit d'hinovation par la guerre de sopi ans, guerre entreprise sans raison, condnite sans MEMOIRES liabilete, el lermiiiee sans siicces. Cependanl les Fran* ?ais y maiiuinrent, par Icur courage personnel, la gloire do nos armes; plusieurs generaux, tels que les marechaux d'Esirees, de Broglie, y acquirentunejusie renommee. Lc due de Levis en Amcrique, el en Alle- magne M. de Castries, M. de Rochanibeauet mon p6re, qui etait deja couvert de blessures, se dislinguerentet merilerent ainsi d'avance,par de nobles actions, le baton 'de marechal, dont ils furent dcpuis honores sous un autre regne. Le genie de Frederic-ie-Grand et la superiorite des forces navales de I'Angleterre, secondes par les fautes idu ministere fran<;ais, triompherent enfin des efforts ireunis de la Russie, de FAulriche et de la France. 'Nous nous vimes forces a conclure, en 176S, une paix |deplorable par laquelle nous perdiines de grandes et riches colonies. On nous iniposa menie I'humiliante I condition de souffrir uu coniniissaire anglais a Dunker- 'que, charge de veiller a I'execulion d'une clause de ce traite qui nous defendait de relever les fortifications de Icetie ville. La blessure que ces revers firent a I'amour propre national fut vive et profonde. Les illusions de I'espe- rance avaient valii au roi dans sa jennesse le litre de bien-aune'-, etant vaincu, il le perdit. Les peoples changent avec la fortune ; on ne doit pas s'en etonner; ils aiment, meprisent ou haissent I'autorite, selon lebieu ou le mal qu'elle Icur fait, et souvent ils prodiguent sans niesure leur admiration aux succes et leur mepris aux revers. La fin du regne de ce monarqtje fut terne, oisive. Son indolence, ses faiblesses, laisserent tons les ressoils de I'Etat se detendre. Le pouvoir restait arbitraire et ce¬ pendanl 1 autorite tombait; 1 opinion echappait, en rail- lant, au despotisme : on ne possedait pas la liberie, mais la licence. 00 SOOVENinS. 13 Le ro!, preferant le repos ii la digniie, et mome les bases voluptes a ramour, laiiguissait enchaine dans les bras d'une courlisane, lien d'auiant plus scandaleux, que, loin de le cacher dans rombre, on le rendait pu¬ blic, et qu'une telle maiiresse, presentee a la cour, la iletrissait. Le genie brillant et audacieux de M. le due de Choi- seul echoua centre ce meprisable ecueil. II avait repondu par un noble dedain aux avances de la favorite : elle le lit exiler. Mais alors I'opinion publique le consolaj je- tant pour la premiere fois un eclair d'existence et de li- berte, elle deserta le palais du prince, et vint former une cour dans le chMeau du ministre disgracie. Toute defense fut vaine; et le roi, presque isole dans le boudoir de sa maitresse, vit avec surprise tous les grands seigneurs et toutes les dames, qui precedem- ment I'entouraient de leurs hommages, devenir tout a coup, par une etrange metamorphose, les courtisans de la disgrace et du malheur. Une colonne elevee a Chanteloup, et sur laquelle on inscrivit les noms des nombreux visiteurs de ce lieu d'exil, servit de monument a cette nouvelle fronde. Les impressions de la jeunesse sont vives, et jamais je n'ou- blierai celle que me fit le plaisir de voir le nom de mon pere et le mien traces sur cette colonne d'opposition, presage d'aulres resistances qui prirent dans la suite une si grave importance. M. le due d'Aiguillon, ainsi que les ministres nommes au gre de la maiiresse du roi, elaient des hommes de talent; mais, obliges, pour conserver leur credit, d'o- beir aux caprices de madame du Barry, un tel appui les rappetissait et les ridiculisait, de sorte que, plus lis devenaient puissanls, moins ils elaient consideres. Le roi voulait le repos a tout prix; les courtisans voulaient de I'argenta toute heure. Les grandesvues, les grands projets, les nobles pensees atiraient in- 14 M^MOIRES quiele, derange, allriste le vieux monarque et sa jciiiie mailresse. ^ Ainsi bientdl il n'y cut plus de dignke dans le gou- vernement, d'ordre dans les finances, de fermete dans la politique. La France perdil son influence en Europe; I'Angleterre domina tranquillemeiU sur les mers et con- quit sans obstacle les Indes. Les puissances du Noid partagerent la Pologne. L'equilibre clabli par la paiX de Weslphalie fut ronipu. La monarchie fran^aise dcscendit du premier rang, et y laissa monter Timperalrice Catherine II, souve- raine de cetteMoscoviejusque-la presque ignoreesous les regnes do ses czars. Get empire, recemment sorti des tenebres de la barbarie par le genie de Pierre-le- Grand,apres avoir cte si Ionglempsrange dansI'opinion ail nombre des peuples inculles de I'Asie, devint en un demi-siecle, d'abord par notre indolence, et plus tard par noire temerite, une puissance colossale, ane domi¬ nation dont le poids menace I'independance de tons les peuples du monde. La home aitachee a cette lelhargie royale, a celte decadence politique, a cette degradation monarchique, blessa et reveilla la fierte frangaise. On se fit, d'un bout du royaume a I'autre, un point d'honneur de I'opposi- tion; elle parut un devoir aux esprits eleves, une vertu au\ homines genereux, une arme utile aux philosophes pour rccouvrer la liberte, cnfin un moyen de briller; et, pour ainsi dire, une mode que la jeunesse saisit avec ardeur. Les parlements firent des remontrances, les pretrcS des sermons, les philosophes des^vres, les jcunes cour- tis'ans des epigrammcs. Chacun, sentant le gouvernail tenu par des mains malhabiles, brava un gouvernement qui n'inspirait plus de confiaiice ni de respect; ct, les barrieres du pouvoir usees, froissces, n'opposant plus d'obstacle solide aux ambitions privtics, celles-ci pri- OU SOUVENinS. 15 rent chacune leur essort, etcoururenl, sans s'eniendre, ail monie but avec des vues differenles. Lcs vieux seigneurs, hoiUeux d'etre asservis par une maitresse suballerne et par des ministres sans gloire, regreltaicnt les temps de la feodalile, et leur puissance abaltue depuis Richelieu. Le clerge se rappelait avec aincrtume son influence sous le regne de madame de Maintenon. Les grands corps de la magistralure oppo- saient au pouvoir arbilraire et i la dilapidation des fi¬ nances une resistance qui les rendait popqlaires. Tout semblait respirer I'esprit de la ligue et de la fronde, et, conime il faut a ropinion generate, qiiaud elle veut se soulevcr, un point de ralliement, une sortc d'etendard, les pliilosophes le donnerenl. Les mots li¬ berie, proprte'le, egalite, furent prononccs. Cesparoles magiquesretentirent au loin, et fiireut d'abord repelees avec enlhousiasine par ceux-la meme qui dans la suite leur attribuerent toules leurs infortnues. Personne ne soiigeait aune revolution, quoiqu'elle se fit dans les opinions avec rapidite. Montesquieu avail rendu a la clarte du jour les litres des anciens droits des peoples, si longtemps enfouis dans les ttuiebres. Les hommes murs etudiaient et euviaienl les lois de I'Angleterre. Les jeunes gens n'ainiaicnt plus que les chevaux, les jockeys, les bottcs et lcs fracs anglais. Tousles prejuges etaieiit a la fois attaques par I'es¬ prit fin et brillant de Voltaire, par la logique ^loqucnte de Rousseau, par I'arsenal encyclopedique de D'Alem- bert et de Diderot, par les vehenientes dticlamations de Raynal; et, tandis que cet eclat de lumieres changeait ainsi soudaiuement les moeurs, toutes les classes de I'ancien ordre social, perdant, sans s'en douter, leurs racines, conservaient encore leur fierte native, leur splendeur apparente, leurs vieilles distinctions et tons les signes de la puissance. Elles etaient semblables, en j;e poijtt, a ces tableaux brillants, formes de mille cou-r 16 M^MOIRES leiirs et (races avec du sable sur les cristaux de nos fes- tins, oil Ton admire de magnifiques chateaux, de rianls paysages et de riches moissons que le plus leger souffle suifit pour effacer et faire disparailre. Le gouvernement, en buite a taut de traits qui I'atta- quaient de toutes parts, sortit eiifin tardivement de son sommeil; et, violent comme Test toujours la faiblesse irritee, il prit le parti temeraire d'exiler et de casser tous les parlemenls : c'ctait porter lui-meme la hache aux bases les plus solidcs de I'ancien edifice social, et se priver, dans celte crise imminente, de ses plus fer- mes appuis. La haine centre le pouvoir s'en accrut: I'esprit natio¬ nal parutsuivre dans leur exil les parlements chasses. Ceux qui leur succederent n'obiinrcnt aucune conside¬ ration. Le trdne cessa d'lHre un objet de respect, on du moins ce respect et I'esperance publique ne se port^ rent plus que vers la partie du palais ou vivaient mo- destement le jeune dauphin, depuis Louis XVI, etson epouse Marie-Antoinette d'Autriche. Concenirant en eux seuls la dignite royale, les vertus publiques et privees, et ramour du bien public, la pu- rete de leurs moeurs formait un contraste elonnant avec la licence qu'une courtisane audacieuse faisait regner dans le reste de la cour; la contagion du vice n'osait s'approcher de cet asile de la pudeur. La, chacun croyait pressentir pour la patrie I'avenir le plus heureux. Helas! nul ne pouvait prevoir que deux etres, qui semblaient formes par la Providence pour faire noire bonheur et pour en jouir, dussent ^tre un jour viclimes des caprices de la fOrtune, et tomber sous les coups de la plusviolente et de la plus sanglanteanar- chie! Recemment presente it la cour, traite avec faveurpar le dauphin et la dauphine, je faisais paflie de la jeu- nesse brillaute qui les cntourait. Comment craindre, a OU SUUVENIRS. 17 I'aspect d'une aurore si rianle, de si prochaines et de si violentes lempeles! Le vieil edifice social eiait lotalement mine dans ses bases profondes, sans qu'a la superficie aucun sym- ptdme frappant annongat sa chute prochaine. Le chan- gement des moeurs etait inapergu, parce qu'ii avail etc graduel: rcliquette etait la meme a la cour; on y voyait le meme tr6ne, les mdmes noms, lesmemes distinctions de rang, les memes formes. La ville suivait I'exemple de la cour. L'antique usage laissait entre la noblesse et la bourgeoisie un immense intervalle, que les talents seuls les plus dislingues fran- chissaient moins en realite qu'eii apparence ; il y avail plus de familiarite que d'egalite. Les parlements, bravant le pouvoir, mais avec des formes respectueuses, etaicnt devenus presque repu- bli.cains sans s'en douter, et ils sonnaient eux-mcmcs I'heure des revolutions, en croyant ne suivre que les exemples de leurspredecesseurs, lorsque ceux-ci resis- laient au concordat de Frangois I" et au despolisme fiscal de Mazarin. Les chefs des vieilles families de la noblesse, se croyant aussi inebraiilables que la monarchic, dor- maientsans crainle sur un volcan. L'exercice de leurs charges, les promotions, les faveurs ou les froideurs royales, les nominations ou les renvois deminislres, etaient les seuls objels de leur attention, les motifs de leurs mouvements, les sujels de leurs entretiens. Indif- ferents aux vraies affaires de I'Etat comme aux leurs, ils laissaient gouverner les unes par les intendants de pro¬ vince, comme les autres par leurs propres intendants; seulement ils regardaient d'un ceil chagrin et meprisant les changementsde costumes qui s'introduisaient, I'a- bandon des livrees, la vogue des fracs et des modes an- glaises. Le clwge, fler de sou credit el de ses richesses, etait 2. 18 HiiMOIRES loin de croire son existence menacee; mais il s'irritait conlre la hardiesse des philosophes, et, quoiqu'une par-; tie des membres de ce corps, se melant Irop a la so- ciete, particip^it en quelque sorte aux moeurs nouvelles, ne se bornant pas a attaquer la licence, il s'effor^ait inulilement de repousser des verites que la disparilion des tenebres rendait palpables a tons lesyeux, elil s'ob- stinait a faire respecter de vieilles et piieriles supersti¬ tions , frappees a mort par le flambeau de la raison et par les armes legeres du ridicule. All reste, conime chacun se ressent de I'atmosphere de son siecle, ce m^me clerge avait adouci ses austeri- tes, qui rendaient la fin du regne de Louis XIV si triste; ii laissait tomber en desuetude les edits persecuteurs conlre les protestants, cause de tant de honte etde dom- mage pour la France, et ses debats acharnes sur Janse- nius et Molina. Pour nous, jeune noblesse fran^aise, sans regret pour le passe, sans inquietude pour I'avenir, nous mar- chions gaiment sur iin lapis de fleurs qui nous cachait un abyme. Rianis frondeursdes modes anciennes, de Forgueil feodal de nos peres et de leurs graves etiquet¬ tes , tout ce qui etait antique nous paraissait gdnant et ridicule. La gravite des anciennes doctrines nous pe- sait. La philosophie riante de Voltaire nous entrainait en nous amusant. Sans approfondir celle des ecrivains plus graves, nous I'admirionscomme empreintede cou¬ rage et de resistance au pouvoir arbitraire. L'lisage nouveau des cabriolets, des fracs, la simpli- cile des coutumes anglaises, nous cliarmaient, en nous perniettant de derober un eclat gpnant tons les details de notre vie privee. Consacrant tout notre temps a la societe, aux fetes, aux plaisirs, aux devoirs peu assu- jetlissants de la cour et des garnisons, nous jouissions a la fois avec incurie et des avantages que nous avaient iransmis les aacienjtes institutions, et de la liberte que OU SOUVENIRS. ig nous apporlaient les nouvelles moeurs ; ainsi ces dens regimes flaltaient egalement, I'un noire vanile, raiiirc nos penchants pour les plaisirs. Reirouvanldans nos chateaux, avec nospaysans, nos gardes et nos baillis, quelques vestiges de notre ancien pouvoir feodal, jouissant a la cour et a la ville des dis^ tinctions de la naissance, eleves par notre nom seul aux grades superieurs dans les camps, el libres desormais de nous meler, sans faste et sans entraves, a tous nos concitoyens pour gouter les douceurs de I'egalite phi- beienne, nous voyions s'ecouler ces courtes annees de notre printemps dans un cercle d'illusions, et dans une sorte de bonheur qui, je crois, en aucun temps, n'avait ele destine qu'anous. Liberie, royaute, aristocratie, de- mocratie, prejuges, raison, nouveaute, philosophie, tout so reunissait pour rendre nos jours heureux, et jamais reveil plus terrible ne fut precede par un sommeil plus doux et par des songes plus seduisants. Mon enfance s'etait ecoulee sous la fin du regno de Louis XV. Je ne fus presente a sa cour que trois aus avaiil sa mort. Cependanl le hasard ni'avait donne I'oc- casion de le voir et de I'approcher beaiicoup plus tot. En 1767, le roi avail assemble a Compiegne un camp de dix mille hommes pour y faire executer de grandes manoeuvres. Mon pere commandait ces troupes, et, quoique je n'eusse alors que quatorze ans, il me permit de le suivre en qualite d'aide de camp. Apres les revues et les manoeuvres, le roi fit a mon perel'honneur devenir souperchez Ini. Suivant I'lisage, celui qui recevait a sa table le monarque, dcvait se pla¬ cer derriere son fauieuil et le servir. Mon pere se dis- posait a suivre cctte etiquette; mais Louis XV lui dit : « Vous ni'avez assez loiigteinps servi a la gucrrc poiir « vous reposer pendant la paix; asseyez-vous pres de « moi, voire fils me servira.» Comme on pout le ^roire, je pris I'assiette, la ser-? 30 UtilOIRES victle, et je me pla^ai derriere le roi avec la vivacile d'une joie enfanline, qui au reste ne pouvait etonner personne : car depuis la chute des liberies du monde romain, danstoutes les monarchies modernes, le ser¬ vice domeslique du prince a ete regarde comme un hon- neur; on I'a decore du litre de charge et de grande charge, et les princes de la famille royale passent eux- mcmes la chemise au roi. Les litres d'ecuyer, de grand ecuyer, de maitre-d'hd- tel, de grand-maitre de la garderobe, attestent encore la force et la duree de ces usages renouveles des an- ciennes monarchies de I'Orient, usages qui oniresiste a la philosophie, tellemenl qu'on les voit encore en vi- gueur dans cette fiere et libre Angleterre, oil presque toujours on a lie les mains des princes qu'on servait a genoux. Le roi me parla plusieurs fois pendant ce repas, et je • me rappelle, entre autres choses, qu'il me dil: « Vous serez heureux a la guerre. » Je lui repondis • que « toutcequejedesirais, c'etaitdemevoirbient6tapor- • tee de verifier la justesse de sa prediction. — Elle est « certaine, me repliqua-l-ii; vous etes d'une famille oil « les chances de bonheur et de malheur sont alternatives, • Toujours, depuis plusieurs generations, I'un de vos • peres a ete blesse, et son fils est sorti sain el sauf de • toutes les affaires; recemment encore votre bisaieul " a perdu une jambe, a la guerre; votre grand-pere a « combattu toute sa vie sans etre atteint d'une balle; « votre pere est crible de blessures qu'il a revues : ainsi • la bonne chance sera pour vous. • A la fin du diner, il me demand# quelle heure il etait: je lui repondis que je n'en savais rien, n'ayant pas de montre. « Segur, dit-il a mon pere, donnez sur le « champ votre montre a votre fils. » II eiit peut-etre ete plus naturel de me donner la sienne; au reste, ce prince m'euvoya le Icndemaiu deux jolis cbevaux de ses ecu- OU SOUVENIRS. 81 ries, et cerles cetait le present le plus agreable qu'i nion age on put recevoir. Je me souviens toujoiirs d'un mot echappe a un gre¬ nadier pendant ce repas, et qui me frappa. La table etait servie sous une immense tente; elle elait a pen pres de cent couverls. Des grenadiers porlaient les plats. L'odeur que repandaienl ces soldats, dans un lieu elroit et echaulTe, blessa la delicalesse des organes du prince. « Ces braves gens, dil-il un pen trop haut, « sentent diablement le chausson. — C'est, repondit « brusquement un grenadier, parce que nous n'en avons « pas. » Un profond silence suivit celle reponse. Avantque le camp se separat, undeserteur, traduit devantle conseil de guerre, futcondamne a la mort: cetait la loi du temps.Ma mere courut se jeter aux pieds du roi et oblint la grace du coupable. Sedaine me dit que ce fut a roccasion de cet evenement que, depuis, il lit ropera du De'serleur, dont Monsigny composa la musique. Un souvenir d'un genre bien different, un souvenir fatal, est restc profondement grave dans ma memoire : a Tepoque du mariage de Louis XVI avec Marie-Antoi¬ nette d'Autriche, mon gouvernem- me conduisit avec mon frere sur les echafauds dresses dans la place Louis XV, pour voir le feu d'arlifice tire sur le bord de la riviere. Apres ce feu d'artifice, la foule immense qui remplis- sait la place et les Champs-Elysees, voulut se porter toute a la fois du cole du boulevart, oil une brillante il¬ lumination etait preparee. Par un etrange concoursde fautes et de negligences, ceux qui travaillaient a i'ache- vement des colonnades, avaient laisse ouvertes dans la rue Royale, de profondes traucliees. D'inno'mbrables files de voitures, arrivant des deux exlremites de la rue Saint-Honore, obsiruerent la com¬ munication de la place an boulevart. 33 ui^MOIRES Aucun soin n'avait eie pris pour s'opposer au desor- dre; les archers du guet etaient en trop petit nombre pour resister. Le prevot des marchandS avail refuse, par lesinerie, mille ecus demandes par le marechal de Biron pour charger les gardes fran^aises de veiller a la surele publique. Un grand nombre de fdous, habiles a profiler de cette circonslance, formerenl des attroupe- ments ei enlraverenl la marche de tons ceux qui s'a- vauQaienl en foule dans la rue Royale. Au milieu de cette confusion rapidement augmentee par la lerreur, plusieurs personnes tomberent dans les tranchees ouverles, qu'elles ne pouvaient eviter; d'au- Ires victimes tomberent sur elles : les flois de la foule s'accroissant sans cesse dans un passage qui n'avait pas d'issue, on fut bientdl presse, foule, renverse, etouffe. Les premiers auleurs de ce tumulte, des scelerats gorges de pillage, y perirent eux-memes, apres avoir arrachd aux hommes Icurs bourses, leurs montres, aux (emmes leurs bijoux, leurs diamanls. II resla six cents moris sur cette arene sanglante; un nombre a peu pres egal de blesses et de mourants dut la vie a des secours tardifs. Je crois encore entendre les cris des femmes, des vieillards, des enfants, qui perissaient enlasses I'un snr I'autre : horrible catastrophe qui couta la vie a tant de vidtimes, el qu'un siecle plus superstitieux aurail re- gardee comme un presage certain de TafTreux malheur du jeune couple dont I'hymen avail ete celebre sous de si sangiants auspices! II est certains rapports extraordinaires et fortuiis qui semblent rendre excusables la faiBlesse et la crddulite: comment se defendre de croire aux pressentiments, lorsqu'on songe que cette m^me place de Louis XV, ou tout Paris, accourant en fete, s'etait vu tout a coup plongd dans le deuil, fut, peu d'annees apr^s, Thorrible theatre ou tomberent les tetes des deux augustes epoux-. OU SOUVENIRS, 23 et que ce crime atroce se commit au m^me lieu oft les fetes de leur hymenee avaient ete troublees par cet ef- froyable massacre! Ce desastre consterna Paris; mais en raeme temps il augmenla i'affection des habitants de cette capitale pour le dauphin et pour la dauphine, qui firent eclater dans cette circonsiance la plus noble sensibiiiieetla plus ac¬ tive bienfaisance. Bientot un autre spectacle frappa mon jeune esprit, et lui donna matiere a de bien graves reflexions, dans une cour et ft un age oft les sensations ne distrayaient que trop de la pensee. Au mois d'avril 177ft, Louis XV, allant a la chasse, renconlra un convoi et s'approcha du cercueil. Comme il aimait a questionner, il demanda qui on enterrait. On lui dit que c'etait une jenne fille morte de la petite ve- role. Saisi d'une soudaine terreur, il rentra dans son p»- lais et fnt, deux jours apres, alteint de cette cruelle ma- ladie dont le noin seul I'avait effraye, II etait frappe a mort : Son sang se decomposa; la gangrene se de- clara; il niourut. On couvrit son corps de chaux, et on Temporla sans aucune ceremonie a Saint-Denis. Qua^ rante jours apres, on celebra ses obseques et on le pla^.a avec pompe dans la tombe de ses aieux. Ebloui, des mon enfance , par I'eclat dn trone, par retendue de la puissance royale, temoin du zele appa¬ rent , do I'ardeur affectee, de I'empressement continu des coiirtisans, et de ces hommages perpetuels qui res- semblaient a une sorte de culte, I'agonie et la mort du roi m'arrachaient des larmes. Quelle fut ma surprise, lorsqu'en accourant a Versailles je me promenai soli¬ taire dans le palais, lorsque je vis regner partout, dans la ville, dans les jardins , nne indifference generale et meme une espece de joie! Le soleil couchant etait ou- blie; toules les adorations se tournaient vers le soleil levant. Avant d'etre dgns la tombe, le viciix monarque f4 » MUMOIRES einildeju range au nombre de ses silencieux et imnio-' biles predecesseurs. Son r^gne clait des lors une bis- toire ancienne : on ne s'occupait que de I'avenir ; les vieux courlisans ne pensaieiU qu'a conserver leur cre¬ dit sous lenouveauregne, et les jeunes a lessupplanter. Le contrepoison des prestiges de la cour est un chan- gement de regne : ie coeur alors parait a nu; toute illu¬ sion (iesse; le roi mort n'est plus qu'un homnie, et sou- vent moins. II n'y a point de coup de theatre plus mo¬ ral et plus propre a faire reflechir. II est dans la destinee des peuples, comma dans celle des individus, de vivre dans un etat presque perpetuel de souflrance; aussi les peuples, comme les malades, aiment a changer de position : tout mouvement leur donne I'espoir de se trouver mieux. Cette fois tout semblait justificr une telle esperance : on voyait monter au trdne un jeune prince qui s'etait deja fait connaitre generalement par la bonte de son coeur, la justesse de son esprit et la simplicite de ses mceurs. II paraissait n'eprouver d'autre passion que celle de remplir ses devoirs et de rendre ses sujets hea- reux. Ennemi du faste, du luxe, de rorgiieil, de la flat- terie, on eut dit que le ciel avait forme ce roi, non pour sa cour, mais pour son peuple. La reine Marie-Antoinette, douee de tons les agre- ments de son sexe, reunissait a la dignite du mainlien, qui inspire le respect, la grace qui adoucit la majeste. Ses traits seuls portaient quelque empreinte de la fierte auirichienne. Toutes ses manieres et ses paroles etaient aimables, engageantes et frauQaises. Peut-etre tropen- nuyee de I'etiquette dont madame*la marechale de Mou- chy, sa dame d'honneur, s'efforQait de lui faire subir le joug, elle se plut trop a se degager de ces liens incom¬ modes pour jouir des douceurs de la vie privee; elle avait besoin d'amies, besoin qu'eprouvent bien rare* ment les personnes placees si haut, Ot) SOUVENIKS. • ' 25. C eiait une imprudence que d'ecouter trop son cceur, Le peuple frangais, malgre la legerete qu'on lui repro- che, et peut-etre mdme a cause de cetle legereie, cesse bieulut de respecter i'auloiite qui le gouverne des qu'il la voit depouillee d'une certaine gravile. II lui faut une boule serieuse, qui le conlienne et mette obstacle a la familiarite. Un roi jeune, dont le defaut principal etait de se me- fler trop de lui-meme, et de se montrer presque hon- teux de I'education negligee qu'il avait regue; une reine spirituelle, mais un pen legere et inexperimentee, pou- vaient difTicilement gouverner une nation mobile, ar- dente, avide de gloire et de nouveaute, dont les finances etaicnt en desordre et les esprits en agitation, qui bru- lait de se venger des aifronts d'une guerre malheureuse et de se relever de la honte d'un regne voluplueux. Une philosopliie nouvelle la disposait a rompre tons les liens qu'un gouvernement arbitraire sans talents et une li¬ cence habituelle de moeursluifaisaientregardercomme de gothiques chaiues. Dans cette position critique, le jeune monarque com prit qu'il lui fallait un guide, un soutien, un premier ministre : il en choisit un, et ce choix ne fut pas heu- reux. La reine, vivement pressee par les instances des nombreux amis du due de Choiseul, se montrait assez favorable a son rappel; mais le roi conservait contre ce ministre de fortes preventions qu'il tenait de son pere et des personnes qui avaient preside a son education. Louis XVI prit d'abord la resolution de coufier les renes du gouvernement a M. de Machault, administra- teur habile et magistral severe. La depeche qui lui an- nongait sa nomination etait ecrite; on I'avait remise au coun-ier, lorsque tout a coup le roi la reprit : il avait change de dessein. L'austerite de M. de Machault alar- mait le clerge, qu'il aurait voulu contenir rigoureuse- ment dans les limites de I'autorite spirituelle. 36 UEMOIRES Mesdames, tantes du monarque, le determinerent ^ nommer un autre premier ministre : ce fiit le comle de Maurepas, qui, a peine au sortir de i'enfance, avail ete ministre dans les derniers jours de Louis XIV. Son ca- ractere facile, son esprit aimable et leger, lui don- naicnt beaucoup d'amis. Son penchant pour la raillerie lui avail attire line longue disgrace, qu'ii supporta avec una insouciance qu'on prenait pour de la sagesse. Son grand age lui faisait attribuer una experience rassu- rante, et la frivolite, sous les cheveux blancs de la vieillesse, se trouva ainsi, par un caprice du sort, char- gee de diriger le vaisseau de I'Etat au milieu des ecueils qui I'enlouraient, et a I'approche de I'cpoque des tem- petes. M. de Maurepas, vieillard octogenaire, nommd mi¬ nistre a I'itge de vingt ans, tombe depuis en disgrace pour une chanson faite contra madame de Pompadour, maitresse de Louis XV, chanson qu'on lui imputait faussement, avait ete vingt-cinq ans exile. Ce ministre avait vecu et brille sous la regence. On reconnaissait en lui, malgre les traces du temps etl'en- nui d'une longue disgrace, Tinsouciance et la legereld de I'epoque de ses anciens succfes. L'age augmentait son penchant a Tegoisme, et le seul but de son minis- tcre fut d'eviter toute secousse, de s'abstenir de toute grande mesure qui aurait pu compromettre son repos. II ne voulait que consener tranquillement sa place, et fmir doucement sa vie. Prendre le temps et les hommes comme iis etaient, maintenir la paix au dehors et au de¬ dans, telle fut toute sa politique; elle ne nuisait, ne re- mediait a rien, n'aggravait aucdh dommage, ne repa- rait aucune mine: c etait, pour les maux de I'Etat, plu- tot un calmant qu'un remede. II laissa done paisiblement les vieilles idoles conser- ver leur culte, les innovateurs propager leurs opinions; toute carriere fut laissee libre aux passions nouvelles, OU SOUVENIRS. ' "27 pourvu qu'elles agisscnt sans bruit. Sous la conduite de ce singulier mentor, le roi et la cour s'endorniirent avec confiance sur le bord d'un abime que ce vieillard aimable et une societe brillante semaient de fleurs. Au moment oil M. de Maurepas fut nomme, la que- relle qui existait entre les anciens parlements renvoyes et ceux qui les avaient remplaces, semblait le seul in> dice d'un orage prochain. M. de Maurepas se hata d'e- teindrc ce feu qui I'alarmait. II rappela les parlements disgracies; leur exil avait ete un acie de tyrannie; leur rappel n'aurait pas du etre un triomphe pour eux : 11 le fut. On leur rendit, sans conditions, leur puissance, et cette victoire de rindependauce de la haute magisfra- ture sur raulorite enhardit I'esprit de resistance et d'innovation. Une rigueur injuste avait fait naltre I'es¬ prit de liberie en le comprimant; un acte de justice fait avec faiblesse lui donna un nouvel essor. 11 n'entre point dans mon dessein de peindre ici la politique et radminislralionde ces premieres annees du regne de Louis XVI. Ma jeunesse ne me permellait pas d'y jouer un role, et par consequent d'en bien connai- ire les mouvemenls. A mon age, je ne pouvais encore suivre et voir que la cour, les societes brillanles de Paris, leurs seduisanles superficies et le tourbillon de leurs plaisirs. Tous ceux qui occupaient des places, des charges pres du trdne, etaient d'un autre temps, d'un autre si&- cle que nous. JVous respectious exierieurement les vieux debris d'un antique regime dont nous frondions, en riant, les mceurs, I'ignorance et les prejuges; ne songeant point a leur disputer le fardeau des affaires, nous ne pensions qu'u nous amuser; et, guides par le plaisir, c'etait au milieu des bals, des fetes, des chai¬ ses, des Jeux et des concerts, que nous nous avancions gaiment sans prevoir nos destinees. Lnti'aves dans cette marche legere par I'ancienne S8 M^MOIRES morgue de la vieille cour, par ies ennuyeiises eliquettcs du vleux regime, par la severite de raiicien clcrge, par reloignement de nos peres pour nos modes nouvelles, pour nos coslumes favorables a I'egalite, nous nous sentions disposes a siiivre avee enthousiasme les doc¬ trines philosophiques que professaient des litterateurs spirituels et hardis. Voltaire enlrainait nos esprits; Rousseau touchait nos coeurs; nous sentions un secret plaisir a les voir attaquer un vieil echafaudage qui nous semblait golhique et ridicule. Ainsi, quoique ce fussent nos rangs, nos privileges, les debris de notre ancienne puissance qu'on miuait sous nos pas, cette petite guerre nous plaisait : nous n'en eprouvions pas les atteintes, nous n'en avions que le spectacle. Ce n'etaient que des combats de plume et de paroles, qui ne nous paraissaient pouvoir faire aucun dommage a la superiorite d'existence dont nous jouis- . sions, et qu'une possession de plusieurs siecles nous , faisait croire inebranlable. Les formcsde I'edifice restanl intactes, nous ne voyions pas qu'on le minait en dedans; nous riions des graves I alarmes de la vieille cour et du clerge, qui tonuaient centre cet esprit d'innovation. Nous applaudissions les scenes republicaines de nos theatres, les discours phi¬ losophiques de nos academiciens, les ouvrages hardis de nos litterateurs, et nous nous sentions encourages dans ce penchant par la disposition des parlements a fronder I'autorile, et par les nobles ecrits d'hoinmes tels que Turgot et Maleshcrbes, qui ne voulaient que de salutaires, d'indispensables reformes, mais dont nous confondions la sagesse reparatrtee avec la temerite de ceux qui voulaient plutot tout changer que lout cor- riger. La libcrte, quel que fiit son langage, nous plaisait pat- son courage; I'egalite, par sa commodiie. On trouve du plaisir a descendre taut qu'oii croit pouvoir reinoutcr OU SOUVENIRS. ■ 29 des qii'on ie vent; ct, sans prevoyance, nous goulions tout a la fois les avantages du patriciat et les douceurs d'une philosophie plcbdenne. Ce fut de celte sorte que s'elablirent pen a peu, entre les moeurs de la vieille et de la jeune cour, la meme ri- vaiile et la m^me difference qui preludaient alors dans les opinions, par des escarmouches legeres, a ccs ter- ribles combats qui ont depuis change la face dumonde. Cependant, nourris, des noire enfance, des maximes de I'ancienne chevalerie, notre imagination regrettait ces temps hero'iques et.presque fabuleux. Aussi le pre¬ mier combat qui se livra entre les vieux et les jeunes courlisans fut une tentative de notre part, faite dans le dessein de reprendre I'usage des habillcments, des coutumes et des jeux de la cour de Francois F', do Henri II, Henri III, Henri IV. Bientot nous fimes adopter ces idees par les freres du roi. Monsieur et M. le comie d'Artois, qui favori- serentnos projets avec autant d'ardeur que d'activite.; Nous eiimes d'abord un brillant succes ; peu s'en fallut qu'il ne fiit complet et que la revolution des modes ne devint totale. Mais notre triomphe n'eut que la durce d'lin carnaval; des qu'il fut fini, les vieux seigneurs re- prirent leur empire; les usages de Louis XIV et de Louis XV, leur puissance; et nous aliames oublier dans nos garnisons, sous les regies de la discipline nouvelle, nos reves trop courts de chevaliers et de paladins. Cette faveur passagere et cet essai d'innovaiions avaient commence tres gaiment par des ballets et par des quadrilles. MM. de Noailles, d'Havre, deGuemene, de Durfort, de Coigny, les deux Dillon, le comte, au- jourd'hui due de Grammont, le comte de Lamarck, mon frere et moi. La Fayette, une troupe choisie de jeunes dames, composaient ces quadrilles. La necessite de faire des repetitions, avant d'executer ces bullets, nous uvaitMlouue tui libre el frequent acces 3. i 0". tlKUOIRES chez la reine, chez Ics princesses et dans I'inlerieur des appartemenls des princes. La gaile qui presidait a ces repelilions et a ces amusements, les multiplia. La gra- 'vite des vieux courtisans qui possedaient les grandes charges, ne permettait guere de les y admettre. Leur presence etleurs formes ceremonieusesauraientattrisle notre joie. Les costumes divers que nous prenious nous parai&> saieut aussi gracieux, aussi nobles et pittoresques que Thabillement frangais moderne uous semblait ridicule. Nous recherchames celui de tousquiconvenait lemieux a uue cour chevaleresque, galante et belliqueuse. Les princes choisirent celui d'Henri IV, et, apres I'avoir portd dans quelques quadrilles qui furent fort applau- tiis, nous obtinmes une decision qui obligeait tous les Iiommes invites au bal de la reine a se revetir de cet ancien costume. II convenait admirablement a la jeunesse, mais 11 al- iait fort mal aux hommes d'un Sige mur et d'une taille courte et epaisse. Ces manteaux de sole, ces panaches, ces rubans et leurs vives couleurs rendaient ridicules tous ceux que la nature avail prives de graces, et I'age de fraichenr. Au milieu de nos jeux, de nos bals, de nos repeti¬ tions, la politique osa penetrer en riant et en ne se mon- trant d'abord que sous les traits de la folie. Le rappel des parlements occupait alors les esprits. Nous paro- diames les seances de ces graves assemblees. Un des princesjoua le r61e de premier president; d'autres, ceux d'avocat, de prociireiirs generaux, de conseillers j et ce qui aujoiird'hui pourra peut-6tre scmbler assez piquant, c'est que La Fayette, dans une de ces joyeuses audien¬ ces, remplit les fonctions de procureur general. Le mecontentement que I'intimite accordee par les princes a quelques jeuues courtisans inspirait aux grandes charges, aux represeutauls de la vieille cour^ OU SOUVENIRS. ' 31i eclatail frequemment; ils cherchaienl avec une humeur active roccasiou d'eloigiier ce jeiiiie essaini de favorls. JVous sumes bientdt qu'iis voulaient profiler _de noire clourderie, el qu'iis avaient fait senlir a M. de Maure- pas I'inconvenient de laisser les princes enloures de jeuucs et legers courlisans qui s'elaient permis de pa- rodier ainsi les parlements et la magistraiure. Pour detourner forage qui nous mena^ait, il me vint I'idec de prevenir adroilement le coup qu'on voulait nous porter. Me trouvant au coucher du roi, je m'ap- prochai d'un de mes amis, et, en lui parlant d'une de nos joyeuses seances, j'eus soin de rire avec une in¬ discretion qui me fit remarquer par le roi. Venant alors a moi, il me demanda le sujet de celte bruyante gaite. Apres m'etre defendu quelques moments d'en avouer tout haut le motif, comme il me dit de le suivre, je m'approchai d'une fenetre, et la je lui contai tout ce qui s'etait passe dans une de nos seances parle- mentaires, en donnant a ce recit los formes, la varietd et les couleurs qui ponvaient le rendre amusant pour sa majeste. Le roi m'ecouta avec plaisir et rit beaucoup. Le lendemain, je sus qu'au moment ou M. le comte de Maurepas avail voulu provoquer conlre nous la se- yerite royale, et s'efforQait de lui montrer les conse¬ quences d'un travestissement qui livrait au ridicule d'une jeune cour la dignite du parlement, le roi lui re- pondit : « Cela sufilt: on V songera pour I'avenir; mais « a present il n'y a rien a faire : car je suis presque moi- « meme au nombre des coupables. J'ai tout su; mais, « loin de m'en facher, j'en ai ri. » Nous ne recommciiQiimes pins; cependant nos qua¬ drilles continuerent, et, malgre le mccontentement de la vieille cour, notre favour dura auiant que le carnaval. Mais, des que I'heure des austerites eut succede a celle des plaisirs, la grave etiquette nous interdit toute en¬ tree familiere ; les occnpaiions serieuses prirentla place .^3 '' MEHOIHES 30 siemoires les cheveux en desordre, embelli par son cotirag^, court, appelle, exhorte, rallie les soldats, se precipile avec eux dans la melee, iriomphe et reste mailre de la coliiiie dispulee. Les deux generaux, temoins de sa vaillance, sollici- terent pour lui des recompenses; mais, comme 11 etait sans faveur, sans fortune et sans liaisons, il n'oblint que la croix de Saint-Louis et une place de major dans une petite ville : c'etait plutdt lui donner sa retraite que le recompenser. Toute carriere semblait desormais fermde pour lui, lorsque par un hasard singulier, il irouva, dans la so¬ litude, la fortune qu'il avait vainement cherchee dans les camps. Allant frequemment habiter le petit chateau d'une vieille tante dont la vie monotone ne pouvait hii offrir aucun plaisir, il s'amusa a parcourir les nombreux et antiques parchemins deposes dans les archives de ce castel, et, a sa grande surprise, il y irouva des litres qui prouvaient evidemment sa descendance de I'an- cienne maison d'Adhemar, que generalement alors on croyaiteteinte. Muni de ces pieces, il accourt Paris, et fait part de sa decouverte a mon pere et a M. de Castries, ses pro- tecteurs; ils en rirent d'abord et crurent son esperance chimerique. Cependant, d'apres leurs conseils, il porta ces papiers chez le genealogiste Cherin, juge eriidit dans cette maliere, et incorruptible; d'ailleurs un pau- vre major de place n'aurait pas certainement trouve le moyen de le corrompre. Cherin, apresun longexamen, declara rauthenticite des litres; et le nouveau comleVAdhemar, reconnu, ayant obtenu, par I'intervenlion de mon pere et de M. de Castries, la place de colonel commandant du giment de Chartres-infanterie, fut presente a la cour. Une veuve qui possedait quarante mille livres de rentes, madame de Valbelle, dame du palais de la reine, OU SOUVENIRS. 37 eprise du tiouveau colonel et esperant eJfacer I'inega- liie des ages par le don de ses richesses, I'epousa. M. d'Adhemar joignait a la regularile de ses trails un esprit aimable et une voixcharmante. Lieavecle comle de Vandreuil, il fut presente par lui a la comtesse Jules, et bientOt compte an nombre de ses amis. Tons se reunissaient quelquefois chez madame la du- chesse de Bourbon, oii se donnaient de petits concerts dans lesquels brillaient les talents dela comtesse Jules, de la comtesse Amclie de Boufilers, de MM. d'Adhe¬ mar, de Yaudreuil, etduduc de Guines, qui jouait sti- perieurement de la flute. La, on etait loin de penser aux alTaires, et il aurait ete diflicile de prevoir que, pen de temps apres, la fa¬ mine des Polignac et leurs amis parviendraient au faite de la faveur, et s'eleveraient au dessus de tous ces courtisans nes dans le palais et vieillis dans les cours. J'ai dit que la Jeune reine avail un coeur fait pour ai-* mer. Ellecherchait une amiequi fut attiree par sa grace plutdt que par sa puissance, et qui I'aimat pour elle. Frappee par la figure de la comtesse Jules, par la douce expression de ses yeux, par la sensibilile modesle et franche que decelaitson altrayante physionomie, elle congut pour elle une amilie qui dura jusqu'a sa mort. Ses instances vainquirent la modestie de madame de Polignac: elle vint a la cour et s'y etablit en favorite. La reine nomma son mari premier ecuyer. La com¬ tesse Diane fut placee pres de madame Elisabeth, comme dame d'honneur. M. de Yaudreuil re^qt la charge de grand fauconnier; M. d'Adhemar, nomme chevalier d'honneur de madame Elisabeth, obiint le poste de ministre du roi a Bruxelles, et, peu d'annees apres, I'ambassade d'Angleterre. On pent bien croire que ces faveurs nouvelles exci- terent d'abord la surprise et bientot I'envie; mais cette envie elle-meme se voyait presque loujours desarmee 4 38 M^MOIRES par la douceur, par la modesiie, par le desint^resse- nient de la favorile. Jamais il n'en fut de moins avide et de moins egoiste; el verilablement, loin d'accaparer les graces, les pensions, les emplois, elle aimait mieux les faire obtenir que les recevoir. On en vit plus (ai d une preuve eclatante, a I'epoque oil im grand scandale fit perdre une grande place a I'il- lustre famille des Rohan; le prince de Guemene fit une banqueroutede vingt millions, etla princesse safemme, qui elait gouvernante des enfants de France, se trouva dans la necessite de quitter cette charge unportante. La reine voulut alors confier I'education de ses en¬ fants a son amie. Elle se vit obligee d'employer beau- coup d'efforts pour vaincre sa resistance et pour la con- traindre a recevoir d'elle cette haute marque de fa- veur, et cette grande charge, I'une des premieres du royaume. Mes liaisons intimes avec madame la comtesse Jules, qui devint duchesse de Polignac, et avec ses amis, me . firent prendre part a sa fortune. La reine, qui me voyait souveut dans cette societe que sa presence embellissait frequemmeut, et avec laqnelle elle passait ordinaire- ment ses soirees, s'accouluma a me trailer avec une bonte particuliere, et son influence contribuabeaucoup, quelques annces apres, a la nomination de mon pere au ministere de la guerre. • M. d'Adhemar, dont j'ai parle plus haul, avail bien voulu, a la priere de mon pere, se charger de me con- duire a Strasbourg pour y suivre un cours de droit pu¬ blic. Son regiment yetait, et ce fut la que nous nousfoi^ mames a I'etude de la diplomafle, qui jusqu'alors m'a- vait ete aussi etrangere qu'a lui. Revenu a Paris, je me trouvai dans le meme tourbil- lon de fetes, de societes, de bals, de plaisirs de tous genres. Toujours de mieux eu mieux traite a la cour, mon pere etail tenl('' de faire quelques demarches pour OU SOUVENIRS. 39 m'obtenir ime place dans les maisons royales; mais je m'y opposai : ce gcnrC' de service me dcplaisait. Les reves de rambilion ne me tourmentaient point encore; je preferais ma liberie a un servage brillant, mais ge- nant. Par devoir j'allais a Versailles, mais par penchant je restais a Paris. Malgre mon age, ce n'elaient pas les galanteries et les amusements d'une jeunesse frivole qui prenaient la plus grande part de mon temps : je cherchais avide- ment la societe des personnes qui reunissaient chez elles les savants et les hommcs de lellres les plus dis- tingues; j'allais souvent chez madame Geoffrin et ma- dame du DelTant. D'ailleurs je trouvais dans quelques grandes maisons, telles que celles de madame la prin- cesse de Beauvau, de madame la duchesse deChoiseul, de madame la marechale de Luxembourg, de madame la duchesse de Grammont, de madame de Montesson, mariec secrctement alors a M. le due d'Orleans, de ma¬ dame la duchesse d'Anville, de madame la comtesse de Tesse, et chez ma mere, des entreliens tantot profonds, tantot legers, toujours a la fois inslruclifs et agreables, et dont on ne retrouve plus aujourd'hui le charme. On y voyaitun melange indefmissable de simplicite et d'elevalion, de grace et de raison, de critique et d'ur- banite. On y apprenait, sans s'en douler, I'histoire et la politique des temps anciens et modernes, mille anec¬ dotes sur la cour, depuis cclle de Louis XIV jusqu'a la cour du roi regnant, et par la on parcourait vine galerie aussi instructive, aussi variee en evenements et en por¬ traits que celle qui nous est offerte dans les inimitables lettres de madame de Sevigne. On recherchait avec empressement toutes les pro¬ ductions nouvelles des genies transcendants et des bril- lants esprits qui faisaient alors I'ornement de la France. Les ouvrages de Bernardin de Saint-Pierre, d'Helve- lius, de Rousseau, de Duclos, de Voltaire, de Diderot, 40 u£uoirus de Marmontel, donnaieni un alinieiu perpetucl a ccs conversations, ou presque tons les jugemenis semblaicnt dlctes a la fois par la raison et par le bon gout. On y discutait avee douceur; on n'y disputail pres¬ que jamais; et, comme un tact fin y rendait savant dans I'art de plaire, on y evilait I'ennui en ne s'appesanlis- sant sur rien, Le precepte alors le mieux pratique etait celui de Boileau, qui enseigne a patser tans cesse du grave au doux, du plaisant au severe. Aussi tres souvent, dans une mdme soiree, on parlait allernalive- ment de XEsprit des Lois et des contes de Voltaire, de la philosophie d'Helvetius et des operas de Sedaine ou de Marmontel, des tragedies de La Harpe et des contes licencieux de I'abbe de Voisenon, des decouvertes dans les Indes par I'abbe Raynal et des chansons de Colle, de la politique de Mably et des vers charmants de Saint- Lambert ou de I'abbe Delille. Les hommes de leitres les plus distingues etaient-ad- mis avec faveur dans les maisons de la haute noblesse. Ce melange des hommes de cour et des hommes lettres donnaient aux uns plus de lumieres, aux autres plus de gout. Jamais Paris ne fat plus semblable a la celebre Athenes. Ma vive passion pour les lettres me valut, quoique je fusse bicn Jeune, I'aniiiie de D'Alembert, de I'abbe Ray¬ nal, du cointe de Guibert, de Champford, de Suard, de I'abbe Arnault, de Rulhicre, du chevalier de Boufflers, du chevalier de Chastellux, dc I'abbe Barthelemy, de I'abbe Delille, les bontes de M. de Malesherbes, les conseils du celebre comte d'Aranda. La Harpe et Mar¬ montel m'eclairerent par leurs sages avis etprotegerent mes premiers essais. • Des succes d'abord legers, mais assez brillants, en- couragerent mon amour-propre, et m'inspirerent le constant desir d'en mdriter de plus solides. En soumet- taut mes premiers ouvrages it d'aussi bons juges, j'ap- OU SOUVENIRS. 41 prenais par eux combien Tart decrire est ditbcile. Les entreliens des hommes qui out obtenu une cele- brite mcritee, nous eclairent encore mieux que leurs Hvres. lis nous font connaitre mille regies de tact et de gout, et une foule d'observations, de nuances qu'il se- rail presque impossible d'expliquer par ecrit. Aucun livre n'aurait pu m'apprendre ce que me fai- saient connaitre, en peude conversations, Marmontel et La Harpe sur les formes du style, sur les moyens sc^ crets de I'eloquence, Boudlers sur I'art d'amener naiu- rellement un trait piquant et heureux, M. de Beauvau et Suard sur la correction du style, le due de Nivernais sur la finesse du tact, sur les nuances de la grace, sur la delicatesse du gout, et I'abbe Delille sur les moyens de saisir dans notre imagination cette baguette magique qui sait tout animer. Je ne citerai a cette occasion qu'un seul exemple, dcja connu et loujours bon a repeter. On soulenait, de- vaiit I'abbe Delille, que la langue frauQaise n'ayant pas, comme les langues latine et grecque, des breves et des longues, n'etait pas susceptible comme elles de peindre par son accent, et qu'en un mot elle manquait d'harmo- liie imitative. L'abbe pretendait, au contraire, que iiotre heureux langage donnait au vrai talent toutes les ressources qu'il pouvait desirer, et que son harmonie imitativepou- vait peindre non-seulement les differences, mais encore les nuances des objets; et, pourle prouver, il cita ses propres vers: Peins-noHS legiirementramanllegerde Fiore; Qu'un doux ruisseau murmurc en vers plus doux encore. Entend-on dela mer les ondes bouillonner? Le vers, comme un torrent, en ronlant doittonner. Qii'Ajax soul^ve un roc, el I'arraclie avec peine, Cliaque syllalie est loiirdc et pcsaniment sc trainc. Mais vois d'un pied legerCantiiic eflleurer I'eau : Levers vote et la suit aussl prompt qu'un oiseau. 42 . MflMOIRES L'abbe Dclille ajoiuait au charme de ses vers celiii do les lire avec une seduisaiite perfection. L'art de bien lire est le plus rare en France : on ne sail pas y varier ses intonations, leiir donner de la jus- tesse, de la force et dii naturel. Get art, si connu des anciens, compose cepcndant ime grande partie du ta¬ lent de rorateur et du poete, Tout le nionde sait que la plus belle scene mal declamee ne produit aucun elfet; et cependant on conserve dans I'habitude de la vie uiie prononciation monotone qui abrege tout, mange la mol- tie des mots, ne caracterise rien, donne a tout une phy- sionomie uniforme, et prive ainsi la raison de sa force et I'esprit de sa grace. Frappe de ces verites, je suivis les conscils de La Ilarpe, de Dclille, de ma mere, dont le jugement etait toujours eclaire par un goiit aussi sur que delicat, et je ])ris longlemps des Ie(;;ons du celebre acteur Le Kaiii, pour apprendre a bien lire et a bien dire. Presque toujours I'amour-projire le plus ambitieiixnc se dirige que vers un seul but, celui que lui indiquent sa position, ses moyens, ses penchants et les moeurs de son siecle. Ainsi, cbez les anciens, la tribune aux ha¬ rangues, les palmes de Feloquence, les lauriers cucillis a la guerre, d'aulres lauriers offerts aux talents par les muses, voilii ce qui poussait au mouvemenl toute la jeunesse: telsetaicnt les motifs de son ardeur et les prix ambitionnes par elle. Plus tard, la plupart des esprits se detacherent de la terre pour se diriger vers le ciel. La gloire des saints flit preferee a celie des heros; on quitta les camps pour les monasteres, la tribune poin»la chaire, la pourpre pour le cilice. L'entliousiasme religicux succeda aux passions littcTaires ou bclliqueuses. Bientot l ambition, prompte a entrer dans tons les cbemins qui menent a la consideration, prii avcc em- pressemeut le masque de la piete. La politique se coit- OU SOUVENIRS. 43 vril d'lm voile roligieux; el chaque courlisaii affecla unc piete qui, par une feintc renonciation aux biens terres- Ires 01 aux plaisirs mondains, lui ouvrit loutes les sour¬ ces de la fortune et du pouvoir. Chez les peuples modernes, longtemps on vit subsis- ter le melange constant de la superstition, du fanatisme, triste heritage dcs Romains corrompus, avcc I'ardeur belliqueuse des ancieiis Francs et Germains, qui ne connaissaient de droit que la force, de plaisir que la guerre, et qui croyaient le del ferme aux laches et ou- vert aux braves. Chez ces peuples nouveaux, et surtout parmi nous, la religion et la gloire se montrerent indulgentes pour I'amour; de sorte que le caractere frangais, jusqu'au dix-septieme siecle, resta a la fois devot, galant et bel- liqueux. C'etaient les moeurs feodales ou chevaleresques , tout jeune noble, en sortantdel'enfance,n'etaitanimequedu triple desir de servir son Dieu, de se battre pour son roi et de plaire a sa dame; et, si Ton en exccpte la classe que la pauvrete condamne au travail et a I'iguorance, toute la nation etait plus ou moins animee de ces senti¬ ments chevaleresques. IMais, au moment oil j'entrais dans le monde, ces sen¬ timents, doiit on retrouvait encore des traces, avaient dejii subi de grandes alterations. Depuis la decouverte de I'imprimerie et la reforme de Luther, on avait voulu tout examiner, tout analyser. L'esprit, sortant des te- nebres antiques, etait cbloui de cette nouvelle lumiere, et cherchait par elle a distingiier la verite de I'erreur; a, tout connaitre et a toutperfectionner. Ifontcux de I'iguorance de nos pdes, non seulement nous voulions nous approprier les iresors dela science des anciens, mais nous pi etendions meme les egalcr, et bientbt les surpasscr, dans la carriere des arts, de la legislation, do la litteratiire el de la philosophic; 44 m£;moires CcUe revplulioii, opcree graducllenienl par les de- coHvertes du quinzieme siecle, par les guerres de re¬ ligion, par I'affranchissement de quclques repiibliques qui avaienl brise le joug du pouvoir arbitraire, et qui s'elaient delivrees de celui de Rome, enfin par la gloire des grands ecrivains du sitele de Louis XIV, et ensuile par la philosophie epicurienne de la regence; celle re¬ volution, dis-je, avait exerce line influence si generale sur la jeunesse qui s'elevait en France a Tepoque oil Louis XVI comnieuQait son regne, que cliacun de nous pouvait offrir a Taltenlion d'un observateur eclaire le melange le plus singulier des moeurs grecques, romai- nes, gauloises, fran^aises, chevaleresques et philoso- phiques. Nourrisdans les principes d'line monarchie mililaire, cleves dans I'orgueil d'une noblesse privilegiee, dans les prestiges de la cour, dans les maximcs de la pieie, ■ el, d'autre part, entraines par la licence du siecle, par line gaianterie dont on faisait trophee; excites a liberie par les ecrils des philosophes, par les discours des par- lemeius, au lieu d'avoir un but certain, des principes assures, nous voulions a la fois jouir des faveurs de la cour, des plaisirs de la ville, de I'approbation du clerge, de raffeclion populaire, des applaudissements des phi¬ losophes, de la rcnommee quo donnent les succes iitlc- raires, de la faveiir des dames et de reslime des hommes vertueux; de sorte qu'un jeune courlisan fran^ais, anime de ce desir de reputation qui separe du vulgaire les hommes dislingues, pensail, parlail et agissait tour a lour comme un habitant d'Alhenes, de Rome, de Lu- tece, comme un paladin, un cruise, un courlisan, et comme un seclaieiu' de Platon, de Socrate ou d'Epicure. Cette divergence d'idees produisait necessairement line confusion qui se repaudit jiisquau sein de la cour. Les lanlcs du roi y rappclaicnt les coutumes pieuses et sevcrcs de la liu de Louis XIV j ]\I. de Maui epas, le mol OU SOUVENIRS. 46 epicurianisnie de la regence; le conud du Miiy, niiiiis- tre de la guerre, le courage, la severile et la dcvollon des anciens preux; M. de Miromeuil, garde des sceaux, la dependance ancieune et presque servile de quelques magistrats sous des regnes absolus; M. Turgot, I'es- prit de ces sages philanthropes, citoyens et non courti- sans, qui voulaieiit, par de grandes reformes, souiager Ics peoples opprimes, et faire triompher rinteret gene¬ ral des inlerels prives, la justice de I'arbilraire, et les principes des prcjuges. Les souvenirs de la ligue se retragaient encore sous la forme de partis parlementaires, dans les opinions de quelques pairs, de plusieurs magistrals, et meme d'un prince du sang, le vieux prince de Conti. Le parti de la devotion et du despotisme y conservait aussi des defen- seurs, tels que les Marsan, les d'Aiguiilon; celui du due de Choiscul reunissait a la fois sous ses elendarts lout ce qu'il y avail de plus brillant dans le syslcme de I'an- I'ienne monarchie et dans ceux des innovateurs. Au milieu de cct ebranlement general et de ce choc d'opinions opposees, le bon roi Louis XVI et la jeunc reine cherchaient la vcrile, voulaienl lebien, et revaient le bonheur public, sans prevoir leur fatale deslinee. Louis XVI elait le plus homme de bien de son royaii- mc; la force seule manquait a ses rares qualites; et, au milieu de tant de passions fermentanles, de laiit de pro- jets d'innottfition, et d'un besoin si general de change- ment, sa facile boute I'entraina trop rapidement vers les nombreux ecueils sortis de cette mer agitce, et sur lesquels devait inevitablement se briser notre antique monarchie: Chacun ne voulait que rcparer ce vieil edifice, ct tons, en y portant la main, le renversercnt. Trop de gens apportercnt des lumieres, et firent par lit cclater un embrasement. Aussi la vie tourmenlee de chacun de nous a cte, depuis cinquante annees, un reve alternaii- 46 M^MOIRES vcmont nionarchique, republicain, bclliqueux el philo- sophique. Malgre I'amitie qui me lialt a la societe des nouvcaux favoi'is de la cour, je conlinuais a preferer Paris Ver¬ sailles ; I'amour des leltres et celui des plaisirs m'y re- Icnaient inviiiciblcment; I'ete seul et mes devoirs m'en eloigiiaient. ]\Iais, dans les garnisoiis, jc consacrais lia- biuiellement a I'etude les heiires de liberie que me lais- sait le service. Lii, s'olTraient un autre tableau el plus de vestiges de uos ancieiiues coutumes clievaleresques. Par im effel des moeurs du temps, par une suite des anciens preju- ges qui semelaient aux idees nouvelles, le sortm'obli- gea de tirer mon cpec : car I'usage des duels, survivaiit presque soul aux autres prejuges gothiques, avail coii- siamment resisle, comme il resiste encore, a la reli¬ gion , a la raison, a la pliilosophie et aux lois. Aussi, quoique nos rois jurasseiit a leur sacrc de ne point par- donner au coupable, on ne se donnait guerc la peine de se cacher d'un duel, et lo mien, qui eut a Lille une giaiide publicite, loin de m'attirer quclque disgrace, ^ me donna plus de vogue et de succes a la cour, ainsi qu'a la ville. Je reniplis une de mes vues en le racon- tant : car on y verra un exeinple du singulier melange de vivacite, de courtoisie et de legerete, qui caracteii- sait les moeurs francaises a cette epoque. L'arnice alors ressemblait pen a celle d'dtijourd'hui : on y voyait bien regner le menie desir de se distinguer, le meme zele pour servir la patrie el le roi; les ofliciers y montraieiit la meme assiduite aux exercices et aux devoirs militaires; mais lacoinpdsition etait dilferenie, et les liens de la subordination elaient beaucoiq) moins resserres qu'ilsne le sont aujourd'hui. Les regiments ne se completaienl que par enrdlc- ment, de sorte qu'au lieu de voir sous les dra])eaux les fds de famille de toutes les classes, appeles par la coii- OU SOUVENIRS. 47 scription et par une loi generale, on n'y complait que des jeuiies gens dont la plupart ne se decidaienl a s'en- roler qu'a la suile de qiielques derangenienls on par oi- sivete. Aucune perspective d'avancement ne leur elalt offerte, et rien n'elail plus rare que de voir des soldals OU des sous-ofiiciers devenir ofliciers. Le petit nom- bre de ceux que le hasardcdevaitaiiisi, n'y arrivait qu'a- pres de longues annees de service. Le noni qu'on Icur donnait iudiquait assez la rarete de ces chances favo- rables : on les appelait officiers de fortune. Les nobles souls avaient le droit d'entrer au service comme sous- lieutenants. Get usage antique venait du regime feudal, et du pre- juge, conserve jusqu'a celte epoque, qui fermaitaux gentilshommes frangais toute autre carriere que celle des armes, de la diplomatie et de la magistrature. II resultait de ce rcste de nos vieilles coutumes une grande dilTiculte pour niainieuir une subordination com¬ plete entre des ofliciers, separes, il est vrai, par la hicM*- arcliie des grades, mais qui, en qualite de nobles^ se regardaient tons comme egaux. Chacun respectait son chef a la manoeuvre, a la pa¬ rade, dans les heures de service; mais, en tout autre lenips et partout ailleurs, on voyait pen de traces de subordination. Revenus a la ville ou a la cour, il airi- vait necessairement qu'on s'y relrouvait en ordre in¬ verse , et qu'un colonel gentilhomme de province, s'y voyaient en iuferiorite a I'egard de ses jeunes capitaines OU sous-lieutenants qui possedaient des charges, ou eiaieut decores de noms illustres, tels que les Montmo¬ rency, les Rohan, les Crillon, etc. Le regiment ou je seivais en offrait une preuve frap- paute. Le colonel qui le commandait, sous les ordrcs de ]M. de Castries, elait uii pauvre gcntilhommegascon, nomme le chevalier Dabeius, vieilli dans les grades in- 4S MEMOIRt; ferieurs; il comptait sous ses etendarts, independam- ment desofficiers en pied de ce corps, dix-sepl sous- llculenanls a la suite, telsque le prince de Lambesc, de la maisoii de Lorraine, graiid-ecuyerde France; le fils du due de Fleury, premier gcnlilhomme de la cliam- bre;lesconites deMaiignon, de Roncheroles, de Baibi; enfin la jeunesse la plus brillante de la cour. M. Dabeins savait a merveille conlenir noire turbu¬ lence, et meme parfois humilier noire vanile : aussi iressouvenl, aux grandes manoeuvres, devant un public assez nombreux, il se plaisaita nous trailer legerement, en nous parlant ainsi : • Monsieur Fleury, monsieur " Lambesc, monsieur Segur, vous manceuvrez comme • des etourdis; je vous enverrai a I'ombre murir vos « cervelles. » El en meme lemps, s'adressanl a des of- ficiers de fortune, autrefois cavaliers, il leur disait : • Monsieur de Carre, monsieur de Creplot, monsieur « de Roger, vous avez fort bien execute mes ordres; • on voit que vous savez commander comme. obcir. • Communement ses louanges et ses reprocbes n elaient pas irop jiistement dislribues; mais le resuliaten elait toujours assez bon, puisqu'il relevait les humbles et abaissait les superbes. On sent bien que, malgre la severite de quelques chefs, hors du service il devenait bien difficile de main- tenir la subordination entre tant de jeunes nobles, ha¬ bitues des fenfance a se regarder egaux entre eux, et qui se croyaient fails pour commander aux autres. La bourgeoisie avail souvent a se plaindre de leur orgueil, dans les garnisons et dans les quartiers. Cependant, depuis quelques aniMees, I'esprit d'egalite, ne des lumieres, avail commence a se repandre dans la nation; aussi dans beaucoup de villes, telles que Tou¬ louse, Lyon, Besan^on, Strasbourg, la bravoure d'un grand nombre de jeunes etudiants avail force, par beau- coup de duels, les patriciens a reconnaitre qu'on peq- 01) SOL'VENins. 49 retablir par Tepee le niveau, quand Thonneur le re¬ clame et que ia justice ne Taccorde pas. En general, dans ce temps, c etait moins des grands seigneurs et des hommes de la cour qu'on avail a se plaindre que de la noblesse de province, pauvre et peu eclairee; et c'est ce qui ne doit pas surprendre : car celle-ci n'avait de jouissance que celle de ses litres, quelle opposait sans cesse a la superiorite reclle d'une classe de bourgeoisie, dont la richesse et Tinstruction la genaient et Thumiliaient. A son urbanite on reconnaissait presque toujours un homme de la cour, et c'etait parmi les jeunes gentils- hommes campagnards qu'on rencontrait leplus souvent la morgue et la susceptibilite. Ces esprits querelleurs etaieut les plus difllciles a gouverner; craintsdans les societes bourgeoises, inoccupes dans leur chambre apres Theure des exercices, ils passaient tout leur temps au cafe, au billard et au spectacle. Dans la ville de Lille on avail une bonne troupe d'ac- teurs : les jeunes lieutenants et sous-lieutenants de la garnison se rendaient de si bonne lieure et si assidu- ment a la comedie, que les capitaines et les olTieiers su- perieurs ne trouvaient souvent plus de places aux pre¬ mieres loges en y arrivant. Le lieutenant de roi de la place de Lille, instruit de ce qui se passait, prit contre sa coutume une mesure peu reflechie; il defendit aux lieutenants et sous-lieute¬ nants de se placer dans les premieres loges avant la fin du premier acle du spectacle. Un pareil ordre etouna et mccontenta tout le monde. Les capitaines de la garnison convinrent tons, pour consoler leurs jeunes camarades, de partager leur sort et de ne point prendre les places qu'on defendait a ceux- ci d'occuper. Etant depuis quelques jours k la campagne, j'igno- rais toialement et Tordrg donne et Teffet qu'il avail pro- 50 Mf:HOIRES diiit. J'arrive a Lille a riieure oule spectacle allail com- niencer; j'entre dans une premiere loge, un peu surpris de la Irouver vide, ainsi queloules cellesdu pienierang. ]\Ia surprise augmenle en voyant des cliapeaux siir loules les chaises de ces logos. C'elaient ceux des licu- lenanls ct sous-licutcnanls qui, pour eluder I'ordre, faisaient ainsi retenir leurs places. Comnic la loge oil j'enlrai etait large, j'avancai unc chaise enlre deux de cellos qui etaient sur le devant, et je m'assis, loujours fort surpris du vide de ceiie pre¬ miere enccinle, tandis que tout le restede la salle tHait rempli. Autre etonnement! des que le premier acte estjouc, toutes les portes des premieres loges s'ouvrcnt, et une foule d'ofliciers y enlrent. L'un d'eux, M. de La Vilicneuvc, liculenant de chas¬ seurs dans le regiment Dauphin-infanlerie, prend place a cote de moi et me dit : « Monsieur, vous avez fait « tomber mon chapeau qui etait sur celte chaise. • En effct, sans y prendre garde, je Tavais fait tomber en m'asseyant. Je lui fis une excuse polie; mais il niere- pondit, avec une humeur inconcevable, qu'une telle im¬ pertinence ne se reparait pas par une mauvaise excuse. Je lui repliquai qu'apres le spectacle, il aurait une ex¬ plication serieuse et peut-ctre moins satifaisante pour lui. JVous elant ainsi entendus, il garda le silence; mais, comme il etait jeune et impatient, il ne put attendre la fill de la representation. Apres la premiere piece, ilse leva, ct me fit signe de le suivre. An moment ou je sor- lais, un jeune lieutenant de mgn regiment, le comle d'Assas, qui se trouvail derriere moi, ct qui voulait ma place si je ne rcntrais pas, me dit eu me repetant ces vers d'un opera comique qu'on jouait « Segur, tu t'eit vas, « Pour ne revenirjamais, pour ne rcvonirjaroais, » OU SOUVENIRS. 61 0 Tu le irompes peut-etre, »lui repondis-je. Dcs que j'eus lejoint, au bas de I'escalier, men lieu¬ tenant tap^eur, nous sorlimes ensemble de la salle, el, lorsque nous fumes sur la place d'armes, comme rcellcment il avail le occur aussi bon que I'esprit vif et Icger, il me dit apres quelques momenls de reverie : « En verile, nous sommcs de grands fous; nous aliens <■ nouscouper la gorge pour une bagalelle quin'en vaut » pas assurement la peine, pour un-chapeau lornbc! — « Celte reflexion est juste, lui dis-Je, mais im pen trop « tardive. Je n'ai pas I'lionneur de vous connaitre; le « vin est lire, il faut le boire. — Comme vous voudrez, « rcpliqua-t-il; sortons done de la ville. — Non, lui dis- e Je; il est tard, ot celui de nous deux qui sera blesse « ne doit pas rosier seul sans seoours dans un champ; " allons nous batlre sur un bastion. » II me fit observer que c'etait severemcnt defendu et sons des peines graves. * Bon, repris-je, qu'imporle la defense! en fait de fo-j « lies, Ics plus oourles sont les meilieures; oe sera bien- •> lot fait: marohons.» Arrives dans I'interieur d'un bastion, nous quiltames nos habits et nous tirames nos epees; comme mon ad- vorsaire etait ardent et lesle, 11 s'elauca sur moi, par un seul bond , si promplement, que je n'eus pas le temps de parer; je me sentis le cOte frappe; heureusement, par impeluosile il avail manque mon corps, et c'etait la garde de son glaive qui m'avait touche. Ma foi 1 dis-Je « en moi-meme, d'Assas a pense predire juste. » Je chargeai a inon tour mon adversaire, et lui donnai, en plongeant, un coup d'epee; la pointe penetra dans son corps, et s'arreta sur un os. 11 voulait continuer, mais la douleur I'empechait de se lenir ferme sur ses jambes, ce qui me donnait trop d'avantage : je lui pro¬ posal de cesser le combat. II y consentit et accepta mon bias pour marcher. ~ Nous renlrames dans la ville; a la lueur d'un rever- 53 U^UOIRKS bcre je le vis iiionde de sang, et je rcflechis irislement sur la cruaule de nos prejuges. Bientdt nous trouvames un fiacre, je I'y fis monter avec assez de peine , et je voulus y prendre place a c6le de lui; mais*il le refusa absolumcnt. Attribuant ce refus a un ressenlinient prolonge, je lui en montrai ma surprise.« Vous me jugez mal, me dit- « il; je suis elourdi, un pen bizarre, passablement en- « tele meme, mais je suis bien loin de vons en vouloir; « an coniraire, je vcux me punir plus que vous ne I'a- « vez fait: tout le tort est de mon c6te; je vous ai provo- « que sans raison, et j'exi^e, quand ce ne serait meme <• que pour dix minutes, que vous aliiez reprendre a la « comedie la maudile place qui a ete le sujet de notre dis- « pute. Apres cela vous viendrez me soigner si vous « le voulez, j'en serai honore et ravi; autrement, j'y suis « decide, nous ne nous reverrons plus.» J'eus beau lui dire que je ne pouvais le laisser seul dans I'etat ou il etait, ignorant si la blessure ctait mortelle ou non; il fcrma la poi'tiere et me donna son adresse. f ■ Pour le satisfaire, j'allai a la comedie; je repris a d'Assas ma place, en lui racontant mon aventure et en lui rappelant la belle prediction qu'il m'avait fait sans s'en douter, et dont il parul tout aitriste. Un quart d'heure apres, j'allai chez mon lieutenant blesse, queje trouvai tres souffrant, mais sans danger. Au bout de trois semaiues il fut gueri; il avait fait le recit de cette affaire a tons ses camaradcs. Elleeut un singulier resul- lat: I'ordre fut retire; les querelles pour les places ces- serent, et la bonne intelligence se retablit entre les o(H- ciersdesdifferents grades. ^ Cinq ans apres, passant a Nantes, lorsque j'allai m'embarquer pour I'Amerique, j'y retrouvai le regiment Dauphin. Mon lieutenant de chasseurs, instruit de mon passage, m'invita a diner aves tons les jeunes gens de la garnison. Pour cctle fois il n'y eut de choc qu'entrs OU SOUVENIRS. 53 les verres; la gaite fut cordlale et vive. Je n'ai rappele cette anecdote que parce qu'elle me parait propre a peindre I'esprit de notre age et les mceurs de notre temps. Cette aventure termina mon sejonr a Lille : car, trois semaines apres, je regiis a la fois et la nouvelle de ma nomination a la place de colonel en second au regiment d'Orleans-dragons, et un ordre que m'envoyait mon pere de le rejoindre en Franche-Comte, province dont il etait commandant. J'eprouvai une bien douce jouissance, en voyant la veneration qu inspirait mon pere dans son commande- ment, et a quel point sa noble franchise, secondee par I'esprit et par la grace de ma mere, avait su, en pen do temps, retablir le 'calme dans un pays jusque-la tou- jours agite, concilier les inter^ts opposes, et faire re- gner, au moins en apparence, la plus satisfaisanle har- monie entre les corps mililaires, la magistrature, I'ad- ministration et la bourgeoisie. Get exemple etpiusieurs autres m'ont prouve que, malgre la legerete de notre nation, ou peut-etre a cause de cette legerete meme, les qualites les plus necessaircs pour la gouverner facilement sont la gravite, la justice, la bonne foi et la fermete. 11 faut de plus y joindre une politesse qui, sans nuire a la dignite, menage Tamoiir- propre de toutes les classes : car en France I'amour- propre, ou si on le veut la vanite, est de toutes les passions la plus irritable; et c'esl ce qui fait que depiiis trente ans y a toujours plus vivement et plus con- stamment defendu I'egalite que la liberte. Aux yeux de quelques unsmeme, une servitude de plain-picd, etpc- sant egalement sur tout le monde, paraitrait plus sup¬ portable qii'mie liberte solide construite par etages et avec des differences de classes et de rangs. Cette meme annee je fis une course aux caux de Spa, qui dans ce temps claicnt ires freqitcnides el ties a la • 5. 64 MEMOIRES mode. Spa etait le cafe de I'Europe : on s'y rendait en foule de tons les pays, sous le pretexte d'y relrouver la sanle, mais dans le but reel d'y chercher le plaisir. On y jouissait d'une liberie plus elendue que dans aucune contree du monde. L'^veque de Liege, souverain de ce pays, elait un trop petit prince pour imposer aux voya- geurs ses lois et ses usages. Son exemple n'etait compte pour rien, et une centaine d'invalides a sa solde ne pouvait fitre un frein bien respectable : aussl, Fran- ^ais. Anglais, Hollandais, Allemands, Russes, Suedois, Ilaliens, Espagnols et Portugais, chacun y vivait selon les moeurs de son pays, et cetle variete d'usages avail un charme singulier. Ce fut la que j'appris, pour la premiere fois, les eve- nemenis qui annongaient en Amerique une procliaiiie el grande revolulion. Le premier iheatre de celle lulle sangJante enlre la Grande-Breiagiie et ses colonies, fut la ville de Boston. Le premier coup de canon tire dans ce nouvel hemisphere pour defendre I'elendart de la liberie, reienlil dans toule I'Europe avec la rapidile de la foudre. Je me souviens qu'on appelail alors les Americains imurge's, et Bostoniens; Icur courageuse audace elec- irisa tousles esprils, excita une admiration generate, surioul parmi la jeunesse, amle des nouveautes etavide de combats. El dans celle petite ville de Spa oil se trou- vaienl lani de voyageurs, ou deputes accidentels et vo- lonlaires de loules les monarchies de I'Europe, je fus singulierement frappe devoir eclalerunanimement un si vif et si gchieral inlerdt pour la revoke d'un peuple conlre un roi. . • L'insurrection americaine prit parlout comme une mode : le savant jcu anglais, le wisk, se vit lout a coup remplace dans tous les salons par un jeu non moins gr ave qu'on nomma le boston. Ce mouvemcni, quoiqu'il semblebien leger, elait un uolable presage des grandes 01) SOUVENIUS. 55 convulsions auxquelles le nionde eniier ne devait pas tarder a dtre livre, et j'etais bien loin d'etre le seul dent le coeur alors palpitat an bruit du reveil naissant de la liberie, cherchant a secouer le joug du pouvoir arbi- traire. Ceux qui nous en blamerent depuis, devraient se rappolcr qu'alors ils partageaient nott^i enlhousiasmc, el semblaienl se retracer avec plaisir les vieux souve¬ nirs dela ligue et de la fronde, temps bien diflerent, causes bien diverses, mais que leur esprit frondeur ne savait alors ni distingiier, ni separer. Commentd'ailleurs les gouvernementsmonarcliiqncs de I'Europe pouvaiont-ils s'etonner de voir eclater I'a- mour de la liberie dans les esprils ardents d'une jeu- nesse, que partout on elevait dans I'admiralion des he- ros de la Grece et de Rome, devant laquelle on avail eonstamment Icite avec entliousiasme l affrancliisse- mcnt de la Suisse et de la Hollande, et qui n'ap- prenait a lire et a penser, qu'en etudiant sans cesse les otivragcs des republicains les plus ccicbres de raiili- quile ? Mais tel etait raveuglement des princes et des grands ; ils avaient favorise les progres des lumiercs, et voulaient une obeissance passive qui ne pout exister qu'avec les tenebres. Ils pretcndaient jouir de tout le luxe des arts et de la civilisation, sans permettre aux savants, aux artistes, a tons les plebeiens eclaires, de sortir d'une condition presque servile. Enfin ils pen- saient, chose impossible, que les lumieres do la raison pouvaient briller et s'etendre sans dissiper les images des prejuges nes dans les siecles de la barbarie. II n'existail pas une doctrine en education, un pro¬ gres en philosophie, un succes en litterature, un ap- plaudissement an theatre, qui ne dut avertir les puis¬ sances qu'une grande epoque etait arrivee, qu'il fallait un autre art pour gouvcruer les homines, et qu'on ne 56 MEItlOlKES pouvail plus ieur refuser la jouissance de leurs drolls , longtemps perdus, mais que des hommes lels que 1 im- morlel Montesquieu leur avaient fait reconnaitre et retrouver. Lorsque je fus de retour a Paris, mes regards y fu- rent frappes par la nieme agitation des esprits. Personne ne s'y montrait Javorable a la cause des Anglais, et chacun y faisait publiquement des voeux pour celle des Bostoniens. Cependant, malgre cet amour de la liberie qui se manifestait en France, rinegalite exisiait encore tout cntiere par le droit, par les lois, par les privileges; mais de faitelle s'attenuait chaque jour : les institutions etaient monarchiques, et les moeurs republicaines.Les charges,les fonclions publiques, conlinuaient a etre le partage de ceriainesclasses; mais, horsdel'exercicede ces fonclions, regalitc commengait a regner dans les socictes. Les litres litleraires avaient meme, en beau- coup d'occasions, la preference sur les litres de no- 1 blesse, et ce n'etait pas seulement aux hommes de ge¬ nie qu'on rendait des hommages qui faisaient dispa- taitrepour euxtoute trace d iuferiorite : car on voyait frequemment, dans le monde, des hommes de lettres , du second et du troisieme ordre, etre accueillis et trai- tes avec des egards que n'obtenaient pas les nobles de province. La cour seule conservait son habituelle superiorile; mais, comme les courtisans en France sont encore plus les serviteurs de la mode que les serviteurs du prince, iis trouvaient de bon air de descendre de leur rang, et venaient faire leur cour a Marmoetel, a D'Alembert, k Raynal, avec I'espoir de s'elever, par ce rapprochement, dans I'opinion publique. C'etait cet espoir d egalite qui faisait alors le charme des socictes de Paris, et qui y aitirait en foulc les ctran- gers de tons les pays. Parlout ailleurs, si ce u'est eu OU SOUVENIRS. 57 Anglelerre, on ne savail pas jouir de la vie privee; on ignorait les douceurs d'une sociele sans morgue, sans gt^ne, d'une conversalion sans deguisement et sans en- irave. Autre part, la separation entre les castes etaiit constante et inviolable, chacun ne vivail qu'avec ses pairs, et il n'existait aucun commerce d'echange entre les esprits et les interels des diverses fractions de la population eclairee. Chez nous, au contralre, ces communications fre— quentesdes divers etages de la societe, ces liaisons mu- tuelles, ces egards reciproques, ces echanges de pen- sees, accroissaient la richesse de notre civilisation, et, dans ces rapports nouveaux, les nobles acqueraient les connaissances et les lumieres de tout genre dont ils etaient auparavant prives, tandis que les hommes eclai- res des classes inferieures y puisaient des lemons de ce gout fin, de ce tact delicat, de cette grace degante, lleur Icgere, mais charmante, et qu'on ne trouve qu'au sein d'une cour polie. II faut avouer aussi que, depuis longtemps, cet es¬ prit d'egalite, avant de s'etendre jusqu'au tiers-etat, avait jete de profondes racines dans la noblesse fran- ?aise. La hierarchie feodale etait oubliee. On avait en- tendu Henri IV dire «qu'il regardait comme sou plus «beau titre d'honneur d'etre le premier des gentils- « hommes frangais.» Les pairs avaient bien seuls droit de seance au parlement et les honneurs du Louvre. Les duchesses jouissaient de la prerogative d'etre as¬ sises sur un tabouret chez la reine; mais, hors de ces circonstances tres rares, les nobles se croyaient tous parfaitement egaux entre eux. Au manage de Marie-Antoinette, la noblesse, qui ne voulait pas reconnaitre la superiorite des dues, c'est a dire des hommes titrcs, s'opposa meme vivement aux droits que la reine voulait etablir en faveur de la mai- soii de Lorraine, et menagait de ne pas se trouver au 5S m£:moirks bal pare, si la princesse Charlotte de Lorraine ouvrait ce bal. Comme la resistance etait opiniatre, la negocia- tion sur ce point frivole fut dillicile. Enfin il fut decide que la princesse jouirait de la favour qu'on voulait lui accorder, mais sans consequence pour I'avenir, et uni- quement parce quelle etait parente de la reine. La fierte des princes de la Germanie, de ce dernier temple de Tetiquette, de ce dernier asyle de I'ancien sy- ■ Sterne feodal, etait obligee en venant en France de se soumettre a ce niveau social. Tous les princes alle- mands, souverains chez eux, n'etaient traites a Paris, paries gentilshommes frangaisque comme leursegaux. II u'existait aucune difference, par exemple, entre le prince Max de Deux-Ponts, aujourd'hui roi de Baviere, et les gentilshommes frangais qui servaient ou vivaient en societe avec lui; car ce prince etait alors entre au service de France. Les electeurs et quelqucs souverains, meme du troi- si^me ordre, comme le due de Deux-Ponts, qui n'au- raient pas vouiu reconnaitre celte cgalite et qui vou- laient cependant jouir des plaisirs que leur offrait le se- ' jour de Paris, eludaient toute diflicidte en voyageant incognito : c'est pour celte raison que le due de Deux- Ponts y prenait le nom de comte de Sponbeim. Les electeurs formaient a la verite des pretentions plus hautes : ils croyaient devoir jouir partout des hou- neurs royaux; ils ne vouiaient point c^der le pas, meme aux princes du sang royal. Aussi les vit-on tres rarement en France, et leur sejour ydevintI'objetde vives contestations a la cour. Ce que je viens de dire des prtnces allemands me rappelle encore tine aventure qui m'arriva a la suite d une querelle que me fit sans sujet le prince de Nassau, a un diner que nous donnait le prince de Deux-Ponts, loge modestement alors a I'hdtel du Parlemeut d'Angle- terre, rue Coq-Heron. OU SOUVENIRS. 69 Pour mieux expliquer les molifs de cetle qiierelle, il faut remonter un peu plus haul. Un OU deux ans environ avant I'epoque dont je parle, je rencontrai le prince de Nassau un matin sur la ter- rasse des Feuillants, auxTuileries; il marchait vite, et je voulus en vain I'arreter, « Je suis tr6s presse, dil-il; «le prince F... de S... m'a choisi pour temoin d'un duel « qui doit avoir lieu tout a I'heure aux Champs-Elys^es « entre lui et le chevalier do L.... Tous deux ayant ete « obliges de promettre au tribunal des marechaux de « ne point s'envoyer de cartel et voulant cependant se « battre, il faut que leur duel ait Fair de I'effet du hasard « et d'une rencontre a la promenade. Si tu veux voir ce « combat, viens avec moi.» J'y consentis, car j'eiais assez curieux de voir sur le pre ce prince qui, par sa lenteur a se decider dans ces sortes d'affaires, avait trouve le moyen de se donner nne reputation assez douteuse du cdte de la bravoure, quoi- qu'il n'y cut peut-dtre pas d'homme de son temps qui se flit batlu pins souvent que lui. Nous sortimes done des Tuileries et nous entrames dans la grande allee des Champs-£lysees. Devant nous, > 5 line assez grande distance, nous vimes deux voiture^ ( s'arr^tcr, et nos deux champions en descendre avec « leurs epees. lis marcherent, et nous hatames le pas pour les rejoindre. Mais la distance etait assez grande, et il y avait ce jour-la des promeneurs. Avant d'appro- cher du lieu oil ils s'arreterent, une foule assez nom- breuse nous en separa. Nous entendimes alors un grand tumulte; nous cou- rumes, et, en arrivant, nous vimes le denouement Ires singulier de ce combat: I'un des deux combattants te- < nait a la main le tron^on de son epee brisee, I'autre le frappait avec la sienne. Tous deux s'accusaient reci- proquement d'avoir viole les usages et les regies du duel. L'un pretendait (ju'etant tombd parce que le pied 60 MKMOlftES Ini avail glisse, el que son epee s'cianl rompue, son ad- versaire eiaii vcnu pour le percer, quoiqu'il fiit desarme; ce qu'il aurail fail si son valet de chambre ne fill venu le secourir. L'aiUre soulenait que son ennemi, sans al- lendre qii'il fin en garde, I'avait legiiremenl blesse dans les reins, el qu'ensuile le valel de chambre de ce meme ennemi eiaii venu, conire louieconvenance, semelerau combat. ' ^ La foule qui les enlourait eiait trop parlagee d'opi- nion pour nous eclairer. De loules parts on criait au meurlrel a rasxasfivut! sans designer le coupable. Celle foule s'accroissait a chaque inslani, et les der- niers arrivanis, qui n'avaienl rien vu, n'elaienl pas ceux qui criaienl le moins haul. Les deux icmoins de chaque combaiianidefendaienl, avec une yivacile tin pen pariiale, chacun la cause de son ami. Enfin les exhortations de quelqiies speciaieurs ■plus sages persuaderenl aux deux adversaireset a leurs amisde terminer ce scandale. Tons deux elaient bles¬ ses. Les temoins les reconduisirenl dans leurs voilures, el ils se separerent. Celle aventure, comme on le croil bien, fit un grand "bruit; on ne parlaii d'aulre chose dans Paris. Le soir, levieux pore du prince F... mecrivil qu'ayant su que j'avais ele a poriee de savoir ce qui s elail passe, il me priail de lui ecrire mon opinion a ce sujel, persuade qu'elle sei'ail favorable a I'honneur de son fils. Le prince de Nassau me pressa vivement, mais en vain, d'acquiescer a celle demande. Je m'y refusal, al- leguanl pour excuse que c'etail aux temoins choisis par les deux parlies a deposer sur ufle si elrange affaire, el que, le hasard seul m'en ayanl rendu spectaleur, jene voulais point, elant arrive lard el au milieu de ce grand tumulle, emeiire sur ce que j'avais ires confusement vu et ires vaguement entendu, une opinion qui pourrait fitre desavaniageuse k Tune ou a rautre des parlies. OU SOUVENIRS. 61 Cetle reponse moconiema Nassau, et dopuis ce jour, il avail exisie unc assez grande froidcur eiilre nous. Nous elions encore dansceucdisposilion reciproque, lorsqu'un jour nous diuames ensemble, avec environ vingt aulres convives, cbez le prince Max de Deux- Ponls.-Le repas elait fort avance, quand un des invites, ]M. de S... B..., jeune homnie done d'un tres bon eoeur etd'un excellent esprit, mais qui avail alors toute I'ar- deur et la legerete de son age, entra dans la salle a manger, et, apres quelques excuses faites au maitre de la maison sur son retard, alia se placer a c6te du prince de Nassau. Celui-ci le railla sur sa paresse; M. de S... B... lui repondit, sur le meme ton, que ce qui I'avait retarde elait uue querelle qu'il venait d'avoir avec un prince al- lemand, et qu'il avail ete au moment de jeter ce prince par la fenetre. Nassau, naturellement tres colere, au lieu de rire de ' cette legerete si singuliere a la table d'uu prince alle- mand, et a c6te d'un prince du meme pays, s'en facha serieusement, declarant que, lorsqu'on tenait un pareil propos, il fallait au moins nommer le prince dont on voulait parler. M. de S^.. B... repliqua qu'il s'agissait d'une querelle sur%'enue enire lui et le prince F... deS. Comme je voyais le prince de Nassau s'enflammer, je cms pouvoir apaiser cette altercation naissante en m'y interposant. "Monsieur de S... B..., dis-je alors, vous « avez tort. Le prince F... ne se serait pas laisse mal- « mener aussi facilement que vous le croyez. Je I'ai vu « soutenir un combat tres vif, il y a quelques mois, aux « Champs-Elysees.» Ces paroles, au lieu d'apaiser la colere de Nassau, comme je I'esperais, ne firent que la detourner sur moi. • Monsieur, me dit-il assez haul, vous n'avez point .«voulu parler stir ceit^alfaire quand on vou§ en priait; I. 6 63 meuoires « ainsi, a present, vousferiez mieuxdevoustaire." Jelui repliquai que ce ne serait jamais lui qui pourrait m'im- poser silence. Les persoiines qui elaient entre nous s'empresserent d'etouffer nos voix et d'inlerrompre celle conversalion. Apres le diner, je m'approchai sans afifectaiion dc Nassau, et Je lui dis :« Vous m'avez lenu un propos of- " fensant, parce que voire eniporlement vous a die «loule reflexion. Vous avez dix ans de plus que moi. « Votre reputation est faite et trop faite par vingt com- « bats; la mienne ne fait ques'etablir. Vous sentez qu'il « me faut uiie satisfaction, et il en est de deux genres: « vous pouvez tout flnir, si vous le voulez, en disant de- « vant nos convives, qui sont tons vos amis, que vous « vous reprochez votre vivacite, n'ayant eu aucune in- «tention de m'offenser; si je n'obtiens pas cette salis- « faction, vous savez qu'il m'en faudra une autre. » « Je n'en ai point a vous donner, • reprit-il brusque- ment.« Eh bien, lui repondis-je, demaiii a sept heures « du matin, j'irai chez vous pour vous demander raison « d'une si elrange conduite.» Apres ce pen de paroles echangees, nous nous quittames. Pour eviter d'etre retenu par aucun obstacle imprevu, je me gardai bien de rentrer cliez mes parents , et jo leur ecrivis que j'etais oblige de partir pour Saint-Ger¬ main. Le vicomte de Noailles avail ete present a cette scene; je le choisis pour temoin et j'allai demander asyle a un autre de mes amis, le due de Castries, qui me fit coucher chez lui. Le vicomte de Noailles, qui devait me servir de temoin, vint me chercher le lende- main a six heures et demie, pofft- m'accompagner chez le prince de Nassau. Lorsque nous y arrivames, tout le monde dormait dans sa maison. Ulailre et valets, tons etaient plonges dans le plus profond sommeil. Nous eumes beaucoup de peine a reveiller le suisse, h nous faire oiivrir et It OU SOUVENIRS. 63 penelrer dans la ehambre du prince, que noire brus¬ que eulree eveilla en sursaut. II avail perdu toule idee de ce qui s'^tait passe la veille; ce souvenir s'elail efface de son cerveau avec les fumees du vin de Champagne qu'il avail bu « Par « quel basard, messieurs, nous dil-il, me faites-vous « une visile si maiinale? — Vous devez le savoir, lui « repondis-je, puisque c'est vous qui Tavez voulu. — « Parbleu, repril-il, je me donne au diable si j'en sais « un mot. • Je fus done oblige de lui rappeler en peu de paroles le propos 'insolent qu'il m'avait lenu. « Tu as raison, « dil-il, je me suis conduit comme un fou, le vin m'avait « trouble la tele; mais il n'y faut plus penser, el puis- « que lu m'as amene le vicomie de Noailles, je te de- « dare devaiil lui que je suis ton servileur, ton ami, el " qu'il n'a jamais ele dans mon intention de te faire la « moindre offense. » « C'est bien, dis-je a mon tour, mais c'est trop lard, « j'aurais voulu pour toute chose au moude recevoir « bier de toi cette reparation; mais les vingt convives « qui dinaient avec nous ne peuvent en elre temoins, « et elle ne me sufflt plus. » « Aliens, ajoula-t-il, tu as encore raison : eh bien! « nous nous battrons; mais au moins, je te prie, qu'il « n'entre point de ressentiment dans ce combat, et " que ce ne soil simplement qu'un sacrifice que nous » faisons aux prejuges et au point d'honneur. « Je lui serrai la main amicalement, et il se leva. II me proposa de dejeuner; mais comme je lui dis que je ne dejeunerais qu'apres le combat, il me repliqua d'un air un peu pique : » La reponse n'est pas mal pre- " somptueuse! nous verrons qui des deux, apres cette « affaire, pourra dejeuner. » Des qu'il futhabille, nous sortimes. Je lui demandai oil il vonlait alier. « Ah! reprit-il, j'ai non loin d'ici un 64 MEMOIRES « cndroit ires commode pour ce genre d'exercice. » Je reparlis « qu'on voyait bien qu'il elait coulumier du « fait. » M'arrelant alors, je lui fis remarqiier que j'elais ac- compagne d'un lemoin, el qu'il n'en avail pas, ce qui elait conlre la regie. « Bon! me dil-il, Noailles est no- « ire ami el homme d'honneur; je le choisis aussi pour « lemoin, il en vaul bien deux. » Nous conlinuames noire marche. Arrives dans une peliie ruclle eulre deux murs de jardin, nous nous mi¬ mes lestement en chemise el en garde. A peine nos fcrs elaienl-ils croises que, jelanl Icsyeux sur un ruban, couleur de rose, attache a la garde de mon epee, il s'e- cria : « Voila une nouvelle faveur de quelque belle! je « craiiis bien quelle le ne porie bonheur. — C'esl ce « que nous verrons bienlot, » repris-je. Alors nous nous ailaquames vivement. Le prince ne se ballait pas comme un autre : il iie suivait aucune des regies de I'escrime j mais, comme il clail singulierement nerveux el agile, tanlot il s'elan- cail sur son enuemi avec la rapidile d'un cerf, el laulot il saulail en arriere avec la meme velocile, de soiie qu'il elait (5galemenl dilficile de parer ses coups rapi- des el de raileindre dans sa prompie reiraiie. Ce jeu, qui m'elonnail fort, lui avail reussi dans pres- que toules les affaires que sa vivacile lui avail frc- quemment ailirees. Aussi, malgrc mon aitention el mon sangfroid, il per^a plusieurs fois ma chemise, mais heureusemenl sans me toucher, el moi je m'elendais inulilemenl pour frapper a mon lour. Cependant, au bout de quel({«es secondes, mon epee raileiguit a la main el son sang coula. Je lui demandai alors s'il elait content el s il voulait s'arreter. « Content! « dit-il un pen vivement, je I'etais tout a rheure, mais « a present je ne le siiis plus; continuous. » Le combat rccommen^a; son fer, dirige trop impe- OU SOUVENIRS. 65 (ueuscmeiK, niauqua et dcpassa plusieurs fois- nion corps; enfin mon epee pei\'a son bras et se brisa an moment oii je voulais parer un coup qu'il me rispolait. « Aliens, lui dis-je en ce moment, il faut envoyer cher- « cher une autre epee. » « Vous 6tes deux insenses, s'ecria le vicomte do « Noailles; pour un propos irop vif, mais qui n'etalt « point une injure, c'est, ma foi, bien assez de deux « biessures regues et d'une epee rompue. Je vous de- « dare que dorenavant celui qui ne voudra pas cesser « de combattre, aura affaire a moi. » Nous rimes de cetle saillie. « Parbleu, dit Nassau, if « a raison, et je le sens d'autant mieux que ma main « commence a ne pouvoir plus tenir mon epee. — Eh « bien! repris-je, veux-tu que nous nous embrassions « et que tout soit fini? —J'y consens, repartit-il, a « condition de jurer notre honneur que, quoi qu'il ar- « rive, nous ne combatlrous jamais I'lin centre rauire, « etque nous serous frercs d'armes pour la vie. » Nous nous embrassanies : ainsi tout fut lermiiie. Je ne serais pas enire dans les details de cetle affaire, qui ne concerne que moi seul, si elle n'eut eld, par la suile, line des causes d'evenemenls assez singufiers : cw on verra, en poursuivant la leclure de ces Mdnnk^ res, que Nassau etant en Pologne lorsque j'etais en Russie, fiddle a la fraiernile juree, j'obtins pour lui de I'imperalrice, qu'il n'avait jamais vuc el qui dlait nienie prevenuc conlre lui, le don d'une lerrc en Criinde cl la permission de porter sous pavilion russc, dans la una' Noire, les productions de ses domaines en Pologne. Par reconnaissance, il offrit a I'imperalrice de la servir conlre les Turcs : cleve par elle an commandement de ses floltes, il brula dans le Roryslhdne celle du capilan- paclia, et baliit dans le Nord les escadres du roi de Suede : lanl ii est vrai que les plus grands cyenements soul souvent produiis par les peilics causes! • 6, 66 MEHOIRES Ce prince, par roriginalile de son caraclcre, eiait un vrai phtinoniene an milieu d'un temps et d'un pays, oil reffel d'une longue civilisation elait dc donner a tons les esprits une uniforme ressemblance, au moins pour le langage et pour la forme. Dans nos brillantes socieles surtout, par un melange et par un frottement continuels, les empreintes natives de chaque caractere s'effaQaient; comme tout etait de mode, tout etait semblable. Les opinions, les paroles, se pliaient sous le niveau de I'usage; langage, con- duite, tout etait de convention; et, si I'interieur diffe- rait, chacun au dehors prenait le meme masque, le meme ton et la meme apparence. Le prince de Nassau, au contraire, offrait a nos re¬ gards un melange bizarre des qualites les plus oppo- sces, et ne ressemblait qu'a lui-meme. Son esprit etait pen cultive; il manquait d'imagination, parlait peu et semtlait au premier abord d'une froideur extreme. Ce- pendant nul n'etait plus propre a reussir dans tout ce qii'il voulait, parce qu'il voulait tres forlement et avail une invariable suite dans ses demarches et dans ses projels. II avait loujours besoin d'argent, le prodiguait sans mesure, et n'en gardait jamais; trois fois il se ruina; mais son bonheur et son courage releverent trois fois sa fortune. Get homme, d'un mainiien si froid, s'irritait au moin- dre mot; sa douceur apparente se changeait avec rapi- diie en colere. Passionne pour les femmes, pour le jou, pour le luxe, pour tous les plaisirs de la capitale, il les quittait sans regret au nt^indre bruit de trom- pettes et de guerre. Preferant Paris a tout autre se- jour, il s'en eloignait sans cesse pour parcourir les qualre parties du monde, dont il fit le tour avec Bou¬ gainville. Yolupiueux avec recherche, il supportait sans peine OU SOUVENIRS. 67 les rigueurs de lous les climals, les fatigues de tons les genres, les privations de toule espece. Partout oil Ton s'ainusait et oil Ton se battait, on etait sur de ie rcneontrer. C'etait le courtisan de toiites les cours, le guerrier de tous les camps, le chevalier de toutcs les aventures. On le vit successivementcombattre les tigres dans un autre hemisphere, attaquer les Anglais a Gibraltar, s'e lancer a la nage apres I'incendie de sa batterie flotr lante, detruire une escadre turque pres d'Oczakow, guerroyer centre les Suedois dans les mers glacees du JNord, avec des fortunes diverses, et ensuite porter en Allemagne ses armes et son argent au secours des emigres. Enfin, pour completer les contrastes, ce caractere si haut, si fier, si aventureux lorsqu'il etait anime par la gloire ou par le simple point d'honneur, devenaittrop flexible et trop souple a la cour; et le paladin, pour ga- gner la favour des princes, retombait aiors dans la foule descourtisans. La revolution I'empecha d'achever le role aiiqucl la nature I'avait destine; il ne put y briller ni dans I'un ni dans I'autre parti. II s'y trouvait en effet dans une fausse position : car son amour pour les aventures et pour les' dangers, ainsi que son ardeur impetueuse, auraient du le classer au premier rang des Frangais, des rdpubli- cains et des imperiaux, tandis que son nom, son rang, ses habitudes et ses pr^uges le retenaient au milieu des coalises, dont la lenteur methodique etait incompatible avec son hiimeur entreprenante. Deux jours apres notre combat, le prince de Nassau vint au bal de la rcine avec une echarpe qui soutenait son bras. Notre aventure se repandit; et, comme ce temps bizarre etait un constant melange de galanterie, de chevalerie et de philosophic, cette petite affaire me fit honneui: dans I'esprit des hoinnies qui se vantaient 68 MEMOIRES le plus de combatlre les prejuges, el les dames me firent fete. Nous passames Thiver en jeux, en bals el en plaislrs: tous les Frangais ressemblaient alors a ces jeunes Na- polilains qui rient, chantent el s'endormenl, sans in- quieludc, sur la lave el aii bord d'un volcan. Comment prevoir d'horribles malheurs an sein de la paix el de la prospei'ile! Comment craindre ce debordemenl de pas¬ sions el de crimes, a une epoque ou tons les ecrits, loulesles paroles, toutes les actions, n'avaient pour but que Fextirpation des vices, la propagation des vertus, I'abolition de tout arbitraire, le soulagement des peu-r pies, I'amelioralion du commerce et de I'agriculture, enfin le perfectionnement des societes humaines! Un roi jeune, vertueux, bienfaisant, qui n'avaitd'au- tre penseeque celle du bonheur de ses sujets, et qui no voulait d'auire autorite que celle de la justice, donnait par son exemple un nouvel essor a toutes ces idees ge- nereuses et philanthropiques. , II avail pris pour ministre les deux hommes que la jvoix publique designait comme les plus instruits, les [ plus desintdresses, les plus vertueux. Toutes les idccs de tolerance et de sage liberie elaient accueillies et en- couragees par eux. Amis constants des principes, eu- nemis courageux des abus ils realisaient avec leitr monarque les voeux de cet ancien sage qui disait que le bonheur nexisterait sur la terre^ qu'au moment ou lavrai'epliilosopkie s^assidrait surle ttdne. Partout rinjuste persecution ies prolcstants cessait; on suppriniait la fiscalite des corporations; la corvee elait detruitcj.Ies traces de tome servitude disparais- saient; les privileges humiliants n'osaient plus se mon- trer et s'exercer; enfin on vouait a I'oubli cette antique maxime feodale qui disait quuucun nolle nest lenu de payer taille, ni de fuire de riles corvees } et que mil ti est corve'able sHl nest vihiin ettuUluble^ OU SOUVENIUS. 69 Avcc de tels minislres, uiic reforme douce, graduelle et salulaire, nous aurait mis a i'abri d'une revolution; mais line telle philosophie pent rarement se montrer avec impunite aux regards des classes puissantes, qui ne vivenl que d'abus, n'existent que par des privileges, et qui perdraient presque toutes leurs jouissances et leur eclat, si le mcrite seul menait au credit et si la jus¬ tice rempla^ait I'arbitraire. La cour, presque toujours plus puissante que la royautc, s'alarnia des projets des deux minislres, et les attaqua avec toutes les armes que I'interet et rintrigue savent si bien fournir aux passions. Le roi etait bon, mais faible : partageant les pensees et les sentiments de Turgot, il n'eul pas la force de le soutenir; 11 le renvoya el en gemit. Maleslierbes voulut partager le sort d'un collegue si digne de lui, et donna sa demission. Cependant, parmi les ministres qui les rempla^aient, on ne vit que des hommes de merite : car on n'osait pas en proposer d'autres a un prince tel que Louis XVI. Le choix de 31. Necker, comme directeur general des finances, fat une tres grande et ti es remarquable inno¬ vation ; elle portait I'empreinte de I'esprit du siecle, ct i c'ctait la premiere fois, depuis Henri IV, qii'on voyaiL- un protestant sieger dans les conscils de nos rois. L'envie la plus haineuse ne saurait, par aucun pre- texte plausible, refuser a 31. Necker le plus noble ca- ractere, une ame elevee, un extreme amour du bien pu¬ blic, des intentions toujours pures, un esprit tres etendu et line brillante eloquence; mais il etait, d'une autre part, ainsi que le roi, plus fort en principes qu'en ac¬ tions. Tons deux, jiigeant les hommes comme lis devaient etre, et non comme ils sont, se pcrsuadaient trop faci- Icment qu'il suffisait do vouloir le bien pour le faire, et de incritcr raiuour de^s peuples pour I'oblenir. Ils igno- 70 H^MOIRES raient la logique des passions; lis ne savaient pas que, chez la plupart des hommes, rien n'est plus oppose ^ leurinlcretbien entendu que leur ego'isme. Admis dans rinlimitc de 31. Necker et de sa femme, quoique bienjeune encore, je puis assurer que jamais on nepouvait I'entendre sans etre louche de ses senti¬ ments, etfrappe de respect pour son caractere. On res- pirait dans celte maison un air de simplicite et de vertu, lout a fait etranger au milieu d'une cour brillante et d'une capitale corrompue. A cette epoque si differente du temps present, un long usage excluait la jcunesse des affaires; il fallait, pour oser se nicler de politique et de legislation, cette matu- rite d'age qui ne donne pas toujours la raison, mais qui au moins la suppose. Ainsi, dans ces souvenirs que je retrace, on ne doit point s'atlendre a me voir comme acteur au milieu de tons ces divers cvenemeuls qui se prcparaient, se succedaienl, et qui, en nous doniiaiit I'espoir de tant de bonheur, nous conduisirent a tant de calamites. ^ Dans la plus grande parlie de ces scenes poliliqucs I qui out fini par bouleverser I'Europe, jetais place, non I sur le theitre, mais au premier rang des spectaleurs; » j'avais toule niiusion de la scene. L'enlliousiasine ex¬ cite paries nouvellesideesderefornies,d'amcdioratioHS, do libcrti^ de tolerance et d'une egalite legale, me ra- vissait. Le sort me mil cependant a porlee plusieurs fois de voir de tres pres Ics principaux personnages et I'inte- rieur menie des coulisses; mais ce hasard, loin de dissi- permon illusion, y ajoutait; et iNitait en effet impossi¬ ble de passer los soirees chez D'Alembert, d'aller al'hotel de La Rochefoucauld, chez les amis de Turgot, d'assis- ter au dejeuner de I'abbe Raynal, d'etre admis dans la sociele et dans la fainille dc 31. de 3Ialesherbes, eiifin d'approcher d(^ la reine la plus aimable et du roi le plus OU SOUVENIRS. 71 verlueux, sans croire que nous entrions dans une sorte d'^kge d'or, dont les siecles precedents ne nous don- naient aucune idee. Cependanl des fails mieux observes, et qui ne larde- rent pas a se mulliplier, auraient du dessilier les yeux de specialeurs plus experimentes, et une suite d'evene- ments qui se succederent avec rapidite ne devaient ma- nifester que trop clairemeut a nos yeux, d'un c6te I'im- minence de la crise qui approchait, la fougue des pas¬ sions innovalrices qui se propageaient, I'effrayante ja¬ lousie qui animait I'ordre plebeien contre les ordres de la noblesse et du clerge, I'irritation de ceux-ci, et, de I'autre c6te, la faiblesse des pilotes charges de nous di¬ nger contre tant d'ecueils. En effet, deja par sa faiblesse le ministere de Louis XV avail laisse honteusement partager la Po- logne par la Russie, la Prusse et I'Autriche : parlage funeste! car il eut le double inconvenient, 1° de rom- pre I'equilibre etabli par le traite de Westphalie, d'aug- menter considerablement la force de trois puissances deja formidables, tandis que I'Angleterre, d'un autre cdte, avait acquis la plus grande [ireponderance par la conquete de I'lnde : ce qui rabaissait la France au se¬ cond rang des monarchies, elle qui jusque la avait oc- cupe le premier; 2° de substiiuer le droit de conve- nance au droit des gens, puisque sans prelexte on avait demembre une puissance inoffensive, et par celle in¬ justice ouvert la porte a la violation de tons les engage¬ ments, de tons les droits et de toutes les proprietes. La m^me faiblesse, semblait toujours paralyser nos conseils au dedans et au dehors. La Russie, active et constante dans son ambition, envahit bientdt la Crimee. Vainement I'iiutriche s'eforQa , pour la seconde fois, d'engager la France a opposer une digue a tant d'ac- croissements. Vaiuemeiit rempereur Joseph, lorsqu'il vint a Paris, redoubla tcs instances, et annon^a le peril li MlviOIRES dont la gigantesqiie grandeur du colosse rugge mena'^ ?ait I'Europe. L'amoiir du rcpos, le desordre des finan¬ ces et la limidile qui cmpechait de les relablir en im- posant le clerge, I'emporlerent sur toule autre conside¬ ration. II en resulta que I'Autriche, ne se trouvant pas en (?tat de lutter seule centre la Russie, cliangea de sy- stcme et resserra ses liens avec le cabinet de Peters- bourg : ce qui nous fit perdre en grande partie notre preponderance en Allemagne, et rinfluence que nous etions habitues a exercer sur les puissances des deuxie- nie et troisieme ordres, qui jusqu'alors avaienl compte sur notre protection. Pendant ce temps, la liberte, assoupie dans le monde civilise depuis tant de siecles, se reveillait dans un autre hemisphere, et luttait gloriciisement coijtre tine antique domination, armee des forces les plus redou- tables. Inutilement I'Angleterre, fiere de son pouvoir, de Vses nombreuses flottes et de ses richesses, avait solde ^t envoye quarante mille honimes en Amerique pour fclouffer cette liberte dans son berceau. Une nation ▼tout entiere qui vent etre fibre est difiicilement vaincue. Le courage de ces nouveaux republicains leur aiti- rait partout en Europe I'estime, les voeux des amis de la justice et de I'humanite. La jeunesse surtout, par un singulier contrasfc, elevee au seiu des monarchies, dans I'admiration des grands ecrivains comme des he- ros de la Grece et de Rome, portait Jusqu'a I'enthou- siasme I'interet que lui inspirait finsurrection ameri- caine. * Le gouvernement fran^ais, qui desirait raffaibllsse- ment de la puissance anglaisqi etait insensiblement en- traine par cette opinion liberate qui se declarait avec tant de vivacite. II donnait meme secretement ou lais- sait donn^r par son commerce, des secours en amies, 00 SOUVENIRS. M en muniions et en argent, aux Amcricains. Mais, par une suite de sa faiblesse, II n'osait se prononcer ouver- tcment, affeclait an conlraire en apparence une impar- lialc nculralild, et s'aveuglait au point de croire que ses demarches secretes ne seraient pas devinees, et qu'il pourrait ruiner sa rivale sans courir le danger de se mesurer avec elle. Une telle illusion devait peu durer, et le cabinet anglais etait trop clairvoyant pour laisser ainsi recueillir au nOlre les avantages de la guerre, sans en courir les chances. Le voile dont on se couvrait devenait de jour en jour plus transparent: bieuldt on vit arriver a Paris les de¬ putes americains, Sileas Deane et Arthur Lee. Peu de temps apres, le celebre Benjamin Franklin vint les re- joindre. II serait difficile d'exprimer avec quel empres- sement, avec quelle faveur furent accueillis en France, au sein d'une vieille monarchic, ces envoyes d'un peo¬ ple en insurrection contre son monarque. Rien n'etaitplus surprenant que le contraste du luxe de notre capitale, de I'elegance de nos modes, de la magnificence de Versailles, de touies ces traces vivan- tes de la fierte monarchique de Louis XIV, de la hau¬ teur polie mais superbe de nos grands, avec I'habille- ment presque rustique, le maintien simple, mais fier, le langage libre et sans detour, la cheveliire sans ap- prets el sans poudre, enfin avec cet air antique qui semblait transporter tout a coup dans nos murs, au milieu de la civilisation amollie et servile du dix-sep- tieme siecle, quelques sages contemporains de Platon, ou des republicains du temps de Caton et de Fabius. Ce spectacle inattendu nous ravissait d'autant plus qu'il etait nouveau, et qu'il arrivait justement k I'epoque ou la litterature et la philosophie repandaient univer- sellement parmi nous le desir des reformes, le pen¬ chant aux innovations, et les gcrmes d'un vif amour pour la liberte. • I. 7 74 MtMOIRES . Le bruit des armes excitait encore davaniage I'ar- deur d'une jeuuessc beliiqueuse : la leute circonspec- tion de nos nilnlslres nous irrilait; nous eiions fatigues de la longueiu' d'une paix qui durait depuis plus de dix ans, et chacun brulait du desir de reparer les aCfronls de la derniere guerre, de combaltre les Anglais el de voler au secours des Aniericains. Cette impatience, contenue par le gouvernement, s'en accroissait encore : car on fortifie presque lou- jours ce que Ton comprime. Bientdt, appuyes par I'au- torite d'uu long usage el par le souvenir de nos ance- tres, qu'on avail vus souvent, tandis que nos rois res- talent en paix, chercher parlout la guerre et les aven- tures, et faire briiler leurs epees tantdt dans les camps espagnols, italiens, pour combaltre les Sarrasins, tan- lot dans les armees aulrichiennes, pour repousser les invasions des Ottomans, nous cherchames les moycns de traverser individuellement rOceau, pour nous ran¬ ger sous les drapeaux de la liberie americaiue, Les commissaires du congres n'etaient point encore reconnus officiellement comme agents diplomaiiques ; Us n'avaient point oblenu d'audience du monarque; c'e- tait par des intermediaires que le ministere negociait avec eux. Mais, dans leurs maisons, on voyait chaque jour accourir avec empressement les homines les plus distingues de la capilale et de la cour, ainsi que tons les philosophes, les savants et les litterateurs les plus ce- lebres. Ceux-ci atlribuaient a leurs propres ecrils et a leur iulluence les progres et les succes des doctrines liberales daus un autre monde, et leur desir secret etait de se voir un Jour legislateurs en*Europe, comme leurs cmules I'eiaient en Amerique. Conduits par un autre motif, les jeunes officiers fran- cais, qui ne respiraient que la guerre, s'empressaient de venir chez les commissaires americains et de les ques- tioimer sur la situation de leurs affaires, sur les forces 00 SOUVENIRS. 75 du congres, sur leurs moyens de defense, et sur les nouvelles diverses qu'on recevaii incessamment de c6 grand theatre, oul'on voyait la liberte combaitre si vail- lainment centre la lyrannie britannique. Ce qui ajoutait encore a notre estime, noire con- fiance, a notre admiration, c'etaient la bonne foi et la simplicile avec laquelle ces envoyes, dedaignant tout artifice diplomatique, nous raconlaient les revers fre quents et successifs que leurs niilices, encore inexperl- mcntees, venaient deprouver : car, dans ces premiers temps, le nombre et la tactique dcs Anglais leur don- naient des triomphes momentanes sur la vaillance des cullivateurs americains, novices dans le metier des amies. Sileas Deane et Arthur Lee ne nous dissimulerent point que le secours de quelques ofliciers instruits leur serait aussi agreable qu'utile. lis nous dirent meme qu'ils etaicnt autorises a promettre a ceux de nous qui voudraient embrasser leur chuse, des grades propor¬ tion nes a leurs services. Les troupes americaines comptaient deja dans leurs rangs plusieurs volontaires europeens, que I'amour de la gloire el de rindependance y avail conduits. On y distinguait sur tout deux Polonais dont I'histoire con- servera les noms, le brave Pulawski, et rilluslre Kos¬ ciusko, qui, depuis, brisa momentanement les fers de sa palrie, et ne succomba qu'apres avoir ebranle, par de nombreux combats et d'eclatants triomphes, la puissance du colosse qui I'attaquait; enfin le major Fleury, qui honora notre palrie par son heureuse au- dace et par ses talents. Les trois premiers Fran^ais, distlngues par leur rang a la cour, qui offrirent le secours de leurs epees aux Americains, furent le marquis de La Fayette, le vi- comte de Noailles et moi. Nous elions depuis Iongtemps uiiis par I'amitie; nouS I'etions encore par une grande 'Je MEMOIBES conformhi^ de sentiments, etnouslefumes bientdt par les noeuds du sang. La Fayette et le vicomte de Noailles avaient epous4 deux lilies du ducde Noailles, nomme alors due d'Ayen; leur mere, la duchesse d'Ayen, etait fille du premier lit deM. d'Aguesseau, conseiller d'etat et fils du chance- lier d'Aguesseau. II avait eu, d'un second lit, vingt ans apres, plusieurs enfants, dont I'un etait M. d'Agues¬ seau , aujourd'hui pair de France, une fille mariee k M. de Saron, premier president du parlement de Paris, et enfin une autre fille que j'epousai au printemps de I'annee 1777, desorte que par cette alliance je devins I'oncle de mcs deux amis. Nous nous promimes tons trois le secret siir nos ar¬ rangements avec les commissaires americains, afin de nous donner le temps de sonder les dispositions de no- Ire cour, et de rassembler les moyens necessaires a I'execution de nos projels. La conformite de nos senti¬ ments, de nos opinions, de nos dcsirs, n'exislait mal- heureusement pas alors dans nos fortunes : le vicomte de Noailles et moi nous dependions de nos parents, et nous ne jouissions que de la pension qu'ils nous don- naient. La Fayette, au contraire, quoique plus jeune et moins avance en grade que nous, se trouvait, par un singulier hasard, a I'age de dix-neuf ans, maitre de son bien, de sa personne, et possesseur independant de cent mille livres de rentes. Notre ardeur etait trop vive pour etre longtemps dis¬ crete. Nous confiames noire dessein a quelques jeunes gens que nous esperions engager dans notre entreprisc. La cour en eut connaissance; eMe minisiere, qui crai- gnait que le depart pour I'Amerique de volontaires d'un rang distingue, qu'on ne croirait pas possible sans son autorisation, ne decouvrit aux yeux des Anglais les vues qu'il voulait encore leur cacher, nous eujoignit formellement de renoncer a notre dessein. OU SOUVENIRS. . 77 Nos pareins, qui i'avaienl ignore 'jusque la, prirent ralarme et nous reprocherent vivement noire avenlu- reuse legerete. Ce qui me frappa siirlout, ce fut la sur¬ prise qu'en tcmoigna la famiile de La Fayelte. Ellc me parut d'autant plus plaisante, qu'elle m'apprit a quel point ses grands parents avaient jusqii'alors mal jiige et mal connu son caractere. La Fayelte eut de tout temps, et surlout quand il etait jeune, un maintien froid, grave, et qui annonQait m#me ires faussement une apparence d'embarras et de timidile. Ce froid exlerieur et son peu d'empressement i parler, faisaient un contrasie singulier avec la petu¬ lance, la legerete et la loquacile brillanle des person- nes de son Sge; mais celte enveloppe, si froide aux re¬ gards, cacbait I'esprit le plus actif, le caractere le plus ferme, et Fame la plus brulanle. J'avais ete mieux que personne a porlee de I'appre- cicr : car, Fhiver precedent, amoureux d'une dame ai- mable aiitant que belle, il m'avait cru mal a propos son rival, et, malgre noire amilie, dans un acces de jalou¬ sie, il avail passe presque toute une nuit chez moi pour me persuader de dispulcr conlre lui, I'cpee a la main, le coeiir d'une beaule sur laquelle Je n'avais pas la moiiidre pretention. Quelques Jours apres noire quercllc et noire reconci¬ liation, je ne pus m'empechcr de rire en ecoutant le ma- rechal de Noailles, et d'autres personnes de sa famiile, me prier d'uscr de mon influence sur lui pour echaulTcr sa froideur, pour le reveiller de son indolence, et pour communiquer un peu de feu a son caractere. Jugez done quel dut etre leur etonnement, lorsqu'ils appri- rent tout a coup que ce jeune sage de dix-neuf ans, si froid, si insomnant, emporte par la passion dc la gloire et des perils, voulait francliir I'Ocean pour combattre en faveur de la liberie americaine! Au resle, la defense que nous avions re?ue de tenter 7. 78 u£moires cclte grande avcnlurc, produisit ualurellementsurnous dcs effcls tout differeuls : die consierna le vicomto de Koaiiles ct moi, parce qu'elle nous dtait absolument toule liberie el tout moyen d'agir, et die irrita La Fayette, qui rcsolut de I'enfreindre, assure de ne man- quer d'aucun des moyens necessalres a la reussite de sondesseiu. Cependant il dissimula et parut d'abord obeir conime nous a I'ordre que nous avions regu; mais deux mois apres, un matin, a sept heures, 11 entre brusquement dans ma chambre, en ferme hermetiquemenl la porle, d, s'asseyant pres de mon lit, me dil: « Je pars pour « FAinerique; tout le monde I'lgnore, mais je t'aime « trop pour avoir voulii partir sans te confier mon se- « cret. — Et quel moyen, lui repondis-je, as-tu prls '« pour assurer ton embarquement ? » J'appris alors de lui qu'ayant, sous un prclexte plau¬ sible, fait un voyage liors de France, il avail achete un' vaisseaii, qui devait rallendre dans un port d'Espagncj il I'avait arme, s'etait procure un bon equipage, et avail rempli ce navire non seulement d'armes et de muni¬ tions, mais encore d'un assez grand nombre d'offieiers qui avaient conseuti a partager son sort. Parmi ces of- ficiers se trouvaienl M. de Ternan, militaire brave et instruit, et M. de Valfort, recommandable par sa lon- gue experience, par sa severe probite, pdr ses profon- des etudes : depuis, mon pere lui confia la suneillance de I'Ecole-Militaire, de sorte qu'il devint le principal instituteur de Napoleon Bonaparte. Ces deux ofliciers avaient ete indiques a La Fayette par M. le comte de Broglie, auqud il avait confie son projet *. Je n'eiis pas besoiii d'exprimer longuement a mon * MM. Dupoi tail, da Goiivion, Gimat, dc Poaijibaul, fai- saieni parlie du nombre dcs oDBcicrs qui suivirent M. do La- Fayelte. OU SODVENIRS. 79 ami le chagrin que J'avais de nepouvoir raccompagner, il lo senlait aussi vivement que moi; mais nous con- scrvions respoir que la guerre cclalcrail bienldt entre rAnglclerre et la France, ct qu'alors rien ne s'oppose- rail^ noire reunion. La Fayetle, apres avoir fait la meme confidence au vicomlo de Noailles, s'elolgna promplemcnt de Paris. Son depart jcia dans I'affliction sa famille, qui le voyait avec une peine extreme non seulcment courir tant de dangers do tout genre, mais encore sacrifier a la cause d'un pays si lointain une grande partie de sa fortune. Sa femme seule, quoique la plus affligee, I'aimait trop pour ne pas partager ses sentiments et approuver sa genercuse resolution. La cour, promptement informee de sa desobeis- sance, envoya pour I'arreter des ordres qui furent exe¬ cutes. Ainsi,-mon malheureux ami, apres tant de sa¬ crifices, se vit prive de sa liberie au moment ou il par- tait pour defendre celle d'un autre hemisphere. Heureusement, peu de jours apres, ayant trompe la vigilance de ses surveillants, il s'echappa, franchit les Pyrenees, et retrouva sur la cote espagnole son vaisseau ainsi que ses compagnons d'armes, qui deja desespe- raient de le revoir. II mil a la voile, arriva sans accident en Amerique, et regut I'accueil que meritait sa noble et genereuse audace. Se montrantensuite aussi modeste qu'ardent, et aussi prudent qu'intrepide, il s'attira do la part des Amdri- cains I'eslime et la confiance generales, a un tel degre que son age parut oublie, que ses qualites seules furent comptees, et que, peu d'annees apres, Washington, qui I'avait deviue, lui confia le commandement d'un .corps d'armee et le soin de faire, a la tele de ce corps, une campagne defensive, genre de guerre qui demande le plus d'experience, de sagesse et d'habilete. Cepeodant, avant d^ le favoriser ainsi, la fortune 80 H^UOIRES I'avait sdvfercmcnt eprouve : car, a son debut, elle ne lui avail fait connaitre que ses rigueurs. La premiere bataille a laquelle il se dislingua, fut une bataille per¬ due, ceile de Brandy-Wine. II y regut une blessure grave : une balle iraversa sa jambe, ce qui ne I'empe- cha pas de coniinuer quelque temps ses efforts hero'i- ques pour rallier les Americains. Bientdt il vit Philadelphie au pouvoir des Anglais; mais il etait done de ces qualiles qui seules rendenl la celebrile durable : la fermete dans les revers, la con- stance dans les resolutions et la confiance dans I'avenir. Comme Washington, son maitre, il pouvait etre vaincu, mais non decourage. Je le retrouvai tout eniier dans les letlres qu'il m'ecri- vit apres ce commencement malencontreux d'une car- ricre si brillanle. Cependant, sous les drapeaiix de la liberie, dans les camps republicains, et prcsque sous les yeux des sages du congres, il monlra une seule fois, par un trait de bravoure purement chevalercsque, qu'il ne s'clait pas tolalement desacconlume des habi¬ tudes et des moeurs de nos jeunes paladins fran^ais. comte de Carlisle avait public en Ameriquc une proclamation qui contenait des expressions injurieuses pour la France : La Fayette, en champion de riionneur fraiiQais, envoya un cartel au comte et Ic dcfia au com¬ bat. Lord Carlisle repondit avec sagesse, en rcfusant ce defi, « que les querellcs des nations entraineraient a « leur suite irop de desordres, si elles excitaient des • haines individuellcs. ■ Lorsque Paris reientit du bruit des premiers com¬ bats, oil La Fayette et ses compagifbns d'armes avaient fail briller le nom fran^ais, I'approbalion fut generate; les personnes memes qui avaient le plus blame sa te- meraire enlreprise rapplaiidirent; la cour s'en mon- irail presque enorgueillie, et toiue la jeiinesse renviait. Ainsi ropiiiioD publique se declarant de plus en plus OU SOUVEMIRS. 81 pour la guerre, la rendait inevilable, el eulrainait ne- cessairement un gouvernement irop faible pour resis¬ tor a une telle impulsion. , Aussi le vieux comte de Maurepas, premier miiiis- tre, dit plusieurs fois a mon pere, que c'elait I'ardeur impelueuse des jeunes courlisans et des guerriers fran- Qais, qui avail eiourdi la sagesse du conseil, et force, pour ainsi dire, le gouvernement a la guerre. Quoi qu'il en soil, pendant longtemps encore la lenie circonspection des minislres dcQut noire altente, et iis continuerent, selon leur coutume, a tenir a Londres un langage pacifique, tandis qu'ils negociaient secrete- ment avec les commissaires americains. Cos -longueurs et celte indecision me desolaient, ainsi que ceux qui pariageaient mes sentiments. Heu- reusement, a vingt-lrois ans et dans Paris, le tourbillon du monde, les devoiis militaires et des occupations aussi varices que nombreuses, offrent une foule de moyens pour supporter les contrariotes. All printemps de la vie, tout chagrin est leger, parce qu'on voit tout au iravers du prisme de I'espcrance, qui repand sur I'avenir les plus riantes couleurs. Je quittai, pendant I'hiver, la capitale pour jouir du plaisir, noiiveau pour moi, de connaitre et de comman¬ der le regiment de dragons dont j'etais le colonel en second. La vue de nos armes et les exercices militaires me presentaient une image de la guerre, et m'aidaient a en attendee la rcalite. Un autre soin plus pressant occupa bientdt toutes mes pensees. Le 30 avril 1777, j'epousai mademoiselle d'Aguesseau, et mes idees de gloire se calmcrent facilement, avec I'aidc d'impressions plus donees et non moins vivos. Mon mariage, quelque charme qu'il cut pour moi, ne pouvait me faire oublier mes devoirs militaires, ct je 83 UiUOlRES me rendis des la Gii de mai a Douai, oil le regiment d'Orleans elait alors en garnison. Depuis quelques annees, I'esprit d'innovation, de re- forme et d'amclioralion, s'etendait sur I'armee, sur sou admiiiislration et sur sa laclique, comme sur lout autre objet. Ce n'est point ici le Jieu de tracer una histolre des revolutions successives du systeme militaire dans I'Eu- rope moderne. Je dirai seulement, en pen de mots, que longtcmps Ics Francs, nos aieux, empruntant des-Gau- lois vaiiicus la taclique romaine, dureut a cette science, qui regularisait leurs mouvements et dirigeait leur courage, leur premier, lour capital.succes a Tolbiac, et, depuis, leurs victoires nombreuses centre les Alle- mands, les Sarrasins et les Saxons, qui tour a tour s'ef- forcerent d'envabir la France. ' L'histoire de Charlemagne nous apprend meme que, s'il u'eut point conserve quelques traces de cet ancicn systeme militaire, I'opiniatre et feroce vaillance des ' Saxons aurait lasse son genie. II conquit presque toute I I'l^rope, parce qu'il etait a cette epoque, non le plus brave, mais le plus habile des guerriers. Cependant la richesse des princes, des dues, des comtes, des leudes, avail deja apporte un notable chan- gement dans la maniere de faire la guerre; la plupart dedaignant de combattre a pied, la cavalerie rempor- tait dans I'opinion sur I'infanteric. Ainsi la guerre chaur gea, et les armces perdirent pen it pen leur principale force, celle de rinfanterie. Sous les successeurs." de Charles, ce mepris pour rinfanterie s'accrut journellement; %n oublia toute re¬ gie de taclique; quelques paysans et bourgeois, mal armes, composaient seuls cette miserable infanterie, qui ne comptait presque plus pour rien dans les batail- les. Les seigneurs, leurs vassaux et arriere-vassaux, les chevaliers, leurs ccuycrs, leurs hommes d'armes. OU SOUVENIRS. 83 composaient une cavalerie nombreuse, fiere et magni- fique; die faisait la guerre sans plan et combaltait sans ordre. Le courage personnel elait tout, el I'habi- lete rien. On pouvait decrire un grand combat par le simple reclt de dix mille duels simultanes. On faisait des in¬ vasions, des excursions, plutot que des campagnes. Le service oblige n'etait que de quarante jours; aucunc grande conquete n'etait possible, et, tant que ce chaos feodal dura, chaque nation, enproie a des guerres pri- vees, fut pen redoulable pour les autres. Lefanatisme seul crea, gi'ossit et versa dans rOrient, un immense torrent de guerriers qui, de toules les con- trees de I'Europe, se repandit avec fureur sur I'Asie. Plusieurs millions d'hommes y perirent, et un petit nombre d'illustres aventuriers y conquirent, seuls, quelques principautes, que, peu de temps apres, les Sarrasins leur enleverent. Constantinople, perdue par la faiblesse d'un l^iclie despoie, et prise d'assaut par nos chevaliers, ne rest a que'cinquante ans sous I'empire des Latins, que d'irrS' gulieres milices feodales ne purent defendre. Enfin, nos rois, las de tant de desordres, et devenus puissants en domaines que desolaient les courses des brigands, les revoltes des villes, les discordes des grands et les invasions anglaises, provoquees par des vassaux infideles, leverent et solderent des compagnics d'hommes d'armes. Bientot la decouverte de la poudre changea force- ment la tactiqtie et le deslin des peuples.Une infanierie redoulable reparut dans nos armees. Les revoltes de- vinrent presque impossibles. Les villes fortifiees au- raient seules pu resister avec succes a I'aulorile, mais la plupart appartenaient au souverain. I-es grands per- dirent peu a peu celles gu'ils tenaient encore. Tons les s4 uehoires poiivoirs se ccntraliserent, et se reunirent dans la main dii irionarque. Les exploits des Lansquenets, et suftout ceux des Siiisses, demontrcfenl avec evidence les innombrabics avantages d'une infanterie, si longtemps dedaignee. Enfin ii parut un grand homme dans le Nord, Gustwe- Adolphe : il fit une revolution dans la tactique. Ce genie profond el ardent siit, avec quinze mille hommes, par I'habilete de ses manoeuvres, par la savante ordonnance de ses bataillons, conquerir en pen de temps presque toute la belliqueusc Germanie. L'infanterie siiedoise acquit alors la ni^me celebrite que, dans les temps an¬ tiques, merita la phalange macedonienne. Apres la mort de Gustave, tous les princes de I'Eu- rope s'approprierent sa legislation miiitaire. Les grands hommes qui illustrerent le regne glorieuxde LouisXIV, perfectionnerent cette tactique. Vauban porta au plus haul degre la science des sieges et de la diifense des places. Conde, Turenne, Luxembourg el Villars excite- rent autant d'admiration par la sagesse de leurs plans de campagne, et par I'habilete de leurs manoeuvres, que parleur audace et leur rapidilc. En vain copendant Folard, Feuquiere, Vauban, Mon- tecuculli, Puysegur, tracaient savammcnt les regies que mcttaicnt si brillamment en pratique tant de grands capitaiues; vaiueinent, de toutes parts, les arts et les sciences contribuaient par leurs decouvertes au pro- gres methodique de cette science de guerre et de des¬ truction, nos armees etaient encore bien loin de res- sembler a celles qui etonnentaujourd'hui I'Europe. II restait trop de traces des moeurs et du desordre.de I'ancien temps. Les armees etaient peu nombreuses; pourtant les tresors sufllsaient a peine pour les payer: dans les grandes crises, on etait encore oblige d'avoir recours au ban et a I'arriere-ban, derniere image de la feodalite. on SOCVENIRS, 85 Pendant la jeunesse de Louis XV, rhabillcment des troupes n'elail pas unirurnie; plus lard meme nous vi- mesdesmarechau\, (els que M. le marechal de Cou- tades, en habit de ville et porlaut une grande perruquc. L'obligation stride de runiforme fut eiablie depuis: ncanmoins nous avous encore vu les ofliciers des gar¬ des fran^aises monter la garde, a Versailles, en habit noir avec le hausse-col sur la poitrine. II etait dilTicile que la discipline fut rigoureuse et rinstruclion profonde = les emplois d'officiers apparte- naient de droit au\ gcnlilshommes de province, tres fiers, assez insubordouiies et communement depourvus d'instruclion, Les emplois superieurs etaient reserves, a bien pen d'exceptions pres, pour les fils des grands seigneurs et des nobles de cour, qu'ou appelait hommes de qualite. Loin d'exiger d eux, pour les obtenir, quelques etudes, quelque experience, on les faisait colonels lorsqu'ils etaient encore enfants. Mon pere, alors I'un des moins favorises, fut a dix- neuf ans colonel du regiment de Soissonnais, et fut blesse, en le commandant, a la balaille de Rocoux. Le due de Fronsac, fils du marechal de Richelieu, fut jfomme a sept ans colonel du regiment de Seplimanie. Son major n'avait que cinq annees de plus que lui. Cependaut il faut dire que, pour I'ordinaire, les pla¬ ces de lieutenant-colonel et de major etaient donnees a des capitaines qui s'etaient dislingues par leur intelli¬ gence. A proprement parler, il n'existait point d'admi- nistration generate dans les corps; chaque capilaine etait charge de celle de sa compagnie, qu'il recrutait, equipait et gouvernait suivant son intelligence. Les revers de la guerre de sept ans nous ouvrirent tardivement les yeux, et le gouvernement sentit la ne- cessite d'adopter les regies d'une administration et d'une tactique, par lesquelles le grand Frederic avait I. 8 86 U^IHOIRES su triompher des irois plus grandes puissances de I'Eu- ropc. Les ordunuauccs de M. le duo de Choiseul firent disparailre la plupart des ancieiis abus. Nos manoeu¬ vres devinreut rcguiieres : line inslruclion plus etcndue ful exigee des olTiciers; on nous soumit a la plus severe discipline el a la plus slricte suboi dinalion. Une sage administralion remedia an desordre : clle elablil, pour requipenient, le recruleinent, rarniemeiit, les remon- les, uue mile economie, et dans rhabillement une par- faite uiiiformile. Tel etail le nouvel ordre de choses, au moment oil j'entrai au sei-yice. La faveur accordce aux colonels dout les regiments elaicnt les niieux inslruits et les mieux disciplines, et I'avancement obtenu par les olTiciers qui se dislin- guaient dans les ecoles de iheorie et dans les exerci- ces, excilaient, dans toule la France, une emulation generale, et chacuu se disputait a renvi ce nouveau genre de palme. Tons les colonels cherchaient a se surpasser mutuel- lement par la belle tenue de leurs troupes, ainsi que par la regularite et la promptitude de belles manoeuvres, dont la plupart etaient pent elre au fond plus propres a briller dans des revues de parade, qu'a couduire a 1ft vicloii e sur les champs de bataille. L'arnour propre exagere tout. Plusieurs chefs de corps, que nous appelions les faiseurs, lourmeiiiaieut les soldals par des details minutieux et les ofliciers par line severite plus dure que juste. En tout, on u'avaitpris de I'ecole de Frederic que ses lemons les plus faciles a saisir et les moins essentielles. Oiiaen avail bien appris les petits secrets qui instruisent et font mouvoir une troupe pen nombreuse, mais on n'avait pas aper^u les grands principes qui donnent un grand ensemble et unc siire direction auxmouvements d'une armee. M. le comte du Muy, venerable par ses vertus, par s« OU SOUVENIRS. 87 juste rigidile, seiait borne a maintenir severenicnt ror- dre qu'il trouvait eiabli. Son successeur, le comte de Saint-Germain, ennemi des abus, du luxe el des capri¬ ces de la faveur, atlaqua la cour, supprirna Ics corps privilegies, lourds pour le trcsor, rarcinent utiles a la guerre, mais chers a la noblesse, parce qu'ils lui elaient avantageux. Voulant etablir dans nos camps uue discqdine allc- mande, incompatible avec nos moeurs, il soumit le sol- -dat fran^ais a rhumilianle punilion des coups de plat de sabre; on obeil avec repugnance el incompleiement. Je me souviens meme d'avoir vu a Lille des grenadiers d'un regiment de quatre bataillons, repandie an pied do Icurs diapeaux des pleurs do rage, ct le due de La Vauguyoiv lour colonel, meler ses larmes aux leurs. Ce mecontentement devint general. Le niinistre fut rcnverse par ropinion publiquc, qui devenail dejii une puissance. Le prince de Monlbarrey prit sa place, et n'y fitrieu d'ulile. Sa faiblesse meme laissa cominetlre des depredations, qu'il ignorait peut-elre. Moil pere, coinine on le ven a bientol, lui succeda; mais ce fut dans les dernieres annees qui precederent sa nomination, que commencerent a se nianifester tou- tes les idecs de reforme, d'innovation et de perfection- nement, qui semblaient eti e deveniies un besoin pour , les Frangais. Le comte de Guibert, militaire plein de feu, d'anio et de connaissances, brulant du desir de la gloire dans tons les genres, parvenu tres jeune, par son activite, aux grades superieurs, et, par ses talents, a I'Academie frangaise, publia un Essai sur la tactique, dont les i lees grandes et nouvelles acquirent une rapide cele- brite. Dans le meme temps, un major prussien, nomme le baron de Pyrch, vint en France, et offrit au ministre de nous enseigner, dans«lous leurs develop[)enients, les 88 U^MOlItES regies dc i'exercice prussien, el celles des grandes ma noeuvres de Frederic. A la meme epoque, un autre officier, nomme le ba¬ ron de Mesnil-Diirand, professant line nouvelle theo- rie, celie de Vordre ■profond, atlaqna celle de i'ordre mince, qui elail universeilement adoptee depuis long- temps par les arinees europcennes; il voulut nous di¬ visor en liroitf, en manchet, en manipxdet el en tranchet. Tons ces differents systomes, aeeneiliis par leur nou- veaute,devinrent i'objet d'une grande curiosite el mdme de querclles assez vivos; le gouvernemenlalimenta ce feu par les ordres qu'il donna, pour essayer et juger chacune de ces nielhodes. On voil par la qu'une grande fermentation remuait lout, que de grandes disputes s'elcvaienl de lous c6tes sur la pliilosophie, la religion, le pouvoir, la liberie, la lactiquo; enfin la musique memo fit cclater une sorte de gnerre assez animec, entre les ecoles frangaise el ilalienne, el Paris ful un moment divise en deux fao lions acharnees rune coutre Tautre, celle des Gluckistes el celle des Piccinistes. II n'etail rien qui no ful remis en question, elc'etait par cette agitation de tons genres, qu'on preludail aux lerribles mouvements, qui ebranlerent el ebranlenl en¬ core le monde entier. Lorsqu'on voil regner tanl de calme et, pour ainsi dire, tanl de letliargie chez lous les peuples a certaines epoques, landis qu'a d'autres ils s'agitenl, ils fermen- tent el paraissent, pour ainsi dire, en frenesie, on pour- rail croire qu'il existo, dans le mointe moral, des para- lysies et des fievres ardenles, comme dans le monde physique. A la fill dii dix-luiitieme siecle, la France etail visi- blemenl toiirmentee de cette inquietude, de ce mal¬ aise, de cette ardeur violcntc, qui precedent et an- OU SOUVENIRS. 80 noncent les grandes crises morales, religieuses et poli- tiques. Quand je me rappelle Tincroyable aclivile d'esprit avee laquelle, de toules parts, on provoquait, on mul- lipliait, on combaltait les ^plus legeres innovations comme les plus grandes, et I'importance que cbacuu y altachait alors, j'eu couclus qu'aux yeux de froids spce- tateurs, avant de deveuir aussi dramatiques, aussi tra- giques, aussi terribles que nous I'avous ete plus tard, nous devious paraitre assez fous, et passablemeut ridicules. Uue petite anecdote en pourra donuer uue idee: lorsqu'il parut uue ordouuance deM. de Saint-Germain, qui cbangeait la discipline et infligeait aux soldats fran- cais le chatimeut des coups de plat de sabre, la cour, la viile et I'armee disputaieut avec acharuemeut pour et centre cette innovation : les uns la vantaient, les autres lablamaientavec emportement; Ic bourgeois, le miii- taire^ les abbes, les femmes meme, cbacuu dissertait et conlroversait stir ce snjet. Tons ceux qui selaient engoues de la discipline allc- mande avec tout autant de cbaleur qu'ils s'etaient prc- cedemment entbousiasmes pour les modes anglaiscs, soutenaient qu'avec des coups de plat de sabre, noire armee egalerait promptement en perfection celle dn grand Frederic; les autres n'y voyaient qu'une bunii- Haute degradation incompatible avec riionneur fran- Qais. Un tiers parti s'etonnait et doutait. <« Le baton, « disait-il, serait bumiliant; mai§ le sabre est I'arme de • « I'bonneur, et cette punition miiilaire n'a rien de des- • honorant; il fant examiner seulement, si elie n'es < pas preferable a la prison et a la salle de discipline, « qui nuisent a la saute et corrompent les moeurs. » Enfin on dissertait gravement pour savoir jusqu'a quel point cette punition physique pouvait agir sur les sens du soldat, pour le forcer, par la doulcur, a se corriger 8. 90 m£:hoires de ses vices, de sa paresse oude son insubordinaiion. Uu matin, je vis enlrer dans ma cliambre un jcune homme des premieres families de la cour; j'elais, des men enfance, lie d'amilie avee lui. Longlemps, hai'ssaiu I'etude, il n'avait songe qu'aux plaisirs, au jeii, aux fem- mes; mais, depuis pen, I'ardeur militaire s'etait emparee de lui: il ne revaii qu'armes, chevaux, ecole de Iheorie, cxercices et discipline allemande. En entrant chez moi, il avait I'air profondemenl se- rieux; il me pria de renvoyer men valet de chambre. Quand nous fumes seuls ; « Que signifient, lui dis-je, « mon cher vicomte, une visite si matinale et un si « grave debut? Est-il question de quelque nouvelle « affaire d'honneur ou d'amour ? « Nullement, dit-il, mais il s'agit d'un objet tres ira- « portant, et d'une epreuve que je suis absolument r^ « solu de faire; elle te paraitra sans doute bien etrange, " mais il me la faut pour achever de m eclairer sur la « grande discussion qui nous occupe tous. On ne juge « bien que ce qu'on a connu et eprouve par soi-meme. « En te communiquant mon projet, tu sentiras lout de « suite que c'est a mon meilleur ami seul, que Je pou- « vais le confier, et que c'est lui seul, qui peut m'aider « a I'executer. En deux mots, voici le fait: Je veux sa- « voir positivement rimpression que peuvent faire les « coups de plat de sabre sur un homme fort, coura- « geux, bien constitue, etjusqu'a quel point son opi- « nialrete pourrait, sans faiblir, supporter ce chati- « rnent; Je te prie doim de m'en frapper Jusqu'a ce que '< je dise, c'est assez. » ^ Eclatant de rire i ce propos, Je fis I'impossible pour le detourner de ce bizarre desseiii, et pour le convain- ere de la folie de sa proposition; mais il n'y eut pas moyen : il insista, me pria, me conjura de lui faire ce plaisir, avec autant d'instances que s'il eut ete question d'obtenir de moi le plus grand service. OU SOUVENIRS. 91 Enfiii j'y conscntis, resolii, pour le piuiir de sa faiilai- sic, d'y aller, bonjeu, Son argenl. Je mc mis done a roeuvre; mais, a moii grand elonnemcnt, le paiieni, medilant froidcmeiU sur Timpression de chaque coup, et rassemblant lout son courage pour Ics supporter, iie disait mot et s'eflbi\^ait de se montrer impassible; de sorle que ce ne fut qu'apres m'avoir laisse repelci- une viugiaine de fois cetle epreuve, qu'il me dit: « Ami, « c'est assez; je suis content, et Je comprends a pre- « sent que, pour vaincre beaucoup de defauts, cc re- • mMe doit elre elTicace. » Je croyais tout fini, et jusque la cette scene n'a\ ait rien eu pour moi que de plaisant; mais, au moment on j'allais sonner mon valet de cliambre afm de m'liabiiler, le vicomte, en m'arrelant tout a coup, me dit« Un iii- - 1 slant, de grace, tout n'est pas aclieve; il est bon aussi « que tu fasses cclle epreuve a ton tour. « Je I'assurai que je n'en avais nulle envie, et quelle ne cliangerait rien a mon opinion, qui elait absolument contraire a une innovation si pen francaise. « Fort bien, repondit-il; mais, si ce n'est pas pour « loi, c'est pour moi que je te le demande : je to con- « nais; quoique tu sois uu parfait ami, lu cs ires gai, un <■ pen raillcur, et tu ferais peut-etre, a mes depens avec « les dames, un recit tres plaisant de ce qui vient de se " passer entre nous.» « Mais ma parole ne te suffil-elle pas? repris-je. » " Oui, dit-il, sur tout autre point plus serieux ; mais <■ enfin, quand je n'aurais que la pcur d'une indiscre- tion, c'est encore trop. Ainsi, au nom do I'amiiie, je « t'en conjure, rassurc-moi completcmcnt a cet egard, « en reccvant a ton tour ce que lu m'as bien voulu « preler de si bonne grace. D'ailleurs, je te le repele, « crois-moi, tu y gagueras, et tu seras bien aise d'a- • voir juge par toi-meme celte nouvelle melhodc sur « laquellc on dispule*lant. • 92 h£hoires Vaiiicu par ses pi icres, je liii laissai prendre Tarme falale; mais, apres le premier coup qu'ii m'eut donne, loin d'imiier sa constance obslinee, je me hAtai de m'e- crier que c'eiait assez, et que Je me tenais pour sulD- samment eclaire sur celle grave question- Ce fut ainsi que se lermina cette folic scene. Nous nous embras- sames en nous separanl, et quelque envie que j'eusse de raconter le fail, je lui gardai le secret aussi iong- temps qu'il le voulut. Ce jeune homine, alors si leger, fit depuis une chose tres rare et ires diflicile : a i'age oil I'education est faile, il etait tres pen insiruit; mais, enflamme par le desir d'acquerir de la renommee, il refit lui-meme son education, quitta les plaisirs, les frivolites, s'acharna a I'etude, apprit en quatre annces les mathemaiiques, le latin, I'histoire, plusieurs langues, la logique et la rh^ torique; enfin il se distingua a la tribune, dans nos camps, et mourut glorieusement en Amerique, au champ d'honneur, a I'instant oil il venait de prendre a I'abordage un batimcnt anglais. L'ele se passa, pour notre jeunesse, en exercices fre¬ quents, en discussions perpctuellos sur les nouveaux systemes dc tactique, en petites guerres et en combats simulcs, et surtout en voeux inquiels et ardents pour une riqiture avec rAngleterre, qui devait changer nos feints combats en batailles reelles, substituer une pra¬ tique glorieuse a de froides theories, et contraindre nos pedants et minuticux faiseurs a ceder la place aux of- ficiers veritablement militaires et habiles. Comme c'etait pour la liberie que la guerre se faisait alors entre les Americains et les Altglais, cette mcme liberie s'olTraita nous avec tons les attraits de la gloire; et, tandis que des hommes plus miirs et les partisans de la philosophic ne voyaient, dans Cette graude querelle, qu'une favorable occasion pour fairc adopter leurs priucipcs, pour nicttre des Uuiites au pouvoir arbitraire, OU SOUVENinS. 93 et pour donner la liberie a la France, en faisant recoii- vrer aux peuples des droils qu'ils croyaient imprescri- plibles, nous, plus jeunes, plus legers et plus ardents, nous ne nous enrdlions sous les enseignes de la philoso- phie, que dans I'espoir de guerroyer, de nous dislin- guer, d'acquerir de I'bonneur el des grades; enfin cc- lail comnie paladins que nous nous monlrions philoso- phes. Mais il arriva tout naiurelleinent qu'en nous decla¬ rant ainsi, par vine humeur d'abord purement belli- queiise, les partisans et les champions de la liberie, nous finimes par nous enflammer de ires bonne foi pour elle. Apres avoir lu avidement tons les livres, tons les ecrits qui se publiaient alorS en faveur des nouvellcs doctrines, nous devinmes les disciples zeles de ceux qui les professaient, et les ad\ ersaires des prdneurs de rancien temps, dont les prejiiges, la pedauterie et les vieilles coutumes nous semblaienl alors ridicules. " Nous ne nous lassions pas d'en ri re avec Voltaire, d'en gemir avec Rousseau; les discours academlques de Thomas, de D'Alembert et de leurs emules, exal- taient noire imagination; ^Esprit des lois de Montes¬ quieu excitait en nous une profonde admiration, et, si nous croyions retrouver dans son livre les droits des peuples longtemps perdus, ses Leltres Persanneswows rendaient presque honteux des mteurs de notre temps, par la peinture spirituelle et satyrique que cet eloquent ecrivain en avait faite. D'ailleurs nous nous ennuyiqns d'entendre nos vieil- lards nous donner des legons severes, comme si nous ignorions tout ce que leur jeunesse et letir maturite avaient vu, souffert et meme trop souvent fait de scan- daleux, a I'epoque de la regence et pendant le regno long, faible et licencieux de Louis XV. Nous etions pen do«iles aux predications et pen tou- 94 MEMOIRCS ches des alarnies d'un clerge, honorc ceriainemeiit par des vertus eclatantes, mais dans lequel on avail comp- le tant de prelals mondains, tant d'abbes a bonnes fortunes, el surtout un premier minislre, le cardinal Dubois, dont le nom el la vie avaient ete uil opprobre pour son ordre, pour le gouvernement el pour la na¬ tion. On avail tant mele d'erreurs superslilieuses aux ve- riles de la religion; les ecrivains du jour, en nous de- roulant nos trisies annalcrs, nous montraient tant de guerres civiles, tant de massacres iuhumains, taut de persecutions, taut de princes deposes, tant de sorciers brules par le fanatisme, tant de peoples opprimes par les prejuges, par I'ignorance et par la tyrannic du sy- sleme feodal; I'expulsion et la spoliation d'un million de Fran^ais, pour cause d'heresie, eiaient si recentes; les querelles encore existantes conti-e les jansenistes et les molinistes, et celles des billets de confession, nous semblaient si ridicules, qu'il nous etait impossible de ne pas saisir avec enthousiasme I'esperance, peut-etre' trop illusoire, que des homines de genie nous donnaient alorsd'un avenir oil la raison, Fhumanite, la tolerance el la libei'te devaienl regner sur les dernicrs debris des erreurs, des folies et des prejuges qui avaient si long- temps asservi et ensanglante le monde. Ce qui aiguillonnait encore notre vive impatience, c'etait la comparaison de notre situation presente avec celle des Anglais. Montesquieu nous avail ouvert les yeuxsurles avantages des institutions britanniques; les communications enire les deux peoples etaient deve- nues beaucoup plus frequentes; la vie brillaute, mais frivole de notre noblesse, a la cour et a la ville, nepou- vail plus satisfaire notre amour-propre, lorsque nous pensions a la dignite, a I'independance, a I'existence utile et importante d'un pair d'Angleterre, d'un mem- brc de la chambre des communes, et a la liberie, aussi OU SOUVENIRS. 95 tranquill?! que fiere, de tous les citoyens de la Grande- Brelagne. Aussi j'ai toujours ete surpris que noire gouvernc- ment et nos hommes d'etat, au lieu de blamer, comme frivole, folle et peu frauQaise, la passion qui s'etait tout a coup repandue en France pour les modes anglaises, n'y aientpas vule desird'une imitation d'un autre genre, et les germes d'une grande revolution dans les esprits; ils ne se doutaient pas qu'en bouleversant dans nos pares les ajlees droites, leS carre* symetriques, les ar- bres tallies en boule et les charmilles uniformes, pour les transformer en jardins anglais, nous annoncions notre desir de nous rapprocher, sur d'autres points, de la nature et de la raison. Ils ne voyaient pas que les fracs, rempla^ant les am- ples et imposants vetements de I'ancienne cour, presa- geaient un penchant general pour I'egalite, et que, ne pouvant encore briller dans des assemblees comme des lords et des deputes anglais, nous voulions au moins nous distinguer comme eux par la magnificence de nos cirques, par le luxe de nos pares, et par la rapidite de nos coursiers. Cependant rien n'etait plus facile a deviner, et 11 suf- fisait d'entendre parler ceux qui les premiers nous avaient apporte ces modes, le comte de Lauraguais, le due de Lauzun, le due de.Chartres, le marquis de Con- flans, et beaucoup d'autres, pour comprendre que ce n'etait pas a de si superficielles imitations qu'ils preten- daient borner leurs voeux. Quoi qu'il en soil, tout ce qui ^tait jeune a la cour, et les princes memes, se laisserent entrainer par ce tor¬ rent; la reine montra le plus grand ennui de reliqueile, le gout le plus vif pour les jardins anglais, le penchant le plus marque pour les courses de chevaux; elle ho norait celles-ci de sa presence, et, par la, encoura- geait la foUe des pariqjirs, qui s'y rninaient. 96 MEMOIr.GS Quelqiies vleu\ seigneurs blamaient, il est vrai, celie manie; mais seulemciil parce qu'ellc elail noiivelle. Le bon roi Louis XVI seul la desapprouvail haulcment, noil comnie indice d'innovalions dangereuses , mais comme un luxe ridicule, scandalenx, et comme une preference humilianle, donnee aux usages d'un pays etranger sur ceuxdu noire. Tandis qu'on faisail a I'envi, dans ces courses, des gageures enormes, le roi, presse de parier, ne voulut mellreaujeu qu'un ftcu ; la le^on fulinutile; Topinion eiait deja plus forle que raulorite et que I'exemple. Malheureusement, sur lous les points, on sentail trop clairement la violence de ragitation des flots et la fai- blesse du pilote. On peuten juger par uneanecdote : le comte de Lau- raguais, fameux par son enthousiasme pour les institu¬ tions, les mceiirs et le§ usages de I'Angleterre, par I'e- clat de ses avcntures galantes, par sa philosophie un peu cynique, et par un luxe qui consomma toute sa fortune, s etait attire, par la hardiesse de ses paroles et par roriginalitcaudacieuse de sesecrits, un assez grand nonibre de letti-es de cachet, qu'il appelait un jour plai- samment devanl moi sa correspondance avec le roi. Je me rappelle que, le sachant exile loin de Paris par une de ces lellres, je le vis se promener tranquil- lement dans le lieu oil Ton fajsait une course, et oil se trouvait comme a I'ordinaire toute la cour; Je voulus lui faire sentir le danger de son imprudence, il n'eii fit que rire. Cette escapade ne put etre ignoree, etresta cependant impunie. L'arbilraire etait plutot tolere que respecte, et si an lieu de fermer le* yeux sur une telle desobeissance, on eiit siWi, je ne sais trop si I'opinion publique, en effervescence, n'aurait pas doiine a cette affaire beaucoup plus d'eclat et de gravite qu'elle n'en avait reellement. he comte de Lauraguais, depuisduc de Brancas, et OU SOUVENIUS. 97 qui vienl de mourir a I'ige de quatre-vingt-onze ans, a cerlainenicnt cle I'nn dcs hommcs les plus siiiguliers de son temps; il rcuiiissait dans sa pcrsonne des qualiles et des defauls dont la moindrc parlie aurail sulTi pour marquer lout iudividu de i'empreinte d'une grande ori- ginalite. Aimant a I'exces le tourbillon et les plaisirs du monde, il s'adonna aiix sciences, et fit en cliimie qucl- ques dccouvertes auxquelles il dut son admission dans I'Academie des Sciences. C'est a lui que I on doit I'art de perfectionner la porcelaine. II fit des experiences sur lelher et sur sa miscibilite dans I'eau, ainsi que des dccouvertes moins utiles rclativement a la dissolu¬ tion des diamants. Ces dernieres ne profilerent a pcr¬ sonne et conlribuerent a sa mine. Original et passionnd dans ses gouts, on ne saurait dire combien il prodigua d'argent pour acheter des diamants, doiit une partie enrichit d'ingrates beautes, et dont I'antre se fondit dans ses fourneaux de porcelaine. II flit un des premiers qui, bravant la pedanterie de la magislrature et les superstitions de la Sorbonne, fa- vorisa en France I'inoculation. Le celebre grammairien Dumarsais, dont la science honorait sa patrie, languissait dans la pauvrete parce qu'on le croyait janseniste. M. de Lauraguais, en fai- sant genereusement une pension a cet illustre gram¬ mairien, le vengea des persecutions de Rome et de rinjustice de la cour. Longtemps on le vit le plus faslueux, le plus magni- fique, le plus galant des grands seigneurs; mais plus longtemps encore on le vit, depuis, mal velu, mal pei- gne, et affectant la simplicite du paysan du Danube. Je me souviens qu'un jour il vint chez moi le matin dans ce costume cynique, mais avec une physionomie rayonnante de plaisir. « Eh! d'ou te vient, lui dis-Je, • celte Joie inaccoulumee? — Men ami, me repondii» I. 9 98 u^;iioiRES « il, je suis le plus hcureux des hoinmes : me voili « complelement rulne. — Mafoi! rcpris-je, c'est uu • elrange bonheur et pour lequel il y aiirait de quot se • peudre. — Tu te tronipes, men cher, repliqua-t-i!; • laiil que je n'ai ele que derange, je me voyais accable « d'affaires, persecute, ballote enlre la crainte et I'es- " perauce: aujourd'liui que je suis ruine, je me trouve « independaiu, tranquille, delivre de toule inquietude « et de lous soucis. » A I'epoque ou, par i'effet d'une civilisation concen- iree, les regies de ce qu'on appelait alors bon ton et bonne compagnie, obligeaient tout le monde de se soumeltre, pour le gout, pour les opinions, pour le langage el pour la maniere de vivre, a une monotone uniformite, M. de Lauraguais, secouanlcejoug, suivait en tout genre ses fantaisies, et professait hautement les plusbardis systemes. Nos theJttres lui doivent une grande revolution : il nous fit sentir le premier combien il etait ridicule, et contraire a I'illusion de la scene, de souffrir que lesel^ gants de la cour et de la ville fussent assis sur des ban¬ quettes, des deux cotes du theatre, en avant des cou¬ lisses. D'apres ses conseils, les acteurs cesserent aussi de representer les personnages antiques en habit mo- derne. Ce fut grace a lui que nous ne vimes plus Ne- ron, Brutus, Thesee, en habit a grandes basques avec une echarpe et des noeuds d'epaule, Phedre et Merope en cheveux boucles, poudres, et en robes a gi'ands paniers. Vivement epris d'une actrice, mademoiselle Ar- nould, et ennuye de la presencS assidue d'un homme de la cour, le prince D..., tres peu spirituel, le comte de Lauraguais alia gravement chez un medecin et lui demanda s'il etait possible de mourir d'ennui. » Get « effet de I'ennui, repondit le docteur, serait bien • etrange et bien rare. — Je vous demande, reprit le OU SOUVENIRS. 99 « comte, s'il est possible.» Le medecin ayanl repondu, qu'a la vcrile, un trop long ennui pourrait donner une maladie telle que la consomplion, et par la causer la mort du malade, il exigea et paya cetle consultation sigTiee. De la, il se rendit chez un avocat, et lui de- manda s'il pouvait accuser en justice un homme qui aurait forme le dessein, par quelque moyen que ce fut, de le faire mourir. L'avocat dit que le fait n'clait pas douteux, et sur ces instances, ecrivit et signa cette de¬ claration . Muni de ces deux pieces, le comte de Laura- guais porta dcvant la justice une plainte criminelle conlre le prince D..., qui voulait, disail-il, le faire mourir d'ennui, ainsi que mademoiselle Arnould. Cetle bizarre affaire n'eut aucune suite; mais, comme on le croit bien, elle fit beaucoup de bruit. Pendant la guerre de sept ans, M. de Lauraguais, au niiiieu d'une balaille sanglante, avail charg^ trois fois rennemi a la tele du regiment qu'il commandait, et s'e- tait distingue par la plus froide et la plus brillante in- trepidite. Lorsque le combat cut cesse, rassemblant scs officiers et leur ayant distribue de jusies eloges, il leur demanda s'ils eiaient salisfails de sa conduitejon lui repondil par une acclamation unanime. « Je suis bien « aise, reprit le comte, que vous soyez contents de vo- « tre colonel; mais moi, je ne le suis nullement du me- • tier que nous faisons, et je le quitte. » En effet, apres la campagne, il quitla le service. A cette occasion, il composa les vers suivants, ou se mele a la peinture de'son propre caractere, une epi- gramme un pen vive centre un de ses contemporains, le due de la Valliere, qui n'eul jamais d'autre aclivile que celle de courtisan. J'ai VII p6rir Gisors *, el perdrc une vieloire Oil j'ai manque cuiil fois do perir 'a men lour; ' Leeomie duGlsurs, His du niaroehal do Bcllc>lsle, jeune lioiniiio de la plus liaiilu es|tliance. 100 UEUOIRES Moti sang sur mes lauriers conlait h mon 4'Cloiir, Ce qui m'en degoAta plus qu'on ne saurail croire. Qu'on en jase (ant qu'on voudra: Apollon peul rayer men noin de son grlmoire; El les neuf lilies de Memoire, Ami, n'en valenl pas unede I'Opera. Je ne veux que chasser, rire, chanter et boire, Ainsi que la Valliere, en eel heureiix sejour. Quand on est riche el due, el qu'on rampe a la cour. On a loujours assez de gloire. Ce fut M. le comle de Lauraguais qui, le premier, lit voir aux Parisieiis, dans la plaine des Sablons, une course avec des chevaux el des jockeys anglais. Quand les idees de liberie se propagerent, Ic comle de Lauraguais ful un des partisans les plus zeles des grandes innovations qui se preparaienl. II se voyait deja remplir, dans/yt^i^ijlemenl fran^ais, le role des Walpole, des ChtUftm el dgs Fox; mais noire lempcte revolutionnaire de^iu ses«sp«ances, comme tani d'aii- ires, el ce ne ful qu'apres Ig^ rastaiiration qu'il vinl si^ ger a la chambre des •pan'si/^u son Age avance ne Itii permit de parailre que pep,;^^emps. Cependanl, des le moment oil la ville el la coiir, centre les anciennes coutumes, s'ctaienl livrees avec fureiir a la discussion des affaires publiques, discussion dont le signal ful donne par la publication toute nou- velle du conipte des finances rendu par M. Neckcr, ou- vrage qu'on trouvail non seulemenl cliez tons les liom- mes d'etat, mais dans la poche de tons les abbes el sur la toilette de loutes les dames, M. de Lauraguais, don- nanl le premier I'exemple d'une opposition bardie, ccrivil centre le ministre des pSmplilets sur les finan¬ ces, composes avec talent, et dont I'originalite saty- rique lui attira de nouvelles disgraces et quclques le- gers supplements a sa correspondance avec le rot. Si M. de Lauraguais se permettait les liberies les plus etranges en paradoxe, en ironic, en raillcrie. OU SOUVENIRS. 101 surlolU lorsqu'tl ecrivait, d'un autre c6le, son com¬ merce en sociele elait tres agreable et tres piquant. Sculement on le trouvait beaucoup moins aimable lors- qu'il voulait dogmaiiser en finances et en politique, au milieu d'un monde leger donl I'usage etaii de ne pas soulTi'ir, pour I'interet de la conversation, qu'on s'ap- pesantit trop sur aucun sujet: car alors, pour plaire, il faiiait dans le monde cacher son savoir et tout ef- fleurer. ParfoisM. de Lauraguais voulut etre pocie; mais il ne fut pas heureux dans ce genre, qui ne parait que trop facile a beaucoup de gens, et qui demande de lon- gucs eludes, un travail assidu, travail sans Icquel on ne produit rien de bon, et qui cependant doit etre si bien cache qu'on ne le senle pas. Je me souviens qu'nn matin, le comle de Lauraguais vint me lire une tragedie de sa composition, el dont Jocaste elait le litre. Me demandant ensnile mon avis, je ni'amusai a lui rcpondre en plaisanlant, ce qui etait fort de son gout, qu'il y avail cerlainenient des beautes dans sa piece, mais que malheureusement je n'y avais trouve de bien clair que Ics vers du Sphinx. « Ces', re- « pondit-il, que'tu les a mal ecoiites. » « Je vais te prouver le conlraire, rcpris-jc, car en • voila que j'ai reienus : « Oiii, Phorbasa t'inslant, dansIc lein|)lc inspire, M M'a revele ce qu'il ignore encor lui-in£ine. « — All I qu'a-t-il dil! partez : ma surprise est exirfime. » « Tu es un mauvais railleur, reponditle comtc; ton « esprit n'est pas a la hauteur de mon talent ni du sie- <• cle, puisque tu ne vois pas que dans cet ouvrage «je donne a I'Europe le bilan de mon genie. — Prends « garde, lui dis-je, au mot bilmi, il est de mauvais au- « gnre. » Au fond, M. de Lauraguais, dont les sarcasmes, quand il ecr vait, s •blaient aunoncer un esprit mc- 9, <02 MTMOIUKS chnnt, avail le meilleur coeur du monde, clait obli- geant, scrviable, bon ami, prodigue de tout cc qu'il avail, sachant se passer de lout ce qu'il n'avail pas; md ne sut mieux que lui abuser sans mesure de la fortune, et supporter philosophiquement la pauvrele. Une de ses mattresses racontait qu'il I'avait logee dans sa serre'ehaude, la nourrissant trcs mal, etnelui donnant presque que des fruits de climats etrangers. Comme elle le lui reprochait: « Peux-tu te plaindre, « ingrate, lui disait-il, de manquer du necessaire, « chose iriviale, lorsque tu jouis abondamment du su- • perllu, que tout le monde desire? » Pendant quelque temps, il eut de haules pretentions en metaphysique, et donna un jour rendez-vous au che¬ valier de Boufllers et a moi pour nous expliquer I'ob- sciire doctrine renfermee et cachee dans le livre inti¬ tule : Des erreurs et de la verile', ouvrage compose par le celebre Saint-Martin, chef de la secte des illu¬ mines. Apres I'avoir entendu paliemment disserter deux heures sur ce sujet, BoulTlers et moi nous lui dimes d'un commun accord, que jusqu'a ce jour nous avions cru saisir le sens et la clef de quelques passages de ce livre dnigmaiique, mais que, depuis sa savante explica¬ tion, nous n'y comprenions plus rien du tout. II rit comme nous de sa presumption, de la ndtre et du temps que nous avions perdu. Telle etait la singularile de ce siecle qu'au moment oil I'incredulite elait en vogue, ou Ton regardait pres¬ que tous les liens comme des chaises, ou la philosophic traitait de prejuges toules les anciennes croyances et toules les vieilles coulumes, une grande partie de ces jeunes et nouveaux sages s'engouait, les uns de la ma- nie des illumines, des doctrines de Shwedemburg, de Saint-Martin, de la communication possible entre les hommes et les esprits celestes, tandis que beaucoup OU SOUVENIRS. 103 d'auircs, s'emprcssanl auloiir du baqncl do Mesmer, croyaicnt i refTicacilo universelle du magnelisnie, elaienl persuades de rinfaillibilile des oracles du som- iianibulisme, et ne se doutaient pas des rapports qui existaient outre co baquet magique, doul lis etaieut cuthousiasles, et le tombeau miraculeux de Paris, doul lis s'elaieut taut moques. Jamais ou ue vit plus de coutraste daus les opinious, daus les gouts et daus les uioeurs : au sein des acade¬ mies, ou applaudissait 'Ies maximes de la philautliro- pie, les diatribes coulre la value gloire, les voeux pour la paix pcrpetuelle; mais, eu sortaut, ou s'agitait, on iutriguait, ou declamait pour euiraiuer le gouverue- meut a la guerre. Chacim s'eflbrQait d'eclipser les au- tres par sou luxe, a I'iuslant meme oil I'ou parlait en republicaiu et oii I'ou prechait I'egalite. Jamais il u'y eul a la cour plus de maguificeuce, de vauite, et moius de pouvoir. Ou froudait les puissances de Versailles, et ou faisait sa cour a cellos de \!Encijchpe'die. Nous prefdrions uu mot d'eloge de d'Alembert, de Diderot, a la favour la plus sigualee d'uu prince. Ga- lautcrie, ambition, pbilosophie, tout etait eutremelc et coufoudu; les prelats quittaieut lours dioceses pour briguer des miuisteres; les abbes faisaieut des vers et des coutes liceucieux. Ou applaudissait a la cour les maximes republicai- ues de Brutus; les mouarques se disposaient a em- brasser la cause d'uu peuple revolle coutre son roi; eufm on parlait d'iudcpeudauce daus les camps, de de- mocratie chez les nobles, de pbilosophie daus les bals, de morale daus les boudoirs. Au resle, ce qu'ou pent avec raisou regrelter de celte epoque qui ue reuaitra plus, c'etait, au milieu de ce couflit entre des opinions, des systemes, des gouts et des voeux si opposes, uue douceur, une tolerance daus la societe, qui tu faisaieut le chaitne. 104 HE^OIRES Toules ces lullcs entre Ics anciennes et les nouvelfes doclrines ne s'exercaient encore qu'en conversalioiis, et ne se trailaient que comme des theories. Le temps n'eiait pas arrive oil ieiir pratique et leur action dc- vaient repandre parmi nous la discorde el la halne. Jours heureux oil les opinions n'influaient pas sur les sentiments, et oil Ton savait aimerjoujours ceux qui ne pensaient pas comme nous! Je n'oublierai jamais les delicieuses et frequentes reunions oil se trouvaient ensemble les financiers, les magistrals, les eourtisans, les pontes, les pbilosopbes les plus aimables et les plus distingues, et ces conver¬ sations au Monl-Parnasse, cbez le comte de Cboiseul- Gouflier, oil brillaient lour a tour Boulllers, Dclillc, Rulbiere, Saint-Lambert, Cbamfort, La Harpe, Mar- montcl, Pancbaud, Raynal, I'abbe de Pcrigord, depuis prince de Talleyrand; mon frere, I'un des plus aima¬ bles bommes de son temps,; M. deSaisseval; le prince de Ligne, nouveau chevalier de Grammont de tons les pays, favori de tons les rois, courtisan de toules les cours, ami de tous les pbilosopbes, et le due de Lau- zun, qui, cbercbant partout la gloire, n'en eut que les illusions, et dont la plupart des aventures furent plus imaginaires que reelles. Dans quelques autres eentres de reunion, on enten- dait avec un plaisir mele de veneration le simple, le laborieux, 1 eloquent et savant abbe Bartbelemy; 3Ia- Icsberbes, I'un des plus populaires des bommes illus- tres, le plus Juste des ministres, le plus iiitegre des magistrals, le moins flalteur des eourtisans; cet ira- mortel Malesberbes qui pensait en piiilosopbe, agissait en sage, et cbarmait par la fdcondiie de sa memoire, par la miiltiplicite de ses anecdotes, ceux qu'il instrui- sait par la moralite de ses discours et par I'universalite de ses connaissanccs; le due de Nivernais, aitssi dis¬ tingue par la d'ilicaiesse de son gout et par rurbauile OU SOUVESIUS. 10 de son ton que par la finesse et les agremenis de son esprit: ii savait allier la noblesse de I'antique cour a Tcsprit philosopliique de la nouvelle; il reunissait en 111! rimage et I'esprit de deux siecles differenls. Chez la princesse de Beauvau, modele d'amenite et d'art pour soutenir et varicr la conversation; on se plai- sait a voir la reunion et la representation do tout ce qu'il y avait de mieux et de plus delicat dans la cour de Louis XV, sans jamais y renconirer ce qu'uuejuste se- verite reprochait a la licence de ce temps. On aurait pu relrouver aussi quclques traces, quel- qucs souvenirs de la vieille epoque de la regence chez la marechale de Luxembourg; mais I'age, le repenlir, et le besoin de la consideration, effagant ces vestiges, n'y laissaient presque plus entrevoir que I'importance et la dignite imprimees sur les noms qui rappelaient le regne de Louis XIV. Jc quitlais avec empressement les compagnons de ma jeunesse et les amusements de men age, pour en¬ tendre des entretiens, et pour suivre des societes qui formaient a la fois ma raison, mon esprit et mon goiit. Destine aux emplois publics par ma position dans le moude et par mon penchant a cultiver les etudes de I'histoire et de la politique, je sentais combien etait precicuxpour moi I'avautagede me Iter avec tons ceux qu'on pouvait sans vanite regarder comme I'elite des societes humaines. En effet, on trouvait alors a I'hdtel de La Rochefou¬ cauld, chez D'Alembert, chez madame Geoffrin, les litterateurs, les philosophes les plus distingues, et cct esprit do liberie qui devait changer la face du monde en I'eclairant, et malheureusement aussi ebranler tou- tes SOS bases en voulant luien donner de nouvelles. Dans les reunions qui avaient lieu chez mesdames la marethale de Luxembourg, de La'Valliere, a I'hotcl de Choiseul,on rcvo^ait tout ce que le regne de LouisX V 106 m£moires avail offert de personnages marquants par leur rang, par leur urbanile, par leur galanlorie. Chez madame du DcfTant, on etait cerlaln de rencontrer les etrangers les plus celebres, attires par la curiosite de corinaitre cette France, ancienne et nouvelle, que chez cux, ils denigraient avec pesanteur et accusaient de frivolite, mais qui, dans tous les temps, fut, est et sera Tobjet de leur jalousie. Quoique bien jeune, porte naturelleinent a la re¬ flexion, je me convainquis bientdt, dans ces dcoles bril- lantes de civilisation, des causes qui donnaient, en Eu¬ rope, des avantages presque universels a nos politiques et a nos litterateurs sur ceux de tous les autres pays, en en exceptant I'Angleterre, qui nous dispute cette pre¬ eminence. Ces causes sont les monies que celles qui donnent aux liistoriens de I'antiquite une superiorile evideale sur la plupart des liistoriens modernes. En eflet, pour traiter avec les bommes et pour les peindre, il faut les etudier, les connailre, et cette connaissance profonde ne pout s'acquerir qu'au milieu d'une civilisation pcr- fectionnee, et dans une position oiila pratique du monde subslitue la realite aux apparences et rcxpcu iencc aux syslenies. Pourquoi trouvons-nous si froids la plupart des lys- toriens de I'Europe moderne? c'est qu'avec beaucoup d'erudiiion et souvent meme d'esprit, leurs recits sont sees, manquent d'inter^t dramaliqiie, et que leurs re¬ flexions, la plupart du temps tres longues, ne sont que des lieux commiins de morale reba^tus a la chaire ou dans les colleges. Co qui fait aii contraire que les ouvrages des Xeno- plion, des Titc-Live, des Polybe, des Salluste, des Ta- cile, sont lus avecuilcret, rclus avec avidile, et ont tn- vcrso les sicclcs, c'csl que ces grands ecrivains avaienl OU SOUVENIRS. etc acleursdans Ics scenes qu'ils retra^aient, ou dans des scenes scmblables. Ce neiaienl point des abbes, des professeurs, des savants separes du monde par leurs voeux, par leurs etudes ou par leur obscurite, qui repandaienl de si vi- ves lumieres sur le jeu des passions humaines : c'e- taient des hommes qui les avaient eprouvees et combat- tues. Ces illustres ecrivaius reunissaient le triple avan- tage^d'^tre a la fois hommes de letlres, hommes du monde et hommes d'Etat, et, par la, possedaient le tri¬ ple merite de I'art du style d'un litterateur, de la finesse de gout d'un hommede la haute societe, et de I'habiletd d'un politique experimente. Aussi, dans I'Europe nouvelle, on doit remarquer que les hommes dont les Merits politiques ou historiques excilent le plus constamment notre inter^t, sont les ecri¬ vaius tels que le president de Thou, le duo de Sully, le cardinal de Retz. Si Montesquieu n'eut ete qu'un savant professeur, son genie ne nous eut donnd que des dissertations froi- des sur les lois. 11 nous en a donnd I'esprit, parce qu'il connaissait le monde, les affaires, les hommes de toutes les classes, les societes de toutes les nuances. Ce qui fait le charme des Memoires, ecrits m4me avec le plus de negligence, c'est que ceux qui les ont coftiposes s'y montrent en acteurs plus qu'en auteurs. Cependant, s'ils ont le merite du naturel, I'art leur manque trop souvent, ainsi que I'impartialite; ils ne vous montrent qu'un coin du tableau et denue d'orne- ments, tandis que, de tous les genres d'eloquence, I'his- toire et la politique sont ceux oil il estle plus necessaire d'offrir le melange indispensable d'elegance, de simpli- cite, de variete, de profondeur, de pratique des hommes ct d'habitude des affaires. En Angleterre, les institutions ont ete plus favora- blcs ^ ce genre de talent que celles des autres gouver- 108 UEMOIRES nements, les affaires y sont vraiment puljliqiies, ce sont collos.de tous; cbaciin los connait, s'y mole, y prend part; on n'y separe point la iheorie do la praliquo; lo ciment do Ta liberie y a etabli dcs liens et dos commu¬ nications entre tous les rangs et toutes les classes: aussi une gloire solido est attachee aux noms des ecri- vains, des hommes d'Etat, des oraieiirs do ce pays, tcls qiK) Hume, Clarendon, Littleton, Robertson, Chesterfield, etc. Nous nous degagerons comme eux des entraves oft nous retenaient le pouvoir feodal, fautorite arbitraire, les prestiges scolastiques, la superstition, leloigne- ment force des affaires pour presqtte toutes les classes de la societe, le dedain antique et vaniteux des classes privilegiees pour les lettres; alors la muse de I histoire et de la politique reprendra dans notre palrie le rang eleve qtti lui est du. Ce qii'il y avail au reste de plus singulier et de plus remarqiiable a I'epoque dont je parle, c'est que, a la cour comme a la ville, chez les grands comme chez les botirgeois, parmi les militaires comme parmi les fi¬ nanciers, au sein d'ltne vaste monarchie, sanctuaire antique dcs privileges nobiliaires, parlementaires, ec- clesiastiques; malgre I'habitude dune longue obeis- sance au pouvoir arbitraire, la cause des Americains insurges fixait toutes les attentions, et excitait un iil^ ret general. De toutes parts 1 opinion pressait le gouvernement royal de se declarer pour la liberte repitblicaine, et semblait lui reprocher sa lenteur et sa timidite. Les mi- nistres, entraines pett it pen par le torrent, craignaient cependant encore de rompre avec les Anglais et d'en- treprendre une guerre ruineuse; de plus ils etaient retenu par la severe probite de Louis XVI, le plus mo¬ ral des hommes de son temps. La neutralite paraissaii un devoir a ce monarque, ou souvenirs; ^o^ parce qu'aucune agression anglaise ne justifiait a ses yeux une demarche hostile centre la couronne britan- nique. Ce n'efcait pas la crainte des frais et des chances de la guerre qui le frappait: c'etait sa conscience qui lui faisait regarder comme une perfidie, la violation des traites et de I'etat de paix, sans autre motif que celui d'abaisser une puissance rivale. Ainsi le gouvernement, froisse entre la volonte du prince et le voeu general, faisait par faiblesse ce qu'il y a de pire en politique : il encourageait secretement le commerce fran^ais a donner aux Americains des se- cours en armes et en munitions ; -il accueillait favo- rablement, mais mysterieusement, les envoyes ameri¬ cains; il flattait par ses discours I'espoir et I'ardeur impatiente d'une jeunesse belliqueuse; il laissait cir- culer les ecrits des partisans de la liberte americaine, et, en meme temps, il chargeait notre ambassadeur a Londres de calmer les alarmes du ministere anglais, de lui renouveler frequemment I'assurance du main- tien de la paix, par I'observation de la plus stride neu- tralite. Par cette conduitepeuloyale, il perdait egalement les avantages d'un systeme pacifique, sincere, etceux d'une guerre declaree; il s'exposait aux inconvenients de ces deux partis, parce qu'il n'en savait suivre aucun. Cependant I'orage croissait; apres quelques revers eprouves par les Americains, la fortune commenQak a se declarer pour eux. La passion de la liberte, I'amour de la patrie, triomphaient de Jons les obstacles. La tactique et la discipline anglaises n'etonnaient plus le courage irregulier des nouveaux republicains. Le congres, vi- vante image du senat antique de Rome, deliberait froi- dement, et faisait de sages lois au milieu du tiimulte des armes. Vainement un electeur de I'cmpire germanique for- tifia I'armee anglaise pjr des troupes auxiliaires, et par 10 110 MllUOIRES iin trailc honteux, puisqii'il conlenait un tarif exact des sommes qu'on devait lui payer pour la mort, pour Ics mutilations, pour les blcssures graves ou Icgeres des sujets el des soldats qu'ii vendait. Les armees americaines faisaient chaque jour de nouveaux progres. Eiifin on sut qu'une armee anglaise tout entiere, conimandee par le general Burgoyne, s'etait vue investie par les milices insurgees, privee de vivres, de communications, reduite a I'impossibilite de combaltre ou de fuir, et forcee, a Saratoga, de deposer ses armes aux pieds de ces cullivateurs pauvres, mais fiers, inexperts, mais vaillants, et doiil elle avail Jusque la tant dedaigne la simplicile, I'indiscipline, le denu- ment et I'ignorance des evolutions militaires. Cette victoire fit pencher les balances de la politique; line prompte renommee repandit dans toute I'Europe I'eclat de ce triomphe. En tout temps le bonheur donne des amis, et TAmerique eut bientdt des allies. La nouvelle de ce succes redoubla notre ardeur et noire impatience. Les ministres presses par nous et rassures par la fortune, dissimulerent moins leur but, et persuaderent au roi qu'on pouvait, pour I'interet de la France, former des liens de commerce avec les Am^ ricains sans rompre avec I'Angleterre. En consequence, ils regurent plus ouvertement les commissaires de I'Amerique, negocierent avec eux, et, dans le mois de decembre 1777, signerent ensemble les articles preliminaires d'un traite de commerce et d'amilie. II en resulta ce qu'ils n'avaient pas prevu, et ce qui pourtant devait necessairement driver. Les ministres anglais eclaterent en reproclies centre nous, regardant comme luie rupture ouverte ce nouveau lien forme avec leurs provinces rebelles. Inulileincnt notre ambassadeur voulut alleguer nos inl(TiMs connnerciaiix ot protester de notre amour pour OU SOUV£MRS. lU la paix: les Anglais etaient decides a la guerre; en meme temps, se croyant autorises par noire conduile, qu'ils regardaient comme une agression, a I'oubli et a rinfraction du droit des gens, ils avaient envoyd des ordres secrets a leurs amiraux. Aussi nous sumes bien- t6t que, sans aucune declaration de guerre de leur part et sans aucune hostilite de la ndtre, ils s'etaient em- pares sur mer de plusieurs vaisseaux marchands qui nous appartenaient, et qu'ils avaient attaque dans I'lnde nos possessions. Le traite definitif avec I'Amerique fut bientdt conclu. Notre ambassadeur quitta Londres. Chacun courut aux armes. Les desirs de notre ardente jeunesse furent combles, et la guerre ne tarda pas a eclater dans les deux hemispheres. II n'etait plus question alors de tenter individuelle- ment des aventures et de partir comme volontaires pour TAmerique, puisque la guerre retenait chacun de nous sous Ses etendards, et nous faisait esperer des occasions prochaines de nous distinguer en servant notre patrie. Cependant, comme nous etions trop presses d'agir pour attendre ces occasions, etque, la guerre centre les Anglais etant essentiellement maritime, on pouvait pre- voir-facilement qu'il y aurait pen d'expeditions pour les troupes de terre, et que celles qu'on y emploierait se- raient pen nombreuses, je renouvelai mes demarches pour obtenir la permission d'aller rejoindre La Fayette au camp de Washington. Tout ce qu'il m'ecrivait sur les moeurs, I'enthou- siasme, la constance et le courage heroique des Ame- ricains, redoublait men ardeur pour servir leur cause. Je suppliai la reine d'appiiyer et de favoriser ma demande, en lui faisant observer que j'^lais colonel de dragons , que probablement dans cette guerre on embarquerait peu de ^;avalerie, et qu'ainsi je pouvais 112 ' memoihes m'absenter de mon regiment sans nuire au service. Comme tout sentiment eleve plaisait a cette prin- cesse, elle m'approuva; mais, peu de jours apr^s, elle me dit que mon exemple, si on cedait a mes instances, attirerait d'autres demandes pareilles, aurait par la beaucoup d'inconvenients, et que le roi ne voulail point que les chefs des corps les quittassent. Je n'avais fonde aucun espoir sur I'assistance de mon pere, partisan severe d'une marche methodique et d'une stricte discipline; il se serait oppose a mon des- sein plutdt qu'il ne I'aurait favorise. II fallut done me resigner a tout attendee de la fortune, et, dans cette cit^ Constance, elle ne me fut pas favorable. Bientdt cependant on put croire, par des symptdmes tres marquants, qu'une guerre generale allait embraser louie I'Europe, et etendrc ses ravages dans le monde enlier. Les vues ambitieuses de I'imperatrice Cathe¬ rine, et son refus de rendre la Crimee, armaicnt les Turcs centre elle. L'electeur palatin mourut; son tes¬ tament et les pretentions de I'Autriche sur son heri¬ tage excilerent, entre la cour de Vienne et celle de Berlin, des contestations promptement suivies d'une rupture. L'Espagne cherchait encore, il est vrai, a nous re- concilicr avec les Anglais, par sa mediation; mais le sucecs etait impossible. On pouvait facilement prevoir deja que cette puissance serait promptement enlrainee a faire cause commune avec nous, pour enlever la do¬ mination des mors a notre ancienne rivale. Enfm la Hollande meme, malgre le penchant du stalhouder pour rAnglctcrre, lalssa reveiller chez elle quelque dernier sentiment de liberte, et un parti nom- breux s'y montra decide a forcer son gouvernement de se declarer pour la cause americaine. Dans cet eiat do choscs si alarmant pour les amis de la paix et de rhiimanile, noire jeunesse, impatienie de OU SOUVEMIKS. 113 guerre, trouvait de quoi flatter tous ses desirs et nour- rir toutes ses esperances. II arriva pourtant tout le contraire de ce qu'on pre- voyait: rOcean, I'Amerique et les Indes furent seuls le theatre d'une guerre vive et reelle. L'incendie qui me- na^aitle continent europeen s'eteignit tout a coup. Les Turcs se resignerent a leur sort. La Prusse et I'Au- triche ne firent qu'une campagne sans resultat. La me¬ diation pacifique de la France et la mediation armee de la Russia apaiserent les differents survenus autre les cabinets de Vienne et de Berlin, que termina una prompte paix conclue a Teschen. Ainsi, avant I'espace d'une annee revalue, I'Angle- terre seule, avec la faible assistance du Portugal, resta en guerre contra les Americains, les Frangais, les Espa- gnols et les Hollandais. De cette maniere, una grande partie de nos fumees de gloire s'evanouit. Nos marins seuls, una douzaine de generaux et una vingtaine de regiments obtinrent la faveur enviee de combattre sur le continent americain, dans les Antilles, et, en Asie, dans les Indes orien- lales. Nous ne gardames qu'un seul espoir, celui d'une descente en Angleterre : vaste dessein dont notre ar- deur sollicitait et pressait a grands cris I'execution, mais que la circonspection de nos ministres n'adopta qu'avec timidite, et ne forma qu'avec cette hesitation et cette lenteur qvu rendent tout succes impossible. Nos armees navales etaient nombreuses; nos marins avaient autant d'instruction que d'intrepidite; nos trou¬ pes de terre etaient animees du meilleur esprit, et en- flammees de cet amour de gloire qui annonce et pro- met de grands exploits. L'habilete de M. de Necker fournissait au irdsor tous les moyens necessaires k de hautes entreprises. La France trouvait .enfln I'occasion d'abattre la puis- 10. 114 u£moires sance de son eternelle rivale. Pour y parvenir, nos for¬ ces suffisaient; nos ministres n'etaient pas sans talent, mais le genie leur manqua. Cependant, par la force des choses, par la Constance des Americains, par la bravoure de nos troupes, et par quelques heureuses combinaisons de nouveaux mi¬ nistres qui dirigerent nos dernieres operations, le re- sultat de cette guerre fut glorieux pour nous et desa- treux pour les Anglais, puisqu'ils perdirent dans I'autre hemisphere treize grandes provinces. JVotre traite avec les Americains contenait des stipu¬ lations offensives, dont I'execution ne devait avoir lieu qu'en cas de rupture avec I'Angleterre. La probite du roi le determinait, malgre les conseils de ses ministres, a ne point, le premier, prononcer le mot terrible de guerre. II ne se croyail pas autorise, par les frequents exemples des Anglais, a enfreindre sans scrupule le droit des gens; et, loin de proflter du moment ou la Grande-Bretagne n'avait pas encore reuni tous ses moyens pour la defense de ses cotes et pour la protec¬ tion de son vaste commerce, il attendil quelle commit les premieres hostilites, se croyant par la moins res- ponsable de toutes les calamiles qu'mie semblable guerre devait entrainer. Ce furent en effet les Anglais qui, les premiers, rom- pirent ouvertement la paix : un de leurs batiments de guerre, YArethuse, attaqua une fregate fran^aise, la Belle-Poule. M. de la Clochelerie, qui commandait celle-ci, soutint avec eclat I'honneur de notre pavilion. Le combat fut long, opiniatre et sanglant. UArethuse, vaincue, prit la fuite, et le commanfiant fran^ais ramena dans nos ports sa fregate criblee de boulets, et un equi¬ page dont le feu avail moissonne la moitie. II fut re?u en triomphe par ime population immense, qui jouissait avec transport de ce premier et brillantsucces, le regar¬ dant comme un presage assure de fortune et de gloire. OU SOUVENIRS. 115 Alors Louis XVI consentit a faire agir toules les forces que son niinistere avail armees. Le comte d'Es- taing, commandant une escadre frangaise, se dirigea sur les c6tes de I'Amerique. Son apparition sur ces cotes intimida le general Clinton, qui investissait alors Philadelphie. Ce general se retira alors du c6te de New-York. Les Americains reprirent I'oirensive, sui- virent I'ennemi dans sa retraite, et lui livrerent, a Mon¬ mouth, un combat oil leurs armes eurent I'avantage, sans cependant obtenir un succes ddcisif. Un plenipotentiaire fran^ais, M. Gerard de Ray- neval, embarque sur la flotte du comte d'Estaing, avait ete envoye au congres americain pour reconnaitre for- mellement son independance, et former avec lui les noeuds d'une alliance offensive et defensive. Les gene- raux Wasfiington, La Fayette et Sulivan avaient con¬ certs un plan habilement con^u; leur but etait la con- quete de Rhode-Island. Notre amiral dirigea sa flotte vers cette tie; mais, au lieu d'y faire debarquer ses troupes, comme les Ame¬ ricains Ten pressaient, le desir et I'espoir de combattre et de detruire une escadre anglaise qui s'approchait, le firent renoncer a tout autre dessein. II courut au devant de la flotte ennemie. Le combat s'engagea; mais un coup de vent terrible separa les deux armees ; les vents et les flots dechaines disperserent tons leurs vaisseaux, dont une grande par- tie fut excessivement maltraitSe; deux des ndtres, en- tierement degrees et demMes, se virent, par un Strange caprice du sort, au moment d'Stre pris par des bati- ments de force infSrieure qui les rencontrerent. Heu- reusement le comte d'Estaing arriva assez a temps pour les dSlivrer. De son c6tS, I'escadre anglaise rcQut des renforls, et, I'exScution du plan concerts Stant ainsi manquSe, le comte d'Estaing changea de direction, et forma d'autres desseias, pour couvrir, par quelque 116 m£moires aciion d'cclai, le peu de succes de cellc premiere ex¬ pedition. II elait resulte de ce mallieur, on de cette faute, quclques gcrmes de mesinlelligenee enlre les Ameri- . cains et les Fran^ais. IVIais, d'un autre c6te, Washing¬ ton en lira habilenient un avantage, celui de persuader aux niilices americaines que c'etait principalement sur leur propre courage, leur constance et leur force, qu'elles devaient compter, sans trop se reposer sur Fassistance, sans doute tr^s utile, mais parfois incer- taine, d'allies eloignes, et qu'il fallait se mettre en etat de vaincre sans secours, pour 6tre plus certain d'en re- cevoir. A I'autre extremite du monde, dans les Indes, notre lenteur et la timide circonspection du gouvernement frangais nous causerent d'immenses prejudices. Une armee navale, envoyee a temps dans ces parages, au- rail pu y changer facilement la face des affaires, et y porter un coup fatal a la puissance anglaise; mais nos ministres, sans prevoyance, n'avaient rien prepare de ce cote, ni pour I'attaque, ni pour la defense. JVous avions donne secretement, dans I'lnde, des officiers, des secours et des conseils au fameux Hyder- Ali-Kan, prince indien, qtii s'effor^ait alors de secouer le joug de I'Angleterre. En encourageant ainsi un en- nemi redoutable pour les Anglais, nous devious prevoir qu'ils s'en vengcraient sur noire commerce et sur nos possessions. Nous fumes punis de cette negligence. Les Anglais attaquerent Pondichery, Chandernagor, et bientdt nous perdimes ces riches comptoirs, Sims autre dedommage- ment que I'honneur, dout le courage hero'ique et I'ha- bilete de I'amiral comte de Suffren couvrirent nos armes trois ans apres. Tandis que tous ces grands evenements, precurseurs de taiu d'orages, occupaient les ministres de tous les OU SOUVENIRS. 117 cabinets, et les nouvellistes de toutes les classes, depuis les personnages les plus importanls de la cour jus- qu'aux oisifs les plus bavards de la terrasse des Tuile- ries, de la grande allee du Palais-Royal et des cafes de Paris, un nouveau spectacle vint s'emparer de la curio- site des Parisiens et la fixer. Voltaire, le prince des pontes, le patriarche des phi- losophes, la gloire de son siecle et de la France, se trouvait, depuis un grand nombre d'annees, exile de sa patrie. Tons les Frangais lisaient avec delices ses ou- vrages, etpresque aucun d'eux ne I'avait vu. Ses contem- porains etaient pour lui, si on ose le dire ainsi, comme une sorte de posterite. L'admiration, pour son genie universel, etait, dans beaucoup d'esprils, une espece de culte et d'adoration ; ses ecrits ornaient toutes les bibliotheques; son nom etait present a toutes les pensees, et ses traits absents de tons les regards. Son esprit dominait, dirigeait, mo- difiait tons les esprits de son temps; mais, excepte un petit nombre d'hommes qui avaient ete admis a Ferney dans son sanctuaire philosophique, il regnait, pour le reste de ses concitoyens, comme une puissance in¬ visible. Jamais peut-etre aucun mortel n'opera d'aussi grands changements que lui dans les opinions et dans les moeurs de son siecle. Jamais aucun chef de secte ne combattit et ne vainquit a la fois, sans paraitre dans la m^lee, plus d'ennemis qui se croyaient invincibles, plus d'erreurs consacrees par le temps, plus de prejuges en- racines par de vieilles coutumes. Cependant, sans rang, sans naissance, sans autorite, ses forces ne se composaient que de la clarte de sa rai- son, de I'eloquence variee de son style, et du charme entrainant de sa grace; enfin, pour terrasser les vieux et redoutables colosses centre lesquels il luttait, il ne se servit la plupart du temps, au lieu de massue, que de 118 UI^HOIKES I'arme legere du ridicule et de I'ironie. II est vrai que jamais personne ne la mania plus adroitement que lui, et ne fit avec elle des blessures plus profondes et plus incurables. Profilant de quelques imprudences inexcusables, de quelques ecrils conlraires aux moeurs, de quelques laches enfin qui ternissaient legerement le disque de cet aslre brillant de notre litteralure, le clerge par son in¬ fluence , quelques vieux parlementaires enclins a la severile, un petit nombre d'anciens courlisans, parti¬ sans des antiques abus du pouvoir, avaient obtenu centre lui, non une condamnation ou meme un ordre ofllciel de bannissement, mais des insinuations assez efficacespourrobliger cherclier son repos et sa surete dans I'exil. Son retour fut, comme sa disgrace, une preuve de la faiblesse de I'autorile. L'opinion philosophiqiie I'em- portait tenement alors dans les esprils, et intimidait a lel point le pouvoir, qu'on le laissa revenir dans son pays sans le lui permetire. La cour refusa de le rece- voir, et la ville entiere sembla voler au devant de lui. On ne voulut point lui accorder une legere grace, et on le laissa jouir d'un triomphe eclatant. La reine, entrainee par le tourbillon, fit de values tentatives pour obtenir du roi la permission d'admettre chez elle cet homme celebre, objet d'une si universelle admiration. Louis XVI, par scrupule de conscience, crut qu'il ne devait point laisser approcher de lui im ecrivain dont les coups temeraires, ne s'arretant point aux abus, avaient souvent porte atteinte a des croyances antiques, a des doctrines veneredfc. L'enceinte du trone resta done fermee a celui auquel, dans les transports de son admiration, la nation rendait une sorte de culte. Les rivaux de ce grand homme furent consternes; le clerge s'indigna, mais se tutj les parlements gar- OU SOUVENIRS. 119 derent le silence, ei la puissance des philosoplies s'ac- cm I par la presence et par le triomphe de leur chef. II faut avoii! vu a celte epoque la joie publique, I'im- patienle curiosite el I'enipressenieiil tiiinullueux d'uiie foule adiniratrice, pour entendre, pour envisager, el meme pour apercevoir ce \ ieillard celebre, conleinpo- rain de deux siecles, qui avail herile de fecial de I'lin et fail la gloire de I'aulre; il faul, dis-je, en avoir ete le- moin pour s^en faire une jusle idee. C'eiail I'apotheose d'un deini-dieu encore vivanl; il disail an peuple, avec autanl de raison que d'attendris- semenl: « Vous voulez done me faire mourir de plai- » sir? » Eh effet, la jouissance de si nombreux et de si louchants hommages etail au dessus de ses forces; il y succomba, et I'autel qu'on lui dressail se changea promp- lenieni en lombeau. Aussi avide d'admirer de pres eel homme illuslre^ mais plus heureux que les autres, sans avoir besoin de percer la foule de lous ceux qui cherchaienl h s'appro- cher de lui, j'eus le bonheur de le voir a mon aise deux ou irois fois chez mes parents, avec lesquels, dans sa jeimesse, il avail eu des liaisons assez inlimes. Ma mere eiait alors atlaquee d'une maladie cruellc qui, depuis deux ans, consumait, dans des douleurs in- supporlables, ses forces et sa vie. Elle ne pouvait plus sorlir de son lit. On peut juger de son extreme fai- blesse, puisqu'un mois apres I'epoque dont je parle elle rendit le dernier soupir. Elle avail toujours ete consideree comme une des femmes de Paris les plus dislinguees, par la finesse, par la justesse de-son gout et de son esprit, par la recti¬ tude de sa raison, par I'elegance de son langage el de ses manieres; remarquable dans sa jeunesse par les agremenls de sa figure, elle passail pour un modele du meilleur ton el de la plus atlrayanle urbanile. Voltaire ne I'avait point oubliee; il demanda in- 120 m£moires stammcnt a la voir, et quolqu'elle fut ^ peine en eiat de le regarder, de I'entendre et de lui repondre, elle ie re^ut. Souvent il nous arrive de nous faire des hommes, des lieux et des choses qu'on n'a pas vus et dont notre ima¬ gination n'a ete frappee que de loin, une idee toute dif- ferente de la realite. Je I'avais eprouve maintes fois; mais lorsque je vis Voltaire, il me parut absolument tel que je me I'etais represents. Sa maigreur me retra^ait ses longs travaux; son costume antique et singulier me rappelait le dernier temoin du siecle de Louis XIV, I'historien de ce siecle, et le peintre immortel de Henri IV. Son ceil per^ant etincelait de genie et de malice; on y voyait a la fois le poete tragique, I'auteur A'OEdipe et de Mahomet, le philosophe profond, le conteur malin et ingSnieux, I'esprit observateur et satyrique du genre humain; son corps mince et vouie n'etait plus qu'une enveloppe legere, presque transparente, et au travers de laquelle il semblait qu'on vit apparaitre son ame et son genie. J'etais saisi de plaisir et d'admiration, comme quel- qu'un a qui il serait permis tout a coup de se transpor¬ ter dans les temps recules, et de voir face a face Ho- niere, Platon, Virgile on Ciceron. Peut-etre compren- drait on dilficilement aujourd'hui une telle impression: nous avons vu tant d'evenements, d'hommes et de cho¬ ses, que nous sommes biases sur tout; et, pour con- cevoir ce que j'eprouvais alors, U faudrait etre dans I'atmosphere ou je vivais : c'etait celle de rexaltation. Nous ne connaissions pas ces tristes fruits des longs orages et des discordes politiques* I'envie, Tegoisme, le besoin du repos, I'insouciance produiie par la lassi¬ tude, la froideur qui suit le triste reveil des illusions deques. Nous etions eblouis par le prisme des idees et des doctrines nouvelles, rayonnants d'esperance, bru- lanls d'ardeur pour toutes les gloires, d'enthousiasme OU SOUVENIBS. 121 pour loiA les tolents, -et berets par les rdves sedui- sants d'une philosophie qui voulait assurer le bonheur du genre humain, en chassant avec son flambeau les Iristes et longues tenebres qui, depuis taut de siecles, i'avaient retenu dans les chaines de la superstition et du despotisme. Loin de prevoir des malheurs, des exces, des crimes, des renversemenls de trdnes et de prin- cipes, nous ne voyions dans I'avenir que tous les biens qui pouvaient etre assures a I'humanite par le r6gne de la raison. Jugez, d'apr^s c«s dispositions, quel devait ^tre, sur notre esprit, reflet de la vue de I'homme illustre que nos plus grands ecrivains et nos plus celebres philo- sophes regardaient.alors comme leur raodele et comme leur maitre! J'etais tout yeux, tout oreilles en m'approchant de Voltaire, comme si j'attendais a chaque instant qu'il sortH de sa bouche quelque oracle. Cependant ce n'e- tait m le temps ni le lieu d'en prononcer, quand il eut ete Apollon lui-meme; car il se trouvait pres du lit d'une mourante, dont I'aspect ne pouvait inspirer que des idees tristes. Elle ne sembiait plus susceptible ni d'admiration ni m^me de consolations. Neanmoins elle fit un grand effort pour vaincre la nature; ses yfeux re- prirent quelque eclat, sa voix quelque force. Voltaire, cherchant avec delicatesse a la distraire du present par le souvenir du passe, lui fit pen de questions sur son etat: il lui dit seulement, en peu de mots, qu'ayant ete plusieurs fois aussi souffrant, aussi epuise, il avait cependant, par le m^me courage qu'elle montrait, triomphe de ses maux et recouvre la sante. « Les medecins, disait-il, font peu de miracles; mais la « nature fait beaucoup de prodiges, surtout pour ceux « a qui elle a donne ce principe vital qui brilie encore « dans vos regards. • II lui rappela ensuite |jeaucoup d'anecdotes de la so- I. 11 129 ciet^ dans laqnelle ils vivaient ensemble autrefois, et il le fit avec une vivacile d'esprit, une fraichcur de me- moire, une variele de louniures et une abundance do saillies, qui auraieiil fait oublier son age, si ses traits et sa voix ne nous avaient pas rappele qu'ii etail octo- genaire. II ne pouvait guerir une malade telle que celle qui I'ecoutait; niais il la raninia. Elle parut quelqucs in¬ stants ne plus senlir ni sa faiblesse, ni ses soulfrances; elle souliiu assez vivenient la conversation, me fit illu¬ sion a moi-meme, et me donna ainsi un faible et der¬ nier rayon d'espoir. Pen de jours apres, Voltaire revint encore la voir: comme elle se trouvait par hasard, ce jour la, un pen plus de force qua I'ordinaire, elle prit une part plus active a I'entretien, et reprocha meme avec douceur, mais avec assez d'energie, au vieux philosophe, I'opi- niatrete avec laqnelle il s'acharnait, dans ses nombreux ecrits, a foudroyer, ^ ridiculiser I'Eglise et tous ses membres, enfin la religion m^me, sous le prgtexte do combattre de vieilles erreurs, d'absurdes superstitions et de dangereux fanatiques. « Soyez done, lui disait-elle, genereux et moderc « apresla victoire; que pouvez-vouscraindre a present " de tels adversaires? Les fanatiques sunt a terre; ils « ne peuvent plus nuire, leur regne est passe. — Vous « etes dans I'erreur, repondit avec fougue Voltaire; « c'esl un feu convert et non eteint. Ces fanatiques, ces <■ tarlufes sunt des chiens enrages; on les a muscles, « mais ils consenent leurs dents; ils ne mordent plus, « il est vrai, mais, it la premiere Occasion, si on ne «leur arrache pas ces dents, vous verrez s'ils sauront «mordre.» Le feu de la colore eclatait dans ses yeux, et la pas¬ sion qui I'animait, lui faisait perdre alors ceite decence, cette mesiire dans les expressions, que prescrivenl la ou SOUVENIRS. t33 raison comme le bon gout, et dent il se montrait si ha- biluollement le plus inimitable modele. Le desir de voir cet homme extraordinaire avait attire cliez ma mere cinquante ou soixanle personnes qui fai- saient foule dans son salon, s'entassaient sur plusieurs rangs pres de son lit, allongeant le cou, se levant sur la pointe de leurs pieds, et qui, sans faire le moindre bruit, prdtaient une oreille alleniive a tout ce qui sor- tait de la bouche de Voltaire, tant ils eiaient avides de saisir la moindre de ses paroles et le plus leger mouve- ment de sa physionomie. La, je vis a quel point la prevention et Tenthou- siasme, meme parmi la classe la plus eclairee, ressem- blenl a la superstition et s'approchent du ridicule. Ma mere, questionnee par Voltaire sur les details de I'etat de sa sante, lui dit que sa souffrance la plus doulou- reuse etait la destruction de son estomac et la dilficulle de trouver un aliment quelconque qu'il put supporter. Voltaire la plaignit; et, clierchant a la consoler, il lui raconta qu'il s'etaitvu, pendant pres d'une annee, dans la meme langueur, qu'on croyait incurable, et que cependant un moyen bien simple I'avait gueri; il con^istait a ne prendre pour toute nourrilure que des jaunes d'oeufs delayes avec de la farine de pomme de lerre et de I'eau. Certes il ne pouvait etre question de saillies inge- nieuses nid'eclairsd'esprit dans un tel sujet d'entretien, et pourtant a peine avait-il prononce ces derniers mots de jaunes d'asufs et de farine de pomme de terre, qu'un de mes voisins, tres connu, il est vrai, par son excessive disposition a I'engouement et par la medio- crite de son esprit, ttxa sur moi son ceil ardent, et, me pressant vivement le bras, me dit avec un cri d'admi- ration : Quel homme! quelhomme! pas un mot sans im trait! Vous rirez de cetle absurdile qui semble passer la 134 uiUOIRES vraisemblance, et cependant, pour vous convalncre qu'elle n'est pas rare, observez, dans tout pays, dans tout temps, la multitude empressee qui viOnt entourer non seulement ie siege d'un hommq de genie, ou le trdne d'un grand roi, mais la chaire d'un predicateur dnergumene, le fauteuil mtoie oil joue un prince a peine sorti du berceau, etvous verrez que, parmi les nombreux et serviles hommages dictes par la flatterie, il en est beaucoup, et ce sont les plus absurdes, qui sont de bonne foi et qui naissent d'une sorte d'idolatrie qu'inspire a une foule de gens toute elevation : car ce n'est pas toujours par crainte, mais par sottise, qu'on a fait en tout genre, an propre comme au figure, tant de demi-dieux. Jusque-la je m'etais tenu modestement, comme je le devais, au dernier rang de ceux qui contemplaient Vol¬ taire ; mais, a la tin de sa seconde visite, lorsqu'il sortit de la chambre de ma mere et passa dans une autre piece, je lui fus presente. Plusieurs de ses amis, le comte d'Argental, le chevalier de Chastellux, le due de Nivernais, le comte de Guibert, le chevalier de Bouf- flers, Marmontel et d'Alembert, qui me jugeaient tons sans doute trop favorablement, lui avaient parte demoi avec beaucoup d'eloges. Je ne les devais certainement qu'a une tres grandc bienveillance, puisque je n'etais alors connu que par quelques productions legeres, quelques contes, quel- ques fables, quelques romances, dont le succes dans la societe depend des caprices de la mode, et n'a souvent pas plus de duree qu'elle. Dans le fond je ne m'etais rendi»digne de leur affec¬ tion, que par I'empressement avec lequel je cherchais assidument a former mon gout et mon esprit dans leurs entretiens, et a m'eclairer par leurs lumieres : ainsi c'etait plutdt le zele d'un disciple que le talent naissant d'un ecrivain qu'ils louaient en moi. OU SOUVENIRS. 125 Quoi qu'il en soil, Voltaire charma mon amour-propre en me parlant avec grace et finesse de ma passion pour les leltres et de mes premiers essais; ii m'encouragea par quelquesconseiis ;«N'oubliez pas, medit-il, que « vous avez merite le bien qu'on dit de vous, en melant « avec soin, dans les plus legers morceaux de poesie, « quelques realites aux images, un peu de morale aux « sentiments, quelques grains de philosophie a la gaite. « Mefiez-vous cependantde votre penchant pour la poe- « sie; vous pouvez le suivre, mais non vous y laisser « entrainer. D'apres ce qu'on m'a dit, et dans votre po- « sition, vous dtes destine a de plus graves occupa- <• tions. Vous avez bien fait de commencer a vous exer- • cer en ecrivant des vers : car 11 est bien difficile que « celui qui ne les a point aimes, et qui n'en connait ni « I'art ni le charme, puisse jamais parfaitement ecrire « en prose. Allez, jeunehomme ; recevez lesvoeuxd'un « vieiilard qui vous predit d'heureux destins; mais sou- « venez-vous que la poesie, toute divine qu'elle est, est « une sirene.» Je le remerciai de la benediction litteraire qu'il me donnait, « me ressouvenant, lui dis-je, en cette ocoa- « sion, avec un vif plaisir, qu'autrefois les mots de « grand poete et de prophele (vatei) etaient syno- « nymes.» Depuis ce moment je ne revis plus Voltaire qu'au Theatre-FrauQais, le jour de la representation ^Irlne, jour de triomphe qui prouva, par les nombreux applau- dissements donnes a la plus mediocre tragedie, I'exces de I'enthousiasme que son auteur inspirait an public. On pouvait dire qu'alors il y avait, pendant quelques semaines, deux cours en France, celle du roi a Versailles et celle de Voltaire a Paris : la premiere, oil le bon roi Louis XVI, sans faste, vivait avec simplicity, ne rfivant qu'a la reformedes abus et an bonheur d'un peuple trop sensible a I'eclat pour bien apprecier ses modestes ver- 136 U^HOIRES tus, la premiere, dis-je, paraissait Fasyle paisible d'uQ sage, en comparaison de cet hdtel situe sur le qua! des Theatins, ou toute la journee Fon enlendait les cris et les acclamations d'une foule immense et idolatre, qui venait rendre avec empressement ses hommages au plus grand genie de FEurope. Jusque-la on avail vu des triomphes decernes avec justice aux grands hommes par le gouvernementdeleur pays; le triomphe de Voltaire ^taitd'un nouveau genre: il etait decerne par Fopinion publique, qui bravait en cette occasion, pour ainsi dire, le pouvoir des magis¬ trals , les foudres de FEglise et Fautorite du monarque. Le vengeur de Galas, Fapdtre de la liberty, le con¬ stant ennemi et Fheureux vainqueur des prejuges et du fanatisme, apres soixante ans de guerre, rentrait triom- phant dans Paris. L'Academie frangaise, dans le sein de laquelle il se rendit, alia au devant de lui, et, apres cet hommage pu¬ blic qu'aucun prince n'avait jamais recu, ce prince des lettres presida le senat litteraire de la France, etla reu¬ nion de tons ces talents divers dans chacun desquelsson gdnie avail delate par des chefs-d'oeuvre." Revenu dans sa maison qu'on eut dit alors transfor- mee en palais par sa presence, assis au milieu d'une sorte de conseil compose des philosophes, des ecrivaius les plus hardis et les plus celebres de ce siecle, ses courtisans etaient les hommes les plus marquants de toutes les classes, les etrangers les plus distingues de tous les pays. II ne manquait ^ cette sorte de royautd que des gardes, et rdellement il lui en aurait fallu ^our le mettre en su- reld centre Fempressement de cette multitude qui, de toutes parts, accourait pour le voir, assiegeait sa porte, Fentourait des qu'il sortait, et laissait a peine a ses che- vaux la possibilitd de s'ouvrir un passage. Son couronnement eut lieu au palais des Tuileries, OU SOUVENIRS. 127 dans la salle du The&tre-FranQais : on ne pent peindre rivresse avec laqueile cet illustre vieillard fut accucilli par an public qui remplissait a flots presses tons les bancs, toutes les loges, lous les corridors, toutes les is¬ sues de cette enceinte. En aucun temps, la reconnais¬ sance dune nation n'eclata avec de plus vifs transports. Je n'oublierai jamais cette scene, et je ne con^ois pas comment Voltaire put encore trouver en lui assez de force pour la soutenir. Des qu'il parut, I'acteur Brizard viiit poser sur sa tete une couronne de lauriers qu'il voulut promptement 6ter, et que les cris du peuple I'in- vitaient a garder. Au milieu des plus vives acclama¬ tions, on repetait de toutes parts les titres, les noms de tous ses ouvrages. Longtemps apres qu'on eut leve la toile, il fut impos¬ sible de commencer la representation : tout le monde, dans la salle, etait trop occupe a voir, a contempler Voltaire, a lui adresser de bruyanls hommages; cha- cun enfin etait en ce moment trop acteur pour ecouter ceux du theatre. Des que la lassitude generale eut permis a ceux-ci d'entrer en scene, ils se virent a tout moment interrom- pus par la tumultueuse agitation des spectateurs. «Ja- « mais, disaitavecraisonM. Grimm, en parlanlde cette « representation d!Irene, jamais piece ne fut plus mai «jouee, plus applaudie et moins ecoutee.» Lorsqu'elle fut finie, on pla^a sur I'avant-scene le buste de Voltaire; il etait entoure par tous les acteurs de la tragedie, portant encore I'habit de leurs rdles, par les gardes qui figuraient dans la piece, par la foule de tous ceux des spectateurs qui avaient pu s'introduire sur le theatre; et ce qu'il y eut d'assez singulier, c'est que I'acteur qui vint poser une couronne sur le buste de cet opiniatre ennemi de la superstition, etait encore avec le costume d'un moiue, celuide Leonce, personnage de la tragedie. 138 H£:moik£S Ce buste resia sur le theatre pendant tout le tetnps qu'on joua la petite piece : c'etait TSanine; on ne I'e- coula pas plus et on ne I'applaudit pas moins qu'/rewe. Pour completer cette glorieuse journee, Voltaire viten- trer dans sa loge un capitaine des gardes d'un de nos princes; il vint lui dire avec quelle joie ce prince s'as- sociait aux justes hommages rendus a son genie par la France. II s'en etait pen fallu, quelques jours auparavant, qu'une mort imprevue ne privfit Voltaire de cet eclatant triomphe: unehemorrhagieviolenteravaitmisen grand danger. Le clerge, qui n'osait plus le combattre, avait espere le convertir. D'abord Voltaire ceda, regut I'abbe Gau- thier, se confessa et ecrivit une profession de foi qui ne satisfit pas pleinement les pretres, et qui mecontenta beaueoup les philosophes. fichappe au peril, il oublia ses craintes et sa pru¬ dence : quelques semaines apres, retombe plus grave- ment malade, il refusa devoir aucunprelre, et termina, avec une apparenie insensibilite, une si longue vie, agi- tee par tant de travaux, par tant d'orages, et rayon- nante de tant de gloire. Ceux qui n'avaient pas eu le pouvoir de s'opposer a son triomphe, lui refuserent une place au milieu des tombeaux du peuple parisien. L'un de ses parents, con- seiller au parleffi«int, enleva son corps et le porta rapi- dement dans I'abbaye de Scellieres, ou il fut inhume avant que le cure du lieu eut recju la defense de luidon- ner la sepulture, defense qui lui arriva trois heures trop tard. Sans le zele de cet ami, les resles mortels de l'un de nos plus grands hommes, et de celui dont la gloire remplissait le monde, n'auraient pas obtenu quelques pieds de terre pour les couvrir. Malgre tous les efforts du clerge, des magistrats et de raulorlte, qui defendirent pour quelque temps au OU SOUVENIRS. 129 theatre de jouer les pieces de Voltaire, et aux journaux de parler de sa mort, Paris fut inonde d'lin deluge de vers, de pamphlets et d'epigratnmes, seules armes dont ropinion put se servir pour venger cet outrage fait a la memoire d'un homme qui avait illustre sa patrie et son siecle. De tous ces ecrils, celui qui me frappa le plus alors, fut une piece de vers composee par la marquise de Boufilers, mere de ce chevalier de Boufflers, le Ghaulieu et I'Anacreon de notre temps : Dieu fait bien ce qu'ii fait. La Fontaine Ta dit; Si j'elais cependant I'auteur d'un si grand oeuvre, Yollaire eUt conserve ses sens et son esprit; Je me serais garde de briser mon chef-d'oeuvre. Celui que dans Athene edt adore la Grbce, Que dans Rome a sa table Auguste eat fait asseoir, Nos Cesars d'aujourd'hui n'ont pas voulu le voir, Et monsieur de Beaumont lui refuse une messe. Oui, vous avez raison, monsieur de Sainl-Sulpice : Eh! pourquoi I'enlerrer? n'est-il pas immortel? A ce divin genie on peut, sans injustice. Refuser un tombeau, mais non pas un aulel. Madame de Boufflers, par un de ces vers en parlant des Cesars, faisait allusion a I'empereur Joseph II. Ce monarque etait venu I'annee precedente en France, sous le nom de comte de Falkenstein : il avait etonne la cour par la simplicite de ses manieres, les philosophes et les savants par son instruction, le peuple par son affabilite : moins il montrait de morgue, plus on lui trouvait de grandeur et de vraie dignite. Sa popularite faisait, avec I'etiquette un pen orientale de notre cour, un contraste qui n'echappait pas a I'opinion publique; il se montrait favorable anx opinions nonvelles, autant qu'ennemi des vieilles routines et de la superstition. En lui le prince disparaissait tellement sous I'appa- rence d'un sage qui voyage pour recueillir des lumieres. 130 h£uoires que les amis ardents de la revolution amdricaine furent tentds de le croire demoerate corame eux. Une femme, passionnee pour cette cause; le pressa un jour etourdi- ment de dire son avis sur la lulte etablie enlre le roi d'Angleterre et les provinces en insurrection : « Ma- « dame, repondit-il un pen sechement, mon r61e est « d'dtreroyaliste. • Ce monarque, dont je pus alors tres rarement.m'ap- procher, mais que depuis j'eus I'occasion de voir en Russie frequemment, offrait en sa personne un melange assez bizarre d'ambition belliqueuse, de pretentions a la philosopbie, de penchant pour les innovations et de jalousie pour son autorite. Si nos princes, mal con- seilles, risquerent leur trOne en voulant trop resister au torrent de I'esprit du siecle, Joseph, pour avoir voulu le devancer, perdit momentanement une parlie de ses Etats- Au reste I'empereur, qui s'etait fait admirer et cherir a Paris, ne porta pas le meme esprit et ne fit pas la meme impression dans nos provinces. La beaule denes ports, la force de noire marine, la richesse de nos villes de commerce et ractivile de nos manufactures exci- terent sa jalousie; il ne sut pas la dissimuler. Enfin, passant pres de Ferney, il dedaigna de voir Voltaire. On blama egalement, avec raison, et 1 indifference de la puissance pour le genie, et la faiblesse du grand poete et du philosophe, dont I'amour-propre parut trop sen¬ sible a cette legere blessure. La m^me annee qui nous enleva Voltaire vit aussi perir Rousseau. Ces deux flambeaux s'eteignirent presquea la fois, etils disparurent d^a terre au moment ou leurs doctrines, mal interpretees par les passions de leurs disciples et de leurs ennemis, allaient ebranler I'Europe jusque dans ses fondements. Voltaire avail vu a Paris le celebre Franklin jouir de son triomphe. Le vieillard frauQais benit le fils du OU SOUVENIRS. 131 vieillard americain. Les voeux de tous deux pour leur patrie elaient semblables, mais le resultatdans les deux conlrees fut tres different. Levaste Ocean, rimmense elendne dn continent des Etats-Unis, I'absence des plus redontables ecneils de tons gonvernements, c'est ^ dire des classes privilegiees et des proletaires, protcgerent en Ameriqne les semences de la liberie, tandis qn'en France ellene put planter ses faibles racines que snrnn terrain inonde de sang, et tonrmente par tons les ele¬ ments de la haine et de la discorde. La mort de Voltaire ent le meme eclat que sa vie. La fin de Rousseau fut triste, silencieuse. Get ami de la nature fuyait les hommes, qu'il croyait ses enne- mis, et I'homme qui avail repandu taut de lumieres dans le monde, disparut dans I'ombre des bois, ou il se plaisait a terminer paisiblement une existence doulou- reuse. ^ La mort de ces deux chefs de la philosophic moderne excita une joie bien trompeuse parmi leurs adversaires. Ceux-ci crurent un moment avoir triomphe, oubliant sans doute que si les hommes de genie meurent, leurs pensees sont immortelles. An resie, on fut promptement distrait en France de ces evenements si importants pour la republique des lettres, et les evenements de la guerre qui venait d'e- clater, occuperent tous les esprits, parce qu'ils mettaient en jeu tous les interets. A la grande surprise de I'Europe, qui ne croyait pas que notre marine, detruite dans la derniere guerre, put ressusciler si promptement, on vit, independamment de la flolte de M. d'Estaing envoyee en Ameriqne, une armee navale de trente-deux vaisseaux et de quinze fregales sorlir du port de Brest, sous les ordres du comle d'Orvilliers. Ces trois divisions etaient eomman- deesparles amiraux de Guichen, DuchafautetLamotte- Piquet. Celui-ci dirigei^it par ses conseils I'ardeur de 139 H^MOmES M. le due de Chartres, premier prince du sang, embar- que sur son vaisseau. L'amiral Keppel, a la t6te d'line armee non moins forie, vint au devant des Fran^ais. II connaissait leur bravoure; mais ilvitavec etonnement la regularile de notre ordre de bataille, I'habilete de nos manoeuvres et les progres rapides de notre instruction. La bataille fut vive et sanglanle; beaucoup de vais- seaux eprouverent, dans leurs equipages, dans leurs matures, dans leurs agres, des penes considerables; mais, comme de part et d'autre aucun batiment ne fut pris, on se separa sans resullat defmitif. L'Angleterre, trop accoutumee aux triomphes marilimes, se crut d^ faite parce que nous n'avions pas ete vaincus, et la France s'attribua la victoire parce qu'elle n'avait pas re^u d'echec. M. le due de Chartres, rentre avec la flotte dans le port, revint trop promptement a Paris. Dans les pre¬ miers moments, 11 fut entoure d eloges; au spectacle on lui jetait des couronnes de lauriers. Par lout retentis- saient des chants de victoire. La cour et la ville sem- blaient dans I'ivresse. Mais bientdt les nouvelles detaillees arriverent : I'enthousiasme s'evanouit; les eloges firent place aux epigrammes. On accusa le comte d'Orvilliers de trop de circonspection; on reprocha au due de Chartres I'inexe- cution d'un ordre qui aurait.pu lui faire couper la ligne ennemie. On I'irrita, en lui retirant son commandement pour le nommer colonel-general des hussards; et ce desagrement, qui lui sembla un affront, fut peut-etre le germe qui produisit plus tard tant dfe fautes et de mal- heurs. De son cote I'Angleterre miten jugementles generaux Keppel et Palisser; mais ce proces fut sans resultat, comme le combat qui y avait donne lieu. Le comte d'Orvilliers et son ennemi reparurent encore OU SOUVENIRS. 133 sur la mer; mais, soit par rinconstance des vents, soit par line eri;eur des chefs, les deux armees semblerent plutdt s'evUer que se chercher. Pendant ce temps notre commerce souffrait, et, comme nos ministres avaient neglige les precautions necessaires pour Je protdger, les Anglais firent beau- coup deprises; de la naquireiit desplaintes bruyanles, vives et universelles, de la marine marchande centre la marine royale, preludes des violents debats quidevaient bienldt s'elever, sur terre comme sur I'Ocean, entre la democratie et I'aristocratie. Notre amour-propre re^ut pourtant quelque dedom- magement. Plusieurs de nos fregates se signalerent dans des combats particuliers, et un officier de marine, M. Fabry, s'empara de plusieurs convois anglais. A la meme epoque on faisait filer sur nos c6tes un grand nombre de regiments. Ces mouvements alimen- taient nos ardentes esperances; cependant, en appro- chant de I'Ocean, nous fremissions d'impatience a la vue de cette barriere redoutable qui arretait nos pas. Nous avions cru ijue nos armees navales nous en ou- vriraient le passage, mais leur rentree dans nos ports nous jeiait dans le decouragement. C'dtait un assez singulier contraste alors que de voir, d'un cote, la gravite de notre jeunesse, discutant avec des sages les hautes questions de la phiiosophie, la se- rieuse importance que nous attachions aux moindres evenements de la guerre, la force de nos passions pour tout ce qui nous offrait I'image de la gloire ou de la liberte, et, d'une autre part, I'insouciance et la frivoiite du premier ministre octogenaire qui gouvernait alors I'Etat. Au moment ou chacun, a la ville comme a la cour, accusait ou defendait, avec le plus de chaleur, la con- duite des chefs de nos armees navales, et tandis qu'on s'affligeait profondement du peu de resultat de leurs I. 12 134 MllMOlRES efforts, M. de Maurepas, plus jeune que nous, plaisan- tait sur ces graves matieres, sujet inepuisable pour lui de jeux de mots et de quolibets. >■ Savez-vous, disait-il, ce que c'est qu'un combat « naval? Je vais vous le dire ; deux escadres sortent de « deux ports opposes; on manoeuvre, on se rencontre,, « on se tire des coups de canon, on abat quelques m&ts, « on dechire quelques voiles, ontue quelques bommesj « on use beaucoup de poudre et de boulets; puis cha- « cune des deux armees se retire, pretendant etre restee « maitresse du champ de bataille; elles s'attribuent « toutes deux la victoire; on chante de part et d'autre « le Te Deum, et la mer n'en reste pas moins salee. » Heureusement les autres ministres traitaient les grandes affaires un peu plus s^rieusement. Toutes mes tentalives pour dtre employe dans quelque expedition demeuraient toujours sans succes, et je me depilais contre le sort, qui m'obligeait a rester colonel de dragons, dans une guerre ou rinfanlerie, seule em- barquee, pouvait trouver des occasions de combattre. Quelques uns de mes amis, les uns plus Sges que moi, les autres de mon ^ige, furent plus heureux et exci- terent mon envie: le due de Lauzun, embarque avee le marquis de Vaudreuil, descendit en Afrique etconquit le Senegal. Arthur et £douard Dillon, le marquis de Coigny, le vicomtede Noailles, servirent sous lesordres de MM. de Bouilld et d'Estaing. Le premier s'empara de la Dominique et ensuite de I'ile de Sainte-Lucie par surprise. Le comte de Lamark, prince d'Aremberg, fut envoye avec son regiment dans iTnde, ou il fut bless^. L'amiral Byron, que le comte d Eltaing s'etait vaine- ment efforce de combattre pres de Rhode-Island, etant arrive dans les Antilles, changea momentanement la fortune, et nous enleva cette meme ile de Sainte-Lucie dont nous venions de nousrendremailres. Mais, quelque temps apres, le comte d'Estaing, qui s'etaiteloigne alors OV SOUVENIRS. 135 des Etais-Unis, malgre les instances de Washington, de La Fayette, et les reproches amers du general Suli- van, arriva dans le port de la Martinique. De la, fortifie par une escadre et par des troupes qu'on lui avail envoyees de France, il attaqua Sainte- Lucie, mais sans pouvoir en forcer le port. Debarque dans File, ses vaillants efforts n'eurent pas plus de suc- ces. II perdit beaucoup de monde, et fut repousse. Enfin la fortune, qui jusque-la lui avait ete si defavo- rable, offrit a son courage les moyens de reparer ses revers : il reprit I'offensive, s'empara de Saint-Vincent, et descendit dans File de la Grenade avec trois mille hommes. Le general Macartney la defendait avec mille hommes d'elite et de nombreuses milices. La ville de la Grenade etait siluee sur un morne es- carpe. M. d'Estaing, marchant sur trois colonnes, or- donna Fassaut,et, malgre la plus vigoureuse resistance, eniporta de vive force les retranchements, le morne et la ville. Le vicomte de Noailles et Edouard Dillon, a la tele de deux de nos colonnes, se distinguerentbrillamment. M. d'Estaing regutune blessure, et ne s'arreta qu'apres la vicloire. Le comie Edouard Dillon regut dans ce combat un coup qui lui fracassa le bras. L'amiral Byron eiait accouru pour s'opposer a ce triomphe; mais il arriva trop tard, la Grenade etait con- quise. M. d'Estaing, remonte sur sa flotte, combattit celle des Anglais, degrea trois de leurs vaisseaux, et poursuivit Fescadre ennemie, sans pouvoir Falteindre, jusqu'au port de File de Saint-Christophe, ou elle s'etait refugiee. Nous restames ainsi maitres des Antilles. Le comte Theodore de Lameth, qui s'etait distingue dans cette attaque, apporta en France la nouvelle de la prise de la Grenade, et ce premier exploit, grossi par la re- nommee, causa autaut d'enthousiasme a Paris, qu'au- 136 HEHOIRES trefois les plus eclatantes victoires en avaient excile. Pendant ce temps, les Anglais, portant leurs armes dans les provinces meridionales des Etats-Unis, s'e- taient empares de Savannah, dans la Georgie. Le comte d'Eslaing con^ut I'espoir de leur enlever cette impor- tante conquete. Favorise dans son debarquement par les troupes ame- ricaines, il composa de ses forces reunies aux leurs un corps de huit mille homnies, marcha avec celerite centre Savannah, et somma la garnison de se rendre. Le gouverneur anglais, dont les moyens de defense n'etaient pas prets, feignit de capituler, gagnadu temps, reQut des secours, et acheva de fortifier ses retranche- ments. D'Estaing, furieux de se voir dupe de cette ruse, re- solut d'emporter la place d'assaut. Les assaillants et les assieges deployerent dans ce combat san giant une vail- lance opiniatre. Deux fois quelques braves Francjais et Americains franchirent les retranchements; mais la mitraille les moissonna. La perit Pulawski, cetintre- pide Polonais qui defendait, dans un autre monde, cette meme liberte qu'on avait arrachee a sa patrie. Apres plusieurs atiaques reiterees sans succes, oii les Americains et lesFran^aisperdirentpresdedouze cents hommes, le comte d'Estaing, etant blesse, ordonna la retraite, se rembarqua, revint aux Antilles, etretourna promptement en France avec un vaisseau, laissant les autres sous les ordrcs du comte de Grasse et des gen> « Tu es fou, lui repondis-je; et quel est done cet « homme rare qui t'a monlre subitement une amitie si " active et si obligeante?—C'est le consul d'Angleterre, « dit-il. —Eh! tu n'y penses pas, repliquai-je; com- « ment! nous sommes en guerre avec les Anglais, et « c'est chez le consul de cette nation que tu vas prendre «tes ebats! » « Attends, reprit-il; ne porte pas de jugement teme- « raire. Mon hdte est a la verite consul de I'Angleterre, « noire ennemie; mais il cumule les emplois : il est en « meme temps consul de I'Espagne, noire alliee, et, « pour completer la singularite, il n'est ni anglais ni « espagnol, mais Fran^ais et Provengal.» « II ne lui manque plus, repondis-je, pour reunir «loules les qualiles possibles, que d'etre familier de . « I'inquisilion.—Eh bien! mon ami, s'ecria Lauzun^n « riant, je crois qu'il ne lui manque rien. — Ah! s'il en « est ainsi, repris-je, je n'ai plus d'objeclion a te faire. « Aliens chez cet homme singulier qui porte tant d'ha- « bits et joue tant de rdles. Trois fois heureuse est la « pacifique ile de Tercere, qui, au milieu des orages « effi'oyables que la guerre repand sur I'Europe, I'Asie, «I'Afrique et rAmerique, n'entend, dans son tranquille « scjour, que le bruit de ses flots, les sons de ses gui- « tares, les chants de ses oiseaux, et voit dans son sein, « les consuls de deux puissances belligerantes non seu- « Icment vivant en bonne intelligence, mais ne formant « qu'une seule et meme personne, et faisant probable- « ment fort bien les affaires de toutes les deux! » Nous partimes done, Lauzun, le prince de Broglie, le vicomte de Fleury et moi, avec deux ou trois de nos autres compagnons d'armes, et nous fumes introduits 214 H^MOIRES chez le consul d'Angleterre, qui tint toutes ses pro- messes : car il nous donna d'excellent the, de tres bon •porter, des soupers exquis, une societe de femmes tres aimables, et, comme nous etions curieux de connaitre le fandango, cette danse celebre parce qu'elle est la plus gravement indecente et la plus tristement voluplueuse, un jeune Portugais, coadjuieur de I'eveque d'Angra, eut la complaisance, sans se faire trop prier, de la danser en notre presence. Ce ne fut pas tout: Tobligeant consul nous conduisit le lendemain malin dans un convent ou nous vimes d'in- dulgentes nonnes et des pensionnairestresjolies. Leur teint un pen basane n'affaiblissait point le cbarme de leurs beaux yeux noirs, de leurs blanches dents et de I'eleganee de leurs tournures. Leur aspect nous cousola des deux redoutables grilles qui separaient le parloir de rinlerieur du couvent. La mereabbesse, suivie de sa jeune coborte, arriva - gravement derriere la grille, avec le costume, la laille, la figure que nous presentent les portraits d'abbessesdu treizieme siecle; rien ne manquaitacetteressemblance, pas meme la crosse : car elle en tenait majestueusement une a la main. Apres les premiers compliments, etlorsque ces dames furent assises, notre encourageant consul nous dit que suivant I'usage portugais, usage assez etrange, nous pouvions, a la favour des grilles et malgre la presence de madame I'abbesse avec sa crosse, nousmontreraussi galants que nous le voudrions pour son jeune troupeau, parce que, de tout temps, la devotion et la galanterie re- gnaient ensemble, sans discorde, dans les cloilres du cbevaleresque Portugal. Cbacun de nous cboisit done I'objet qui frappait le plus doucement ses regards, et qui semblait repondre avec plus d'obligeance a ses ceillades. Ainsi nous par- lames promptement d'amour, mais tres innocemraent et OU SOUVENinS. 215 Ires plaloniqucmenl, grace a la presence des deux grilles et de madame I'abbesse. On aura peine a comprendre comment, nos mailresses ignorant la langue frangaise, et nous ne sachant pas un mot de la langue portugaise, nous pouvions reciproque- ment nous entendre; mais rien n'etait impossible avec notre ofilcieux consul : il se chargea du r61e d'inter- prete, et nous aplanit ainsi la difficult^ premiere de I'en- tretien. Le signal de cette conversation galante fut donnd par une jeune pensionnaire, la senhora dona Maria Emegi- lina Francisca Genoveva di Marcellos di Connicullo di Garbo. Frappee de la bonne mine, de la physionomie spiriluelle et du costume de Lauzua, qui portait i'uni- forme de hussard, elle lui jeta, en souriant, une rose a travers la grille, lui demanda son nom, lui presenta un coin de son mouchoir qu'il saisitetqu'elletenditensuite, en cherchant a I'attirer a elle : douce vibration qui sem- bla passer assez vite des mains au coeur. Nous suivimes tous avec empressement cet exemple: les mouchoirs voltigerent rapidement des deux c6tes, ainsi que les fleurs; et, comme nos jeunes Portugaises nous langaient des regards qui semblaient annoncer I'envie de renverser les grilles, nous nous crumes obli¬ ges de repondre a ces tendres agageries en leur envoyant des baisers, non sans crainte cependant de paraitre trop temeraires a madame I'abbesse. Mais cette plaisanterie ne derangeait rien a sa gravite, et n'effrayail point son indulgence. Nouscontinuames alors a imprimer ces bai¬ sers sur les coins des mouchoirs de nos belles, qui, a leur tour, rendaient tres obligeamment ces baisers au bout du mouchoir reste dans leurs mains. Bientot nous essayames de faire un pen de portugais du peu d'italien que nous savions. Cet essai reussit au- pres de nos dames, qui nous imiterent, de sorte que la conversation, plus direcie, devint plus vive, quoiqu'a 316 me;hoires moiiie comprise, et laissa quelque ropos a noire consu- laire interprete, qui en profita pour causer avecmadame I'abbesse. Enfin, celle bonne abbesse se mela de I'enlrelien, et, s'apercevant peut-6tre que noire joie elait tant soil pen melee de surprise, elle nous dit, par renlremise du con- sid, que I'amour pur elaii fort agreable aux yeux de Dieu.«Ces jeunes personnes, ajoulail-elle, auxquelles « je vous laisse offrir vos hommages, s'etant exercees a « plaire, seront un jour plus aimables pour leurs maris, « el celles qui se consacreront a la vie religieuse, ayant « exerce la sensibilile de leur ame et la chaleur de leur « imagination, aimeront bien plus lendrement la Divi- « nile. D'une autre part, poursuivait-elle, celie galante- « rie jadis honoree ne peut ^ire que fort utile a de jeunes « guerriers. Elle vous inspirera I'esprit de la chevalerie; « elle vous excitera a meriter, par de grandes actions, « le coeur des belles que vous aimez, et a honorer leur .« choix en vous couvrant de gioire. » Je ne saissi le consul traduisait Melement; maisla chaleur des regards de madame I'abbesse, sa dignite, son accent et sa crosse , en me faisant admirer son elo¬ quence, me persuadaient que je me trouvais transporte dans quelque vieille ile enchantee de I'Arioste, et au bon vieux temps des paladins. Ainsi ranime par de tels conseils, je redoublai d'ar- deurpour ce jeu galant; et I'interprete de mes feux, le joli mouchoir de la dame de mes pensees s'agita et vol- tigea plus que jamais. Elle etait moinsriche en nomsde bapteme que ses compagnes: car la maitresse du prince de Broglie se nomniait dona Eugegia Euphemia Atha- nasia Marcellina di Antonios di Mello. La mienne s'ap- pclail plus modeslenient dona Marianna Isabella del Canno, et, dans ce moment, il m'en aurait pen cootc de soutcnir conire tout venant, a grands coups de lance, qu'elle (hail de toutcs la plus jolie. 01) SODVEWHS. Comme la variete est I'ame des plalsirs, apres les oeillades, apres les messages des mouchoirs et les bai- sers porles par les airs et peu refroidis par les grilles, nous hasardSmes des billets doux. lis furent introduits par le complaisant consul. La bonne abbesse, les ayant lus sans quitter sa crosse ni sa dignite, permit, en sou- riant , la libre circulation de ces tendres epitres et des reponses qu'elles nous attiraient. Je-hasardai une chanson, et le prince de Broglie m'imila. Je ne sais si nos couplets furent embellis ou gates par la traduction du consul, mais on parut les trouver charmants. Le jour baissait: madame I'abbesse donna le signal de la retraite. On se At de part et d'autre de touchants adieux. Un second rendez-vous fut assigne pour le lendemain, et Ton pent croire que nous y fumes tous tres exacts. En aiTivant au couvent, nous trouvames la grille or- nee de fleurs de toute espece, et nos dames mille fois plus aimables que la veille. Elles nous donnerent de la musique. La maitresse du prince de Broglie et cclle du due de Lauzun chanterent en duo des airs fort tendres, en s'accompagnant de la guitare. Pendant ce temps, la maitresse du vicomte dc Fleury et la mienne dansaient avec nous : des deux cotes de la grille, nous Agurions de notre mieux les passes, que cette triste grille nous emp^chait d'executer reelle- ment; mais ce qu'il y avait peut-etre de plus diverlis- sant, etait de voir madame I'abbesse qui battait la me- sure avec sa crosse. Dona Euphemia nous At eijtendre ensuite une chan¬ son improvisee et a double sens, faisant allusion a la Passion et a celle que Lauzun lui inspirait. Pour vous faire juger de I'esprit inventif et prompt de notre consul, vous saurez qu'au moment ou la di¬ stance et I'epaisseur des grilles, s'opposaiit a nos voeux, I. • 9 918 H^MOIRES avaient arr^te la circulation de nos billets, notre actif interpr^te, ayantdeterr^ une petite pelle creuse, y em- barqua nos lettres, qui arriverent ainsi doucementaboq port. On sait qu'en amour, comme en ambition, il est dif¬ ficile de s'arrfiter ; la complaisance nous rendit exi- geants. Nous demandlimes quelques dons d'amour; nos voeux furent exauces: nous reQumes, avec de nouveaux billets bien tendres, des cheveux, des scapulaires, que nous attachsimes sur nos cceurs, A notre tour, nous fimes des presents : nous en- voySimes des anneaux, des cheveux. Lauzun et le vi- comte de Fleury avaient dans leurs poches leurs pro- pres portraits, qui, je ne sais par quel accident, leur avaient ete rendus en France au moment de leqr d^ part; lis en firent hommage a leurs belles. Je re^us de Marianna Isabella un scapulaire; elie m'assura qu'il me porterait bonheur, et que, tant qu'il ,resterait a mon cou, je serais a I'abri de tout accident et de toutes maladies. Je lui promis de ne jamais m'en separer; mais sa prophetie ne se verifla point: car, peu de jours apres, la flevre me prit, et, cqmme on le verra bientdt, je fis naufrage sur les c6tes d'Amerique et je perdis tous mes bagages. Nos amours platoniques du parloir inspirerent, nous dit-on, quelque inquietude dans la ville; les freres, les oncles, les galants, s'alarmerent. Le bruit se repandit qu'au milieu de ces jeux, nous avions eu la temerite de demander furtivement a nos jeunes pensionnaires le moyen de nous entretenir ensemble sans grille, et de franchir la nuit les murs du jardin. Je ne sais ce qui aurait pu en arriver, et si notre petit roman ne se se- rait pas termine, a fantique mode espagnole et portu- gaise, par quelques serenades troublees et par quel¬ ques coups d'epee; ce qui est certain, c'est que nous aperqumes, en nous retirant, plusieurs homntes a OU SOUVENIRS. 210 grands manteaux et k larges chapeaux rabaitus qui semblaient nous epier. Quoi qu'il en soft, le vent qui s'elevalt, ou la pru¬ dence de M. de La Touche, dissipa promptement toutO esperance et toute inquietude. Le signal du depart fU donn^; trois coups de canon nous rappelerent & bord) et nous n'eumes que le temps de revenir dire adieu nos belles, que nous trouvames inconsolables. Les grilles du parloir etaient attristdes par des guir- landes de scabieuses, que nos jeunes dames appelaient fleurs de regret, ou, dans leur seudades. La bonne abbesse avait la larme a I'oeil; je crois m^me que, pour la premiere fois de sa vie, elle laissa tom- ber sa crosse. Chacune de nos jeunes senhora nous fit present d'une pens^e, que nous attachames a nos cO- cardes, et d'un mouchoir qu'elles mouillerent de leurs larmes. Enfin, nous partimes avec leur image dans le coeur. Notre aimable convent, qui n'aurait peut-etre pas 4td. deplace a cdtd des anciens temples d'Amathonte et de Gnide, m'a jusqu'a present un pen distrait du tableau politique et moral de Tercdre et d'Angra; mais, au fond, il est si pen interessant qu'une esquisse en quatre lignes sufiira. Si la nature a fait de Tercere un paradis terreslre, en depit d'elle, les moines, une ignorante administra¬ tion et le pouvoir arbitraire, en ont fait un pauvre, triste et ennuyeux sejour. Sur dix ou douze mille habitants, on y compte six ou sept cents religieux ou religieuses. La devotion s'y mdle au libertinage, d'une maniere aussi inddcente que ridicule, et Hen n'est plus commun que d'y voir, danS la soiree, les agaceries et les propos lascifs des courti- sanes, inlerrompus par des genuflexions et de nom- breux signes de croix lorsqu'on sonne Yangetm. II y a dans cette colonic des inquisileurs; on m'a assure qu'ils 320 U^HOIRES ne brulaient personne et qu'ils se conienlaient d'cm- prlsonner les pechcurs et de conflsquer lews biens. Je ne sals pas si les Porlugais d'Angra merlient lew vieille reputation, et si on y trouve beaucoup de jaloux; mais ^ toutcs les fenetres on n'apergoit que des jalou¬ sies presque toujours en mouvement pour vous annon- cer qu'il y a derriere elles des femnies qui aimcnt a voir, et qui desireraient etre vues. Toutes les causes sont porlees a un tribunal qu'on dit assez juste; il est preside par le gouverneur lors- qu'il s'agit d'affaires importantes. Nous allames chez ce gouverneur, que nous ne pumes voir parce qu'il etait malade. Si je ne me rappelle pas ses noms, c'est qu'il en avait dix ou douze. Monsieur son fds, doii Jo¬ seph Mendo^a, nous re^ut a sa place, avec toules les cliquelles du vieux temps, dans un palais assez go- thique. Ce qu'il y eut de plus remarquablc dans celle au- .dience, ce fut la frugalite des legere rafraichissemenls qu'il nous offrit, la secheresse de son entrelien, I'e- trange naivele de ses questions, et la bizarrerie de son accoutrement- II etait pare d'un vieil habit ecarlale rape, galoune d'or, et d'un enorme chapeau non mollis magiiifiquement borde. Une vesle a grandes basques, d'une coulcur bleu lendre, et une culoue jaune, com- plelaient sa toilette. II ressemblait pliildt a un acteur d'Opera buffa qu'a un gouverneur de colonic. Une secoude visile ne nous parut pas necessaire; mais il fut invite a diner par M. de La Touche. II vint a bord de TAigle et parut s'y amuser. II nous montra quclque instruction enveloppee dans un baragouin presque inintelligible et qu'il croyail fran^ais. Au reste, comme il etait jeune et jovial, il rejouit beaucoup I'e- quipage en faisant I'exercice d'une manidre assez gau¬ che, et nous etourdit d'une fa^-on presque insupporta¬ ble, en prenant un tambow qu'il battit impitoyablement OU SOUVENIRS. 331 avec deux de ses courtisans pendant une demi-heure, assurant que c'etait rinstrument qu'il aimail le mieux. Le denouement de sa petite campagne maritime ne fut pas heureux : car , ,en nous quittant, effraye par un roulis violent, il posa maladroitement sa main sur Ic bord du canot, qui, venant alors a heurter rudement rescalier de la fregate, lui ecrasa le pouce. Nous ne pens^mes pas longtemps a ce pauvre gou- verneur; mais, apres avoir perdu de vue Tarchipel des Azores, nous rfivions encore souvent a madame I'ab- besse et ^ son joli troupeau. Les scenes galautes du parloir d'Angra que je viens de retracerfidelement, etdontle prince de Broglie fit aussi une petite relation que j'ai vue,frapp6renttellement I'i- magination du due de Lauzun, qu'elles echaufierent sa verve et qu'il en fit le sujet d'un petit drame heroi-co- mique, dont le titre etait U Due de Marlborough. Nous comptions contiuuer a cingler vers le midi pour chercher les vents alizes, et ce ne fut pas sans-^ surprise que nous vimes M. de La Touche diriger no- tre marche vers le nord-ouest; nous ne tardames pas a savoir la cause decette soudaiue resolution. Independamment des deux millions cinq cent mille livres que tAigle portait en Amerique, M. de La Touche etait charge de depeches qu'il ne devait oiivrir qu'a la hauteur des Azores. Or, jugez quels durent €lre son repentir et son inquietude, lorsqu'en ouvrant ces depdches, il lut I'ordre de faire la plus grande dili¬ gence, d'eviter tout combat et toute poursuite qui au- rait pu le retarder, parce que ces depdches contenaient le plan des operations d'une nouvelle campagne, et qu'on voulait que ce plan parvint sous le plus bref de- lai au comte de Rochambeau, ainsi qu'au chef de nos forces navales, le marquis de Vaudreuil, qui nous at- tendait dans un des ports de 1'Amerique septentrionale. Honteux trop lardivemeat d'avoir naviguc avec taut • 19. 292 MtuOIRES de lenteur pour remorquer le vaisseau mtirchalid qui portait sa mailresse, et d'avoir donne chasse sans ne'> •cessite a tous les bidiments qu'il avail aper^us, M. de La Touche crut reparer le temps perdu en se dirigeant par le plus court chemin vers les c6tes americainesi L'evenement prouva qu'il se trompait: car le vaisseau marchand qu'il abandonna, ayant poursuivi sa route jusqu'aux Canaries, ou il trouva les vents aiizes, arriva, favorlse par eux, le m^me jour que nous ^ I'embou* chure de la Delaware. Descalmes,trop frequents dans cette saison, nous fi- rent perdre plus de quinze joiufs. Dans le reste de notre traversee, nous evitames avec soin tout ce qui pouvait ralenlir notre course. Nous ne fiines qu'une seule prise, qui passait si pres de nous que nous ne pumes nous empecher de profiler dc cette occasion. C'etait un pauvre petit bfitiment an¬ glais qui n'avait d'aulre cbargeihent que des pommes et ^des fruits, mais au milieu d'une longuenavigation, pri- ves d'eau et de rafralchissements, une telle prise sem- ble un tresor. ' Tous les soirs de tres bonne heure nous ^teignions nos feux pour qu'aucun navire ne nous aperQut: car nous etions avertis qu'une escadre anglaise devait cher- cher a s'opposer a notre marche et a intercepler les deux millions dont nous etions charges. Cependantces precautions ne purent, comme on va le voir, nous em¬ pecher de soutenir un combat tres vif avec un vaisseau de guerre, combat memorable et qui fit beaucoup d'honneur aux commandants de nos fregates, ainsi qu'a nos equipages. « Nous etions a la hauteur des Bermudes, lorsqu'au mi¬ lieu de la nuit du 4 au 5 septembre, nous entendlmes sur la mer quelques cris plaintifs; c'etait la voix d'un homme qui nagcait et se debattait contra les flots; II faisait partie de CAigle,' ^antmonle sur une vergue. on SOUVENins. 3i'3 uii foulis I'avait fait totnber dans I'eau sans que ses com- pagnons s'en fussent aper<;us. Par un bonheur tr^s rare, nous nous trouvions alors si directement dans ies caux de tAigle, que nous passames pr^s de cet inforlune. Aussildt, ayant fait allumer des fanaux, nous mimes un canut k la mer, et nous parviumes k sanver ce malheu' reux matelot. Nos feux s'eteignirent de nouveau, et tout rentrait. dans le calme ainsi que dans I'obscurite, lorsque rofli-' cier de quart nous avertit qu'au travers des ombres de la nuit, il apercevait uu blilimeut qui arrivait sur nous et qui deja s'en trouvait ires proche. Aussitdt on sonna le branle-has : nous nous leva- mes, nous nous arm&mes precipitamment; en moins de trois minutes, les hamacs, les meubles s'enleverept, les cloisons sauterent, les batteries se nettoy^rent; chacun courut k son poste^ et tout fut pr^t en cas de combat. Cette diligence en effetetait tresnecessaire. L'obscu- rite etait si epaisse, qu'on ne distingua bien ce b^ti^ inent qu'au moment ou il fut k portee de fusil de nous. II regnait peu de vent; mais, comme cb bailment et no^ tre fregate couraient a bord oppose, la distance qui nouS separait, diminuait & chaque instant. Nous n'avions a bord de la Gloire que de mauvaise^ lunettes de nuit. Ainsi, jugeant mal les dimensions du vaisseau qui venait a nous, nous le primes d'abord pour un navire marchand. Cependant tAigle, qui etait au vent a nous, et qui avail de meilleures lunettes, s'ap- procha, etM. deLa Touche nouscria de nous eloigner, parce que ce baiiment etait un vaisseau de guerre j le bihjit des flots nous empecha de distinguer ses paroles. Cependant, le navire qui\enait sur nous, lira, pour nous heler, un coup de canon a boulet; il etait deja tard pour profiler de I'avantage du vent et pour nous eloi¬ gner; d'ailleurs le navire inconnu, ^tant alors par notre travers, etnous tlrant un second coup de canon, nous S34 H&MOIRES einp6cha de coniinuer notre conversation avee tAigU} nous no nous occupames qu'a repondre par des coups de canon ^ ceux qu'on nous avait tires. Dans Ic meme temps tAigle, qui croyait que nous avions entendu son avertissement, tenait le vent, et s'ctait deja considerablement eloigne; mais, s'aperce- vant eniin que nous ne le suivions pas, M. de La Tou- ctie fit tirer cinq coups de canon, qui etaient le signal coiivenu pour le ralliement. Dans ce moment, le bati- ment, qui nous approchait, ayant illumine une de ses batteries, nous vimes clairement que c'etait au moins une fregate. Notre commandant sc trouvait dans une position ires critique ; en n'obeissant pas a I'ordre de ralliement, il courait risque d'etre accuse d'avoir meconnu, par ja¬ lousie, I'autorite de M. de La Touche, son chef; mais, pour executor cet ordre, il fallait presenter I'arriere au butiment qui nous avait holes, et sWposer au feu de toute sa balterie. Ccpendant M. de Vallongue so decida ^ obeir, eii di- saiit que cet acle de soumission pourrait nous couter chcr. En eflet, apres avoir vire de bord, nous eumes a peine presente la poupe a I'ennemi, que nous resumes toute sa bordee de I'arriere a I'avant: ce qui nous causa de grandes partes. Rien n'etait plus presse que de sortir d'une si mauvaise position : c'est ce que nous fimes avec beaucoup de c^ lerite, grace a un oflicier de la marine marchaude, M. Gandeau, qui servaitcomme lieutenant a notre bord. Voyant que M. de Vallongue etait embarrasse et hesi- tait, il commanda une manoeuvre qui nous fit arriver tout plat sur I'arriere de I'ennemi, et aloi* nouslui rendimes la bordee qu'il nous avait lancee, et avec taut de bon- heur que nous vimes quclques instants le feu a sonbord. M. de Vallongue, par une generosite qui nous charma, enibrassa le lieutenant, le remercia et lui declara que, OU SOUVENIRS. S25 pendant tonte la duree de ce combat, il ne donnerait pas un seul ordre sans le consulter. Des que le navire ennemi eut regu noire gaillardc reponse, il vira aussi sur tribord; de maniere que nous nous trouvumes bord a bord, courant dans la mcme direction et a une portee de pistolet. Le feu coniinua; mais alors, I'ennemi ayant dcmasque sa seconde balterie, nous vimes que nous avions aflairc a uii' batiment dc soi\antc-quatorze canons : c'elait XHector, pris sur nous dansladcfaile de M. deGrasse. Aupres de ce vaisseau, en verile, notre petite fregaie ne paraissait qu'un esquif; dcja ses boulcts detrenic- six nous per^^aienl de bord en bord. M. de Vallongue, croyant sa perte infaillible, voulut au moins I'honorcr par une tcmeraire inirepidile; avec un porle-voix, il cria au capilaine du vaisseau qu'avant de conlinuer a s'cgorger, il fallait savoir si on ciait ami ou ennemi.. £n consequence il demanda si le vaisseau etail an¬ glais ou fran^ais, et le capilaine de XHector ayant rc- pondu qu'il ctait anglais, M. de Vallongue lui cria audacieusement: Strike your colour; amenez votre pavilion. Yes, yes, Til do; oui, oui, repondil ironi- quement le capilaine, je vais le fairc, et une terrible bordee complela sa reponse. Nous ripostames, et I'af- faire coniinua vivement. Des le commencement du combat, XAigle, qui s'e- tait decide a nous secourir, arriva, vent arricre, sur nous, mais lentement, a cause du peu de vent; de sorie qu'avant sajonction,'nous avions soutenu trois quarts d'lieure le feu ennemi. Des que nous vimes arriver celle fregate, nous lui fimcs place, et nous nous eloignames pour tacher de reparer les dommages des boulets ennemis, qui nous faisaient faire eau en plusieurs endroils. UAiyle comballit a son tour vaillamment, et de si S26 MiuOIRES pres que les canonniers des deux bords- se battaieni & coups de refouloir. Une vergue duvaisseau s'accrocha a une vergue de la fregate, et dans cet instant le baron de Vioinenil, ainsi que les officiers qui etaientavec lui, crierent a tabordage avec tant d'audace et d'ardeur, que le capilaine ennemi coupa les cSibles qui rattacbaient a XAigle. Ce capitaine avait, dit-on, ele blesse par notre feu; d'aiileurs son equipage etait faible. Le vaisseau avait beaucoup de malades et portait un assez grand nombre de prisonniers fran^ais. VAigle, etant degage, fit feu si heureusement qu'un de ses boulets de vingt-quatre brisa le gouvernail de YHector. Des ce moment, XAigle, s'etant plac^ a une plus grande distance, continua a le canonner dans sa hanche. Pendant ce temps, revenant au combat, et ayant passe par le travers de XHector, et re?u sa bordee, comine nous vimes qu'il nepouvait plus manoeuvrer, nous nous postames en arriere de lui, et nous le ca- nonnames a noire aise de la poupe a la proue, tandis qu'il ne pouvait plus nous repondre que par deux petits canons de retraite. Ainsi favorises par le sort, nous esperions nous ren- dre maitres de XHector; mais, au point du jour, ayant vu a I'horizori beaucoup de voiles, nous deployilmes toutes les ndlres et nous nous eloignames. Nous sumes depuis que XHector, accueilli par une tempdte, avait coule bas quelque temps apres, et qu'un batiment am^ ricain, qui se trouvait heureusement a sa portee, avait sauve le capitaine et une partie d^ son equipage. On trouve dans les Annates de la marine une rela¬ tion de ce combat; il y est cite comme im des plus glo- rieux pour le pavilion fran^ais. M. de La Touche fut comblee d'eloges, et M. de Vallongue regut le brevet de capitaine de vaisseau. OU SOUVENIRS. 297 La perle des deux fregaies consistait en trente ou quarante tu^s et environ cent blesses. La Gloire etait assez endommagee et faisait eau, la jpompe jouail sou- vent ; mais heureusement le reste de noire navigation fut court. II est impossible de montrer plus d'ardeur, de cou¬ rage et de discipline, que n'en deployerenl nos equi¬ pages dans ce combat. Le prince de Broglie parut, par son intrepidite, digne de son pere. On ne pouvait rien voir de plus remarquable que le sang-froid, la bravoure et la gaite calme d'Alexandre de Lameth. Tons les offi- ciers de terre qui se trouvaient a bord coulribuerent, par leurs discours et par leur exemple, a soutenir et a enflammer le courage des canonniers et des matelots dans les moments les plus perilleux de cette affaire. Au milieu de cette confusion de feux et d'obscurite, de silence et de cris, d'agitation des vagiies, de I'eclat tonnant des coups de canon, du sifflement des ballcs de fusils tires des hunes, des plaintes des blesses, du bruit que faisaient en tombant les vergues, les cordages et les poulies brisees, on retrouvait encore toute la gaite francaise. Alexandre de Lameth et moi nous etions debout sur le banc de quart, au moment du plus grand feu de I'en- nemi. En passant devant nous, M. de Yallongue tomba jusqu'a la moitie du corps dans I'ecoutille, que par m^ garde on avail laissee ouverte : croyant qu'il etait atteint et coupe en deux par la bordee anglaise, nous nous pre- cipitames en bas du banc pour le secourir, et, apres I'avoir releve, nous nous felicitames mutuellement de le trouver sain et sauf. Pres de nous se trouvait le baron de Montesquieu : depuis quelque temps nous nous amusions a le plaisan- ter relativement au mot de liaisons dangereuses qu'il nous avail entendu prononcer, et, malgre toutes ses questions et ses instances, nous n'avions jamais voulu 398 V^tfOIllES lui expliquer que c'etait le litre d'un roman nouveau, alors fort ^ la mode en France. Dans le moment on nous elions tous en groupe, une bordee de VHector lan^a sur nous un boulet rame : on sail que cet instrument meurtrier se compose de deux bouleis joints par une barre de fer. Ce boulet rame vint avee violence briser une partie du banc de quart, d'pu nous venions de descendre. Le coltite de Lomenie, qui etait alors a c6te de Montesquieu, le lui montrant, lui dit froidement : • Tu veux savoir ce que c'est que les « liaisons dangereuses ? eh bien! regarde, les voili. • Autant nous avions ete attristes jusque-la par la len- teur de notre navigation, autant desormais I'heurense issue de notre combat et I'approche du terme de notre voyage nous rendaient joyeux. Le 11 septembre, nous d^couvrimes la terre; nous n'en etions qu'a cinq lieues. La cdte etait, en cet endroit, fort basse, et nous ne dis" tingufimes d'abord que quelques arbres qui semblaient sorlir de I'eau. Nous reconnumes bientdt le cap James, qui forme la pointe sud de I'entree de la baie de Delaware, et nous nous dirige&mcs avec difficulte vers cette baie, parce qu'elle nous restait au nord-ouest, d'oii precisement le vent venait. Cependant nous nous croyions au moment d'atteindre notre but, et nous ne prevoyions pas qu'il nous faudrait echouer au port. En approchantde la baie, nous aperpiimes une coiTette qui en sortait, et au large sous le vent, nous vimes plusieurs gros b&timents que nous juge&mes b&timents de guerre anglais. La corvette, qui etait aussi anglaise, nous prit ap- paremment pour des fregates de samation qu'elle avait quittees la veille. Elle vint ^ nous avec une imprudente confiance, et ne nous fit que d'assez pi-^s ses signaux de reconnaissance. Bientdt elle s'aperput aisement par les ndtres que nous etions ennemis, et elle se mil a fuir ; mais 11 etait trop bu SOUVENIRS. 399 tard : en voulant dviier Tapproche de la Gloire, qui la cliassait, elle se vit forcee de passer a portee do XAigle, quilacanonnavivement. Apresquelques boulets echan- ges, elle se rendil; mais, comme la mer eiait ires grosse, nous perdiines deux heures i ramariuer, et ce retard nous devint funeste. L'escadre ennemle, qui etait au large, se trouvait contrarieepar le vent, et ne pouvait secourir a temps la corvette. Cepeudant, apr^s avoir amarine notre prise, nous continuitmes notre route vers la bale, mais leiite- ment : car nous n'avtons pas de pilote, et, la riviere etant remplie de bancs de sable qui chan gent frequem- ment de place, on ne pent hasarder d'y entrer sans 6tre dirige par des marins qui Ja Ipratiquent journelle- ment. ~ Ces-difficult^s d^id^rent M. de La Touchea mouiller le soir en dehors du cap James, et a envoyer uu caiiot a terre pour chercher un pilote. Mais le sort, qui jusque- lit nousavait sibien servis, se d^lara centre nous. Le vent devint violent, le ciel s'obscurcit, la mer se de- monta, et les vagues submergerent notre canot. L'olH- cier qui le commaudait et deux matelots gagnerent la c6te k la nage; le reste de ce petit equipage perit. Nous ignorions ce malheur, et M. de La Touche, craignant que la cause qui retardait le retour du cauot ne fut I'epaisse obscurite de la nuit, et I'embarras ou il pouvait se trouverpourrejoiudre lafregate, alluma des feux et tira des fusees. Cette imprudence apprit a l'escadre ennemie que nous n'etions pas encore entres daiis la Delaware. Pour comble de malheur, le vent changea; il vint du large, et fut par consequent tres favorable aux Anglais pour les faire arriver sur nous. En'effet, au point du jour, nous vimes deux vaisseaux de guerre et plusieurs fregates, qui s'approchaient a toutes voiles : alors nous coupiimes promptement nos I. • 20 330 H^lHOIRES cables; nous primeschasse, etnous entriimesainsi for* cement, sans pilote, dans la riviere. Les bancs de sable parlagent le lit en quatre ou cinq canaux.: pour y naviguer heureusement, il aurait fallu prendre d'abord la parlie dusud pres du rivage, traver¬ ser ensuile diagonalcment la riviere du sud au nord- ouest entre deux bancs, et nous nous serious trouves, pres de la rive nord, dans un fort bon chenal, oil nous aurions navigue sans risque jusqu'a Philadelphie. Mais c'est ce que nous ne pouvions savoir, etant sans pilote, et ne pouvant voir les bancs qui etaient caches sous I'eau. JVous nous engageames done dans le milieu de la ri¬ viere, esperant y trouver plus d'eau qu'ailleurs: et ce fut malhcureusementlemauvais chenal que nous choislmes, La crainle d'echouer nous contraignita marcher lente- ment, la sonde a la main, et avec ires pen de voiles. Les Anglais, au contraire, qui avaient a bord des pi- lotes, nous suivaient rapidement, gagnaient a chaque instant sur nous, et nous voyions a toute minute leurs baliments grossir, et la distance qui nous separait s'ef- facer. C'etait comme un veritable cauchemar. VAigle toucha d'abord sur un banc, et, apres quel- ques efforts, se rcleva. Au moment oil nous passions pres de lui, M. de La Touche nous ordonna, lorsque nous echouerions, de couper nos mats, de cooler bas uotre fregaie, et de sauver, dans notre chalonpe et nos canols le plus do nionde que nous pourrions. Cependant les Anglais n'etaient plus qu'a deux por- tees de canon denous. Deja, dans cette position deses- peree, nous projelions de nous embosser et de nous preparer a un combat trop inegal* dont Tissue n'etait pas douteuse, puisque nous avions affaire a sept ou huit baliments eunerois, parmi lesquels on comptait-des vaisseaux de ligne. Le prince Williams d'Angleterre se trouvait a bord de Tun d'eux. OU SOUVENlttS. 931 Nous avions allume nos meches; la consternation se r^pandait dans nos Equipages, lorsque soudaiu nous vimes les vaisseaux anglais, qui jusque-la nous avaient suivis sans crainte d'echouer, puisque nous leur servions, pour ainsi dire, de pilotes; lorsque, dis- je, nous vtmes cette escadre virer de bord et s'eloigner de nous. Deux de leurs gros baliments, qui tiraient beaucoup d'eau, avaient touche, et Tamiral Elphingston, leur commandant, n'osa pas s'cnfoncer plus avant dans ce dangereux canal. Rassur^s par la cessation de leur poursuite, et voyant que la corvette que nous avions prise, marchait devant nous sans trouver d'obstacle qui I'arretat, nous conti- nuames lentement notre route. Cependant, lorsque nous nous trouvames a six ou sept portees de canon des An¬ glais, nous jetames I'ancre, et de leur c6tc les ennemis en firent auiant. Alors les chefs de terre et de mer qui etaient a bord de nos fregates se reunirent sur XAigle et tinrenl con- seil. Lesuns etaient d'avis de s'embosser et de perir en combattant; les autres, de poursuivre encore noir.e route, dans I'espoir qu'au moins quelqu'un de nos bail¬ ments parviendrait a franchir les obstacles qui nous arretaient. Dans ce moment, roHlcier de notre canot submerge, rintr^pide M. Gandeau, nous amena de la cdte deux pilotes americains; mais les lumieres de ces deux hom- mes, qui nous auraient combles de joie deux heures plu^ t6t, ttous Sterent alors toute esperance. Apres avoir observd notre position, ils nous apprirent que nous dtions dans un etroit chenal qui allait toujours en se re- irecissant, et que nous trouverions ferme plus loin par un banc de sable impossible a passer; ils ajouterent que, pour regagner le bon chenal, ilnous faudraitdescendre la riviere precisement jusqu'a I'endroit ou les Anglais etaient raouilles. 239 U&UOIRES Alors on decida que Ics ofliciers de terre s'enibarque- raient sur des canots avec les depeches. Enfin, M. de La Touche et M. de Vallongue resolurent de s'enfoncer dans la riviere le plus avant possible, et,.quand on ne pourrait aller plus loin, de s'embosser et de vendiv) cherement leur vie el leurs fregates a I'ennemi. On deliberait encore quand lout a coup nous vlmes I'escadre anglaise couverte de voiles, et ses fregates s'approcher de nous assez rapidement; aussildtnous levames I'ancre et nous recominen^ames a marcher. Une dcmi-heure apres, ayant vu le baron de Viomenil, le marquis de Laval, le due de Lauzun, le comte Bozon de Tailleyrand, MM. de Cbabaniies, de Fleury, de Melforlet qualre soldals dcscendre de XAigle et s'em- barquer dans un canot, je les iinitai et je descendis dans un autre canot avec M.M. de Broglie, de Lamelh, de Montesquieu, de Vaudreuil, de Lomenie et nos antres passagers, de sorle qu'en une heure nous travers&mes la riviere, et nous debarquames sur la rive droile, sen- tant peu le bonheur de nous trouver a terre, taut nous etions inquiets a la vue de nos fregates, qui de plus en plus se trouvaientpressees entre les bancs qui devaient les arreter, et les Anglais qui s'approcbaient pour les detruire. Nous avions encore dans ce moment d'autressujetsde contrariete; nous nous trouvions a terre, a la verite, et touchant ce sol dont taut d'accidents nous avaient eloir gnes; mais nous nous y trouvions sans bagages, sans domestiques, sans portemanteaux et sans autres che¬ mises que celle que nous portions sur le corps; d'ail- leurs, nous descendions sur un^cdte inconnue potu* nous, et que nous savions habilce par un grand nombre de partisans de la cause anglaise, que Ton nommait alors torys ou royalistes. Le terrain qui se deployait devant nous, h'offrait a nos regards que desbois dpaisetdes maraisdangereux. OU SOUVENIRS. 233 Nous n'avions point dechevaux; depuis vingt-quaire heures, la chasse que nous donnaient les Anglais, et noire penible marche au milieu des ecucils, ne nous avnicnt permisnide manger ni de dormir. Cependant, quoique accables de lassitude, sans perdre un seul in¬ stant, nous nous mimes en route en suivant le premier sentier fraye que nous aper^umes. Apres avoir erre quelque temps dans les bois, nous viines des barrieres qui nous indiquerent une habita¬ tion, et nous arrivames dans la maison d'un Americain nomme M. Mandlaw. M. le baron de Yiomenil et les autres passagers de XAigle nous y joignirent promptement; la, notre hdtc nous apprit que nous etions dans un petit canton de I'Etat de Maryland. Notre premier soin fut de renvoyer ^ nos fregates leurs canots et quelques provisions. M. de Yiomenil ecrivit a M, de La Touche; il le priaitde lui faire pas¬ ser, la nuit, sur une chaloupe, I'argent destine a I'ar- mee, et il I'assurait, ainsi que M. de Yallongue, que nous allions employer tous nos soins pour leur depe- cher des bateaux, afin quils eussent la possibilite, en cas de desastre, de sauver une partie de leurs equi¬ pages et de leurs effets. MM. de Yiomenil, de Laval j de Lauzun et quatre soldats attendirent, dans la maison de M. Mandlaw, la reponse des commandants des fregates, aftn d'etre prets a recevoir nos deux millions cinq cent milie livreslors- qu'ils arriveraient.- MM. de Lomenie, de Chabannes, de Melfort, de Talleyrand et de Fleury furent envoyes sur differents points, avecl'ordre de prendre des informations le long de la cote, et de so pourvoir de boeufs ainsi que de charrettes. MM. de Laineth, de Broglie et moi, ainsi que les autres passagers de la Gloire, nous partimes avec un • 20. 834 UlilltOIRES negre pour chercher et reienir des bateaux dans une petite riviere qui se jette dans la Delaware, etqu'ondi- sait situee trois milies de I'endroit ou nous dtions de- barques. Mais notre conducteur nous fit faire a pied, et fort vite, au moins buit milies a travers ies bois et les ma- rais, et ce ne fut qu'au bout de deux heures que nous arrivames & la taverne d'un Amdricain nomme M. Pe- dikies, pen distante de la petite riviere. Ilnousaccueil- lit froidement, nous montra peu de confiance, et ce ne fut qu'apres beaucoup de promesses, et en lui donnant quelque argent et des billets tires sur les commandants de nos fregates, que nous determinltmes le maitre de la maison a decider les patrons de plusieurs bateaux a remplir notre intention. lis partirent en emportant notre argent, et descen- dirent la riviere; mais la vue des fregates anglaisesles effraya, et lis ne voulurent ou ne purent executer leur promesse. Apres tant de fatigues, un morceau de boeuf rdti et une jatte de grog, boisson composee de rhumetd'eau, me parurent, avec un mechant lit, les delices du para- dis de Mahomet. Cependant ces delices et notre som- meil furent courts; I'inquietude nous rdveilla, et, de tres grand matin, nous nous dispers^mes pour cher¬ cher des chevaux, afin de rejoindre notre general. Plus nous mettions de chaleur a trouver des montufes, plus on affectait de froideur pour nous en offrir, afin de nous les faire payer plus cher. Le prince de Broglie reussit le premier; il parlit et s'egara, je crois, en route. Un^ demi-heure apr^s, ayant enfin achete un coursier, je perdis aussi men chemin, et j'arrivai sur le bord de la Delaware, dans un endroit fort marecageux, oil mon cheval s'enfoiiQait jusqu'aux sangles. Je ne sals trop comment j'aurais pu m'en lirer, si je OU SOUVENIRS. 935 n'ettsse renconird un jeune Americain a cheval ', qui voulut bien me servir de guide. II me ditqu'une troupe d'Anglais venait de desceiidre a terrej cequi medonnd de vives inquietudes pour le general et pour ses com- pagnons. Mon cheval etaitvigoureux, et je crus pouvoir, avec son secours, approfondir la verite de ceite nouvelle, quitte piquer des deux si le bruit repandu ^tait vrai, et si je rencontrais quelques pelotons en habit rouge. En consequence, mon guide et mol nous rentiAmes dans le hois, en nous dirigeant vers la [maison de M. Mandlaw. A trois milles de la, ayant entendu quelques bruits de pas et d'armes, nous nous caclilimes derriere des buissons epais pour nous assurer de la cause de ce bruit. Bientdt nous aper^dmes le baron de Yiomenil a pied, avec ses aides de camp et quaire soldats; ils s'a- vangaient, suivant une charrette qui portait les tonnes d'or debarquees de nos fregales. Je me rendis aussitdt aupres de lui; 11 me raconta qu'a la poiate du jour, s'etant portd sur la riviere, il avait vu arriver la chaloupe et I'argent qu'il attendait; mais qu'en meme temps il avait decouvert uile autre chaloupe pleiue d'babits rouges et de fusils, qui accou^ rait pour empecher le debarquement. Ayant envoye deux soldats pour les observer de plus pres, il etait parvenu a fairedebarqueret charger deux tonnes d'or. Notre chaloupe, avec quelques coups tires d'un pierrier, intimidait.et arrdtait I'ennemi; mais sou- dain, deux autres chaloupes anglaises, pleines de gens armes, s'avanQant encore pour attaquer la notre, celle^ ci s'etait vue obligee de jeter dans I'eau les tonnes d'ar- gent et de se sauver'. ' Les deux millions cinq cent mille francs furent sauves par le courage et le sangfroid des hommes de la chaloupe de VAigle, qui se trouvaieiit en oe moment Sire de dix-huit ma-* 336 H^mOIRES Pour lui, ayant place Tor sur une charrette, il s'etait mis en route pour la viile de Douvres, ou Lauzun, La¬ val et les auires passagers devaient le rejoindre par des senlicrs differenls. Lauzun s'etait mis en marche le pre¬ mier, afin de rassembler a Douvres et de lui envoyer tous les moyens d'escorte qu'il pourrait reunir. Je suivis le general jusqu'a pen de distance de Dou¬ vres, et je revins en arriere pour chercher mes compa- gnons, afin de leur apprendre ce que m'avait dit le ge¬ neral, et la probabilite d'un debarquement de soldats anglais. En pen de temps, nous nous trouvames r^unis; notre cavalcade, renforcee par MM. de Langeron et de Tal¬ leyrand, repritavec moi la route de Douvres. Nous regagn&mes bientdt la charrette precieuse qui portait notre or; maisle general n'y etaitplus : im de ses aides de camp me dit que M. le baron de Ylomenil, ayant appris, par deux ofiiciers du bord de tAigle, nouvellement debarques, que les chaloupes ennemies avaient disparu, et qu'il ^tait possible, a la maree basse, do repccher nos tonnes d'argent qu'on avait jet^s dans un endroit peu profond, il etait retourne a toute bride vers la riviere avec Laval et quelques ofiiciers, laissaiit aux autres, ainsi qu'a nous ,.rordre d'escorter notre or jusqu'a Douvres. Nous arrivames dans cette petite ville a irois heures apres midi. Lauzun en avait deja fait partir des char- rettes, et rassemblait quelques milices, que Montes¬ quieu fut charge de conduire au general. rins et cinq officiers, dont trois de I'arlillcrie, M. le marquis de filacmahoD et I'orGcier de marine. La cogduite qu'ils ont tenue dans cette circonslance est d'autant plus remarqiiabie et digne d'eloges, qu'ils avaient a comhaltre des forces trois fois supe- rieiires aux leurs. M. le marectial dc Sugur, b qui on en rendit compte , ecrivit au nom du Sa Majestu, au lieutenant-coloDej baron du Vcrton et aux duiix auires ofOcicrs d'arllllerie qui etaicut aveclui, pour luur tciiioigner toulu sa satisfactionsuf cu biillantfait d'anncs, trop pen couuu. OU SOUVENIRS. S37 A minuil, M. de Viomenil nous rejoignit avec ses cliarrelles. Malgre I'exces de la chaleur at de ses faii- gues, ii avail reussi avec M. de Laval a faire repecher rargeut. Ainsi, nous retrouvAmes noire tresor, el, quoique nous fussions nus comme des vers, sans equi¬ pages el sans valels, nous nous serious eslimes les plus heureux du monde, sans la silualion deplorable el le peril exlreme de nos fregaies. Le leudemaiii maiin nous apprimes assez vaguemenl que deux de nos balimenls eiaient hors de danger, niais que tAigle avail ele oblige de se rendre apres un com- bal d'uiie heure conire les fregaies anglaises, donl nous avions enlendu loule la nuil les coups de canon. Le general me charged de porler tout de suite ces nouvelles a M. de La Luzerne, dans la ville de Phila- delphie, el de lui remeilre les depfiches que la cour adressail a ce ministre. Je portals aussi les dcpeches de mou pere pour M. de Rochambeau, mais M. de Vio¬ menil me dil de les garder el d'allendre avec elles, a Philadelphie, qu'il m'envoy&l les aulres lellresdeslinees pour I'armee. Avanl d'executer cet ordre, il me ful enfin permis de me livrer au sommeil deux ou trois heures, chose ires necessaire apres tanl de fatigues, tanl de jeunes, un naufrage el de si longues courses; mais, au moment de m'endorniir, jeianl les yeux sur le scapulaire qui eiail a men cou, je me rappelai avec quelque colere la fausse prediction de la lendre dona Marianna Isabella del Carmo, sans oublier dans mes reproches la venerable abbesse d'Angra avec sa crosse. Je me mis en route de grand malin pour Philadel¬ phie. Ainsi je ne pus voir Douvres qu'en la iraversanl; c'eiail la premiere ville americaine ou le sort m'avail conduit. Son aspect me frappa; elle eiaii environuee de bois epais, parce que la, comme dans les aulres parties des treize Eiais, la population eiait encore eparse sur S38 M^HOIRES un vaste territoire dont une faible partie elait cuUivee. Toutes les maisons de Douvres presentaient aux re¬ gards des formes simples, mats elegantes; elles etaient baties en bois, et peintes avec des couleurs varices : cette variele des b&timents, la propreie qui y regnait, les marteaux de porte d'un cuivre brillant et poll, an- nonQaient ^ la fois I'ordre, I'activite, I'intelligence et la prosperite des habitants. Un ceil accoutum^ an spectacle de nos magnifiques cites, a I'alfeterie de nos jeunes elegants, et au coniraste que presente chez nous le luxe des premieres classes avec la grossierete des costumes de nos paysans et les haillons de la foule innombrable de nos pauvres, est surpris, en arrivant dans les Etats-Unis, de n'y voir nulle part I'exces du faste ni celui de la misere. Tons les Americains que nous rencontrions por- taient des habits bien coupes et dune bonne etoffe, des boltes bien cirees j leur maintien libre, franc, familier, egalement eloigne d'une rudesse grossiere et d'une po- litesse manieree, nous montrait I'homme ind^pendant, mais soumis aux lois, fier de ses droits et respectant ceux des autres. Leur aspect vous disait que vous vous trouviez dans la patrie de la raison, de I'ordre et de la liberte. La route que je suivais etaitlarge, fort bien trac^ et soigneusement entretenue. Dans tons les lieux ou je m'arrdtais, les habitants m'accueillaient avec obligeance, et s'empressaient de procurer des chevaux moi ainsi qu'a mon guide. Comme tous prenaient un vif inter^t it la chose publi- que, avant de me laisser partir, ik fallait repondre de mon mieux aux questions multipliees qu'ils me faisaient sur les coups de canon dont la Delaware venait de re- tentir, sur notre ddbarquement, sur les forces de ren" nemi qui nous avait poursuivis; toutes ces questions etaient entremelees d'ofifres de verres de vin de Ma* OU SOUVENIRS. 239 dere, qu'on ne pouvait refuser sans impolitesse, ni si frequemment accepter sans inconvenient. Continuant ma route, comme dans une allee de jap- din ombragee par les plus beaux et les plus vieux ar- bres du mpnde, je ne faisais pas un milie, c'est a dire un tiers de lieue, sans rencontrer quelque habitation deja ancienne, et quelque defrichement nouveau; avant d'arriver a Christianbridge, situe a quarante milles de Douvres, je traversal plusieurs bourgades tres peu- plees. Christianbridge est sur une hauteur, au has de laquelle coide une petite riviere qui se jette dans la Delaware. Etant entre dans une taverne tres propre, qu'on m'a- vait indiquee, le maitre de ItT maison que j'eus quelque peine a reveiller, car la nuit etait avancde, me dit qu'il ne pouvait me loger parceque sa maison etait occupee par des Frangais. Ne pouvant imaginer qu'aucun de mes compagnons de naufrage m'eut ainsi devance, j'allai droit a la cham- bre de ces Frangais; je les reveillai, et je reconnus, avec autant de surprise que de joie, le marquis de Champcenetz, aide de camp de M. de Viomenil. Cet officier, lorsque nous quittames nos fregates, avait consenti, d'apres les instances de M. de La Tou- clie,. a rester a bord Ae l'Aigle. M. de Champcenetz parlait parfaitemeut la langue anglaise, et son secours etait fort necessairelf M. de La Touche, pour s'enten- dre avec les pilotes americains^ taut que durerait sa pe- rilleuse navigation. J'appris par lui tous les details du desastre de \'Ai- gle. II me dit que le 14 au soir, au moment oil nos fre¬ gates , tres enfoncees dans la riviere, n'^aient plus poursuivies que par trois fregates ennemies, on sentit tout a coup le fond dimiiiuer : ce qui annouQait I'ap- proche de I'obstacle insurmontable predit par les pi¬ lotes. ■ 340 uiMOIIlES M. de La Touche voulait alors s'embosser; mais dans cet insiaiit la corvelle que nous avions prise, ayant Icgerement franchi le funeste banc de sable qui ferniait le chenal, le capitaine donna I'ordre it la Gloire de ten¬ ter aussi ce passage : ce qu'apres beaucoup d'efforts elle fit avee succes. Ce bonheur laissa quelque espoir it M. de La Touche de se sauver; mais, comme il tirait plus d'eau que la Gloire, il toucha I'ecueil plus fortement, resia engage dans le sable, et sa fregate meme s'y concha de manicre a lui 6ter toute possibilite de se servir de ses canons, qui des ce moment ne liraient plus qu'en fair. Alors une fregate anglaise, qui etait dans le bon che¬ nal, se mit en travers derriere la poupe de XAigle, et le canonna vivement; d'autres fregates arrivaient par le chenal du milieu de la riviere. M. de La Touche ne put repondre a leur feu terrible que par le feu inutile de deux petits canons de poupe, et mSme il ne tirait aiiisi que pour rhonneur de son pavilion. Lorsque les fregates anglaises Vapproclierent, il coupa ses mats et lit faire it son biitiment un large trou qui I'aui^ait coule bas, s'il y avait eu assez d'eau. Apres celte triste operation, pendant laquelle le feu de I'en- nemi redoublait, il dit a M. de Champcenetz de se Je¬ ter, avec les pilotes americains et quelques matelots, dans le seul canot qui lui restait; et, des que ce canot eut quitte le bord, XAigle amena sfli pavilion. Cependant la fregate anglaise, voyant le canot a la rame, dirigea tout son feu sur lui. Deja les pilotes inti- mides voulaient se rendre, mais M. de Champcenetz, I'epee la main, les for^a de braver cette gr^le de bou- lets et de passer la riviere. Enfin, apres mille dangers, il arriva a terre et se rendit k la petite ville ou je le rencontrai. II m'apprit un autre malheur de M. de La Touche ; c'est qu'ayant, avant son desastre, tente de parlemen- OU SOUVENIRS. Ml ter avec les Anglais, ii sut par eux que sa mahresse et son b^liment marchand, remorque par lui jusqu'aux Azores, et qui avail si nialenconireusemenl retarde no¬ ire navigation, ^laicnt arrives le mdme jour que nous dans la bale de la Delaware, et que la les Anglais s'e- taient empares de la dame et du navire. M. de Ghampcenetz me demanda de partir avec inoi pour Philadelphie : j'y consentis avec plaisir. Ainsi je poursuivis ma route avec men nouveau compagnon de voyage. Au bout de trois beures, nous fumes hors des lieux OU Ton pouvait craindre les torys , et nous arri- vftmes a Wirmingtown, capitale du comte de la De¬ laware, ville bien b&tie, tres propre, tres peuplee, et qui, par le grand nombre de ses boutiques, annon^ait I'activite de son commerce. J'y logeai chez un colonel americain qui nous re^ut avec courtoisie', et nous fit avoir de tres bons chevaux. De la, nous partimes pour Chester, oil nous arri- vames, pour diner, dans une auberge a tm$eigne du general Washington : car, dans toutes les villes de cette rcpublique reconnaissante, le nom de Washington se rencontrait partout et etait grave dans tous les coeurs. Notre h6tesse, bien disposee pour^es Fran^ais, redoubla d'empressement et d'interSt pour moi, des qu'elle'sut que j'etais oncle et ami de M. de La Fayette. Chester est tres righe et tr^s commerQante. Sa posi¬ tion sur la Delaware presente une vue delicieuse; I'e- legance de ses maisons annonce qu'on est prfes d'une capitale. Tous les vaisseaux qui naviguent sur la De¬ laware , s'arretent dans le port de Chester avant d'aller jusqu'a Philadelphie. M'etant remis promptement en route, j'^prouvai un vif regret de passer, sans pouvoir aller le reconnaitre, pres du terrain oil s'etait livree la bataille de Brandy- Wine-, mais, charge des dep^ches de men pere pour M. de Rochambeau, de M. de Castries pour le marquis I. • 21 243 H^MOIRES de Yaudreuil, et de M. de Viomenil pour M. de La Luzerne, il m'elait impossible de m'arreter. En approchaht de Philadelphie, j'admirai, lorsque je passai le pout de Chester, le magnifique horizon dont il est le centre, ainsi que les sites gracieux et les perspec¬ tives varices qu'offrait aux regards le cours de la rivilre. Peu de moments apres, je rencontrai M. de La Lu¬ zerne : ceministre, informe recemment deTarriveede nos fregates dans la Delaware, voulait se rendre ^ Dou- vres pour y chercher M. de Viomenil; il me rcQut avec la'politesse la plus obligeante, la plus cordiale, nous plaignit de nos contrarietes, s'affligea du desastre de XAigle, et rit un peu de mon triste Equipage, qui etait en effet passablement ridicule. II me fit entrer dans sa voiture et reprit avec moi le chemin de Philadelphie. J'arrivai dans cette ville avec I'intention et I'espoir de m'y reposer au moins huit jours, esperance qui fut de^ue comme toutes les autres : car le sort semblait avoir de¬ cide que, guerrier, je ferais une longue campagne sans batailles; qu'ofiicier de lerre, je n'assisterais qu'a un combat de mer; que, courant apres I'ennemi, je letrou- verais en retraite et renferme dans des forteresses ina- bordables; etque, voyageur, je serais force detoujours courir d'un lieu a un autre, du nord au midi, et de la zone froide a la z6ne torride, sans pouvoir m'arreter dans aucun des endroits qui pouvaient le plus exciter ma curiosite. J'eus i peine vingt-quatre heures pour entrevoir la ville qui etait alors la capitale des Etats-Unis et la resi¬ dence de leur gouvernement. A la vue de Philadelphie, il etait difficile de ne pas pressentir les grandes et pro- speres destinees de FAmerique. * Cette ville, dont le nom signifie la ville des fr^es, est situee sur la rive ouest de la Delaware, a deux pe- tites lieues du confluent de ce fleuve et de la riviere de' Schuylkill, Elle contenait alors cent mille habitants: OU SOUVENIRS. 943 ses rues larges de solxante pieds et tirees au cordeau, ses beaux trottoirs, la proprete et relegance simple de ses maisons frappent agreablement les regards, malgre rirregularite des divers petits quais que chaque nego- ciaataconstruits selon sa fantaisie sur le borddu fleuve, a la porte de son magasin, avec des enfbncements pour y mettre ses vaisseaux a I'abri de la debacle des glaces: cette partie est basse, malsaine et humide. Penn, fondateur de cette ville, avait projet^ pour elle un plan immense et regulier. Les rdves de cet homme de bien n'ont pas eu plus de duree que ceux de maints grands poliliques; mais son nom vivra toujours : car il fut le seul Europeen qui fonda legalement un Etat en Amerique, et qui ne le cimenta pas du sang des infor- tunes peuples de cet hemisphere. Sa secte simple, morale et pacifique, celle des frere», qu'on a vainement voulu rendre ridicules en les appe¬ lant quakers ou tremblenrs, subsiste encore comme le monument de la seule societe qui jamais peut-elre ait professe et pratique, sans aucun melange et sansaucun prejuge, la morale evangelique et la charite chrelienue dans toute leur simplicite et dans toute leur purele. L'inleret meme de leur defense ne pourrait les con- traiiidre a repandre le sang, et celui de leur fortune ne pourrait les obliger a profaner le nom de Dieu par un serment. D'aulres, dans tons les temps, ont parle de philoso- phie; mais ceux-la seuls ont vecu et vivent en vrais sages : aussi, malgre I'ironique dedain avec lequel on en parle partout, meme dans la contree qui leur appar- tenait de droit, et dont on leur a ravi le gouvernement, je n'ai jamais pu les voir et les entendre sans emotion et sans respect. Je sais bien qu'accoulume a nos usages, on pent etre d'abord choque des leurs, et qu'on serait tenle de les accuser d'affeclalion, parce qu'ils entrent toujours dans • S44 M^HOIRES un salon le cliapeau sur la t6te,'ei ne vous parleni jamais qu'en vous tutoyant. Leur habillement aussi, quoique propre, parait trop rustique, et celui des femmes, s'il etait noir, ressemblerail, avec leurs guimpes, aux cos¬ tumes de nos soeurs de la Charlie. Mais ces formes se- vcres, qui leur sont prescrites, conlribuent peut-6tre, plus qu'on nele croit, au maintien de leurs moeurs. Tres rigides pour eux-memes, jamais personne ne poussa la tolerance plus loin qu'eux, et, quoique la guerre soil a leurs yeux un grand crime," et qu'ils de- testent la profession militaire, ils savent rendre un juste hommage aux guerriers economes du sang humain, et qui joignent la vertu au courage. Aussi, I'un des plus renommes d'entre eux pom* son esprit, vint trouver le general comte de Rochambeau, a son passage a Philadelphie, et void la harangue qu'il lui adressa : « Mon ami, tu fais un vilain metier; mais « oh dit que tu t'y conduis avec toute Thumanite et toute « la justice qu'il peut comporter. J'en suis bien aise, je « t'en sais bon gre, et je suis venu te voir pour teprou- « ver mon estime.» Un autre quaker generalement considere, M. Bene- zet, disait au general chevalier de Chastellux: « Je sais « que tu es homme de lettres et membre de I'Academie « Fran^aise ; les gens de lettres out ecril beaucoup de « bonnes choses depuis quelque temps; ils ont atta- « que les erreurs, les prejuges, I'intolerance surtout; « est-ce qu'ils netravailleront pas a degouterleshommes c de la guerre, et a les faire vivre entre eux comme des • amis et des freres? » Les detracteurs de cetle secte philanthropique ne pouvant atiaquer ni leur charite ni 15 simplicite de leurs moeurs, ne dirigeaicnt les traits du ridicule que sur leur enlhousiasine et sur leurs pretendues inspirations. Ce- pendant ils soutenaient que quelquefois leur interdt fai- sait flechir la rigiditc de leur doctrine.« Les principes OU SOUVENIRS. 94S • des Quakers, disaient-ils, leur defendcnt absolument « de prendre une part direcle ou indirecte quelconque « a la guerre, qui est un grand crime k leurs yeux. En « consequence, ils refusent tons de payer les taxes im- « posees par ie congr^s, pour le paiement de Tarmec « americaine; mais, comme en meme temps ils veulent « cviter les peines auxquelles pourrait les exposer cetle « desobeissance, chaque quaker a soin de mettre dans « une bourse la somme qu'on exige de lui, et de la » placer ostensiblement dans sa maison, sur son bureau « ou dans une armoire ouverte, de sorte qu'au moment « oil les agents de Tautorile viennent chez lui, ils ne « leur donnent pas & la verite la somme exigee pour «I'impdt de guerre, mais ils la laissent prendre. » On est, je I'avoue, tente de croire que quelque jesuite voya- geur leur aura indique cette ruse pour satisfaire a la loi sans violer litteralement la regie. All reste I'eloignement prononce des quakers pour la guerre les porlant naturellement ne point pariager I'esprit d'insurrection conlre la mere-palrie, la plupart d'enlre eux elaienl torys, ce qui explique la severite peu juste avec laquelle les patriotes les jugeaient. Philadelphie, a I'epoque dont je parle, ne frappail les regards que par sa grandeur, par sa regularite et par I'aisance de sa population.On n'y voyaitni promenades, ni jardins publics; les seuls edifices remarquables etaicnt I'lidpital, la maison de ville, la prison et I'eglise dii Christ. La maison d'Etat conlient de grandcs salles, oil le premier congres lint ses seances et proclama I'in- dependance americaine. Ce n'estpas I'archiiecture des monuments de ceite cite, ce sent de grands souvenirs qui attirent sur eux la curiosite et commandent le respect. Toute la ville elle- mcme est un noble temple eleve a la tolerance ; car on y voit, en grand iiombre, des catholiques, des presby- teriens, des calvinistes, des Uuheriens, des uniiaires, 21. 946 hjImoires des anabaptistes, des methodistes et des quakers, qui professent chacun leur culte en pleine liberie, et vivent entre eux. dans un parfait accord. Je m'informai avec soin de I'elat des fortifications de cette place, et des moyens qu'on avail pris pour la de¬ fense de la Delaware, riviere que les b&timents de guerre les plus legersne pouvaient remonterque jusqu'a Tren¬ ton ; mais cette partie de mes observations, importante alors puisque la paix n'etait pas faite et que la lutte existait encore entre trois millions d'Americains divises, et les forces colossales dela Grande-Bretagne, n'a plus d'inter^t aujourd'hui. L'Amerique, libre depuis quarante ans, florissante par de sages lois, puissante par une population de dix millions d'habitants, defendue an besoin par tons, et montrant dejk k I'Europe etonnee une marine respec¬ table, ne craint plus de voir un ennemi temeraire abor- der ses cdtes, remonter ses fleuves etmenacersescites. Le chevalier de La Luzerne, ministre plenipoten- tiaire de France, et chez lequel je logeais, me fit mieux connaitre, dans de courts entretiens, la situation des affaires, la nature des. institutions, la force des partis, et lesdestinees futures de I'Amerique, que n'auraient pu le faire un long voyage et de penibles recberches. M. de La Luzerne joignait k beaucoup d'instruction et d'es- pritune parfaite loyaute et une grande sagesse. On n'a pas assez apprecie tout le bien que cette sa¬ gesse et I'habile prudence du comte de Rochambeauont fait^ la noble cause que nous soutenions, dans un temps oil il fallait raniraer le courage des Americains, ebranle par de nombreux revers, calmer leur mecontentement cause par le retard des secoursque^ous avions promis, rapprocher les esprits, maintenir la concorde, prevenir toute mesintelligence et jalousie entre la France et ses allies; et, pSr une active correspondance, contribuer au succes de ces grandes operations combinees de si OU SOUVENIRS. 24'y loin, et dont la reussile a fixd le sort de la nouvelfe re- publique, en enlevant aux Anglais tout espoir de detruire son independance. Sans doute, la posterite, plus juste, honorera, comme elle le doit, deux homines si utiles a leur patrie, etreparera les torts de leurs contcmporains. M. de Marbois, aujourd'hui pair de France, eiait consul et conseiller d'ambassade pr^s deM.de La Lu¬ zerne, et le secondait dans ses travaux. Precedemment il avait ete charge d'aflaires h Ratisbonne, a Dresde et a Munich. Nous lui devons un ecrit curiesux sur la con¬ spiration d'Arnold: c'est un morceaud'histoirequi porte I'empreintedu style des meilteursecrivains de I'antiquit^. Apres le triomphe des Etats-Unis, M. de Marbois, nomme intendant a Saint-Domingue, r^tablit I'ordre dans cette colonie. Revenu en France, il fut envoye en mission Vienne, par Louis XVI. Echappe a la ty- rannie de la Convention, il fut membre du Conseil des Anciens; proscrit et exile par le Directoire, il languit plusieurs annees k Caienne, sur un sol infect, oil pres- que tous ses compagnons d'infortune perirent. Rappel^ dans sa patrie, il fut ministre de Napoleon, se vit honors de la meme confiance par Louis XVIII, et, plein de forces a I'age oil celles de la plupart des hommes sont usees, il honore egalement, par ses lu- mieres et par sa probile, la cour des comptes qu'il preside, et la chambre des pairs oil il siege. M. de la Luzerne, des le lendemain de mon arrivee, me fit visiter et connaitre les personnes les plus remar- quables de la ville : M. Morris, qui par son credit sou- lint le credit financier et presque aneanti de I'Etat, re- leva la fortune publique par son intelligence, et perdit ensuite la sienne par des speculations hasardees; M. Lincoln, ministre de la guerre, qui rendit de grands services a son pays, comme guerridr et comme homme d'Etat, et M. Lewington, minisire des affaires etrangeres, qui etait fort considere. 248 HtMOIRCS Je vis aussi plusieurs dames dignes d'aiUrer Tadmi- raiion par leurs vertus comma meres de famille, et par les agremenls que leur espril repandait dans la soclete. Sans montrer la grace de nos dames fran^aises, eiies avaient la leur qui, pour elre plus simple, n'en eiait pas moins aitrayante. Le besoin du repos^, la curiosite, Taimable obli- geance de mon hdte m'inspiraient un juste desir de pro- longer mon sejoiu* it Philadelphia; mais ^ peine avais- je dormi quelques heures, berce par de donees espe- rances, qu'un officier, envoye par M. le baron de Yiomenil, me reveilla et m'apporta I'ordre de partir sur le champ pour les Eiats du nord, afln de porter les d^ pcches de ma cour aux generaux Rochambeau et Washington, campes alors pres de la riviere d'Hudson. J'obeis, fort contrarie d'enireprendre seul un si long voyage, sans valets, sans effets et m^me sans linge. Mais, au moment oil j'allais me meltre en route, tm de - mes gens, debarque de la Gloire, accourut a moi en nic criani que la fregate et une parlie de mes equipages etaient sauvees; il ne m'apportait cependant qu'un leger portemanteau que je pla^ai avec mon domestique sur mon suki, et je me mis en chemin, monte sm* un assez bon cheval. Je passai, non sans un vif regret de ne pouvoir m'ar- rcler, pres de ce champ fameux de Germanstown ou I'armee americaine, commandee par Washington, prouva en attaquant et en combatlant vaillamment les Anglais qu'elle n'etait pas abattue par la defaite de 15randy-Wine, et que, si on pouvait vaincre quelquefois TAmerique, il etait impossible de la subjuguer. Je irouvai partout, dans tons les iKiurgs, dans loutcs les villes, dans loutes les maisons parlicuiieres ou je m'arrclai, la meme siinplicite de moeurs, la memo ur- banilc, la ineme hospilalilc, le meme zeie pour la cause commune, et le meme empressemcnt pour me faciliicr OU SOUVENIRS. 249 les moyens d'arriver promptement h ma destination. A chaque pas sur ma route, j'eprouvais deux impres¬ sions contraires, I'une produite par le spectacle des beautes d'une nature sauvage, et I'autre par la fertilite, la varlete d'une culture industrieuse et d'un monde ci¬ vilise. Tantdt, seul au milieu de ces immenses forfits, de ces arbres majeslueux que jamais la cognee ne toucha, et dont plusieurs, succombant au poids des siecles, n'at- lestent plus leur antique existence- que par des monti¬ cules de leurs troncs reduits en poussiere, je me trans- portais en idee au moment oil les premiers navigateur§ europeens poriaient leurs pas sur cet hemisphere in- connu. Tantdt j'admirais de jolis vallons cultives avec soin, des pres sur lesquels erraient de nombreux trou- peaux, des maisons propres, elegantes, peintes en di- verses couleurs, entourees de petits Jardins et de jolies barrieres; plus loin, apr^s d'autres masses de hois, des bourgs bien peoples, des villes oil tout vous rappellc la civilisation perfectionnee, des ecoles, des temples, des universites; nulle part I'indigence et la gros- sierete; partout la fertilite, I'aisance, I'urbanHe; chez tons les individus cette fierte modeste et tranquille de I'bomme independant, qui ne voit au dessus de Jul que les lois, et qui ne connait ni la vanite, ni les prejuges, ni la servilite de nos societes europeennes : tel est le ta¬ bleau qui, pendant tout mon voyage, siirprit et fixamon attention. La, nulle profession utile n'est ridiculisee ni mepri- see, et dans des conditions inegales, tons conservent des droits egaux. L'oisivete seuleyserait honteuse. Les grades mililaires et les emplois n'empechent personne d'avoir une profession ii lui. Chacun y est on marchand, ou cultivateur, ou artisan; les moins aises sont domes- tiques, ouvriers ou matelots; loin de ressembler aux hommes des classes inf^rieures de I'Europe, ceux- ci meritent les egards qu'on a pour eux, et qu'ils exi- 350 MilHOIRES gent par la decence de lew ion et de lew conduiie. Dans les premiers moments, j'etais un pen surpris, en entrant dans une taverne, de la voir tenue par un ca- pitaine, par un major, par un colonel, qui me parlait dgalement bien de ses campagnes contre les Anglais, de rexploitation de ses terres, de la vente de ses fruits et de ses denrees. J'etais encore plus ^tonnd lorsque apres avoir re- pondu aux questions de qiielques uns sur ma famille, et lew ayant dit que mon pere etait general et ministre, Jils me demandaient quelle etait sa profession ou son metier. Je trouvais partout des chambres propres, des tables bien servies, une chere abondante, mais saine et sim¬ ple, des boissons un pen trop fortes de rhum et de cannelle, un cafe trop faible et du the excellent. Deux choses seulement me choquerent plus qu'on ne pent le dire : I'une etait I'habitude, au moment des toasts, ds faire circuler autour dela table un grand bol de ponche, dans lequel chaque convive etait successivement oblige de boire; et I'autre de voir, lorsqu'on etait couche, un nouvel arrivant venir sans fa^on partager vos draps et votre lit. Relativement a ce dernier usage, je me mon- trai un pen rebelle, et j'obtihs, sans trop de peine, d'en fitredispensd. Je m'arrdtai peu d'heures dans les jolies villes de Trenton et de Princetown, que j'aurais vivement desire connaitre plus en detail: car ces deux villes rappe- laient les souvenirs glorieux des actions brillantes de Washington, de La Fayette et d'un grand nombre de guerriers qui avaient su forcer les Anglais, malgrd lew tactique et leur nombre', h eslime^ce peuple insurge, pour lequel ils avaient affecte un si injuste mepris, et a ' reconnailre que I'amour ardent d'une sage liberie est de toutes les puissances la plus redoutable. A trois lieues de Pompton, je faillis, par une singu- OU SOUVENIRS. 351 li^re m^prise, tomber avec mes dep6ches dans les mains de nos ennemls : ce qui aurait etc, dans ma ca'rriere, un elrange et malheureux debut. L'armee fran^aise avait, peu de temps auparavant, suivi la route que je parcourais, et cette route etait encore jalonnee pour la commodite des malades, des traineurs et des bagages que, dans une si longue marche, elle avait laisses der< riere elle. J'etais seul avec mon domestique et sans guide : ^ un embranchement de chemins, quelques jalons places sur une route k Test, par megarde ou par perfidie, me tromperent, et je suivis un chemin qui m'eloignait de mon but. Apres avoir marche plusieurs heures, je m'e- tonnais de ne point encore apercevoir Pompton; enfin j'entrevis une maison isolee, a la porte de laquelle une vieille femme etait assise et fdait; je m'approchai d'elle et je lui demandai si je serais bientdt k Pompton. Elle rit et me dit« Vous n'etes pas sur la route, et vous voila « a six milles d'Elisabethtown, ou se trouve im r^gi- « ment de dragons anglais. » A ces mots, comme on pent le croire , je retournai promptement sur mes pas, fort heureux d'avoir dvite cette mesaventure et les patrouilles anglaises; je ne pus arriver a Pompton que fort avant dans la nuit. Peu de temps avant d'y entrer, je rencontrai un pau- vre Frangais, lieutenant d'infanterie, convalescent et qui voyageait a pied. Comme il etait extenue de fatigue, je I'invitai a monter sur mon suki. - Toutes les tavernes de Pompton etaient encombr^es de voyageurs : dans la derni^re ou je me pr^sentai, on me dit que toutes les chambres etaient occupees par un employe aux vivres de notre armee. Je r^solus de lui demander de m'en cMer une partie; mais la sotte vanite de cet individu amena entre nous un dialogue assez comique. L'oflicier que j'avais recueilli, imposait peu avec sa 352 h£moires physionomie p51e et ses vetements pleins de poussiere. Pour moi, je porlais sur mon habit une simple redin- gote blanche, sans aucune marque de grade. MonsieurTemploy^ aux vivres nous re^ut tr^s incivi- " lement sans se lever, et nous repondit que nous poii- vions chercher ailleurs un logement, et qu'il n'y avait point de places pour nous. Comme je lui repliquais avec vivacite pour lui faire sentir son impolitesse, ma redingote, s'ouvrant un pen, lui laissa apercevoir un bout d epaulette qui adoucit son ton, sans cependant abaisser sa flerte. « Je suis fache, me dit-il, de ne pas vous recevoir « micux; mais mes commis et moi nous n'avons ici que « ce qui nous est necessaire. A un mille hors de la ville, « vous trouverez, je crois, une taverne ou vous pourrez « vous loger.» << Ceite course, lui r^pondis-je, serait, apres une si « forte journee et si lard, un pen fatigante, surtout pour « ce pauvre officier malade, que moi, colonel, J'ai era « devoir trailer un peu plus honn^temeni qu'il ne Test <• par vous. ■« A ce mot de colonel, mon employe, changeant subi- tement de physionomie, m'adresse, en balbutiant, quel- ques excuses, et cependant, encore entfite, il me pro¬ pose de me donner une place dans sa charabre, et de conduire lui-meme mon officier a I'auberge eloignee qu'il m'a indiquee. . ; Alors, me laissant aller a une Juste colere :« En ve- « rite, monsieur, lui dis-je, c'est par irop d'inconve- « nance : vous avez ete brutal pour des compatriotes « que vous croyiez subalternes, un peu leste pour deux « officiers, et assez peu respectueux vis ^ vis d'un colo- « nel; il faut vous en punir. Oui, monsieur, je suis co- « lonel, et fils du ministre de la guerre. Vous n'avez « qu'un seul moyen pour m'empecher de rendre compte « a M. de Rochambeau de voire insolenie conduiie: je OU SOUVENIRS. 45a <■ ne vous avais demande qu'une de vos chambres, i " preseui jc les veux loules. Sortez d'ici sur le champ « avec YDS commis, et cherchez un aulre gile.» Aussi humble qu'ii s'clait montre vanileux, il obcit sans murmurer. Men pauvre oflicier fut bien lege, bieii couchd, et tel fut le denouement de cetle petite scene de comedie. Peu de temps apres, j'ai rivai sur les bonds de la ri¬ viere d'Hudson, a Stoney-Point, poste eleve et impor¬ tant, oil se dislingua brillamment le major frangais Fleury, lorsque les Americains le prircnt d'assaul. Nous ne nous faisons point d'idee, eri Europe, d'un fleuve aussi large, aussi magnifiquequeceluid'Hudson. Les vaisscaux de guerre le remontent; c'est une veri¬ table men qui coule entre deux vastes forcts, agees de plusieurs siecles, et dont I'aspect imposant jelte le voya- geur dans la plus profonde meditation. Ayant traverse cette riviere it un endroit nomim; Kings-Ferry, j'aper^us pen d'heures apres, avec une joie indicible, les tentes du camp americain; je le ira- versai, et, apres avoir fait quelques milles, j'arrivai a Piskill, le 26 septembre, au quarlicr-genth al du comle de Rochambeau; jc lui remislesdepechcs de mon pore, ainsi que celle de M. de Yiomenil, et ce respectable ge¬ neral , me serrant dans ses bras, m'liccueillit avec la meme tenilresse qu'il aurait pu montrer a son fils. Apres avoir rempli ce premier devoir, je me rendis aux tentes du regiment de Soissonnais, commande par le comle de Sainl-Maime, qui, depuis, prit le nom de comteduMuy, fit avec vaillance plusieurs campagnes dans la guerre de la revolution, et, apres la restaurar tion, fut nomme membre de la chambre des pairs. Le regiment ayant pris los armcs, je fus re^u, suivant les usages militaires, colonel en second de ce corps; on m'y accueillil d'autant micux que mon nom rappe- lait it ces guerriers do glorieux souvenirs : car, par un I. * 22 354 MEMOIRES singulier hasard, le rdgimenl de^Soissonnais, s'appe- lant autrefois regiment de Segur, avait brillamment contribue aux victoires de Lavvfeld et de Rocoux. Men pere le commandait alors, et ce fut en marchant a sa tete qu'il re^ut dans I'une de ces actions une balle qui lui traversa la poitrine, et dans I'autre un coup de fusi! qui lui fracassa le bras. Les memes homines n'exis- laient plus; mais cette tradition militaire vivait, et ils me regurent moins en chef ordinaire qu'en enfant du corps. Un ancien olllcier me cita meme obligeamment, de- vant tons ses camarades, ces vers tires d'une epttre de Voltaire a madame la duchesse du Maine, sur la vic- toire de Lavvfeld en 1747: Anges des cieux, puis-cances immortelles, Qui presidez ti nos jours passagers, Sauvez Lautrec au milieu des dangers ; Mettez Segur k I'ombre de vos aiies. Dejk Rocoux vit dechirer son flanc: Ayez pili6 de eel 5ge si lendre; Neversez pas les resles decesang. Que,pour Louis 11 brtlle de repandre. Comme j'etais arrive en veritable naufrage, c'est a dire n'apportant rien que mou uniforme et mon epee, le comte de Saint-Maime, en bon frere d'armes, paria- geacordialementavecmoi tout ce qu'il possedait; grace a lui, il ne me manqua rien en tentes, en equipages, et nous fimes table commune, a laquelle, tout le reste de cette campagne, nous invitames quotidiennement les ofliciers de notre corps ; car de longues marches, du nord au sud et du sud au nord d^ Etats-Unis, avaient use tous leurs modestes equipages. Trouvant les armees combinees pres de New-York, j'avais espere que nous entreprendrions le siege de celie place importante; mais cet espoir ne se realisa pas. Peu de jours aprcs, nous allames occuper un autre camp, OU SOUVENIRS. 255 cclui de Crampont, enire la riviere du nord et celie de Crolon. La, je cessai de vivre d'emprunt; mes gens et mes equipages, debarques de la Gloire, m'arrivereiit et effacerent aiiisi Ics traces de ma mesaventureuse en¬ tree dans la Delaware. La vie des camps, lorsqu'on ne se bat point, est a la fois active et oisive; ce qui plait ^ beaucoup de gens : car on y lue le temps sans I'employer; on s'y fatigue, beaucoup sans rien faire. Les jeunes mililaires inslruits y oublient ce qu'ils ont appris, et n'y apprennent rien de ce qu'ils ne savent pas. Habitue a m'occuper, loin d'en avoir le loisir, j'etais force, apres les exercices, de courir successivement chez tons nos generaux, dont les quarliers etaient assez eloi- gnes les uns des autres, on bien je me voyais chez moi livre a tons les visiteurs : car les tentes n'ont point de clef, et les importuus n'ont pas de mesure; je n'etais libre qu'a I'arrivee de la nuit, et je retrouvais alors, avec delices, quelques heures pour penser et pour lire. Les grenadiers du regiment de Soissonnais me don- nerent une marque d'affeclion aussi touchante que neuve, et dont je garde un doux souvenir. Profitant d'un jour oil j'etais de service et envoye en reconnais¬ sance, ils se concerterent et travaillerent si aclivement, qu'a nion retour dans le camp, a I'enlree de la nuit, j'a- pergus, pres de ma canonniere, la tente ronde qui me servait de cabinet, illuminee, ornee de feuillages, et dans I'inlerieur je vis une petite cheminee tres bien construite, une sorte de parquet fort bien fait, une table commode et de larges tablettes suspendues aux parois de la tente, et sur lesquelles tons mes livres etaient ran¬ ges avec ordre. Ces braves gens jouissaient de ma sur¬ prise ; et, lorsque je les remerciai, ils me repondirent: « Vous partagez de si bon coeur nos travaux, que nous « nous plaisons a contribuer aux vdtres; nous voulons « vous prouver combien nous aimous un chef qui nous « soigne et qui nous aime. " 256 M^MOIRES Je profiiai de quelques jours de loisir pour aller vi¬ siter le fort de West-Point, et je ne pris pour compagboii dans cette course que M. Duplessis-Mauduit, oflicier d'artillerie, qui s'etait rendu cclebre par plusieurs ac¬ tions d'intrepidite, que les plus braves Romains n'au- raient pas desavouecs. ... Son caractere paraissait aussi original que sa valour etait brillante. Dans sa jeuncsse, ayant eu une dispute et fait un pari d'un ecu sur la vraie position de i'armee des Atheniens et de celle des Perscs a la bataille de Pla¬ ice, comme il etait a la fois pauvre et enlete, voulant absolumcnt verifier le fait en question, mais sans se miner, il enlreprit et acheva a pied un voyage en Grece. On le vit toujours en Amerique, en avant de tons dans les atlaques, le premier dans les assauts et le der¬ nier dans les relrailes. Charge une fois de rcconnaiti-e le camp retranche des ennemis, il s'en approclia scul hardiment, convert des ombres de la nuil, se traina a terre, sur le ventre, jusqu'au pied des palissades, en ar- racha quelques unes, et ne revint au camp americain qu'apres avoir penelre dans les retranchements anglais qu'il devait reconnailre. Get oflicier poptait jusqu'a I'exces I'amour de la li¬ berie et de legalite; il se facliait lorsqu'on le nommait monsieur, ct voulait qu'on I'appclat tout siniplement Thomas Duplessis-Mauduit. Sa vie fut courte et sa fm malheureuse : employe a Saint-Domingue, il se jeta au milieu d'une emeute pour I'apaiser, et fut assassine par les negres, dont il voulait reprimer la furie. La forteresse de West-Point, sitae sur un mont es- carpe, au pied duqucl coule la riviere du Nord ou d'Hudson, etait doublement fortifi mais il menace, il elfraie, et, s'il ne fait pas beaucoup * de mal, il empeche au moins de faire beaucoup de « bien. » Dans la suite de ces entretiens, le gouverneur m'ap- pritque, par un singulier hasard, I'Ameriqueespagnole venail d'etre delivree d'un fleau terrible; il regnait, de temps immemorial, sur ce continent, une maladie cruelle, contagieuse et reputee incurable; on I'appelait la lepre de Carthagene : des qu'un individu etait atta- que de ce mal horrible, qui couvrait la peau d'ulceres, detruisait le sens du tact, et conduisait par des dou- leurs insupportables a une mort lenle, tout le monde fuyait ce mallieureux, chacun evitait avec horreur son approche; toute pilie cessait pour lui; I'amilie I'aban- donnait, la terreur etouffait meme la voix de la nature; il n avait d'asyle que les ieproseries, hdpitaux infects, oil ses souffrances s'aigrissaienl par le spectacle de celles de ses compagnons d'infortune. Don Fernand Gonzalez me dit qu® recemment, dans la province de Guatimala, une vieille negresse, chdssee inhumainement d'unehabitation, parce quelle etait at- teinte de la lepre, ayant ete renconlree par une tribu sauvage, dans les bois oil elle errait, elle avait vu avec surprise ces hommes s'approcher d'elle sans crainte, et OU SOUVENIRS. 315 remmener avec eux. Arrives dans leurs cabanes, ils la trailerent, la guerirent; mais ils la retinrent en servitude, pour qu'elle n'apprit point aux Europeens le secret de sa guerison. Cependanl, cette tribu etant un jour altaquee par une tribuvoisine, la pauvre negresse, s'elant ^chappee pen¬ dant le tumulte, avait trouve le moyen de regagner par les bois son habitation. Son retour et sa guerison y exciterent la plus grande surprise. On attribuait cette cure a un miracle; mais elle apprit a ses maitres que les sauvages I'avaient gue- rie en lui faisant avaler chaque jour, pendant trois se- maines, un lezard cru et coupe en morceaux. Ce lezard, disait-ello, elait fort commun partout. La nouvelle de cette aventure s'^tant promptement repandue dans toutes les provinces du continent espa- gnol, on avait essaye et pratique avec un tel succes le remede du lezard, que peu a peu les leproseries s'e- taient videes, et que la contagion avait presque totale- ment disparu. Le gouverneur me fit voir deux de ces lezards; j'en mangeai meme quelques morceaux; sa propriete est, au bout de peu de jours, de donner des sueurs et des salivations si fortes, qu'elles emportent le mal en peu de temps. A mon retour en France, je commiiniquai ce fait a plusieurs medecins, et, ce qui est penible a dire, c'est qu'ils re^urent avec indifference cet avis, et qu'ils ne- gligcrent de prendre des informations sur un, remede si elTicace, et que le gouvernement assurait avoir vu employer avec un grand succes pour guerir des soldats hydropiques. Lorsque les visites et les fetes me laissaient quelques instants de liberte, je causais soiivent avec iin oflicier fraiiQais etabli depuis plusieurs annees a Caracas; il me confirma tout ce que m'avaient dit les lieutenants de roi a Maracay et a la Vittoria sur le mecontentenient ,316 u£hoires du pays, sur I'oppression des Creoles et sur I'insaiiable avarice de rintendant. L'ignorance est toujours credule : men officier me fit rire, en m'assurant que, deux ans auparavant, ii avait ete envoye, a la t^te d'un delachement de miliciens, sur les bords du Rio-Negro, ou les Espagnols s'obstinaient a croire qn'on trouverail le pays d'Eldorado, taut pro- mis a leur chimerique imagination, et jusque la cache a leurs yeux par d'impenetrables forels. Elrange aveuglement d'une administration qui se fa¬ tigue a chercher un Eldorado fabuleux, tandis qu'elle pent si facilement en creer un veritable dans ces belles contrees, en donnant un pen d'activite au travail et de libcrte au commerce. Je fis enfiii connaissance avec le fameux intendant general don Joseph d'Avalos, vrai tyran de cette colo- nie; il achetait, au nom du roi, touies les marchandises venanl d'Europe, en fixait le prix a son gre, et faisait confisquer toutes celles qu'on ne voulait pas vendre par son entremise; il fixait de mSme, par un rigoureux tarif, les droits d'cxporiation des denrees coloniales, faisait payer dix pour cent pour I'entree dans le port, independammenl de cinq pour cent d'imp6t sur la re- colle; en outre, tout batiinent charge de cacao, allant en Espagne, etait lenu de porter une certaine quantite de fanegues, pour le compte du roi, ou, pour micux dire, de I'intendanl, qui faisait ainsi cet enorme gain sans aucun dcbourse. De tels moyens pour grossir rapidement sa fortune etaienl odieux, et pourtant concevables; mais ce qui ne I'est pas, c'est I'absurde fanlaisie d« cet intendant, qui defendait la culture du coton dans un pays ou il vicnt presque naturellement. Par le meme caprice, tandis que dans cette contree les boeufs etaient si communs qu'un proprietaire, sans etre tres riche, les comptait par mil- liers dans ses possessions, Joseph d'Avalos en defen- OU SOOVENIRS. 317 dait I'exporlation sous les peines les plus severes. Aus'si cet intendant etait parvenu reunir loules les opinions en une seule; il n'y avail qii'une voix sur son compte; tout Ic monde le detestait. Avant de quitter Caracas, je voulus me donner la sa¬ tisfaction de causer avec un des inquisiteurs, qui savait un pen le fran^ais, et qui paraissait plus communicatif que ses confreres. Je lui parlai de I'elat florissant dans lequel j'avais laisse les peuples de I'Amerique du nord. « Comment, lui dis-je,souffrez-vous que vos provinces, « decouvertes depuis si longtemps, soient si fort en ar- « riere des colonies anglaises pour la civilisation? Entre « vos villes on trouve des deserts, lesanimaux sauvages « s'y multiplient plus tranquillement que les hommes, «la nature vous verse ici tous ses tresors : pourquoi les • enfouir? •> « Vous m'avez refiondu vous-mdme, reprit le moine, « en me cilant les republiques americaines : nos pro- « vinces nous rapportent suilisamment de richesses et « nous restent soumises; si nous elions assez fous pour '• laisser ces richesses et la population s'accroilre, bien- •< tot nos colonies nous echapperaient et deviendraient « independantes.» « A merveille, lui repliquai-je avec indignation; il ne « me reste plus, mon reverend pere, qu'un seul conseil « a vous offrir, celui de faire tuer la moitie de tous les « enfants qui naitront. Vous n'avez pas, je crois, d'autre « moyen de vaincre une nature qui t6t ou tard sera plus « forte que vous.» La, comme on le croira facilement, finit notre entretien. Apres avoir passe une semaine dans cette ville et dans cette vallee charmantes, pour lesquelles le del s'cst montre si prodigue et I'administration si avare, rimaginatiou encore plcine des charmcs des belles Es- pagnolcs, du bruit de leurs castagnetles, du sou do ieiu s guitares et des accents de lours jolies voix, jc partis ♦ n. 318 H^HOIRES pour nie reiidre au port de la Guayra, oii je irouvai iin canot de mon vaisseau le Souverain, qui eiait vcnu m'atlendre el qui devail me conduire le long de la c6le a Porto-Cabello. Bozon et Champcenetz prirent le meme parti, ainsi gueMatbieu Dumas, qui avail obligeamment trace pour moi le plan detaille et tres curieux de noire route de Porto-Cabello i Caracas. Le port de la Guayra et celui de Porto-Cabello etaient alorslesdeux seuls oilil futpermis aux colons, par le terrible d'Avalos, de porter leurs denrees. Mais les ha¬ bitants ecbappaient cette tyrannie en se rendant la nuit dans de petites anses, oil des contrebandiers de Curasao les attendaient. Ces contrebandiers etaient Hollandais,etbien armes; I'intendant envoyait centre eux de petits butiments nom- mes helandres, et des soldals. C'etait une petite guerre conlinuelle; la ruse y triomphait de la force. Ce commerce interlope fit la fortune de la colonie hollandaise de Curasao, et donna aux Creoles du conli- nent quelques moyens de soustraire une parlie de leurs richesses a I'impitoyable avidite dedon Joseph d'Avalos. La rade de la Guayra est commode, sure, et la ville est defendue par des forts tres bien construits; la route de Caracas a cette ville est roide, escarpee, difficile, mais cependant beaucoup plus praticable que tons les autreschemins dejasuivispar nous dans ces montagnes. f Le canot oil nous nous embarquames etait suivi par un autre canot sur lequel etaient monies M. Linch, of- ficier de notre etat-major, et le comte Christiern de Deux-Ponts, colonel d'un regiment d^ quatre bataillons qui portait son nom. Un vent frais et favorable nous faisait esperer une courlc navigation, lorsqu'a dix lieues de la Guayra, lions aper^iimes une fregaie qui venait sur nous. Rien lie nous faisait dislinguer si elle etait anglaise ou frau- OU SOUVENIRS. 319 Qaise; dans ceue incerlilude, nous crumesplus prudent d'eviter cetle rencontre : quoique la fregate nous helat, nous serrames la c6te de pres, evitant avec soin les bri- sants, et nous fumes ainsi bientdt hors de toute atteinle. Le canot qui nous suivait ne nous imka point; I'offi- cier qui le commandait continua sa marche sans craintef parce qu'il regardait la fregate comme amis; il fut etran- gement surpris lorsqu'un on deux boulets, qui pass^ rent pres du canot, iuviterent imperieusement nos pau- vres compagnons a se rendre a bord du batiment de guerre. C'etait une fregate anglaise comm'andee par un jeune capitaine nomme Nelson, qui depuis ne devint que trop celebre par la destruction de notre armee navale sur la cdte d'Egypte, et par d'autres eclatanles victoires. Mon ami Linch, dans ce moment critique, etait fort inquiet, parce que la loi anglaise punit de mort tons ceux qui, etant nes en Angleterre, sent pris en porlaut les amies centre elle. II pria done tres instamment le comte de Deux-Ponts de ne rien laisser echapper qui put apprendre aux officiers de la fregate, qu'il etait ne dans les iles britanniques. Nelson regut ces deux officiers avec taut de politesse, les traita si bien et leiu" fit faire si bonne chere, que, malgre leur chagrin, ils prirent assez promptement le parti de se resigner de bonne grace a leur sort. Or, il arriva que, tenant table longtemps et trouvant le vin bon, ils en gouterent un peu trop, esperant sans doute que ses fumees etourdiraient leur tristesse. Le remede produisit son effet; la conversation s'anima, la gaite devint confiante. Apres divers propos, on parla de I'Angleterre et de Londres; Nelson fit, je ne sais par quel hasard, une ou deux meprises sur quelques noms de rues et sur I'em- placement de quelques edifices; Linch voulut le redi es- .ser; on discuta, ou disputa. Tout a coup. Nelson dit a 330 h£uoires son inierlocuieur, en le regardant avec une sorte de ma¬ lice :« Ce qui m'elonne, monsieur, c'esl que vous parlez " anglais et que vousconuaissezLondrestout aussibicn « que moi.» " Rien n'est moins etonnanl, s'ecria le comle de « Deu\-Pon(s, un peu echauffe par le diner : car mon « ami estnea Londres.»Linch fremilde tout son corps; mais Nelson ne parut point avoir entendu ces paroles iiidiscretes, et ii changea de conversation, continuant a faire a ses hdtes I'accueil le plus gracieux. Le lendemain, prenant a part ses deux prisonniers, il leurdit avec une rareobligeance :« Je consols combien « il est p^nible pour le colonel d'un regiment, pour un • oflicier de I'elat-major de I'armee fran^aise, de se voir, « peut-etre an moment d'une expedition, prives de leur « liberie par un hasard imprevu. D'un autre cdte, autant « je me croirais honore de vous avoir fails prisonniers a « la suite d'un combat, autant il est peu flatteur pour « mon amour-propre de m etre empare d'un canot et de « deux officiers qui se promenaient; voici done la reso- « Intion que j'ai prise : j'ai regit I'ordre d'alier recon- « naiire, leplus pres possible, danslaradede Porlo- « Cabello, voire escadre qui y est mouiilee; je vais « I'executer. Si i'on me donne chasse, et que ce soil Ic « vaisseau la Couronne qu'on envoiea mapoursuite, je • vous emmene avec moi sans perdre de temps: car ce « vaisseau est si bon voiiier que je ne pourrais lui echap- « per, tout autre m'inquieterait peu, et, dans ce dernier • cas, je vous promets de laisser a voire disposition une « petite beiandre espagnole que j'ai prise recemment, « ainsi que deux matelots qui vous conduiront dans le <• port, et vous rendront a vos drape'Sux. ■> En effel, etantentres peu de temps apres danslarade, comme on ne s'attondait pas a cettc visile, et qu'une partie des equipages et des ofliciers etaient a terre. Nelson eut tout le temps d'examiner et de compter a son OU SOUVENIRS. 321 gre les biltiinents de noire armee navale, et il se passa" plus de deux heures avant que la fregate la Ceres, que M. de Vaudreuil envoya a la poursuite du b^timent en- nemi, put mettre a la voile. Nelson tint sa parole : le comte de Deux-Ponts et Linch descendirent tranquillement sin' I'esquif espa- gnol, et nous rejoignirent, a notre grande surprise comme a leur grande joie. A men arrivee a Porto-Cabello, j'avais instruit nos generaux de la rencontre que nous avions faite d'une fregate inconnue; des que cette fregate parut a la vue du port, J'obtins la permission de monter a bord de la Cerh, qui devait la poursuivre et la combatlre, Alexandre de Lameth et Bozon s'y embarquerent aussi. Mais, avant deparler de cette course, je ne vcux pas quitter mon ami Linch, sans raconter une anecdote qui donnera tout a la fois une idee de sa bravoure singu- liere et de I'originalite de son caractcre. Linch, apres avoir fait la guerre dans I'lnde, sei'vit, avant d'etre em¬ ploye a I'armee de Rochambeau, sous les ordres du comte d'Esiaing; il se distingua particulieremcnt au siege trop memorable de Savannah. M. d'Estaing, dans le moment le plus critique de cette sanglante affaire, etant a la tete de la colonne de droite, charge Linch de porter un ordre tres urgentalatroisieme colonne, celle de gauche. Les colonnes se trouvaient alors a portee de mitraille des rctranchements ennemis; de part et d'autre on faisait un feu terrible. Linch, aulieu de passer par le centre on par la queue des colonnes, s'avance froi- dement au milieu de cette grele de balles, de boulets, de mitraille, que les Fran^ais et les Anglais se langaient miUuellement. En vain M. d'Estaing etceux qui I'en- touraient crient a Linch de prendre une autre direction, il continue sa marche, execute son ordre, et revientpar le meme chemin, c'est a dire sous une voute de feu, ou Ton croyait a tous moments qu'il allait tomber en pieces. 322 uiMOIRES • 0 Morbleu! lui dit le general en le voyanl arriver « sain et sauf, 11 faut que vous ayez le diable au corps; « eh! pourquoi done avez-vous pris ee chemin oil vous « deviez mille fois perir? — Paree que c'etait le plus « court, » repondit Linch. Apres ce peu de mots, il alia tout aussi froidement se meler au groupe le plus ardent de ceux qui montaient a I'assaut. Linch flit depuis lieutenant-general, il commandait notre infanterie a la premiere bataille que nous livrames aux Prussiens sur les hauteurs de Valmy. Jereviens a la Ceres : nous eiimes beau forcer de voiles et poursuivre longlemps Nelson, son agile fre- gate nousechappa. Forces de cesser une chasse inutile, et nous trouvant pres de Curagao, nous vouliimes nous y rafraichir; mais un courant rapide nous enlrainant, nous fit echouer sur un banc de sable, a I'entreedu port. Quelques bailments hollandais vinrent a notre secours et nous releverent. Nous restames deux jours dans cetteile : j'en parlerai peu; elle n'oflfre rien qui puisse satisfaire la curiosite : c'est un roc sterile; mais I'industrie hollandaise en a fait une riche colonic. Le commerce interlope qu'elle faisait avec le continent, y portait tons les tresors que les colons espagnols, opprimes, pouvaient derober a la surveillance de leur tyrannique administration. La, nous apprimes que nos voeux allaient etre rem- plis, et que I'armee navale de M. d'Estaing, quitlant enfin Cadix, devait bientOt se reunir a nous, ainsi que I'es- cadre espagnole de la Havane. Nous nous hatiimesdonc de revenir a Porto-Cabello. J'y trouvai des leltres de France, mon pere me man- dait que le roi m'avait nomme colortCl commandant du regiment de Belzunce-dragons, qui prenait des ce mo¬ ment le nom de Segur. Cette nouvelle m'aurait donne une vive satisfaction en tout autre temps; mais, a la veille d'une expedition pour conquerir la Jamaique, je OU SOUVENIRS. 323 ne pouvais supporter I'idee de quitter Tarinee, etje re- solus d'y resier." La reunion prochaiue de tant de forces, el les conse¬ quences d'une vaste coinbinaison qui ailail exposer les possessions anglaises, dans les Antilles, au peril le plus iniminent, furent sans douteundespluspuissants motifs qui determinerent le ministere britannique a conclure la paix eta reconnaltre I'independance americaine. Peu de jours apres notre retour a Porto-Cabello, la fregate XAndromaque nous apporta de France la nou- velle que cette paix glorieuse etait signee. Bientdt nous mimes a la voile pour nous rendre au Cap-Fran?ais, dans I'ile de Saint-Domingue. M. de Vaudreuil voulut que je m'embarquasseavec lui sur le vaisseauamiral le Northumherland. Nous partimes le 3 avril 1783. En m'eloignant de ce beau continent, j'emportai la pens^e que son oppres¬ sion ne durerait pas, et qu'il arriverait pour lui des jours d'aifranchissement et de prosperite. L'evenement a justifie cette prevision. La republique de Colombie s'est formee au milieu des orages, le courage a triom- phe de la force, et la patience des obstacles. Puisse cette nouvelle republique, apres ses triomphes, jouir interieurement du bonheur qui ne pent naitre que de I'ordre et du respect des lois! Puisse-t-elle, imitant les Etats-Unis, se souvenir toujours que la libertd a plus ii craindre, partout, les passions de ceux qui la servent, que cclles des ennemis qui I'attaquent! Lorsque nous eumes depasse Curasao, m'entrelenant avec M. de Vaudreuil sur la contrariete que j'eprouvais de me trouver sur la c6te septenq-ionale de Saint-Do¬ mingue, sans avoir pu voir mon habitation, qui etait siiuee dans la partie ouest de cette ile, pres du Port-au- Prince, il mit gracieusement i ma disposition la fregate XAmazone, commandee par M. de Gaston, qui re^ut I'ordre de me descendre dans le port de Jacmel, et de ^394 UiHOIRES tourner ensuite le cap Tiburon pour se reunir a lui. Je m'y embarqual sur le champ avec M. Berlliier, depuis prince de Neufch^ilel, qui voulut me suivre dans ce voyage. Secondes par un vent favorable, nous fumes en onze jours a la vue de la c6te meridionale de Sainl- Domingue. En longeant les rivages de la partie espagnole de celte ''lie, clle nous paraissait inculle, sauvage, comme an temps oil elle fut decouverte par Colomb. Apeine aper- cevait-on, a des inlervalles immenses, quclques mis^ rabies bourgs et un petit nombre de sucreries. Le rcsle n'etait que d'epaisses forels ou des savanes deserles. Tout a coup la scene changea : en voyant de belles cites, de riches villages, des routes bien tract^es, des maisons elegantes, des champs soigeusement cullives, enfin la nature brillante de tout le luxe qu'elle peut em- prunter de I'art et d'une habile administration, nous n'eumes pas besoin de consulter la carte pour savoir que nous avions depasse les frontieres espagnoles, et qu'en entrant sur le territoire fran^^ais, nous avions franchi, pour ainsi dire, en un instant, les deux ou trois siecles qui separent les tenebres des lumieres, et la barbarie de la civilisation. Bientot nous entrames dans le port de Jacmel; le ca- pitaine de XAmazone me fit ses adieux, et remit a la voile pour rejoindre au Cap M. de Vaudreuil. Sans nous arreter a Jacmel, M. Berthier et moi nous achetames des chevaux, et, marchant la nuit comme le jour, nous ne nous reposames qu'a Leogane; de la nous fumes au Port-au-Prince, oii je ne reslai qu'un jour; je I'employai it parcourir cette belle^ville, Tune des plus riches alors du Nouveau-Monde. Son port etait rempli de vaisseaux; le commerce y deployait la plus grande activile; on y voyait briller un luxe dilTicile a peindre. C'etaient les dcrniers beaux jours de ceitb opulenie colonie, ou plulot de ce royaume OU SOUVENIRS. 325 qui donnait annuellcment a la France, par ses riches productions, un avantage de soixanle millions dans la balance de son commerce. J'eiais loin de prevoir, en admirant celte ville flo- rissanie, I'un des orncmenls de notre triomphanie monarchic, que dans pen d'annees, apres avoir ete le tombeau de plusieurs milliers de Francjais, elle devien- drait la capilale d'une republique de negres. A peu de distance du Port-au-Prince, etant invite i dejeuner a I'habilation de M. Blanchard, oncle d'un commissaire des guerres de I'armee de M. de Rocham- beau, qui m'avait suivi dans ce voyage, j'y rencontrai le gerant de mon habitation, M. Seigneuret, qui ne fut pas mediocrement surpris de voir assis pres de lui son proprietaire, qu'il croyait alors en France. Sa voiture et ses chevaux, c'est a dire les miens, me. conduisirent en moins de deux heures h mon habita¬ tion, sise au milieu de la plaine du Cul-de-Sac, en uh lieu qu'on appelle la Croix des Bouquets. Un domestique etait alle a touie course annoncer mon arrivee : aussi, des que j'entrai sur ma plantation, Je me vis entoure d'une foule de figures noires, de cinq cents negres, negresses, negrillons, mulalrcs, mula- tresses, quarterons, quarteronnes, metis, metisses, en- fin par un peuple d'csclaves jeunes et vieux de toutes couleurs. Ces pauvres gens se prosternaient h genoiix devant moi, temoignant, par de grands cris, I'etonnement et la joie que leur causait la vue du mailre : car ces etres opprimes, degrades et souffrants, ressemblent un peu en ce point aux sujets des monarchies asiatiques abso- lues : ils ne disent pas si le roi, mais si le maitre le savait, esperant que leurs maux, qui viennent de plus bas, trouveront plus haut leurs remedes. II etait decide que, dans le cours de deux courtes campagnes, le sort offrirait successivement a mes re- H^MOIRES gards les scenes les plus variees el les tableaux les plus contrastants. Aux Azores, j'avais vu tout a la fois les debris de rAtlantide, les traces du moyen age, I'lgno- rance monacale, les moeurs chevaleresques et la galan- terie religieuse du treizieme siecle; dans les £tats- Unis, la raison, la simplicite, la vaillance, ractivite et les vertus republicaines; sous la zdne torride, dans les colonies espagnoles, toute la richesse d'une nature merveilleuse, et toutes les miseres d'une administration ignorante, avide, arbitraire et intolerante. Enfin, arrive a Saint-Domingue, oil tout se ressen- tait des efforts habiles d'un gouvernement protecteur, d'un peuple actif et intelligent, je me irouvajs cepen- dant, dans ma grande case, comme un pacha dans son harem, environne d'esclaves qui n'attendaient de moi qu'un signe pour obeir a tous mes caprices, et dont la vie ou la mort, le bonheur ou I'infortune, dependaient d'un acte de ma volonte. Je fremis encore en songeant quCj deux jours avant mon arrivee, on avail jete dans un four et livre aux flammes une vieille negresse. Elle avail eu, a la veriie, la sceleratesse d'empoisonner plusieurs enfants; mais, enfin, elle avait peri sans dtre jugee. Cependant les lois existaient; mais, la oil se trouve I'esclavage, la plainte est muette et la loi impuissante. Saint-Domingue presentait alors a I'observation deux spectacles opposes : cette ile, cultivee partout avec soin, ressemblait a un magnifique Jardin, perce de rou¬ tes bien entretenues, et de nombreux sentiers bordes de haies de citronniers et d'orangers. A chaque pas, autour des champs de cannes a sucre et des ^vannes oil paissaient de nombreux troupeaux, on voyait, sous des formes variees, les maisons elegantes des riches possesseurs de ces plantations. Les routes etaient sans cesse couvertes de voilures qui portaient leurs denrees dans les ports, et d'une foule de chars legers qui pro- OU SOUVENIHS. 327 menaient les colons voluplueux d'habilalion en habi-' taiion. Tons se visitaient, se reunissaient conllnuellement; ee n'elaient sans cesse que feslins, danses, concerls el jeux; dans ces jeux, souvent les plus grandes fortunes se dissipaieni en pen d'heures. Ces riches plaines de la colonic ofTraienl en quelque sorle I'image, par leur luxe et par leur mouvement, de ces grandes capilales divi- sees en nombreux quartiers, ou le commerce, les affai¬ res, les intrigues et les plaisirs entretiennent une per- petuelle agitation et un mouvement sans repos. Tel etait le tableau que presentaient a mes yeux I'ac- tivite, les moeurs volupiueuses et la prosperite de la population blanche. Mais, en sortant de ce tourbillon d'un monde seduisant, et rentre dans les champs de mon habitation, quelle triste et differente perspective! La, je voyais mes malheureux negres nus, n'ayant de v^tement qu'un cale^on, brules sans cesse par un soleil ardent, par une chaleur de vingt-huit a trente degres, courbes du matin au soir sur la terre endurcie, forces a la becher sans rel&che, reveilles, s'ils suspendaient un moment leur travail, par le fouetdes commandeurs, qui dechiraient impitoyablement leur peau, et enviant presque le sort des boeufs et des chevaux, qui n'avaient d'autre peine que de porter au moulin les cannes re- jcueillies. Mais detournons nos pensees de ces sombres sou¬ venirs : en vain les sages demandaient qu'on reformat peu a peu un ordre de choses si intolerable, et qu'on adoucit ces abus pour eloigner les revolutions; la rai- son parlera toujours trop bas, et les passions trop haul. Au moment ou le cri de liberte, apres avoir retenti en Amerique, se repeta en Europe, notre premiere assem- blee entrevit le but et le manqua. Vainement Barnave, Alexandre de Lameth, Duport et d'autres deputes proposerent de faire des reformes * ^ 328 m£moires sages, et d'unir a nos inlerels ceux des hommes de couleur libres, en leur accordant les droits civils, Icur voix ne fat point ecoutee. Les aulres assemblees, se II- vrant avec impetuosile aux passions les plus imniode- rees, proclamerent tout a coup, et sans menagement, la liberte des noirs : les colons, effrayes, se mirent en defense; les n^gres, alteres de vengeance, coururent aux armes; et Saint-Doniingue, cetie terre si long- temps arrosee de leurs sueurs et de leurs larmes, fut, par leurs feroces rcssentiments, inondee du sang fran- ?ais. Saint-Domingue n'existe plus pour nous; la noire Haiti la reinplace : en vain Napoleon voulut la recon- qtKTir. Puisscnt les gouvernements qui possedent encore des iles dans cettc partic. du mondc, se bien penetrer do cette verite : une reforme sage pent settle eviter on re- larder les revolutions! Le systeme colonial doit chan¬ ger ; et peut-elre un jour, ainsi que rancienne Rome et qtte la Grece, I'Europe reconnaitra qtt'on ne peut plus garder longtemps de colonies que comme alliees, conime filles de leur metropole, et non comme sujettes. Apres avoir pris une complete connaissance de 1 etat et des travaux de ma plantation, jc fls quelqttcs regie- ments pour adoucir le sort de mes esclaves; je pro- longeai les hettres de leur repos, j'augmentai retendue du terrain qu'on leur laissait cultiver pour leur propre compte; je prescrivis aux coramandeurs de la modera¬ tion dans leurs chatiments; tons m'en btinirent, et c'est encore tin doux souvenir pour moi. M. Berthier me donna quatre jolis tableaux dans les- quels il avail represente les differentes vues et les tra¬ vaux de mon habitation, ma reception par les negres, lenrs jeux et leurs danses : c'est tout ce qui me reste atijourd'hui de cette riche possession. Enfin, ayant reiju un courrier de M. de Vattdreuil qui m'avertissait de son depart prochain pour la France, OU SODVKNIRS. 399^ je me rendis promptement au Cap, voyageant commo- dcment d'habitation en habitation. Dans chacune dc ces habitations on exer^ait, suivant i'usage, la plus obligearite hospitalite; je trouvais par- tout conversation aimable, logement commode, tabic excellente, voitures et esclaves a ma disposition. Je vis avec plaisir que beaucoup de colons m^ri- taient, par leur humanite, les eloges donnes peut-dtre trop exclusivement a deux on trois planteurs, et qu'on pouvait aussi dire de leurs negres, qu'ils etaient heureux comme les negres de Raby, de Blin et de Galiffet. Je n'entrerai dans aucun detail sur la ville du Cap; pen de nos grandes cites I'egalaient en prosperite et en magnificence. Notre escadre mit ^ la voile le 30 avril 1783. Nous n'eprouvAmes dans notre traversee d'autre contrariety que celle de quelques calmes a la hauteur des Azores. Au bout de quarante-neuf jours, nous nous trouvames pres des c6tes de France, et la nous failli- mes perir. Le vent etait si frais que nous filions douze noeuds par heure, c'est a dire quatre lieues. Les calcuis de nos ma- rins les avaient trompes, et, la sonde ne leur faisant point reconnaitre le voisinage de la c6te que leur point indiquait, ils croyaient que les courants nous avaient entraines dans la Manche. Cependant M. de Vaudreuil, par prudence, nous fai- sait courir la nuit des bordees au large. II avait raison; car un matin, au moment oil le jour paraissait, j'enten- dis M. deMedine, capitaine de notre vaisseau, s'ecrier: «Je voisdes brisants a travers les brouillards. • M. de L'Aiguille, officier d'un merite superieur, mais dont la jeunesse etait parfois un pen trop confiante, re- pondit en souriant; « Cos brisants n'existent que dans « votre lunette. » « Jeune homme, repliqua avec colere notre vieux ca- <• pitaiue, voits etcs major-general de I'escadre; vous • 28. , 330 M^;uoiREs « pouvez lui donner les ordres que vous voudrez. • Quant a moi, je sais ce que je dois faire, et, quoique • M. le marquis de Vaudreuil soil a men bord, c'est « moi qui reponds de mon vaisseau, en consequence, je « vais donner I'ordre de virer sur le champ, car 11 n'y a « pas une minute a perdre. » . En efiet il donna cet ordre; et, tandis que la manoeu¬ vre s'executait, le brouillard, se dissipant tout a coup comme une toile de theatre qui se leve, nous vimes a deux cent toises de nous les Roches des Saints, ou les vagues, frappant ayec furie, elevaient leurs gerbes ecu- mantes a vingt pieds de hauteur, et sur lesquelles toute notre flotte aurait infailliblement peri. Heui-eusement I'escadre imita le mouvement de noire vaisseau. Alors, tout peril etant passe, nous arrivames en trois heures dans la rade de Brest. Descendu a terre, je re^us la nouvelle de la nomina¬ tion de mon pere au grade de marechal de France. J'appris aussi, non sans quelque surprise, que je le trouverais encore ministre, car il occupait ce posie de- puis plus de deux ans; et je n'ignorais pas que, de loutcs les existences humaines, la vie ministcrielle est la plus orageuse, la plus inccrtainc, la plus chancelante ct la plus courte. On resscnt une joie bien vive lorsque, apres de lon- gues traversees, on touche d'lin pied la terre en repous- sant de I'autre le canot qui nous a portes. Je trouve la Constance des marins aussi surprenante qu'admirable, j!t j'ai peine a concevoir I'impatient desir que la plupart d'entre eux eprouvent, apres quelques moments de re- lache, de se lancer de nouveau sur le perfide Ocean. II semble que ce soit pour eux une passion, un besoin con- tinuel d'agitations et d'emotions. Pour moi, je ne connais aucun metier plus capable d'aigrir le caractere et de le rendre brusque et chagrin; on y vit dans un etat presque perpetuel de contrariete: 00 SOUVENIRS. 331^ veut-on aller au nord? le vent vous pousse au sud; de-. sire-t-on diner? la tourmente ebranie voire table, ren-' verse vos plats; si Ton marche, 11 faut se tenir penible- ment en equilibre pour resister au tangage et au roulis. Jamais un moment de solitude, point de portes pour echapperau bruit et aux importuns, point d'asyle pour le travail et pour la reverie; si I'espoir de dormir vous console, lescris des maielots, lechangementbruyant des manoeuvres, les virements de bord, les secousses violentes du bailment, le mugissementdes vagues, vous reveillent a chaque instant; enfin, ayant a redouter' dgalement I'air qui peut vous emporter, la terre ou Ton craint d'echouer, une mer sans fond, qui menace de vous engloutir, ne voyant au dessus, au dessous et au- tour de vous, que le ciel et I'eau, vous etes encore ex¬ pose aux perils du feu, que vous bravez sur un bati- ment de bois qui porte un magasin de poudre. La gloire meme est plus soumise, sur la mer que partout ailleurs, aux caprices du sort; et, pour de-, jouer les calculs du plus habile et du plus brave capi- taine, il sulfit d'un calme imprevu, d'une saute de vent, d'une voile dechiree et d'un mat brise. Payons done a nos intrepides marins unjusteet triple hommage : ce n'est pas, comme sur terre, au prix seul de leur sang qu'ils acquierent des lauriers : c'est en s'exilant presque perpetuellement de leurs foyers, en sacrifiant a leurs devoirs tous les plaisirs de famille, de societe, tous les plus doux sentiments de la nature; c'est en triomphant non seulement de leurs ennemis, mais de tous les elements, qu'ils meritent la palme glo- rieuse que leur doit une patrie reconnaissante. Moi qui partageais, comme voyageur, leurs perils, sans espoir de partager leur gloire, je ne saurais ex- primer le plaisir que je ressenlais en m'elan^ant sur la terre, en revoyant ma patrie, et en montant dans la voi- ture qui devait me faire retrouver en pen de jours tous 333 MilUOIRES les objeis dc mon affeciion.Tout etait delices pour moi: I'aspect des champs, la vue des arbres et de la ver¬ dure , la purele de I'air, la fraicheur des aliments ct Tabsenee de celle eau felide qui, pendant une longue navigation, pent seule etancher notre soif en revoltant nos sens. A quelques lieues de Brest, ayant quitte ma voiture pour gravir a pied une montagne assez longue, et poiu* jouir enfin du plaisir de me promener sur un terrain so- lide, je fus tout a coup temoin d'une autre joie qui se manifestait par les plus bruyants transports. J'avais prissur mon habitation de Saint-Domingueet amene avec moi en France un jeune negre nomme Aza, iige de treize a quatorze ans. Tout a coup je le vois sauter, danser, chanter et rire aux dclais.« Quelle est « done, Aza, lui dis-je, la cause de ces folies? » Alors le negrillon, continuant ses gambades, me dit en me monlrant avec sa main des paysans qui. bechaient un champ ;« Maitre-moi, maltre-moi, mirez la-bas j li « blancstravaiiler,liblancsti'avaiiler, travailler comme « nous! » Cetle Joie si vive me fit tristement r^ver au sort d'une race d'hommes, accoutumes par I'esclavage a regardcr des hommes d'une autre couleur, comme une race d'une nature differente de la leur, et presque comme des dieux, mais comme des dieux mediants. Le temps a marche; les negres d'Haiti sout fibres; nous ne som- mes plus a leurs yeux que des hommes, et ces negres independants ne travaillent plus que pour eux. Je repris ma course. Les postilions, bien payes, sem- blaient voler, et mon impatience me faisait croire qu'iis allaient au pas; enfin j'arrivai i Tersailles, oil je me reirouvai, avec un ravissement qu'on sent, mais qu'on o'cxprime pas, dans les bras d'un pere venere et d'une famiiie cherie, dont, un mois auparavant, j'etais separe. par un immense abyme. OU SOUVENIRS. 333 A la cour comnie a Paris, loul esl soumis a la mode: celie folic puissance eleve ou abaisse passageremeiit la valeur de chaque individu, non selon son merile, mais suivant la plus petite circonstance, qui attire sur lui ou en eloigne I'attention. Dans ce moment un jeune colonel, revenu d'Ame- rique, et temoin des iriomphes d'une republique nou- velle, devenait un objet decuriosite et de bienveillance. La position de mon pere rendait pour moi cette dis¬ tinction momentantie plus remarquable. Peu d'heures apres mon arrivee, la reine cut la bonte de me faire dire de venir la voir chez madame la dii- cliesse de Polignac, ou die dinait. Elle ajouta it cette favour, lorsque je fits pres d'cllc, los paroles les plus obligeantes sur le compte qu'un lui avait rendu de ma conduite, paroles auxquelles la grace qui lui ctait natu- relle attachait un nouveau prix. Elle me parla des suc- ces de nos armces sur tcrre et sur mer, et des avan- tages d'une paix glorieuse pour la France, avec la fierte et le sentiment d'une reine, et d'une reine fran^aise. Quelques jours apres, M. le comte de Vergcnnes m'entretint longtemps de la situation interieurc des Etats-Unis, et de I'esprit public de ce pays. Sa previ¬ sion sur les destinees futures de cette nouvelle repu¬ blique, et sur I'influence que pourraient en ressentir bicn d'autres contrees, etait claire, sage, profonde: les evenements Font prouve et le prouvent de plus en plus. Cependant, en me parlant avec eloge de mes depeches que mon pere lui avait lues, je vis qu'il ne partageait pas mon opinion sur la probabilite d'une prochaine re¬ volution dans rAmerique espagnole; il croyait qu'elle en serait garantie par I'ignorance des habitants de ces grandes colonies et par la puissance du clerge. Je m'aper^us, des ce premier entretien, qu'il avait forme le dessein de me faire entrer dans la carriere di¬ plomatique, soit que, par une prevention favorable, il 334 HEHOIRES crutpouvoir m'y employer ulilement, soil qu'il voulut, par ce moyen, reparer envers mon pere quelques tons qui avaient precMemment mis enlre eux un refroidis- sement momentane. M. de Vergennes etait un homme instruit, adroit, sage dans sa politique, modesie dans son exterieur, simple dans son langage; mais quelle est la sagesse qui peut constamment eviler toule tentalion et tout ecueil dans les grandes places, an milieu d'lme cour, foyer perpeluel d'intrigues! L'habile politique de M. de Vergennes avail eu un plein succes; la sagesse de ses mesures avail contribue a la pacification de la Russie et de la Turquie, de la Prusse et de I'Autriche, et prevenu ainsi une guerre contincntale dans laquelle nous nous serious vus en- traines. Ayant trouve le moyen de dejouer les efforts du cabi¬ net britannique, une ligue puissante s'etait formee sous notre direction en faveur de la republique des Etats- Unis, tandis que, pour soutenir cette redoutable lutte, I'Angleterre, depourvue d'allies, s'etait vue reduite a ses propres forces. Enfin une paix honorable venait de couronner des travaux glorieux; elle enlevait treize grandes provinces a notre eternelle rivale, rendait a nos allies des villes, des colonies, des iles qu'ils avaient perdues, nous faisait reprendre une grande influence en Europe, et nous repla^ait an rang dont la faiblesse du regne de Louis XV nous avaitfaitdescendre. Louis XVI jouissait par la d'une preeminence conforme a son ca- ractere vertueux, celle d'un monarque modere, puis¬ sant et pacificateur. Les affronts de la paix de 1765 etaient effaces. La France entiere avait vu, avec des transports de joie, renvoyer de Dunkerque le comniissaire anglais, dont la presence, humiliante pour nous, etait une insulte prolongee. L'independance de I'Amerique ouvrait de OU SOUVENIRS. sas noiiveaux debouches a raclivite de noire agricullure et de noire commerce. Toul semblail nous assurer xine prosperile croissanle. II elail jusie que des ministres, apres de lels succes, regussenl quelques preuves de la saiisfaclion du roi : il nomma M. le comle de Vergennes chef du conseii des finances. Jusque la ce litre n'avaitele qu'honorifiquej quelques amis ambitieux persuaderenl a M. de Ver¬ gennes de lui donner une realite, qui pouvail I'elever au rang de premier ministre. Celle inirigue etait conduile par MM. de Miromenil, Joly de Fleury, Bourgade, Foulon, d'Harvelai el Ca- lonne. Le pretexle allegue par eux ful I'enormile des depenses de la marine, ei le grand nombre de lellres de change qui arrivaielil journellemenl des colonies. En consequence on snspendil le paiemenl de ces lellres, demarche imprudenle qui compromeltait le credit. M. de Castries, ministre de la marine, ^lail evidem- menl I'objel de ces mesures presque hosliles. Une oi^ donnance prescrivil a tons les ministres de comparaltre devanl le comile lorsqu'ils y seraienl cites, el d'y rendre compte de la depense de leurs departements. M. de Castries el mon pere previreni a I'insianl les suites de ce premier pas, qui devait les soumettre a un premier ministre. Cei examen des comptes n'aurait rien eu de cho- quanl, s'il avail ele reciproque; mais en faisanl celle innovation, c'etail devanl M. de Vergennes et son co- mite qu'on cilait, comme devanl un tribunal superieur, les ministres de la guerre el de la marine, donl les com- binaisons, le zele et I'heureuse activile venaienl de con- tribuer si efiicacement au succes de nos armes et a la conclusion d'une paix glorieuse. Par la, non seulemenl le ministre des affaires etran- geres obtenail seul une marque eclatante de confiance et de satisfaction; mais, ce qui paraissail moins lole- 336 MEMOIRES rable, c'eiail aux depens de ses collegues qu'on I'ele- vait; il devenait, en quelque sorte, leur chef el leiir jilge, puisqu'on les soumeltait a sa censure. ■ D'ailleurs les membres du comiie pouvaient inspirer quelques crainles sur leur parlialile, si Ton en jugeait par rainertume de kurs declamations centre les de- penses, excessives selon eux, faites par les departe- ments de la marine et de la guerre. M. de Castries, plus specialement attaque et plus ar¬ dent, voulait se reiirer et ne point parailre au comiie. Men pere, plus froid, disait qu'il comparaltrait pour obeir et se retirerait ensuile. Cette division dans le conseil genait le roi, presse, d'un cdte par M. de Ver- gennes, d'adopter un plan qu'on lui preseniait comme le seul moyen a prendre pour sorlir de la situation cri¬ tique oil se trouvaient les finances, et, d'une autre part, retenu par la crainte de perdre et d'humilier deiix mi- nistres, dont il estimait la probite, la sagesse et les ta¬ lents. La reine, dans les premiers moments, u'avait point contrarie M. de Vergennes dans ses vues. Ce minislre saisissait alors toutes les occasions de lui complaire, et sur sa recommandation il venait recemment de donner I'ambassade d'Angleterre a M. d'Adhemar. Celui-ci, qui inspirait une grande confiance a la du- chesse de Polignac, sacrifia dans ce moment I'amitie a I'ambition; outiliant qu'il devait sa fortune a mon pere et a M. de Castries, il favorisa autant qu'il le put le plan de M. de Vergennes, en cachant aux yeux de la reiiie les consequences d'une telle innovation. Cette princesse ne les comprit qu'u I'instant oii^ la declaration etant publiee, les deux ministres qu'elle blessait firent eclater leurs justes plaintes. « Ce n'est point, disait mon pere, une nouvelle forme « d'administration que je blame : si, dans le comite, on « n'avait place aucun secretaire d'Eiat, j'irais sans re- 00 SOUVENIRS. 337 • pugnance y rendre mes comptes; mais il n'est pas « tolerable pour moi de voir que M. de Vergennes, « quaiid nous somnies secretaires d'Etat tous deux, « jugera moii administration, tandis que je ne jugerai « pas la sienne. L'interet de la fortune de mes eu- « fants, qu'on m'objecte en Vain, ne me seduira point; «je ne suis pas de ces hommes pr6ts a perdre leur con- « sideration pour garder leur place. Je dois obeissance « au roi, mais je ne lui dois point de supporter un des- * agrement aussi choquant, lorsque j'ai merite de jusles « marques de satisfaction. » Le roi ne tarda pas a s'apercevoir que de mauvais conseils avaient egare M. de Vergennes, et que ce plan pour former un conseil de finances, presente comme une necessile publique, n'etait dicte que par une in¬ trigue d'inter^ts prives. Cependant, comme ce prince avait un sens tres droit, avant de reveuir sur une reso¬ lution dont on ne pouvait plus lui deguiscr les inconve- nients, il voulutabsolument que ses ministres obeissent. M. de Castries porta au conseil des finances ses . comptes des depenses de la guerre d'Amerique, qui prouverent, jusqu'a I'evidence, la sagesse, I'habilete de son administration, et le peu de fondement des repro- ches dont ellc avait ele I'objet. En sortaiit du conseil, M. de Castries alia chez la reine, et lui montra sa de¬ mission qu'il voulait porter au roi. Cette princesse le pria d'attendre huit jours avant de la donner. Dans la meme semaine, M. de Fleury, un des pre¬ miers conducteurs de I'intrigue, perdit sa place de con- trdleur general, qu'on donna a M. d'Ormesson, plus estimable par sa probite que par ses talents. On n'alle- guait pas les motifs de ce renvoi, mais on les devinait. Le roi et la reine, mecontents du parti qu'on leur avait fait prendre, eprouvaient quelque embarras, et craignaient de compromettre leur autorite en revenant trop promptement sur une mesure importanie. La I. • 99 338 M^MOIRES resistance des deux minislres, qui persistaient a vouloir rendre leurs portefeuilles, les irritait. Mod pere leur avail presenle un memoire dans le- qiiel etaient developpes, avec beaucoup de force et de clarte, tous les incoiivenients resultant d'uii coniite de finances, qui, sounietlant sans reciprocite deux secr^ taires d'Etat au jugenient de leur collegue, faisait de celui-ci uu chef absolu, et des autres ses couimis, de- truisant ainsi tout equilibre dans le conseil. La reine avail lu ce memoire avec humeur. Le roi disait qu'il ne voulait pas d'opposilion, et qu'il n'etait pas dispose a souffrir des ministres aussi inde'pen- dants et re'caleitrants que tavail eld le due de Choiseul. Moil pere regut bientdt, ainsi que M. de Castries, une lettre de M. d'Ormesson, qui les averlissait de se rendre au comitd. Cheques avec raisou d'une telle forme, tous deux repondirent quitsprendraicnt les ordres du roi. Ce prince les approuva, el leur dit qu'il leur indiquerait lui-meme le jour ou ils devraient se rendre au comite. M. de Castries fut le premier appele : il presenta ses eiats de I'annee, qui furent trouves en regie. Mon pere vint ensuite porter ses comptes, dont Ife resullat satis- faisant etait une remise de trois millions d'epargne sur les fonds qui lui avaient ete assignes pour rannee. Apres la lecture de tous les etats, aucun membre du conseil ne fit d'obser^alion. Les deux ministres repri- rent des mains du roi leurs portefeuilles; ils se retir^ rent, et, des qu'ils fm-ent sorlis, Louis XVI les combla d'eloges et rendit une pleine jiislice a leur habilete, ainsi qu'a leur economic. Pen de semaines apres, le roi, travaillant avec mon pere, lit une promotion de dix marechaux de France, dans laquelle les deux minislres de la guerre et de la marine Etaient compris; mais en nieme temps, sans en OU SOUVENIRS. ^39 ~ donner de motifs, et peut-^ire pour qu'on ne crut pas qu'une grace si bien merilee par tant d'anclens services et de blessures etait, pour les deux minislres, una com- pensatiou du desagrement qu'ils avaient eprouve, le roi voulut que cette promotion restat qiielque temps secrete. Avant qu'elle fut publiee, M. de Vergennes vint feli- citer mon pere el lui faire des protestations d'amilie qui furent revues poUinent, mais avec la franchise d'un caractere qui ne savail ni se plier ni se masquer. « Vous « m'avez fait douter quelque temps, monsieur, lui re- « pondit-il, de la Constance de cette amitie, en voulant « contraindre vos confreres a vous reconnaitre pour juge «'dans radministration de leurs departements. » Le minisiere de M. d'Ormesson fut court: avec de bonnes intentions, il commit des fautes; il fallut lui donner promptement un succcsseur. M. Foulon prclen- dait i cette place; M. de Calonne I'emporta sur lui: un grand parti a la cour et M. de Vergennes I'appuyaient. Des qu'il fut nomme, il s'empressa d'annoncer a mon pere que le comite des finances, cause de tant de de- bats el d'intrigues, n'aurait plus lieu, ajoutant qu'il n'avait accepte le ministere qu'a cette condition. Telle fut la fin de ce leger discord, grossi par le bruit public, et d'aprcs lequel, sans doute, un historien moderne a cru pouvoir afilrmer qu'alors la cour et le ministere- etaient une veritable republique. On pent compter le ministere de M. de Calonne aii nombre des causes d'une revolution peut-etre rendue inevitable, mais qu'au moins on aurait pu eloigner. La nomination d'un ministre ambilieux, leger, et la le- g^rete mdme avec laquelle il fut renvoye, out certaine- ment accelere I'explosion que preparaient depuis long- temps d'anciens ressentiments, des institutions vieillies, des moeurs nouvelles et une philosophic qui combattait tous les prejuges, en armant centre eux toutes les pas¬ sions. '840 HtUOIRES *. M. de Calonne reunissait en lui tout ce qui pouvait piaire a la cour, deplaire au peuple, nourrir d'illusions ^autorile, et reveiller les alarmes des parlemenls. Son maintien, ses formes, tenaient plus de I'homme du monde que du magistrat. On adniirait en lui un esprit fin, un caractere liant, une imagination vive, une elocu¬ tion facile. Apercevant tout rapidement et n'approfon- dissant rien, aucun obstacle n'inquietait, n'arrdiait sa presomptueuse confiance. Comptant, avec raison sans doute, mais avec pen de prudence et d'babilete, sur I'immenslte des ressources de la France, il en abusa plutdt qu'il ne s'en servit. L'em; barras oil Ton se trouvail alors par les suites d'une guerre dispendicuse, par les prodigalites de la cour, par la rareie du numeraire, par I'absence du credit, ne lui causait pas le moindre trouble; et, loin d'apporter a taut do maux reels I'unique et sage remede d'une se¬ vere economie, il crut pouvbir accroilre sans danger les depenses, relever la puissance de la cour en augmen- tant son eclat, imposer au public par le luxe, rappeler la confiance par des illusions, et faire adopter, sans op¬ position, des emprunis par des banquiers, de nouveaux impdls par les parlements, des sacrifices pecimiaires par la noblesse et par le clerge. La severite de M. Necker avait attriste et elfraye; la.mediocrite de ses successeurs avait decourage; I'au- dace et rengouemenl de M. de Calonne rassurerent. Le peril cessa de paraitre grand, des qu'on vit qu'il ne semblait qu'un jeu au ministre charge de nous en faire sortir. Ses premieres mesures pour^ivoir de I'argent reus- sirenl, comme tout ce qui est nouveau reussit toujours en France. Les courtisans, les financiers, les magistrats, n'avaient jamais trouve de ministre plus prompt a les accueillir, a les ecouter, a leur repondre. Si les princes avaient des dettes, il les payait; si les femmes sollici- OU SOUVENIRS. 341- laienl des graces, elles etaient accordees ou promises. Comme ii avail le travail prompt et bien distribiie, Son temps semblait toujours libre; les affaires nerenlevaie^ pas a la societe, et son cabinet pouvait passer pour un salon. Le genie d'un tel homme etait le genie de I'espe- rance, tres conforme a celui qui animait alors la nation fran9aise;.aussi, dans les premiers temps, Paris reten- tissait de son eloge : il faut avouer que nous entrions, presque tous, dans le cercle'd'illusions, que sa baguette magique nous presentait. Rassurant les parlementaires conlre les coups d'Etat, respectueuxpour les princes de I'Eglise, liberal avecjes philosoplies, qui ne lui connaissaient pas de prejuges, agreables aux gens de lettres, dont il aimait et encou- rageait les talents, deferant pour ses collegues, prodi- gue pour les hommes puissants de la cour, dans son de¬ but il plaisait trop a tous, pour etre juge severement parpersonne. Cependant,,pour s'attirer et conserver la confiance des parlements, il lui aurait fallu uue graiide constunce d'cfforts; car il trouvait la d'anciens eiineinis, qui con- servait un profond ressentiment de sa conduite ante- rieure dans I'affaire, trop malheureusement celebre, du parlement de Bretagne, de M. de La Chalotais et do M. le due d'Aiguillon. II est bon d'en dire quelques mots, puisque ces fails avaient laisse de longues traces, et excitait raniinosite de la magistrature conlre les abus du pouvoir miiiiste- riel. On ne pent oublier, si Ton vent juger le temps pre¬ sent, cette verite : e'est an bruit de la lutte des grands corps de la magistrature centre la cour, que la liberie, en France, s'est rcveillee. La Chalotais, procureur general au parlement de Bretagne, s'etait acquis promptement une grande con- sideralioQ par son eloquence, par la chaleur de son • 20. 342 . M^MOIRES iitiaginalion, et surtout par riiidependante fermete de $on caractere. Sa reputation s'etait accrue par le choix de ses amis, Montesquieu, Mably, Condillac, Diderot, D'Alembert, oracles alors d'un parti nombreux et pres-- que dispensateur de la renommee. Dans ce temps, la lutte contra les jesuiles commen- ^ait : la cour soutenait, et les parlements accusaient cet ordre trop celebre, cetle milice ultrsimontaine qui, toujours combattant pour I'autorite temporelle du Saint- Siege centre celle de la royaute, sut toujours, en flat- tant, en mena^ant, en effrayant, en punissant m^me les rois, les interesser a sa cause; ordre redoutable qui s'est constamment relevd de tons ses revers, que les philosoplies, les ministres, les parlements, le clerge, Rome m^me, out cru tuer, et qui, triompbant du monde entier, pourrait, par sa resurrection inconcevable, af- firmer sans folic qu'il a le don des miracles. La Chalotais lui porta les premiers coups, et s'attira ainsi de nombreux et formidables ennemis. Les aulres procureurs generaux du royaume, encourages par cetle premiere hoslilite, assiegerent tons cette puissance re- ligieuse et politique, appelee, par ses propres membres, la tour d'Ignaee bdtie par Dieu tneme. En vain Cerutti et Caveyrac la defendirent, comme on avait defendu la Saint-Barllielemy et la revocation de I'edit de Nantes; les livres, les statuts, les erreurs, les crimes imputes a I'ordre furent publics, examines, discutes, prouves, juges, condamnes. Les accusateurs iriompherent : on supprima dans toute I'Europe et on crut detruire I'indestructible societd de Loyola. Son corps fut dissous, ses membres ftirent disperses; mais son esprit survecut, et ses partisans jurerent des lors la perte du magistrat qui les avait le premier assaillis. Bientdt des edits parurent pour etablir des impdts au detriment des privileges, franchises et libertes de la Bretague. Le parlement de cetle province, aiiime par OU SOUVENIRS. 343 te courage de La Chalotais, refusa coiistamment d'eii- regislrer ces edits. . , L'autoritd se vengea : La Chalotais, son fils et plii- sieurs conseillers au parlement furent jetes en prison^ On accusait cet eloquent magistrat d'etre Tauteur des letlres anonymes ecrites It un ministre, quoique le style de ces lettres fut comparable ^ celui des halles. On avait dte a I'accuse tous les moyens d'ecrire et de se juslifier; cependant, avec de la suie delayee pour en faire de I'encre, il parvint a tracer a I'aide d'un curedent, sur une enveloppe de sucre, un m^moire qui fit sortir la lu- mi^re de I'ombre. Partout on murmura : Voltaire prit la defense du ma¬ gistrat persecute. « Le curedent qui lui servit deplume, « dit-il, est un burin qui grave pour I'immortalite. • -L'indignation publique eclata. Ceuxqui ne voulaient que punir, furent contraints de juger : le proces s'instriiisit; une commission assemblee a Saint-Malo chercha un crime qu'elle annon^ait sans le prouver. Le due d'Aiguillon etait I'ennemi personnel de La Chalotais, qu'il soupgonnait d'avoir fait courir contrc lui un mot tr6s epigrammatique a I'occasion de la ba- taille de Saint-Cast. Un motif plus fonde de sa liaine etait la resistance intrepide de ee procureur-general centre les actes arbitraires du due, lorsqu'il comman- daiten Bretagne. M. de Calohne, alors jeune et maitre des requetes, secondait avec autant d'ardeur que d'a- dresseles vuesdeM. d'Aiguillon, et, par la, devint, aux yeux des parlements, un ennemi de leurs droits et de leur independance. Le parlement de Rennes, etant saisi du proces, ne voulut point juger centre sa conscience. Tous ses mem- bres se recuserent, hers treize qui furent recuses par La Chalotais.'Cette affaire etait devenueun proces entre 4a cour et ropiuion publique. Dans cette cour meme. La Chalotais trouvait de uombreux defenseurs. M. le 344 Ml^UOlBES due de Gboiseul, leur chef, ne pouvant faire triompher 4otalenient la justice, adoucit au moins la vengeance. ■^68 procedures juridiques cess^srent. La Cbaloiais et les autres prisonniers furent exiles a Saintes, et cet exil ne cessa qu'a ravfenement de Louis XVI au trdne, Ce monarque retablit La Cbaloiais dans I'exercice de ses fonctions, lui donna une pension de buit mille francs, et lui accorda cent mille francs pour rindemniser des injustices qu'il avail eprouvees. Lorsqu'on enregistra au parlement de Bretagne les lettces du roi, relatives a I'erection du marquisat de Caradeuc, en faveur de la famille de ce magistral, I'avocat-general, organe de la bonte et de la puissance royales, celebra, dans un dis- cours eloquent, et la justice du prince et la vertu de ce celebre procureur-general, dont la memoire fut et sera toujours respectee, tant que Ton conservera celle du courage et des grands services de nos parlements. II est desquerelles qu'im coup d'Etat rend plus dura¬ bles et plus violentes. L'opinton publique est ce qu'il y a de plus elastique au monde; plus on la comprime, plus elle reagit. Toutes les cours souveraines avaient pris parti pour celle de Rennes; elles baissaient egale- ment M. d'Aiguillon, comme partisan des jesuites et comme fauteur constant du pouvoir arbitraire. Le parlement de Bretagne lui intenta un proces, et I'accusa d'une foule d'actes tyranniques. Le parlement de Paris fut saisi de celte affaire; mais Louis XV, crai- gnant Tissue d'un tel proces, Tevoqua a lui et fit cesser toutes poursuites. Cet acte d'autorite fut plus prejudiciable peut-etre a Taccuse qu'un jugement. Un arj;6t des tribunaux au- rait pu Tabsoudre, celui de Topinion le condamna. On n'avait rien neglige pour aigrir cette opinion; car Louis XV, mal conseille, eleva au rang de ministre, et a la place de M. de Cboiseul, ce meme due d'Aiguillon que la puissance venait de soustraire a la justice. OU SOUVENIRS. 345 J etais fort jeime encore au moment de ces grandes agitations, maisjeme souviens parfaitementdu mecon- teutcmcnt general, excite par ces intrigues et ces iiiju&- lices. Ce mecontentement eclataii a la plus petite occa- sioii. 11 fit la fortune d'une epigramme de Rulhiere, qui courut alors partout: c'etait a I'instant oil Ton croyait que M. d'Aiguillon allaitetre juge par le parlement. On disait qu'il avait pris pour defenseur Linguet. Or, par unhasardassez singulier, Linguet, a pen pres a la meme epoque, venait de publier un ecrit tres paradoxal, dans lequel 11 s'effor^ait de soutenir que Tibere n'avait pas ete aussi despote, aussi cruel qu'on a du le croire d'a- prcs I'immortel tableau de Tacite. Void I'epigramme : Lorsqu'aux aliois le pactia d'Aiguillon Eul de Linguet delerre le repaire, II le Irouva composanl un factum Qu'il a produit en faveur de Tibere. « Or sus, dit le tyran breton, « Tu sals men cas, fais mon apologie. » « —Vous arrivez, luidit Taulre, a propos; « Vous me trouvez en haleine el diapos : « Je pelolais en attendant partie.» II estvrai qu'au moment ouM. de Calonne fut nomme ministre, le temps avait marche, et toutes ces querelles de MM. de La Chalotais et d'Aiguillon elaient deja de I'histoire ancienne; mais tout ce qui tient a I'esprit de parti laisse dans les coeurs des traces qui ne s'effacent que bien lentement, et les vieilles inimities, renaissant promptement, se rattachent sans peine a des evene- ments nouveaux. La fin du dix-huitieme si^cle voyait germer les se- mcnces d'une guerre fatale entre la philosophie et le clerge, entre la noblesse et le peuple, entre le pouvoir et la liberie, entre I'ancien ordre social et un ordre so¬ cial tout nouveau. Les premieres hostilitcs s'annon- ^aient par les vives remontrances des grands corps de 346 ■ M^HOIRES magistrature, et par la faveur que ropinion publique accordait aux arrets, aux discours et a tous les Merits de c^x qui frondaient le gouvernement. Dans cetle disposition, M. de Calonne devait neces- sairement plaire a la cour, qui jugeantdu present parlc passe, comptait sur son devouement. En mtoe temps il devait, par les m^mes motifs, exciter la meflance du parti parlementaire el philosophique centre leqtiel, pour ainsi dire, il avail fait ses premieres armes. M. de Calonne connaissait sa position, mais rien ne TefTrayait; se fiant sur son adresse, il espera conserver ses partisans, ramener ses ennemis, reunlr tous les suf¬ frages, et il fautconvenirqu'a sondebutle succes parut jiisiifier cet espoir. II aplaiiit les premiers obstacles, et fit facilemenl face aux premiers besoins. II montra le tresor plein a ceux qui I'avaient laisse vide, et I'arriere fut solde. Saint-Cloud et Rambouillet furent acheies ef payes. La monnaie fut refondue. Un emprunt de cent vingt millions repandit partout I'apparence de la ri- chesse et de la prosperite. • Aux yeux fascines par de telles illusions, les perils de r£tat, qu'elles aggravaient reellement, furent de- guises et disparurent. II semblait qu'on fut sous le charme d'un enchanteur; les louanges ne tarissaient pas. A la cour surtout, les amis duministreetaientdans I'enthousiasme; I'un d'eux, M. le baron de Talleyrand, disait un jour a M. de La Fayette : « J'etais persuade « que lebien de r£tat serait I'ouvrage decet homme-la; « mais je n'aurais jamais cru qu'il le fit si vile. • Ce qui doit paraitre plus surprenant, c'est que M. de Yergennes, homme d'Etat, dont ^ circonspection, la gravile, I'experience, la simplicite presque bourgeoise de moeurs et de langage, contrastaient si fortement avec la legereie, I'audace, lavivaciteetl'elegance des formes de M. de Calonne, que M. de Yergennes, dis-je, fut seduit, entralne comme un autre, et partagea pleine" OU SOUVENIRS. 347 ment la conAance presomptueuse du nouveau contrd- leur-general. ,i. Quoi qu'il en soit, I'argent venant de reparaitre, les plaintes ayant cesse, les felicitations generates et la joie nniverselle ayant remplace les sinistres presages et les oris de detresse, je tronvai, a men retonr, la conr et la societe de Paris pins brillante qne jamais, la France Aere de ses victoires, satisfaite de la paix, et le royanme avec nn aspect si florissant, qn'a moins d'etre done du taiste don de prophetie, il etait impossible d'entrevoir I'abyme procbain, vers leqnel nn conrant rapide nons entrainait. Non contents de nons laisser bercer par les reves de cette felicite trompense, notre imagination nonsempor- taitde chimeresen chimeres. Cen'etait pas assezd'avoir venge nos affronts, d'avoir rendu le nord de I'Ameriqne independant, et d'avoir repris en Europe par les armes notre rang et notre preponderance; Aers de notre siecle, de sa phiiosophie et des deconvertes dues a son genie, nons crumes nn moment, en snivant les traces hardies de MontgolAer, de Charles et de Robert, con- qnerir I'empiredes airs, en meme temps qne la baguette ;semi-magiqne de Mesmer nons inspirait I'espoir de trouver nn remede nniversel pour gnerir tons les manx de I'hnmanite. En verite, qnand je me rappelle cetteepoqne desonges decevants et de savantes folies, je compare I'etat on nous nons irouvions alors a ceiui d'une personne plac^e snr le hant d'nne tour, et dont les vertiges, produits par la vne d'nn immense horizon, precedent de pen d'in- stants la pins effroyable chute. An reste, ce qu'on voyait non de chimeriqne, mais de tres reel, c'etait I'etonnanle activite de I'agricnltnre, de I'indnstrie, du commerce, de la navigation, les progres rapides de notre liiieralure, de noire phiiosophie, de nos connaissances en physique, en mecaniqne, en chi- * 348 M^MOIRES mle, enfiii de tout ce qui peut perfectionner la civilisa¬ tion d'un people, en multipliaiit ses jouissances. L'adversitd est severe, mefianteet cliagrine; le bon- : h^ur rend indulgent et confiant; aussi, a cetle epoque de prosperile, on laissait parmi nous un libra cours & tous les ecrits reformateurs, a tous les projets d'inno- vation, aux pensees les plus liberales, aux systemes les plus hardis. Chacun croyait marcher a la perfection, sans s'enibarrasser des obstacles et sans les craindre. Nous etions fiers d'etre Francis, et plus encore d'etre Frangais du dix-huitieme siecle, que nous regardions comme I'^ge d'or, ramene sur la terra par la nouvelle philosophie. Le bandeau des illusions couvrait tout, meme le front royal. Frederic-le-Grand et Catherine II ne suivaient pas a la verite bien franchement les conseils denos Pla- tons moderncs, mais ils les louaient et les consultaient. Joseph II, sans les consulter, adoptait leurs doctrines et marchait plus vite qu'eux. II tentait imprudemment ce que les philosophes ne faisaient que projeter. Dans toule I'Europe, les universites, les academies etaient les echos de la philosophie fran^aise; I'amour pour la liberte devenait un sentimentuniversel. Les par- iements condamnaient quelques livrespar devoir et par habitude; mais les remontrances de ces grands corps et leur opposition au ministfere parlaient plus haut a I'opinion, que les auteurs memes qu'ils avaient con- damnes. Au milieu de cette foule d'hommes de tous les rangs, entraines par I'esprit du siecle, a peine pouvait-on dis- cerner et entendre quelques hammes d'Etat graves, froids, clairvoyants, charges de regler les depenses de rfiiat et d'y satisfaire. Ceux-ci n'elaient eblouis ni par les prestiges de M. de Calonne, ni par les brillantes theories des reformateurs. M. de Castries et mon perc, pen rassuresparun faux OU SOUVEMIIS. 349 eclat, par une abondance apparente d'argent, par des emprunts qui ne remplissaicnt que momeiuanement un Iresor obere, prevoyaient avee chagrin le moment pro- chain et inevitable d'une crise financi^re et politique ; car telle leur paraissaii noire position reelle : le deficit etait constant, les besoins urgents; laprobile se refusait a une banqueroute; la <5our, une reforme dans les de- penses; le clerge, a des sacrifices necessaires; la no¬ blesse, ^l fegalite des charges, et les parlements, a une augmentation d'impdts : ce qui rendait insolubles, aux yeux de ces ministres, les trois problemes de la restau- ration des finances, de la conservation du credit et du maintien de I'ordre public. Mais nous les ecoutions comme les Troyens ecoutaient Cassandre. Dans les tempsd'enthousiasme et de folies, laraison sembleaussi deplacee que leserait I'austerite d'un predicateur parmi les joies d'un festin. Ce qui me surprit, an milieu des exagerations de noire confiance presomptueuse et de notre fierte satis- faite, c'est qu'apres avoir combaltu plusieurs annees les Anglais sur terre et sur mer, et apres leur avoir enleve treizerichesprovinces,jeretrouvaisies modes anglaises plus en vogue a Paris que jamais. Cette sorte d'hommages rendus a nos rivaux et a nos ennemis me semblait une etrange inconsequence; mais bientOt j'en penetrai les motifs. Cette imitation de leurs costumes et de leurs mceurs n'elait point un triomphe decerne leur gout, a leur Industrie, a leur superiorite dans les arts; c'etait I'expression d'un sentiment bien different, et qui se developpait de jour en jour : c'etait le desir de naluraliser chez nous leurs inslilulions et leur liberie. Voila les avantages donl nous etions jaloux. I,es homines ont un penchant nalurel a imiter ceux qu'ils envient. Quand le fond manque, on copie les formes. N'a-t-on pas recemment vu, pendant la vie d'un I, * 30 3j>0 Hl^.MOmES celebre conquerant, plusieurs monarques et meme de p^iis princes le parodier, emprunter queiques unes de ^'es habiludes, imiler queiques uus de ses defauts, et nous rappeler ainsi ces courlisans d'Alexandre, qui croyaient se grandir en penchant de cote cohime lui leur tete? Unifornies, grandes parades, eliquelle, voyages, conseils ^frequents, tout etait iniile, hors le genie, qui ne s'emprunle pas, et la gloire, qu'on ne peut copier. Nous commen^ames aussi a avoir des clubs : les hoinmes s'y reunissaient, non encore pour discuter, mais pour diner, jouer au wisk et lire tons les ouvrages- uouveaux. Ce premier pas, alors presque inapergu, eut dans la suite de grandes, et, momenianement, de fu- nestes consequences. Dans le commencement, son premier resultat fut de separer les hommes des femmes, et d'apporler ainsi un notable changement dans nos moeurs ; elles devinrent moins frivoles, mais moius polies; plus fortes, mais moins aimables: la politique y gagiia, la societe y perdit. Ceite societe, s'epurant sans cesse, n'offrait plus rien qui resseniblat ^ celle de la.cour du regent et du regne de Louis XV. Notre jeune roi, par I'exemple de sa vie privee, avait ressuscite chez nous la decence. On ne peut bannir la galanterie de la France; c'est, je crois, son sol natal; mais au moins alors elle se couvrait d'un voile : peu de personnes osaient afiicher des vices; le langage d'une sensibilile exagcree, que queiques uns out nommee malignement sensihlerie, remplagait celui d'une galanterie licencieuse. Les romans de Voisenon et de Crebillon n'osaient plus se montrer dans les salons^ Tout en deiflant Vol¬ taire, on lui reprochait severement un ouvrage, admi¬ rable si on le juge comme poete, inexcusable aux yeux d'un moraliste, et dont I'un des defauts les plus graves est celui d'avoir ridiculise une heroine fran^aise et une victime des ennemis de la France. OU SOUVENIRS. 351 Tout tendait evidemment chez nous a un but serieux; on causait beaucoup moins de promotions, d'intrigucik et de bonnes fortunes; le parti philosophique, qui mar^ chait a une revolution, se voyait grossi par des hommes consideres, dont le but cependant n'avait rien de com- mun ayee le leur. Les dues de La Rochefoucauld, de Nivernais, le prince de Beauvau et plusieurs autres exergaient une grande influence surle tonde ce qu'on appelaitla bonne compagnie; ils y introduisaient le gout des leltres et I'estime pour les sciences.. La reine elle-memeavait opere un grand changement dans les modes : comme elle aimait plus la societe que la representation, ces modes, de magnifiques qu'elles etaient, devinrcnt simples et elegantes. Souvent, aii lieu d'etre pare a la cour, on y venait en habit noir :« Qui avez-vous perdu?® disait-on. "Pcrsonne; je suis en <■ noir et point en deuil.» Marie-Antoinette fut la premiere reine de France qui admit chez elle des hommes sa table. L'etiquette se relachait de sa severite, en m^me temps que la morale du monde devenait plus rigide; el, tandis que toutes les classes se rapprochaient et se melaient de maniere a se coufondre, bientdt il s'etablit d'antres intervalles et un nouveau genre de distinction, entreleviceetlavertu, I'esprit et I'ignorahce, le talent et la mediocrite. Ces progres de I'egalite, cet hommage rendu Jt tons les genres de merite personnel, cet enthousiasme pour tous les succes litteraires et philosophiques, rcveillaient I'imagination en electrisaut les poetes, les artistes et les hommesde lettres. On courait aux ateliers de Houdon, de Moitte, de Vien, de David, deJulieii; la France s'enrichissait de monuments; leselrangersadmiraicnt ledomedcSainic- Genevieve, la salle do spectacle de Bordeaux, I'^olede chirurgie, le pout de Neuilly. Nos theatres relenlis- 352 J M^:MOIRES sa^iM. des chefs-d'oeuvre d'une musique nouvelle; les Cfemmes, se montraiit zeles disciples de Jean-Jacques •Jlpusseau, faisaieiit de Icurs devoirs de mere leurs plus doux plaisirs. Cependant le desir ardent de briller nous menaQait deja d'une enflure, d'une exageration, d'un neologisme, d'une sorte de decadence, que reiardaienl, par la purete de leur style, Bernardin de Saint-Pierre, Delille, Ducis, Bailly et La Harpe. Barthelemy annonQail a la fois la re¬ surrection de la lillcraiure, de la liberie et del'atticisme grecS; mais a c6le d'eux I'eloquent Thomas gatait le style a'force d'images. On pardonnail a Dubelloy les de- fauts de ses plans et les vices de son langage, en faveur de ses nobles etpatriotiques sentiments. Le Brun, qu'on surnoinma Pindare, souvent ampoule, etait quelque- fois sublime. Beaumarchais, esprit original, alors sans modMe et depuis sans imitateur, introduisit sur notre scene la sa- tyrc politique; il atiaquait a coups de marotte les preju- gcs que la philosophie combattait a coups de massue. La representation, de son Mariage de Figaro est une cpoque remarquable dans le prologue de notre revolu¬ tion, et les courtisans, qui naturellement auraient dii en redouter les elfets, fureiit ceux qui arracherent auroi la permission de se voir jouer. De toutes parts on s'einpressait de contribuer a satis- fairecettesoifinextinguiblede connaissaiicesnouvelles, qui semblait nous consumer. Choiseul-Gouffier et Vol- ney tiraient le. voile que trois siecles avaient jete entre nos yeux et I'Orient. Bougainville parcourait les quatre parties du monde, dont un peii^)lus tard la liberie de- vail faire le tour. Jusqu'alors la chimic, trop abaisseepar le nommeine doniie a la profession de ceux qui s'en occupaient, s'e- leva au rang de I'lme des premieres sciences, par les travaux de Lavoisier et de Fourcroy. Entraines sur les OU SOUVENIRS. 353 pas brillanls de Laplace et do Lagrange, nouscohimen- clons a mesurer hard! men t les cieux. " , Ce flit dans ce moment qu'iin simple manufacturier, ' Montgolfier, nous inspira le lemeraire espoir de noiis ' approcher des aslres. Get homine, devenii jusiemcntcc- lebre, et qui le premier, en France, avait fabrique le papier velin, immortalisa Annonay, lieu de sa naissance, la France, sa pairie, et le nom de sa famille, par I'in- vcnlion des ballons acrostatiqiies. La ville d'Annonay fiit doublement hcurcuse dans ce siecle; car elle donna aussi le jour a Boissy d'Anglas, cet excellent et grand ciloyen qui fit brillcr lant de vcr- tus dans un temps de crimes, tant d'inlrepidite dans des jours de tcrreur, tant de morale dans sa politique, de loyaute dans son eloquence parlemenlaire, de grace dans ses poesies, et de Constance en amitie, ii des epo- qucs OU elle s'est montree aussi changeante que la for¬ tune. La inoilie de toule graiide decouverte est due au ha- sard, et I'autre au genie. Montgolfier, dans sa manufac¬ ture de papeterie, faisait un jour, en 1783, boiiillir de Tea 11 dans une cafetiere, que couvrait un papier ployc en forme de sphere; ce papier se gonflc et s'eleve. Le pliilusophe s'etonne, repete I'experience; il medite, cal- cule, congoit Felfet d'un air rarefie, plus leger que Fair atmospheriqiie; I'aerosiat est invente, et I'empire des airs dcvient une nouvelle carriere ou I'audace des hom- mes s'elance. Le premier moyen qu'on employa pour rarefier Fair, flit la vapeur du feu : ainsi cette gloire, comme bieii d'autres, ne semblait d'abord que fumee; mais bientot on se servit du gaz, et des lo/s; une chaloupe suspen- due a Faerostat nous montra des mortels hardis s'ele- vanldans les airs Aujourd'luii ce spectacle est si comniun qii'il n'excite presqtte plus la curiosite; c'est, comme les feux d'arti- . 31. 35.4 .. MEHOIRES fice, un vulgaire ornenieiU de nos feles. Mais jamais je ;;h'dublierai I'impression vive et profonde que produisil %ur moi, ainsi que sur loule la population de Paris, la premiere ascension de Charles et de Robert au milieu du jardin des Tuileries. Le coeur bon et sensible de Louis XVI, effraye de cet acte de temeritd, avait voulu d'abord s'y opposer. A I'instant oit tons les regards etaient fixes sur deux hom- mes assez hardis pour braver, dans un frele esquif, les vents, I'immensite de I'espace, et tant de perils jusqiie la inconnus, un ordre du ministre arrive et leur defend de partir j mais le courage des aeronautes, et I'impatience d'une foule immense appelee a jouir de cet essordu ge¬ nie, I'emporterent sur toute defense. La corde fut cou- pee, le globe s'eleva majestueusement, et nous vimes les navigateurs aeriens parcourir intrepidement la route du ciel. Dans d'autres siecles on aurait cru voir apparaitre des dieux , et dans ce moment meme je me sentais dis¬ pose a croire a tons les prodiges. Inspire par cette vive et indefinissable emotion, je cherchai sur le lieu merae a la peindre dans cet impromptu : Quand Cliarles et Robert, pleins d'une noble audace, Sur les ailes des vents s'elancent vers les cieux, Quels honneurs vont payer leurs efforts glorieux? Eux-mSmes out marque leur place Entre les hommes et les dieux. Apres ce triomplie du genie sur la nature, dans cette journee memorable, chacun des spectateurs se sentait comme grandi; I'impossible ne paraissait plus un mot frangais; on eut dit que toutes ^rnes venaient de dis- paraitre devant I'orgueil-ambitieux de I'esprit humain. Les jours suivants, on entendait, dans tons les salons de Paris, tout ce que rimagination peut ajouter a la ve- rite , toutes les folies que peuvent creerles plusvives fantaisies; car, meme lorsque la science et la raison OU SOUVENIRS. 355 font les plus grands pas, la folic en profile encore pour elendre sondomaine. ^ - vv On voyait deja la direction dcs ballons trouvee , dcs"^ flotles nombreuses traversant les airs; une descenle en Angleterre n'etait plus qu'un jeu; bientdt, an milieu des eclairs et dans le sejour de la foudre, nos escadres et celles de nos rivaux se livraient bataillc ; certaines jolies femmes commen^aient a craindre de se voir tin jour enlevees du milieu de nos jardins, par des aero- nautes turcs ou barbaresques; les conlrebandiers se re- jouissaient; les douaniers redoutaient la perte de leur etat. Mais ce qui semblait plus rdel , c'etait I'esperance, jusqu'ici trompee, d'employer utilement les aerostats a la guerre, de planer an dessus des forteresses, et de s'en emparer ainsi sans qu'il fut desormais necessaire de renverser leurs remparts. Cependant la bataille de Fleu- rus fut, depuis, la seule affaire dans laquelle on essaya d'employer les aerostats, et encore ne crut-on pouvoir s'en scrvir que pour observer et decouvrir les forces de I'ennemi et ses mouvements. Les savants regardent comme impossible de diriger les ballons contre les cou- rants de I'air; mais que sait-on? le hasard, plus habile que les savants, fera peut-etre un jour cette decou- verte. Depuis mon retour en France, je jouissais plusrare- ment qu'autrefois de la vie active et brillante de Paris. Mon pere, me retenant a Versailles; m'enchainait a son ministere, ou j'etais conlraint a un travail journalier et assidu. Jeme souviens qu'anime du d.esir de reformes etd'in- novations qui etaient a la mode en ce temps, je parlai tres vivcment a mon pere du froid accueil qu'il faisait, disait-on, au plus gr and nombre de ceux qui lui presen- taientdesprojets, etje m'etendis aveccomplaisance, a cette occasion, en lieux communs philosophiques, sur 3&6 MKHOIHES la difliculte de faire parvenir la verile au palais des rois el dans les cabinels de leurs miiiislres. , Mon pere sourit, ne nie repondit rien, et m'envoya le leudeniuin I'ordre de prendre dans ses bureaux lous les niemoires et projets qui lui elaienl adresses pour des reformes el de nouveaux syslemes de laclique ou d'adniinislralion. J'eu fus d'abord Ires conlenl; mais je ne lardai pas a seiilir que ce que j'avais regarde comnie un plaisir, elail une ulile le^ou el une puiiilion assez severe. En elTel, on ne saurail donner une idee de la foule de platitudes, de sottises, de tristes folics, conienues dans les innombrables dossiers donl I'analyse m'eiail impo- sce. Faisanl cbnlre fortune bon coeur, je parus prendre assez fieremeni mon parti. Je profitai, d'un air iriom- phant, de cinq ou six memoires utiles, composes par des homines inslruits et sages; maisje m'apercus que mon pore les connaissait avanl moi, car il s'entrctenait fiequemmenl avec les homines habiles qui pouvaient reclairer : ainsi ma presumption, vaincue dans sou dernier relranchement, demanda grace, el je fus de- barrasse de mon fardcau; on m'en dedommagea meme en me confianl des travaux plus imporlanls et plus secrets. Je regus alors, ainsi que lous les colonels frainjais qui avaient fait la guerre dans les Etals-Unis, rautori- sation de porter la decoration de I'associalion amcri- caine de Cincinnatus, que nous cnvoyait rUIustre gene¬ ral Washington. Ce general en informa M. le comte de Rochambeau par la lettre suivante, datee du 29 octobre 1783 : « Monsieur, les olTiciei^ de Tarmee americaine, dans le « dessein de perpetuer cetle amitie mutuelle qui a ete « forinee dnranl le temps du ftanger et de la detrcsse <• coninuine, et pour d'autres desseins mentionues dans « I'institution, se sont, avanl lour separation, associes OU SOUVENIRS. SS* « dans une socielc d'amis, sous le nom do Cmcinndtiis,• « el, ni'ayaiU honore de Tolfice de leur pre'sideMf, « general, c'esi une parlie de nion devoir bien agrea-^ « ble de vous infoi-mer que la sociele s'est fait I'hon- « neur de vous considerer, ainsi que les generaux er «les colonels de Tarmee que vous coinmandicz en « Amerique, conime menibres de la sociele. « Le major I'Enfant, qui aura rhonneur de vous re- » meltre celle leltre, est charge, par la sociele, de » I'execulion de leurs ordres en France, el il est egale- « ment charge de vous remeltre une des premieres « marques qui seront failes. II I'esl aussi de vous deli- « vrer les ordres pour les genlilshommes de voire ar- « inee ci-devanl menlionnes, que je prends la liberie « de vous prier de leur presenter au nom de la sociele. « Aussiiol que le dipldme sera fail, j'aurai I'honneur de « vous I'adresser.» Celle decoration elaii un aigle d'or susp^ndu a un ruban bleu borde de blanc : d'un cole Cincinnalus eiait represenle quiilanl ses rusliques foyers pour prendre ses armes comme diciaieur; de raulre, on le voyait deposanl son glaive, son bouclier, el reprenanl sa charrue. Une telle decoration si nouvelle, si republicaine, en brillani au milieu de la capiiale d'une grande monar¬ chic, pouv ail donner beaiicoup a penser; mais mil n'y songeail.Quelqueevidenleque fuirimpression produile par la vue de ce signe de liberie, nous nelions occupes que du plaisir de mbnlrer sur noire poilrine celle pahne guerriere, el de fixer sur nous, dans les promenades publiques, les regards d'une foule d'oisifs que la moin- dre nouveaute allire el rassemble. A leurs yeux celle decoration ne paraissail qu'un nouvel ordre de chevalerie; el, par routine, confondant les inslitulions democraliques avec les dislinclions arislo- cratiques, on donnaii vulgairement, a la ville comme a 358 MEMOIRES la coiir, ^ eel embleme de Tegalite el de ia liberie le nom ^■ordre, de sorle qu'on I'appelait assez ridiculement Xprdre de Cincinnatus. Ce qu'il y eul meme de plaisant, c'esl qu'un colonel, homme ires dislingue par sa naissance, excellenl ofB- cier, mais dont I'lnslruclion avail ele negligee, el qui se faisail remarquer par des fames de langue ires comi- ques, me dit, quand je fus nonime commandeur de Sainl-Lazare el chevalier de Sainl-Louis : » Te voila, « nion ami, bien riche en sainls, car lu en a irois: saint "Louis, saint Lazare el saint Cinnatus.-Mins, « pour ce dernier sainl, je me donne au diable si je sais « oil nos amis do rAmerique onl ele le deterrer. » Or nolez que lui-meme avail ele en Anierique, el venail de recevoir celte decoration. Tandis qu'un gouvernemcnl monarchique, en Eu¬ rope, adoplail ainsi sans nulJe crainle, au sein de son aimee, ce signe memoralif du iriomphe d'un peuple centre un roi, celle institution produisail en Amerique un effel tout conlraire. La liberie au berceau est pour le moins aussi jalouse que Tamour naissanl. line dislinc- lion quelconque choquail les amis de I'egalile, el les • guerriers americains, qui venaienl de verser leur sang pour fondre ei delendre la republique, excilerenl la mefiancedesrepublicains,leurs compatrioles, desqu'ils oserenl se dislinguer d'euxpar un simple ruban. II est vrai que les membres de I'associalion des Cin- cinnali avaienl commis une faule : desiranl perpeluer avec leurs noms le souvenir de leurs iravaux el de leurs exploits, ils annongaienl que celle decoration serait he- redilaire dans leurs families. Parltiul I'alarme se repan- dil; on croyail voir, dans ce mouvemenl de fierle mili- laire, une pensee vanileuse el le germe dangereux d'une noblesse future. Vainement, pour rassurer ropinion, on invoquait la decoration elle-nieme, qui retraQail visiblemenl aux OU SOCVENinS. 359 miliiaires le devoir de rononcer a louCe autorile, a tout commandement, elde renlrer, comme Cincinnalus, dans* lesrangs des simples ciloyeiis, apres avoir rendu a la- ri palrie les services exiges par elle; I'impression eiait faile et ne pouvait s'effacer. II fut ofTicieliement de- fendu d'elablir aucune dislinclion heredilaire. L'associalion subsista cependant, et subsiste encore aujourd'hui, mais comme simple confrerie, comme un souvenir de la fralernite d'armes etablie pendant la guerre de I'independance. Les membres de cette asso¬ ciation qui vivent encore, craignant d'inspirer m^me I'ombre d'un soupQon a leurs concitoyens, ne portent celle decoration qu'une on deux fois par an, dans les jours consacres a la commemoration de celui ou I'inde¬ pendance fut proclamee. Au reste, toute mefiance a disparu, et deja meme une nouvelle ville, fondee sur les bords de TOhio, et dont la population s'eleve a qua- torze mille ames, porte le nom de ville des Cincin¬ nati. Je retrouvai avec plaisir dans Paris un de nos com- pagnons d'armes, le due de Lauzun, qui depuis, portant le nom de due de Biron, combattit pour la republique fran^aise, comme il avait combaltu pour la republique americaine, et vit ses services payes par la feroce ingra¬ titude de la Convention, qui I'envoya a I'echafaud. Son caractere offrait le melange singulier de I'ambi- tion et de I'amour du plaisir, de la bravoure et de la mollesse, des formes d'un courtisan frangais et des habitudes independantes d'un pair d'Angleterre. Galant comme un heros de roman, il aurait voulu aussi etre un heros d'histoire, mais la fortune le Irahit; il etait d'ail- leurs un pen trop leger pour la fixer. La bonte de son coeur, I'amenile de son caractere le rendaient tout a fait deplace dans un temps de violence el de passions brutales. Dans d'autres circonstances il se serait vu, pour atteindre a la gloire, seconde par la 300 uemoirgs I jwsle affcciion des soldais. Nid ne la m^ritait mieux que Jul; un trait suffira pour le peindre. En Amcrique, pres d'Yorktown, ayanl h la tOte de sa legion charge et culbute Ics dragons de Tarloton, 4)omme ceux-ci rc^urenl un rcnforl, il fut oblige de se retirer. Dans sa retraite, restant a la queue de sa co- lonne, il s'aper^ut qn'un de ses hussards, denieure en arriere, etait entonrd par trois dragons anglais qui lo sabraient. Aussitot Lauziin s'elance sur eux, en tue un, blesse I'autre, et met en fuite le troisieme. Le hussard, delivre, mais crible de blessures, rejoint sa troupe. Tout le monde ignorait cette action brillante et gen^ reuse. Le mOme sentiment qui inspire de telles actions porte a les taire; le hasard decouvrii celle-ci. Pen de jours apres, Lauziin, faisant comme colonel de jour la visite de I'liOpilal, fut appele par un hussard presquc mourant. Ce soldat, puisant dans sa reconnaissance un reste de force, serre les mains de son colonel, les mouille de larmes, et raconte a tous ceux qui entou- raient son lit, ce que son liberateur avait fait pour le sauver. Une ame si noble merilait bien ce leger tribut d'eloges; on lui a rendu un funeste service en imprimant ses mmoires. Ses bonnes qualites n'auraicnt pas etc ter- nies par les torts qu'on lui reproche, si, en s'entourant d'autres amis, il eut mieux su apprecier une femme an- gelique que le sort lui avait donnee. Mais cet esprit original et independant regardait la bonne compagnie, qui le genail, comme une entrave a sa liberte : sentiment dangereux, car il porte a eviler ce qui nous contient; et, chose bien etrange, cet homme ne pouvait s'accoulumer ^ la tres spirituelle mais un pen dominante societe des amies de la duchesse de Lauzun. Cependant on pent assurer qu'il etait difficile de ren- contrer en aucun lieu do I'Europe une societe plus ai- mable, plusvive, plus aniinee, et d'un gofit aussi delicat OU SOUVENIRS. 3Cl que cetlc dcs princesses de Poix, de Bouillon et d'Hcr- nin. On y voyaitreuni tout ce qui pent plaire. C'elait i'image d'une ancienne cour rajeunie par des graces noHvelles. J'employais avec ardeur le pen de jours de loisir que me laissait mou pere, a parcourir de nouveau, dans Paris, ces cercles uonibreux et varies detous raugs, qui offraieut taut de jouissauces diverscs a I'esprit. Cepen- daut, attire par uue juste curiosite a rAcademie-Fran- ?.aise, uue de ses seances pour la premiere fois m'at- trista; Lemierre y lisait quelques fragments de satra- %^*yiQdiQBamewelt. En entendaut les rudes accents de ce poete, par iesquels je me seutais cahote comme un voyageurdaus uumauvais coche, je craiguis uu moment de voir notre laugue redevenir celtique et barbare. Lemierre n'etiiit pas sans talent; on trouvaitdans ses ouvrages d'interessantes situations, uue verve assez vlve el de nobles pensees; inais jamais homme ne fut plus malheureux en consonnes; elles se rencontraient et se choquaient dans ses vers si bizarrement, qu'on pouvait douter quelquefois sic'etait du fraiiQais qu'on entendait. II sulTit d'en rappeler un exemple assez connu: voulant peindre ces lanternes magiques portees sur les epaules de ceux qui les montrent, ou sur de petites roues, il s'ex- priniait ainsi: Opera sur roulette et qu'on porle k dos d'liommcs. Ne semblerait-il pas que c'est un vers latin qu'onentend? L'idce la plus claire se trouvait, dans ce poete, ob- scurcie par les formes dans lesquelles il I'enveloppait; on en trouvera la preuve dans ces qualre vers qu'il avail composes sur Henri IV : Elcvc loiu des cours el le mallieur pour maltre, Plus lard il deviiit rol, plus ilful fait pour I'eirc. Souverain par le droit, par le coeur ciloyen, II fut sou propre ouvrage, et nous>ineines le sien. 3C2 H£MOIR€S r Malheureusementces loumures et ces ellipses eiran- "ges, donton riait alors, trouventaujourd'hui iropd'imi- tateurs. Quelques jeunes ecrivains, qtie la nature a doues d'lin vrai talent, pretendent que la langue n'est pas et ne pent etre fixee. lis essaient de donner a la n6tre la rapidite et Ics inversions de la langue latine, quoique contraires a son essence; et, voulant former une ecole nouvelle, ils bravent les regies et comptenl pour peu de chose la clarte, premier merite du style. Qu'ils prennent garde de ressembler un jour au bon roi Shabaham, qui disaitsi naivement: « Vous nemecom- « prenez pas, m'est cela ra'est egal; je me comprends ■ bien moi-meme. » Je me dedommageai bientdt des vers de Lemierre en ecoutant, dans plusieurs maisons, notre Virgile fran^ais, I'abbe Delille, si fecond en chefs-d'oeuvre, et qui don- nait a tons les objets qu'il voulait peindre, taut d'ame, de grace et d'harmonie. Ce poete, emule d'Homere et aveugle comme lui, ne laissait jamais lire ses vers inedits : il les declamait et craignait cependant encore qu'on ne les relint, qu'on ne les copiat, et qu'un plagiaire ne s'en enrichit. Un jour madame la baronne Dubourg, son amie, femme tres airnabie, voulut lui faire la petite malice d'en ecrire quelques uns tandis qu'il les recitait. A cet elfet, elle prit une plume de corbeau tres fine et commenQa. Tout semblait reussir a son gre, lorsque le malin poete, en- tendant le leger frottement de celte plume sur le papier, s'arrete et s'ecrie : El tandis que je lis mes chefs-d'oeuvre divers, Le corbeau devient pie et me vole wes vers! Nous perdimes, cette meme annee, un illustre aca- demicien, un grand geometre, un philosophe profond, un ecrivain noble, energique, rapide, ingenieux, pi¬ quant, franc sans rudesse, desinteresse sans affectation: D'Alembcrtmourut. OU SOUVENIRS. 363 La fortune ne pouvait Teblouir : recevant modeste^i ment les plus magnifiques offres de i'imperatrice Cathe¬ rine II pour se charger de reducation de sou fds, 11 les avait refusees sans orgueil, n'alleguant d'autre motif d'un tel refus, que son amour pour son pays, dont 11 no voulail pas s'eloigner. C'eiait chez ce secretaire perpetuel de I'Academie que se reunissaient frequemment les hommes de la courles plus inslruits, les savants, les hommes de lettres, les artistes celebres et tons les partisans de cette nouvelle philosophie, dont 11 semblait, depuis la mort de Vol¬ taire, tenir le sceptre. D'Alembert se faisait eslimer par son desinteresse- ment, par sa probile, par la fierte de son caractere. Sa conversation Ires instructive etait souvent aiguisee par un sel plus satyrique qu'atlique; on y demelait un leger fond d'amertume, trop ordinaire aux hommes que leurs talents aui-aient pu placer dans les premiers rangs de I'etat social, et que leur naissance classe dans des rangs inferieurs. La gloire mdme, quand on I'oblient, n'efface jamais completementce sentiment de susceptibilite, germetrop fecond de la discorde quia existe de tout temps entre les patriciens et les plebeiens. Le vice radical des uns est un ridicule dedain, celui des aulres une envie non moins ridicule; car, enfm, entre les avantages d'une noblesse due an hasard et ceux d'une elevation due au talent et au merite personnel, ce sont certainement les derniers qui devraient elre un objet d'envie. On ue saurait croire combien, dans ce moment de guerre centre les prejuges, de passion pour le bien ge¬ neral, d'ardeur pour une perfectibilite peul-etre chim^ rique, de tendance a ramener sur un vieux monde I'e- galite primitive; combien, dis-je, les modernes philo- sophes faisaienl d'accueil aux jeunes nobles qui se mon- traient disposes a deveni\;leurs disciples, et a quel point 36 i MEMumiiS jTIs (rouvaiciil nauirellenieut le secret d'exaller nos aincs et noire imagination par rencourageinent de leurs eloges. Ces liommes, consultcs, respectes comme des oi-a- cles par I'Europe savante, distribuaient en qiielque sorte la renommee, et notre presomption nous elevait in- croyablement dans notre propre opinion, lorsque nous etions loues par eux. Pouren,donneruu exemple utile a d'autres amours- propres, bien que ce soit peut-etre a mes depens, je dirai que rien dans ma vie ne me flatta plus vivement qu'une lettre de D'Alembert que j'ai conservee. Elle elait ecrite par lui au chevalier de Chastellux, qui lui avail montre un de mes premiers essais en litterature. Voici cette lettre :« Je suis enchante, mon cher ami, « de recrit quevous m'avezprete; il est plein d'interet, « de sensibilite, d'lionnetete, et, ce qui est rare a cet « age, de 'philosophie et de gout. L'auteur merite que «les honnetes gens I'aiment, I'estiment et s'interessent « a lui. Quelle distance de lui a presque tousles jeunes « gens de son etat? Je I'aime et le respecte sans le con- « naltre, et, grace au sentiment de vertu dont il me pa- « rait penetre, je crois n'avoir pas besoin de faire pour « lui laprierede Ciceron pour Cesar dans Rome sanve'e « Dieux, ne corrompez pas cette ame gcnereuse! « Bonjour, mon cher et illustre ami et confrere; je « vous embrasse aussi tendrementqueje vous aime. • Ce mardi, 1" decembre 1778. C'est apres la communication de«ette lettre, que M. de Chastellux m'avait conduit chez M. D'Alembert, qui de- puis me vit tres assidu a ses soirees. Je trouvais cepen- dant plus d'obligeance que de veritc dans les expressions flaltcuses de cette lettre; mais nous sommes tous fails ainsi : une louange nous plait toujours, meme quand OU SOUVENIRS. 365 nous scnlons qu'elle est exageree, et lorsqu'elle vieiit d'un homme superieur, elle nous grandit a nos propres yeux; tout en reconnaissant qu'elle n'est pas juste, nous esperons qu'elle est sincere, et nous savons gre a celui qui nous la donne, de s'etre ainsi trompe a notre avan- lage. Le moyen le plus siir de gagner les hommes et de s'en faire des partisans et des disciples, c'estde montrer du respect a la vieillesse, de la confiance a la maturite, et de flatter I'amoui^propre de la jeunesse. On s'attache ainsi des hommes qui ont quelque nobles sentiments; quant a ceux qu'on ne prendque parl'inter^t, laplupart ne valent pas le prixqu'ils coutent. Si je voulais peindre ici I'esprit public de ce temps, et le spectacle que me presentaient la cour et Paris, ce tableau ne difiererait que par des nuances ires legeres, de celui que j'avais vu et trace avant mon depart pour I'Amerique. Touty paraissait anime des memes desirs d'innovation, de reformes, d'egalite, de tolerance et de liberie. Ce qu'on pouvaitseulementremarquer, c'estque tons ces sentiments, malgre leurs progres rapides en elen- duc, se manifesiaient avec moins de vivacile, soil parce qu'ils etaient moins combatlus, soil parce qu'on jouis- sait du premier iriomphe desire, celui de la cause ame- ricaine. Nous avions reussl; les Elals-Unis etaient indepen- dants; I'Angleterre venait d'eprouver noire force; les revers de la guerre de sept ans etaient effaces, et le calme suit toujours un peu la victoire. Mais ces instants de calme furent courts; c'etait un leger sommeil que devait suivre un terrible reveil. An reste, n'ayant plus pour le moment d'autre objet d'aclivite que lesplaisirs, on s'y livrail cnlierement, et aucun nuage ne troublait la screnite de ces jours lieureux si promplement dis- parus, « 3t 366 H^MUIKLS ;* ■ Jamais je ne vis rien de si brillaiil que les voyages de Fontainebleau de 1783 et 1784. La reine, qui elait alors dans tout I'eclat de sa jeunesse, se voyait entouree dans son interieur d'amis de son choix; elle recevait d'une foule d'ctrangers distingues, comme de tons les Frangais, des homniages sinceres; on la regardait comine le plus doux ornement des fetes qui embel- lissaient sa cour. Eiicourageant les letlres, prolegeant les arts, repandant beaucoup de bienfails, et ne deso- bligeant personne, elle ne connaissait encore d'une cou- roune que ses fleurs, et ne prevoyait pas qu'elle dut si t6t en sentir le terrible poids. Les calomnies n'avaient point commence; nulle voix ennemiene s'elevait centre elle, elle n'entendait que des accents de respect et d'amour; a peine pouvait-elledis- tinguer quelques voix chagrines de vieux courlisans frondeurs, qui, jaloux des ainisde la reine, regrettaient I'ennuides temps passes et le rigorisme d'une antique etiquette, dontl'affaiblissemenfleur paraissait un signe evident de decadence nalionale. M. le comte d'Artois, revenu du siege de Gibraltar, oil il avait fait ses premieres armes, aimait le monde, la sociele, les spectacles, la chasse, les fetes; il animait la cour : c'etait veritablement le prince de la jeunesse. Monsieur, moins actif par sa nature, cultivait une me- moire heureuse, bornait ses plaisirs a ceux de la con¬ versation au milieu d'une petite cour separee, dans laquelle la politique cherchait et trouvait plus de place qu'ailleurs. Le bon roi Louis XVI, simple dans ses gouts, pen curieux des plaisirs bruyauts, s'aminait pourtant de ceux qu'il donnait aux autres; il semblait satisfait des resul- tats d'une guerre qu'il avait voulu eviter, et des succes d'une ambition qui avait ete plutot la n6lre que la sienne; ce prince jouissait surtout interieurement du bieu qu'il avait projele, etdecelui qu'il voulail fairea son peuple. OU SOUVENIRS. 367 Pai'iiii beaucoup de pieces assez uiediocres, on eii;' donna sur le theatre de Fontainebleau quelques unes, qui eurent beaucoup de succes; mais, en ce genre comme en d'aulres, Paris ne ratifia pas tous les juge- ments de la cour. Ge qui oblint la presque unanimite des suffrages, ce fut I'opera de Didon; le jeu, la voix de madame Saint- Huberli nous ravirent tous, et les sons harmonieux de Piccini charmerent nos oreilles, jusque-la ires peu mu- sicales, mais que Gluck cependant avail entr'ouvertes. D'aulres chefs-d'oeuvre depuis formerent el develop- pereni noire gohl, qui, heureusemenl resle plus sage que celui des Italiens, a persiste jusqu'a present k ne point sacrifier la lilt^ralure a la musique, et qui veut conslammenl, malgre les folles passions des dilettanti, trouver de I'inter^t dans les scenes qu'on lui presenle, de I'espril dans les pieces qu'on joue, et du bon sens dans les paroles qu'il ecoute. Ce mot de bon sens m'avertit des accusations aux- quelles je m'expose, si je parle a present d'un ton trop serioux du nouveau spectacle que donnait alors a Paris, non par les muses, mais Esculape. On devine que je veux parler de la dortrine et du fa- meux baquet de Mesmer; cependant, voulant etre veri- dique, je dois avouer que je fus un de ses plus zeles dis¬ ciples; mais, pour consoler mon amour-propre, je me halerai de dire qu'enlraine, soil par une vive curiosite, soil un peu par la mode, j'eus pour compagnons, dans cette singulicre ecole, beaucoup d'hommes dont le nom n'est pas sans quelque poids, puisque, parmimescon- disciples, je puis ciler les noms de MM. Court de Ge- belin, Olavides, d'Espremenil, de Jaucourt, de Chastel- lux, de Choiseul-Goufiier, de La Fayette, et une foule d'aulres personnesdislinguees dans les leilres, dans les sciences, sans parler dc quelques medecins qui s'eii meiaient plus secrctem«nl, et qui, sans doute, me sau- 368 UEUOIRES t.ront gre de ne pas les inscrire ici sur ma liste, mesme- riens honteux, convenant tout bas qu'il y avait du vrai dans cette decouverte, et la frondant tout haut par res¬ pect pour la Faculte. Cependant je nommeraile celebre docteur Thouvenel, preniicrement parce qu'il ne s'en cachait pas, et secon- dementparce qu'etant mort, aucune epigramme nepeut plus le blesser. Mon dessein n'est pas d'entrer dans la discussion d'un systeme pour et contre lequel on a tant ecrit; il me suflira sans doute de dire que j'ai vu, en assistant a un grand nombre d'experiences, des impressions et des effets tres reels, tres extraordinaires, dont la cause seulement ne m'a jamais ete sufllsamment expliquee. Mesmer attribue ces effets a un fluide, agent univer- sel, dont la direction et la puissance dependent de la volonte. Sesantagonistes, et il faut convenirque ce sont presque tons les medecins et les savants, ne voient, dans ces phenomenes, que les resultats d'line imagina¬ tion frappee et exaltee. Je respecle leur opinion; mais je pourrais cependant lour demander si ce mot imagination est une refuta¬ tion, uhe explication bien claire, bien peremptoire, et si au moins les savants et les pliilosophes ne devraient pas, par amour pour la verite, mediter sur les causes de cette nouvelle et etrange propriele de I'imagina- tion? Ne serait-il pas curieux et utile a I'humanite de cher- clier par la meditation et I'experience a bien connaltre jusqu'a quel point pent s'etendre cette faculte de I'iina- gination, capable de produire tant ^'impressions, et de doiiner a un malade de si violenles crises, enQn de bien fixer la distinction qu'ils supposent exisler entre I'iina- ginalion et la volonte? Des miiliers d'epreuves atteslent que le somnambu- lisine est un fail; des miiliers d'ecrils en nieiit I'exi' OU SOUVENIIIS. 309 slonce : les savants devraient bien ne plus nouslaissef, dans ce doule penible. Evilant loute dispute i cet egard, je conviendrai qu'a- pi'os avoir ele temoin d'effets inexplicables et de crises iioinbreuses, je n'ai point vu de cures positives; et c'e- lait cependanti'espoir d'en voir operer qui avaitle plus excite mon ardeur. Nos antes etaient alors presque enivrees d'une douce pliilanthropie qui nous portait a chercher avec passion les moyens d'etre utiles a I'humanite, et de rendre le sort des hommes plus heureux. Quoi qu'on en puisse dire, c'est de toutes les passions celle qu'on devrait le plus regretter devoir s'eteindre. Son exces m^meest des erreurs humaines la plus excusable. Aussi, je nepourrais dire avec quel zele, avec quelle bonne foi, bravant les railleries et pratiquant la nou- vclle doctrine, nous nous livrions a I'esperance de sou- lager nos semblables et de les guerir. Jamais mission- naires ne montrerent peut-etre plus d'ardeur et de charite. Je nesaurais aujourd'hui moi-meme, sansrire, me rappeler ce qui arriva a I'un de mes amis, qui, plus que tous, joignait a la plus grande bonte de coeur, I'ame la plus ardente et I'imagination la plus vive. Precisement a I'epoque oii nous nous abandonnions avec une entiere confiance a I'espoir dont nous etions berces, mon ami, allant a Versailles, pour se rendre aubal de la reine, rencontre sur la route un homme couche sur un brancard. Tout a coup, saisi du desir de le soulager, et ne vou- lant pas perdre une occasion de sauver peut-etre un infortune, il fait arreter sa voiture, ainsi que les hommes qui portaient le brancard; la pluie tombait par torrents, mon ami etait en costume dc bal, vetu d'un leger habit de soie; mais rien ne peut refroidir son zele; il descend dc voiture, interroge vainement les porteurs sur I'etat du malade; I'etonnement les rend muets. ' ♦ 370 '* MEMOIRES ' Lui, sans aitendre plus longtemps une reponse, se penche sur le corps du patient, lui prend les mains, lui touche la poitrine, et le magnetise vainement, maisavee une ferveur sans egale. Eiiliu, ayant repete sans succes cette epreuve ;«Quelle est done, dit-il vivement, lama- « ladie de ce pauvre homme? —Malade! lui repondirent « les porteurs surpris; il n'est plus malade, car depuis « trois heures il est mort. » Men ami, deconcerte, re- monta tristement dans sa voiture, et me confia le len- demain sa plaisante meprise, dent je lui gardai le secret. Au reste, les plaisanteries ne nous manquaient pas; la reine m'en fit un jour d'assez vives, et se plut a me raconter tous les traits et tous les calembours qui pleu- vaient alors sur nous. Vainement Je voulus discuter; elle ne s'y prela point, et meditseulement: <■ Comment « voulez-vous qu'on ecoute vos folies, lorsque sept " commissaires de I'Academie des Sciences ont declare « que votre magnetisme n'est que le produit d'une ima- « gination exaltee ? » « Madame, lui repondis-je un pen pique, je respecte « ce docte arret; mais, comme des veterinaires ont ma- « gnetise des chevaux, et ont produit sur eux des effets « qu'ils attestent, je voudrais, pour m'eclairer, savoir si « ce sont les chevaux qui ont eu trop d'imagination, ou <■ si ce sont les savants qui en ont manque.» Elle rit. La finit I'entretien, et la fiiiira aussi ce que je voulais dire du magnetisme. Si ce magnetisme ne pent guerir aucune maladie, si c'est meme une folic, un cbarlatanisme justement con- damne par la medecine, il a au moins I'avantage sur celle-ci de n'avoir tue personne. • Si Mesmer, d'un c6te, se voyait I'objet de la colere des medecins, s'il etait attaque par les faiseurs d'epi- grammes, accuse de cbarlatanisme par les savants, et livre ainsi que nous sur le tliealre du Vaudeville aux trails malius de la satyre, en meme temps il pouvait avec OU SOtVENIRS. "371 raison lirer vanite du merite de quelquesunsdescliam-', pions de sa cause; car le celebre avocat-general Servan composa une ires spiriiueile apologie du magnetisme, etM. Grimm alors compara cet ecrit aux Lettres pro- vinciales. Malheureusement M. d'Espremenil le defendit avec trop de chaleur; ricn ne nuit comme un zeie exagere; il poussa renthousiasme au point de comparer Mesmer a Socrate persecute et livre aux risees du peuple par Aristophane. Mesmer comptait encore avec un juste orgueil, au nombre de ses partisans, cet eloquent Duport, depuis membre de I'assemblee constituante, publicisle pro- fond , savant magistrat, et peut-etre I'un de nos pre¬ miers orateurs, si ce rang etait accorde avec justice a I'elevation des pensees, a la force de la dialectique, a la clarte du style et a la justesse des expressions. On ne tarda pas dans Paris it s'occuper d'une lutte plus grave que celle des adversaires de Mesmer centre son systeme et ses disciples. Un autre semi-magicien, M. de Calonne, vit le voile des illusions qu'il eiendait sur nous, menace par les traits de lumiere que laiiQait du fond de sa retraite un liomme d'Etat celebre et dis- gracie. Lefameux ouvrage deM. Necker sur I'administration des finances parut : c'etait la premiere fois peut-etre qu'il etait arrive de rencontrer ce melange de morale et de calculs, de nobles pensees et de chiffres, de maxi- mes philosophiques et de comptes de recettes et de de- penses. Ce livre eut un succesaussi general que rapide. Jusque la c&larcanumimperii, ce sanctuaire quire- celait dans son ombre les mystercs de rhomme d'Etat, les vrais et secrets elements de la force on de ,1a fai- blesse d'un gouvernement, avait ete comme impene¬ trable. On n'osait, on ne desirait pas meme approcher d'un lieu si inconnu, si sec, si aride, et les Fran<;ais, 372 H^UOlfiES • peu disposes a se livrer aux eludes d'une matiere qui interessailsi faiblement I'anie et respril, laissaient, sous s'en inquieter, administrer leurs finances avec une in¬ souciance pareille a celle d'un enfant pour les livres de comptes de rintendant de sa fannille. M. Necker opera par son livre une verilable revolu¬ tion; ileut des lecteurs dans les salons, dans les bou¬ doirs, comme dans les cabinets. Ce fut un pas tres no¬ table vers la liberie; car elle commence a naitre des que les finances et la legislation, cessant d'etre I'affaire privee des gouvernants, deviennent I'afiaire publique,. res publica. Les admirateurs de cet ouvrage non seulementfurent nombreux; mais ce qui est plus rare, ils furent con¬ stants, ce qui venait surtout du merite personnel de son auteur. On n'admire longtemps un homme public que lorsqu'on lui suppose un noble et gi'and caractere. M. de Calonne se defendit avec des armes plus bril- lantes que fortes; la partie n'etait pas egale : 11 ne fai- sait qu'un replatragebienverni, tandis que son rival en- seignait I'art de rebatir solidement 1 edifice financier; les paroles de I'un ne donnaient que des esperances trompeuses; I'ecrit compose par I'autre elait fecond en principes et en verites. Quoique la jeunesse ne restat plus indifferente a ces importants debats, la politique, et celle surtout qui nous offrait encore quelques chances de guerre, plaisait da- vantage a nos esprits, et fixait principaleraent notre ar- dente imagination. On parlait deja de differeuts assez serieux qui s'elevaient entre la cour de Vienne et la re- publique des Provinces-Unies. Onjiisait que la guerre en serait peut-etre le resultat, et que la France ne pour- rait eviter d'y etre entrainee. Les hommes clairvoyants etmurs s'en alarmaient; la jeunesse militaire en etait charmee; et, lorsque je re- joignis le regiment de Segur, que je commandais, je le OU SOiJVENIltS. 373 troiivai rempli d'ardeur : chacun croyail qu'avain iin an nous serious en campagne. Tons les corps qui n'avaient pu 6tre employes ni clans I'Amerique ni dans I'lnde, bruiaient du desir de sorlir d'une inaclion qui durait depuis vingt ans; inaction aussi insupportable pour les Fraiu;ais qu'elle I'clait au¬ trefois, selon les anciens auieurs, pour les Gerniains et pour les Francs. La paix est le reve des sages; la guerre est I'hisloire des hommes. La jeunesse ecoute avec Iris- tesse celui qui pretend la mener au bonheur par la rai- son; elle suit avec un invincible attrait ceux qui, tout en I'egarant, I'entrainent a la gloire. De retour a Paris, j'appris de mon pere qu'une nou- velle carriere devait s'ouvrir devant moi. M. de Ver- gennes I'avait presse de me faire entrer dans la diplo- matie; il me destinait, des mon debut, a I'un des postes alors les plus importants, celui de ministre plenipoten- tiaire et envoye extraordinaire du roi a la cour de Russie. Dans le premier moment, cette proposition me satis- fit moius qu'elle ne" me surprit. Mon amour-propre pouvail bien etre flatte de voir qu'un ministre, si uni- versellement estime, congut une opinion assez avania- geuse de mon esprit et de ma prudence pour me con- fier une telle mission, dans des circonstances oii Ton aurail du ne la donner qii'a un homme plus mur et d'un talent eprouve. Mais un instant de reflexion sufiisait pour comprimer ce mouvement de vanite; je me rappelai que je vivais dans une monarchie, que j'etais fils d'un ministre, et que dans les cours la position fait tout. Trop souvent on y cherche, non I'homme propre a quelque grand em- ploi, mais I'emploi qui convient a I'homme en faveur. Je crois que M. de Vergennes pensait du bien de moi; mais, ce qui me paraissait plus certain, c'est qu'il voulait obliger mon pere, et esperait que tous deux nous pourrions lui etre utiles. I. * 32 374 BEUOIRES Qttoi qu'il en soil, je ne vis d'abord dans cc change- mem de carriere qu'un derangement complet dans ma vie, clans mes projels, dans mes gouts, dans mes eludes, un long eloignement de mon pays, et un fardeau qui, -tout en comprimant ma liberie, serait peut-elre dispro- porlioune a mes forces; car je n'elais nullement pre¬ pare a paraitre avec succes sur une scene oil devaient se trailer else disculer lesplus grands iulerels de I'Europe. II fallail quiller I'epee pour la plume, la philosopbie pour la politique, la franchise pour I'adresse, Tenjoue- ment pour la gravile, les plaisirs pour Ics affaires, et travailler en conscience au mainlien de la paix, tandis qu'alors je desirais ardemment la guerre, objel Ires na- tiirel dcs voeux d'un jeune colonel. Je confiai a mon pere tout ce que j'eprouvais a eel egard; mais il me blama completement. «Vous ne quil- « terez pointI'eiatmililaire, medit-il; beaucoup d'exem- « pies doivent vous apprendre que chez nous la carriere « des amies et cclle de la politique ne sont point neces- •' saircmenl separees.» Et il me cita MM. de Belle-Isle, de Villars, de Richelieu, et beaucoup d'autres. 0 D'ailleurs, ajouta-t-il, pour arriver un jour au con- « seil et aux places les plus emiuentes de radmiuistra- « lion, on marche lentement par les emplois militaires; «' car on y est dans une foule qii'on a peine a percer, «' tandis que, dans les ambassades, ou pent s'elever <■ Ires vile, n'ayant a lutter qu'avec un petit nombre de -« rivaux. Au lieu des details d'un regiment, vous allez, « des voire debut, etre charge des grandes affaires du « gouvernement, des premiers interets de noire poli- « lique; c'est passer en un instan^de la jeunesse a la « maturite, et d'un rang ordinaire dans la societe a ce- " lui d'un homme d'Etat.» Mon respect pour ses lumieres et mon habitude de lui obeir me deciderenl, plus que ses raisonnements, a me resigner. Ce mot pent paraitre singulier; mais c'e- OU SOUVENIRS. 375 tail poiu iani uiie vraie resignation, puisqu'elle contra- riait ions mes penchants. An resie, ma nomination n'cHait pas encore aussi cer- taine que mon pere I'aN ail cru ; I'ambassade de Riissie ctait desiree el demandee par le comie Louis de Nar- bonne, homme Ires remarquable par sa grace el par son esprit. Madame Adelaide, lanle du roi, el dont M. de Narbonne elail le chevalier d'honneur, appuyait avec chaleur ses demarches, el son credit sur I'espril de Louis XVI rendail le choix ires incerlain. Cependanl, apres quelques irresolutions, la reine, secondanl les vues de M. de Vergennes , parla en ma faveur, et je fus nomme. Des ce moment, changeanl avec regret toules mes habitudes, allant raremont a Paris, me fixant a Versailles, je me livrai assidument, dans les bureaux des affaires eirangeres, aux etudes qui m'elaient necessaires pour justifier, par quelque meriie reel, la preference qui m'elait donnee. Un de mes premiers soins ful de demander des con- seils a I'un des collegues de mon pere, ]M. le baron de Breleuil, alors ministre de Paris. II avail ele successi- vement minislre de Prance a Petersbourg, ensuile am- bassadeur ii Naples, a La Haye, el enfm a Vieune. La reine lui donnail une grande part dans sa confiance; ce qui fill un pen plus lard, a I'epoque de Taffaire du col¬ lier, un vrai malheur pour elle. M. de Breleuil savait parfaitenient representer et te- nir un grand eiat sans deranger sa fortune : connais- sant I'art de marcher d'un pas ferme sur le terrain glis- sant de la cour, il imposail au public par son ton iran- chanl, el plaisail aux princes en cachanl son adresse sous les formes d'une apparenle brusquerie. La lecture des correspondances me ful plus utile que sa conversation. Vingt annees, quis'etaientecouleesdc- puis sa mission a Petersbourg, avaient efface de son souvenir une partie des fails qui auraient pu m'ctre ,390 MKHOIUF.S miles. L'iiifideiite de sa meinoire me siii-prit un jour ,«itivingemeiit: je m'enlretenais avec lui de la revolulion qui avail detrdne Pierre III el couronne Callierine II; aloi's il se complul a m'eu raconler tons les details coinme I'aurail fait un temoin oculaire, a me peiudre les differenls personnages de cette scene tragique, et a me deinontrer que, sans ses conseils, le denouement de ce drame , qui n'eiait d'abord qu'une intrigue de jeunes gens,, aurait ete tres funeste a rimperalrice; enfm, a renlendre, il avail tout prevu, tout siirveille. Or, jugez de mon etonnement! je venais le matin meme de lii'e la correspondanoe ministerielle de cette epoque, et voici ce que j'y avals vu : au moment ou les Orloff et les autres conjures meditaient leur entreprise, comme ils manquaient d'argent, ils engagerent Cathe¬ rine a faire des demarches pour oblenir de M. de Bre- teuil, ministre de France, quelques moyens de credit. Ce ministre s'y refusa, regardant comme une folic les projets qu'on lui laissait entrevoir; son erreur meme sur ce point fut telle, que, loin de prevoir le grand eve- nement qui se preparait, et profitant d'un conge qu'il avail oblenu, il partit pour revenir en France. II etait a Vienne lorsqu'il apprit la revolution de Pe- tersbourg; et en meme temps un courrier de Versailles lui apporta I'ordre un pen severe de retourner sur le champ "en Russie, ou, comme on le croit bien, il ne trouva pas Fimperatrice disposee tres favorablement pour lui; elle ne pouvait oublier qu'il avail refuse de la secourir dans sa detresse. Cependant, comme il avail ete dans la confidence de ses sentiments pour le comte Poniatowski et de ses chagrins, i4 contiinia a en ^tre assez bien traite. Voyez comme la memoire se plie aux fantaisies de I'amour propre : M. de Breleuil ne pouvait ignorer que j'avais tous les jours sa correspondance sous les yeux; mais de bonne foi, brouillant ses souvenirs de vingt OU SOUVliNlRS. 377 ans, etne gardant que ceux qui lui eiaient agreablcs, il lie se rappelait, pour le moment, que les idees qit'H avail eues de la legerete des intrigues qui precedercnt !a conspiration, et peut-^tre quelques sages avis qu'a- pres son retour en Russie il s'etait vu a portee de don- ner aux minislres de la nouvelle cour. On se doute bien que je ne lui fis point sentir la contradiction de ses pa¬ roles avec les fails. Je me souviens d'une autre anecdote, dans tin genre tout different, qui pourra donner une juste idee du gouvernement ottoman, des moeurs turques, et de I'impossibilite ou ce peuple barbare se irouve de s'ar- reter dans sa decadence, de sortir de ses lenebres et de se relever de ses ruines. Lorsque je travaillais dans les bureaux des affaires etrangeres, j'y rencontrai plusieurs fois un jeune Turc, nomme Isaac Bey. II etait instniit, tolerant, spirititel. Centre ranlique coutume de ses compatriotes, il avail voyage en Russie, en Prusse, en Autriclie, en France; il savait parler les langues de tons ces pays, et avail ctudie I'histoire politique et militaire de ces differentes contrees. Ses connaissancesetaient etendues et varices; il avail acquis des idees assez jusies sur les inlerets, les forces et la lactique des nations europeennes. Etonne de ce phenomeue, un jour je le felicitais sur ses progres et sur les avantages qu'il pouvait tirer de ses travaux. « Vous allez, lui disais-je, rcndre les plus • grands services a voire pays. Les Turcs n'ont rien " perdu de leur antique bravoure; leurs revers nc « viennent que de leur ignorance; et avec leurs forces « innonibrablcs il ne lour faudrait, pour resister au co- •• losse moscovite qui les menace, que de I'instruclion, " de la discipline, enfin la volonte de ne plus rester en » arrierc des autres peoples, de les combattre avec des « amies parcilles aux leurs, et de s'enricliir de leur f art el de leurs inventions. Vous les inslruirez, et 32. J. 378 M&H01RES « voire patrie vous devra peut-etre sa regeneralioii. • f « Yous dies dans I'erreur, me repondit, avec un fin « sourire, moo jeune musulman; c'esl pour moi-meme, « c'est pour ma propre salisfaclion que je voyage et « que j'eludie. Mais, de relour a Constanlinople, j'au- « rai Ires grand soin de cacherce queje sais; deme- « priser en apparence les arls et les connaissances des " Chretiens qui, selon nous, viennent des demons; de « suivre en tout nos absurdes coulumes; en un mot, je « serai lout aussi bete el lout aussi ignorant que mes " compalrioles, car aulrement je ne conserverais pas « huil jours ma tdle sur mes dpaules. » On m'a dit, de- puis, qu'Isaac Bey avail lenu sa promesse et garde sa tete. D'apres ce fait, faut-il s'etonner si une poignee de Grecs, animes par le desespoir et lachement abandon- nes par tons les princes Chretiens, delruil les nom- breuses armees du grand seigneur, incendie les floltes formidables de irois capilans-pachas, et fait trembler sur ses vieux gonds la Sublime-Porte ? Apres avoir lu avec soin les depeches de mes prede- cesseurs, ainsi que la correspondance ministerielle re¬ lative aux affaires de Vienne, de Constantinople, de Stockholm, de Copenhague, de Berlin et de La Haye, je resolus de faire un voyage a Londres, esperant ap- prendre de noire ambassadeur, M. d'Adhemar, tout ce qu'il m'etait necessaire de savoir relativement aux af faires que j'allais trailer «n Russie, et aux inter^ts du cabinet britannique dans cet empire, ou les Anglais avaient, depuis plusieurs annees, acquis a nos depens une facheuse preponderance. • Je restai six semaines en Angleterre loge chez M. d'Adhemar, qui repondit completement it mes esp^ ranees. Tout fier que j'etais du triomphe recent que nos ar- mes venaient de rejnporler sur celles de nos i h aux, en OU SOUVENIRS. 379 leur enlevant ireize riches provinces, j'avoue que je no pus voir, sans un etonnement mele de regrels, la su- periorite qu'un long usage de raison publique et de li-' berte donnait a cetle monarchie constilulionnelle sur notre monarchie presque absolue. L'activite du commerce, la perfection de I'agricul- ture, I'independance des citoyens sur le front desquels on croitvoir ecrit qu'ils n'obeissent qu'aux lois, tous . les prodiges d'une industrie sans entraves, et d'un pa- triotisme qui sait faire de tous les interets prives un faisceau uni indissolublement par le lien de I'interet general, les ressources sans homes que leur donne un credit fonde sur la bonne foi, alfermi par I'inviolabilite des droits de chacun, et garanti par la fixite des insti¬ tutions, tout cet ensemble surprenant me faisait envier pour mon pays ce systeme legal et cette heureuse com- binaison de royaute, d'aristocratie et de democratic, qui avait eleve une ile de peu d'etendue sous un ciel ri- goureux, une ile a peine connue des Remains, an rang de I'une des plus riches, des plus heureuses, des plus fortes, des plus libres et des plus redoutables puis¬ sances de I'Europe. Tout m'y demontrait la verile de ce vers de Lemierre : Le trident de Neptune est le sceptre du monde ; vers cependant incomplct ; car il faudrait y ajouter cette explication necessaire, que ce trident ne doit sa force qu'a la liberie du peuj^e qui le tient; placez-le dans les mains d'un sultan, et ce trident sera brise par le choc de quelques chaloupes grecques. Pendant mon sejour en Angleterre, je fus admis dans la societe du prince de Galles, aujourd'hui roi. Ce jeune prince elait I'lm des plus aimables et des plus beaux hommes de son temps. Son penchant pour I'op- position, la vivacite de ses gouts pour les plaisirs, et le choix de ses amis, ne ^ouvaieut alors faire prejuger le 3B0 HGMOIRES systeme qu'il a suivi, les principes qu'il a souiehus, les Unisons qu'il a fortnees, dcpiiis qu'il a exerce la regence 'tiporte la couronne. On I'a dil souvenl avec raison : rien n'est moins ressemblant a I'heritier presomplif d'lin trdne que cat herilier dcvenu roi; c'esl la meme personne at ca sent daux hommes ires differenls. Londras na peut aire compare qu'a Paris, at je ne sais a laqualla das daux villas on pourrait "equilabla- inant aitribuar la superiorite. Dans la tamps dont ja parla, las savants, las lagislateurs, aurdiant trouve dans la capitala de rAngletarra, plus d'objats dignas d'inle- ret at da curiosite; mais les paintras, les poetas, las sculpteurs, las amis das arts, das belles lallras, das plaisirs, auraient fui ca cial brumeux pour vanir admi¬ rer, sur las bords riants da la Seine, la majeste da nos monuments, relegance de nos edifices, I'esprit altique da nos carclas brillants, ca fau, ca gout epure qui donna a tout la grace at la via. A cetta epoque, la Frangais avail I'air da jouir avac ivresse du bonheur auqual I'An- glais revait avac melancolia. Rien au rasta n'est plus surpranant qua las contrastas offarts par la villa da Londras au premier coup d'oeil d'un voyagaur : la monotonia reguliera da quclques qiiartiars oil lout est large, propra, uniforme; la salate, I'obscurite da plusicurs aulres; I'incroyabla activite d'une foule innombrabla d'hommes qui parcourant las rues; la melancoliqua gravite qui regna sur toutes las physionomias; I'eclat das illuminations dans las waux- balls, dans lesjardins pul)lics; la silence da cetta mul¬ titude da promenaurs qui out I'air da s'antasser dans las fates, dans las assembleas, plutdt gpur s'attristar que pour s'amuser; la mouvemant perpetual d'una popula¬ tion immense les jours ordinaires, la solitude at I'immo- bilile qui ramplacant celte'agitalion las diinanchas; la licence das elections, la frequence des emeutes, la faci- lite avec laquella I'ordra reuait au nom da la loi; la OU SOUVENIIIS. 381 respect poni' les pouvoirs inslitues; les injures prodi- guees et les pierres jetees aux hommes puissanls; le sentiment profond de i'egalile civile, et ie mainlien des coutumes feodales les plus bizarres; la philosophic la plus hardie, et rintolerance la plus soutenue contre les catholiques; radmiration accordee, les plus grands houneurs rendus a tons les genres de talents ou de meriie, et cependant une estime presque exclusive pour ropulence; enfm une ardeur sans mesure pour toules les jouissances, et un ennui presque incurable de tous les plaisirs de la vie : voila une panic des sin- gularites qui caracterise ces fiers insulaires, peuple a part dans le monde, et dont les moeurs, les lois, les ca- racteres, les penchants, les qualites et les defauts dif¬ ferent totalement de ceux des autres nations; c'est au milieu des grandes families europeennes, une famille presque dtrangere, et qui conserve, depuis un grand nombre de siecles, une enipreinte distinctive, originate et indelebile. Quand je revins a Paris, je trouvai les esprits de plus en plus animes conire I'Aulriche, qui menagait la Hollande d'une invasion prochaine. C'etait encore la cause de la justice et de la liberte qui s'agitait; c'eAait encore une republique qu'il fallait defendre cqntre un pouvoir oppressif. D'ailleurs, depuis Charles-Quint, les Fran^ais s'etaient accoutumes a regarder I'ambitieuse maison d'Autriche comme leur ennemie naturelle. Ses armes avaient trop longtemps devaste nos provinces; un de nos rois etait lonibe dans ses fers; Paris n'oubliait pas qu'il avait vu sur ses murs Hotter les etendards de Philippe II, avec ceux de laLigue. Nos combats avaient longtemps ensanglantc l llalie, la Flandre et les rives du Rhin; et, quoique nos efforts eussent enleve a cette maison les Pays-Bas, I'Alsace, la Franche-Comte, la coui^nne d'Espagne, celle de Naples, ' 382 MEU01R£S et son orgueilleuse domination sur le nord de la Ger- , ^nie, le ressenliment survivait a la crainte que sa puissance presque universelle nous avail inspiree. L'alliance conlractee en 1756 avec la cour de Vienne etail d'aulant plus impopulaire en France, qu'on la re- gardail comme la cause de nos revers dans la guerre de sept ans, et de la paix humiliante qui I'avait terminee. Cette alliance durait encore; le mariage du roi avec rarchiduchesse Marie-Antoinette resserrait ce lien, et chacun croyait que I'influence de cette princesse deci- derait son epoux a saqrifler la Ilollande a rambition de I'empereur. On reprochait a notre gouvernement la faiblesse qui lui faisait suivre la trace desminislresde Louis XV. Les holres allaient-ils, pourplairea une roine autrichienne, abandonner au joug imperial une republique alliee, comme on avail livre laPologne ila Russie, a la Prusse et arAulriche?Que deviendraient notre preponderance antique, notre dignile, I'equilibre de I'Europe et notre propre siirete, si nous cessions d'etre consideres comme les protecteurs de^ I'independance des Etats faibles centre trois monarchies envahissantes? Elions-nous enfin decides a descendre honteusement du rang oil Henri IV, Louis XIII, le cardinal de Richelieu, le ce- lebre traite de Weslphalie et la gloire de Louis XIV. nous avaient eleves? Tels etaient les propos repetes dans les cercles, dans toutes les classes, depuis les galeries de Versailles et les salons de Paris jusqu'aux cafes de ce Palais-Royal, nouveau rendez-vous politique, immense bazar entoure de colonnes, selon le voeu de Voltaire qui avail desire qu'on embellit ainsi la Cachemire europeenne, et que cependant les censeurs malins de I'un de nos princes appelaient alors le Palais marchand. Les parlementaires-, les philosophes, par esprit d'op- position, declamaient conire I'incurie du minislere; et OU SOUVENIRS. 388 ; la jeunesse ardente prenait vivement parti pour la cause des Hollandais, o'est a dire pour la guerre. Un coui't recit des fails prouvera bieiudt combien ces clamcurs contre le ministere, centre la reine, etaient injustes et peu foiidees : les conditions onereuses im- posees a rAulriche par les puissances mariiimes, par la paix d'Utrechtet par le traite de la Barriere en 1715, avaient excite quelques mecontentements dans les Pays-Basautrichiens. Jamais les conditions n'en avaient ete loyalement executees par les puissances contrac- tantes; d'interminables discussions etaient le resultat necessaire d'une si fausse position. En 1718, par rintervenlion de I'Angleterre, le traite de la Barriere fut modifie; les Autrichiens et les Hollan¬ dais convinrent de regler leurs limites par des cessions et des echanges mutuels. L'empereur prit possession des territoires qu'on lui cedait; mais a I'epoque de la guerre de la Succession, les Frangais ayant occupe les places de la Barriere, l'empereur refusa de payer les subsides qu'il devait a la Hollande pour la garde de ces places. Lorsqu'en 1748 la paix d'Aix-la-Chapelle fut conclue, on decida que la cour de Vienne serait dispensee de payer les subsides jusqu'au retablissemcnt de la Bar¬ riere, et jusqu'a la conclusion d'un trailede commerce. Pius tard les Hollandais, etant rentres en possession des places conquises sur eux, ouvrirent vainement en 1752 des conferencesavec lesministres aulricliiens; les deux partis ne purent s'accorder ni sur leurs limites, ni sur leurs subsides, ni sur la navigation de I'Escaut. Lorsque la guerre d'Amerique amena en 1781 une rupture entre I'Angleterre et la Hollande, la cour de Vienne, que jamais onne vitabandonner completement aucune de ses pretentions ambitieuses, crut I'occasion favorable pour affranchir les Pays-Bas de toute gene, pouretendre ses limites^pourreprendre cequelle avail H^MOIRES ci^de, et pour annuler ainsi eniierement les stipulations dfs trailes de 1715 et 1718, declarant liautenient qu'il " fallait en revenir aax bases fixees par une convenlion passee en 166ti, enlre le roi d'Espagne et les Elats-ge- neraux. Cette querelle s'aigrit par la constante resistance de la republique : dans I'hiver de 1784, sons pretexte de vengcr I'insnlte faile an cadavre d'nn soldat antrichien, les garnisons de Gand et de Bruges s'emparerent de plnsienrs forts hollandais, et envahirent le territoire sitne entre Bruges et I'Ecluse. La republique se plai- gnit amerement de ces violences. On ouvrit des conferences au mois d'avril 1784, et la cour de Vienne y devoila hautement ses iujustes pre¬ tentions, esperant alorsque la Hollande resterait isolee dans cette querelle, qu'elle se verraitprivee des secours de rAngk'lerre qui venaitdc la voir armee centre elle, et enfin qu'i lle serait abandonnee par la France, dont la guerre f.u.cTicaine avait epulse les finances. Les minii .res deTempereurdevelopperent done sans inquietude, dans un tableau somniaire, les conditions rigoureuses qu'ils iniposaient a la republique: c'etaient le retablissement des limites reglees en 1664, la demo¬ lition de plusieurs forts, la suppression du vaisscau de garde hollandais place pres de Lillo, la pleine posses¬ sion de tout le cours de I'Escaut dcpuis Anversjusqu'a Saflingen, la reslilulion de plusieurs villages, celle des biens de I'abbaye de Poslel, de la terrc d'Argenteau, enfin la cession de Maestriclit, du comle de Vronhau- ven et du pays d'outre Meuse en conformile d'un article du traile de 1673, de plus le paieiqfut d'une sonime de cinquante millions de florins. Les Etals generaux, justenient effrayes par ces de- mandes exorbitanles, implorerent I'appui el la media¬ tion dela France. En meme temps, bien convaincusque iafaiblesse donne peud'allies, ils retrouverent leur au-' OU SOUVENIRS. . 385 tiqueenergie, rassemblerentdcslroupes,et rdclamerent i leur lour dcs resiitulions auxquelles ils avaient di-oit, el le paiement de toules les somtnes qui leur elaient dues. La cour de Vienne, dtonnee d'une fermete a laquelle elle ne s'attendait pas, changea subitement de marche, et offrit de sedesisterde toules ses prelenlions, pourvu que la Hollande lui cedat Maestricht et la libre naviga¬ tion de rEscaul jusqu'a la mer. L'empereur accompagna cellc declaration de me¬ naces, annon^ant que le moindre obstacle oppose a la marche de ses bailments naviguant sur I'Escaut serait regarde definitivement par lui comme une formelle de¬ claration de guerre; La republique ne ceda point; et, considerant ces conditions commes destnictives de son indcpendance, elle appuya son refus sur les dispositions positives d'un traite qui, en 1731, avail expressement autorise la fer- meture de I'Escaut, En consequence, les Etats generaux etablirent une escadre a I'embouchure de ce fleuve, et presserent la France de conclure I'alliance qui se ncgociait alors entre les deux Etats. Mais la cour de Versailles, qui voulait se menager les moyens d'agir comme mMia- trice, crut convenable de differer la signature du traite jusqu'a la conclusion de cesdebats. C'etaitprecisement cette apparenle indecision qui excitait dans Paris des craintes et des murmures. Cependant, conformement a sa declaration, l'empe¬ reur fit partir d'Anvers un batiment pour tenter le pas¬ sage de I'Escaut. Ce brigantin fut repousse a coups de canon pres de Saftingen par les Hollandais qui le pri- rent; ils s'emparerent aussi, quelque temps apres, d'un autre batiment autrichien. Cette audace republicaine, ces hostilites imprevues, confondirent Forgueil d'une puissance qui ne s'y etait I. * 3 386 H^UOIRES j»as preparee. Les Pays-Bas se trouvaient encore d4- pourvus de troupes, de magasins et de munitions. Ce- pendant la guerre etait pour ainsi dire commencee : des deux cotes on pressa les armements; on chercha des allies; les Hollaudais appelerent le comte de Maillebois au commandement de leurs troupes, et, comme ils complaientalors faiblementsur les secours de la France, ils tenterent, mais sans succes, de renouer leurs an- ciennes liaisonsavec I'Angleterre. Le temps etait venu pour nous de prendre un parti decisif; le roi et son conseil le sentirent. II s'agissait de se resoudre a perdre noire consideration politique, a livrer la Hollande a la domination aulrichienne, ou, si on voulait I'eviter, a s'embarquer dans une nouvelle guerre, au milieu d'une forte crise de finances, arompre tons les liens qui unissaient le roi a I'empereur, et a donner ainsi aux Anglais la possibilite de reparer leurs penes, et de nous combattre de nouveau avec plus d'esperance de succes. Celte grande question devint Fobjet des plus impor- tantes deliberations. L'affliction qu'eprouvait la reine etait tres naturelle, puisqu'elle voyait son frere et son cpoux prels a combattre Fun contre Fautre. Mais d'un autre c6te son ame etait trop elevee pour que la gloire de la France put lui etre indifferente. Dans cette grave circonstance, apres plusieurs dis¬ cussions prolongees, Louis XVI commanda a chacun de ses ministres de lui donner par ecrit son opinion motivee sur le parti le plus convenable k prendre pour la dignite de sa couronne et pour les interets de son royaume. ^ Ils obeirent et furent presque tons d'avis que, si les negociations ne pouvaient conserver la paix, il fallait soutenir par les amies Findependance de la Hollande. En consequence mon pere expedia des ordres pour former deux armees, Fune en Flandre, et Fautre sur le OU SOUVENIRS. 38? Rhin. Celte resolution combiaitmesvoeux. Jerejoignis" mon regiment, et j'esperai que la guerre me degagerait des tristes liens de la diplomatie sous lesquels on venait de m'assujeltir. . Ma memoire me fournit encore une occasion de rendre ici un juste hommage a cette malheureuse reine, victime de tant de calumnies. Lorsque mon pcre porta auroi son opinion sur Taffaire de Hollande, il se renditd'abord chez la reine, et lui presenta son memoire :« Madame, « lui dit-il, je dois a vos bontes le ministere dont le roi « m'a honore; Je connais, je congois vos inquietudes ac- « tuelles; la resolution que je vais conseiller au roi, en « ecoutant la voix de ma conscience, augmentera vos « peines, puisque son resultat peut elre la guerre entre '< I'Autriche el la France. Mais, quelque chagrin que «j'en eprouve, je crois encore vous marquer ma re- « connaissance, et justifier vos bontes en remplissant « slrictement les obligations que m'imposent mon hon- « neur, ma charge, la gloire du roi et les interets de la <■ France. » La reine apres avoir lu le memoire qu'il avail mis sous ses yeux, lui repoudit: « Monsieur le marechal, « vous faitesbien, et je vous approuve pleinement; il « in'est certainement impossible d'oublier que je suis « nee Aulrichicnne et soeur de I'empereur j mais ce que <■ je dois me rappeler plus que tout dans ce moment, « c'estque je suis reine de France etmere du dauphin.» Quoi qu'on ait dit, cette princesse n'essaya point de delourner son mari de ses nobles desseins. Le roi ecri- vit de sa propre main deux lellres tres pressantes a rempereur pour le ramener a des vues pacifiques, en lui annon^ant que s'il persistait dans ses projets centre la Hollande, il se verrait: conlraint d'employer ses ar-. mes pour s'y opposer. Joseph II, cedant a ces instances, et sans doute aussi contcnu par nos prcparalifs militaires, accepta la me- ,'388 UEHUIKES diation de la France. Toute hostillte fut suspendue. - L'annee suivante, ie 20 sepiembre, les preliminaires de la paix fiirent signes, et on conclut le traite definilif le 20 novenibre; les llollandais conserverent Maesiricht et la possession de FEscaut; lis payerent a I'empereur dix millions de florins, sur lesquels la France consenlit a en fournir deux. Get acte de generosite pour un allie fidele, et con- seille par la sage moderation de M. de Vergennes, etait dicte par la justice. Cependant la malignite de quelques personnes haineuses s'efforga encore de s'eii servir pour eloigner de la reiiie Faffection publique, et pour Iroubler la douce satisfaction d'un prince qui, apres avoir termine glorieusement une guerre couteuse cen¬ tre FAngleierre, venait par une couduile ferine et une sage mediation de lui epargner les calamiies d'une guerre nouvelle, dont il eut ete bien difllcile alors de prevoir les resultats et la duree. La paix devenant ainsi ties probable, et mes illu¬ sions belliqueuses elant evanouies, je ne m'occupai plus que des preparalifs de men depart pour la Russie. Ce fut cette annee 1784, que Monsieur, frere du roi, et depuis Louis XVIII, me nonnna et me re^ut commandeur de Fordre royal de Saint-Lazare et de Notre-Dame du mont Carmel, dont il etait grand- mailre. Ce prince, en me donnant ce nouveau temoignage de ses anciennes bonles, montra qu'il conservait louies ses idees favorites, relativeinent a nos antiques coulu- mes chevaleresques; et, dans ma reception qui eut lieu avec eclat a FEcole Militaire, on remplit loutes les for- malites en usage dans les siecles de la chevalerie. Je fis une demi-heure seiilement a la verite la veillee d'armes. J'entrai dans la chapelle en habit blanc, je regus Faccolade; je preiai Fancien serment, on me cci- >: gnit Fepee, on me chaussa les eperons dores; je me 00 SOOTEMBS. 38$ rev^tis d'un niagnifique manteau; et ce fut, je crois, ta derniere fois qu'une ceremonie si feodale cut lieu dan§ celte ville, oil la feodalite devait dire si prochainement renversee el'abolie par une revolution que tout semblait annoncer, et que personne cependant ne prevoyait. Avant de m'eloiguer de la France, je vis frequera- ment le baron de Grimm, Allemand tres spirituel, cor^ respondant habituel de I'imperatrice Catherine. Cette liaison me fut tres utile : $1. Grimm me donna beau- coup de details sur une cour qu'il m'etait si important de connaitre; et, comme il se prit pour moi d'une vive amitie, ses lettres et les eloges qu'il m'y donnait, dispo- serent I'imperatrice favorablement pour moi, et con- tribuerent beaucoup ii I'accueil qu'elle me fit. Tout succes politique devient facile dans une cour, lorsque le negociateur plait au souverain : une preven¬ tion contraire mulliplie devant lui tons les obstacles, une prevention favorable les aplanit; il en sera toujours ainsi, car les affaires dependent des hommes plus que les hommes ne dependent des affaires. II faut eludier la politique, puisqu'elle gouverne le monde; mais il faut encore plus etudier a fond le monde, puisque ce sera toujours lui qui influera sur la politique. Le meme desir de m'entourer des lumieres qui pou- vaient eclairer ma marche dans une carriere si nou- velle pour moi, me conduisit encore chez un homme d'Etatdont on vantait les talents et lalongue experience. II elait fort lie avec mes parents, et notre cour vivait avec la sieune dans une iniime union de famille et d'a- mitic. C'etait le fameux comte d'Aranda, ambassadeur d'Espagne en France : il avait acquis une grande re- nommee par la fermete, le secret et la rapidite avec lesquels, bravant tons les vieux prejuges et dejouant toutes les intrigues, dans le meme jour, et a la fois, il, avait fait fermer, en E^agne, tons les convents de je- 33., 390 ,f MKMOIUES suites, el CQinpleie ainsi la desli'uctiun iiiiprevue de cet prdre puissant. Le comle d'Aranda porlait sur sa physionomie, dans son mainlien, dans son langage et dans toutes ses ma- nieres, une grande empreinte d'originaiite. Sa vivacile etait grave, sa gravite ironique et presque satyrique. II avait une habitude ou un tic etrange et meme un peu ridicule; car, presqu'a chaque phrase, il ajoutalt ces mots : Entendez-vous ? comprenez-voug ? J'allai le voir; j'invoquai les bontes qu'il m'avait tou- jours temoignees; je lui moutrai mon inquietude rela- tivement a la nouvelle carriere ou j'entrais, mon vif d^ sir d'y reussir, et I'esperance que je concevrais, s'il consentait a m'eclairer par ses conseils, et a me faire ainsi recueillir, par d'utiles lemons, une partie des fruits de sa longue experience. « Ah! me dit-il en souriant, vons etes effraye des « etudes qu'exige la diplomatie? Entendez-^oug? • comprenez-voug ? Vous croyez devoir longtemps se- « cher sur des cartes, des diplomes et de vieux livres? « vous voulez que je vous donne des lemons sur la poli- • tique! Eh bien, j'y consens : nous commencerons « quand vous voudrez. Entendez-voug? comprenez- « voiig? Tenez, venez chez moi demain a midi, el je « vous promets qu'en peu de temps vous saurez toute la « politique de I'Europe. Entendez-voug? comprenez- « vous? » Je le remerciai, et le lendemain je fus ponctuel an rendez-vous; je le trouvai assis dans un fauteuil devant un grand bureau, sur lequel etait etendue la carte de I'Europe. • « Asseyez-vous, me dit-il, et commenQons. Le but de «la politique est, comme vous le savez, de connaitre la <■ force, lesnioyens, lesinterels, les droits, lescraintes • et les csperances des difforcntcs puissances, afni dc • nous inetire en garde centre ellcs, et de pouvoir a OU SOUVEISlItS. 391 propos les concilier, les desunir, les combatlre, ou nous lier avec elles, suivant ce qu'exigent nos propres avanlages el noire surele. Entendez-voua ? eom- prenez-vous? » . « A merveille! repondis-je; mais c'esl la precisement ce qui presenle a mes yeux de grandes etudes a faire et de grandes difliculles a valncre.» « Point du tout, dit-il, vous vous trompez; et, en peu de moments, vous allez etre au fait de tout; re- gardez cette carte; vous y voyez tous les Etats euro- peens, grands ou petits, n'importe, leur etendue, leurs limites. Examinez bien;vous verrez qu'aucun de ces pays ne nous presenle une enceinte bien regu- Here, uii carre complet, un parallelogTamme regu- lier, un cercle parfait. On y remarque toujours quel- ques saillies, quelques reufoncements, quelques bre- ches, quelques echancrures. Etitendez-vous? com- pretiez-vous ? « Voyez ce colosse de Russie: au midi, la Crimee est une presqu'ile qui s'avance dans la mer Noire, et qui appartenait aux Turcs; la Moldavie et la Valachie sont des saillies, et out des cotes sur la mer Noire, qui conviendraient assez au cadre moscovite, surtout si, en tirant vers le nord, on y joignait la Pologne: regardez encore vers le nord; la est la Finlande, he- rissee de rochers; elle apparlient a la Suede, et ce- pendant elle est bien pres de Petersbourg. Vous en- tendez ? « Passons a present en Suede : voyez-vous la Nor- wege ? c'est une large bande tenant naturellement au territoire snedois. Eh bien, elle est dans la depen- dance du Danemarck. Camprenez-vous ? « Voyageons en Prusse : remarquez comme ceroyau- me est long, frele, etroit; que d'echancrures il fau- drait remplir pour I'elargir du cole de la Saxe, de la Silesic, et puis sur les rives du Rhin! Entendez vous? 392 . MflMOIRES • Et I'Aulridje , qii'en dirons-nous ? Ellc possede les yPays-Bas, qui sont pouriant separcs d'elle par TAllc- « magne, taiidis qu'elle est tout pres de la Baviere qui « no lui apparlient pas. Entendez-vous ? comprenez- « vous? Vous retrouvez cette Aulriche au milieu de • ritalie; niais comme e'est loin de son cadre! comme « Venise et le Piemont le rempliraient bien! « Allons, je crois pour une fois en avdir dit assez. « Entendez-vous ? comprenez-vous ? Vous sentez « bien a present que toules ces puissances veulent con- « server leurs saillies, remplir leurs echancrures, et « s'arrondir enfin suivaiit I'occasion. Eh bien, moncher, • une leQon sullit; car voila toute la politique. Enten- « dez-vous? comprenez-vous ? « Ah! Te^\'u\\x3ii-le,jentendsetjeco7nprendsd!aa' « taut inieux, que je jelte a present mes regards sur « I'Espagne, et que je vois a sa parlie occideniale une « longue et belle lisiere ou echancrure, nommee lePor- « tugal, et qui conviendrait, je crois, parfaitement au « cadre espagnol.» « Je vois que vous entendez, que vous comprenez, « me repliqua le comte d'Aranda. Vous voila lout aussi « savant que nous dans la diplomalie. Adieu; marchez « gaiment, hardiment, et vous prospererez. Vous eu- « tendez? vous comprenez ?Ainsi se terminacebref et bizarre cours de politique. Peu de jours apres, ma vivacite, trds peu diploma¬ tique encore, dut causer quelques inquietudes a M. de Vergennes sur la prudence du jeune negociateur auquel il venait de confier une importante mission. Ce ministre m'apprit qu'il allaibme donner un secre¬ taire de legation de son choix; mais, avant qu'il me I'eut nomme, je me hatai de lui en proposer moi-meme un dont je connaissais rinstruclion, les talents et le carac- tere. M. de Vergennes, tres surpris, me ditqu'un tel choix OU SOUVENIRS. 393 ne me regardait pas, et que je devais recevoir, sans dif- ficulle, celui qu'on jugerait convenable de me donneir. <• G'est ce que je ne ferai point, monsieur le comie, • repondis-je; je ne puis accorder ma confiance a une « personne que je ne connaitrais pas. — Cependant, « repliqua ce ministre, il vous faudra bien obeir a I'or- « dre du roi.» « Oui, repondis-je, j'obeirai,je recevrai ce secretaire; «il aura chez moi logement, voiture, table, lout ce que « la convenance exige; mais je ne lui montrerai pas un « portefeuille , et ne lui laisserai lire ni ecrire aucune « dep^che. « Ou vous me jugez en etat de trailer les affaires dont « vous me chargez, ou vous ne m'en croyez pas capa- '■ ble. Dans le premier cas, laissez-moi foire mon tra- « vail comme je I'entends; dans le second, faites revo- <> quer par le roi ma nomination. « Je ne veux point, dans mon debut, etre comple • parmi les ambassadeurs qui n'ont que le tilre de lour - place, et dont le secretaire d'ambassade remplit reel- « lenient les fonctions. Jen'aurai point sous mesordres « un cooperateur nomme malgre moi, et qui abuserait « probablement d'une confiance qu'il ne me devrait pas. « Responsable seul du travail dont on me charge, je « dois le faire seul, ou ne me faire seconder que par « un homme dont je connais parfailement la sagesse, la « douceur et la franchise. Je vous ai dit avec respect ce • que je pense, et ma resolution sur ce point est ine- « branlable.» Le ministre aurait pu justement s'irriter de ma pre- somptueuse resistance; mais je ne sais comment il se fit qu'elle lui pint; et, apres m'avoir fait plusieurs ques¬ tions sur la personne que je lui proposais, il I'accepta et la fit nommer par le roi. C'etait le chevalier Charrette de La Coliniere, capi- taine decavalerie. Sa coiiduite repondit a mon attenie; 394 UEUOIRBS et, bien que la nature I'eut maltraite dans ses formes ex- terleures, son caractere liant, la juslesse de son esprit, sa discretion et sa loyaute le firent parfaitement reussir a la cour de Russie. - Au mois de decembre 1784, ayant re^u de M. de Vergennes des instructions amples et detailiees, de M. de Castries et de monpereles plus sagesconseils,du ministre des finances les compliments les plus flatteurs et les presages les plus encourageants, enfin de precieux lemoignages de bonte du roi et de la reiiie, je fis, avec un bien vif regret, mes adieux a mes dragons, a mes foyers, a ma famille. Mon frere oblint le regiment que je commandais. Je conservai le grade et I'uuiforme de colonel a la suite de ce corps, avec la promesse de ne point perdre mes droits aravancementmililaire. Mon pere, d'apres les ordres du roi, me regul che¬ valier de Saint-Louis, et je partis pour la Russie, ac- compagne par madame de Segur, qui me conduisit jus- qu'a Forbach. Je me separai d'eile, et je me rendis en peu d'heures a la cour du due de Deux-Ponls. Ce prince me fit I'honneur de me donner un apparte- ment dans le chateau qu'il occupait. Iletaitaimeetrcs- pecte dans son petit eiat, qu'il gouvernait avec sagesse. Cependant le peuple murmiirait de ['abandon ou il laissait la duchesse sa femme : tandis qu'elie vegetait tristement dans ,une petite ville oil elle n'avait pour res- source que la societe des dames de son service, et un petit nombre de courtisaiis qui ennoblissaient ce litre en s'eloignant de la faveur, elle entendait, de celle humble vallee, le bruit des fetes, d^s concerts oil brillail, au sommct de la moniagne dans le chateau ducal, uiie favorite qui iisurpait arrogamment sa place. Un maitre de poste allemand, que j'avais fait causer, in'cxiti ima naivcment sa pensee iice siijet, et me dit en parUuit de la dame et de la princcsse : « Cost le mondo OU SOUVENIRS. 395 « renversd : I'une est logde irop haut et I'autre trop « bas. » J'avais cru, en sortant de France, que je traverserais I'EurOpe en voyageur, el que nies occupations diploma- liques ne commenceraient qu'en Russie; je m'etais trompe : au milieu de I'obligeant accueil que je rece- vais du prince, j'avais remarque, des le premier mo- menl, surtout pendant le diner, qu'ii etait triste, preoc- cupe et tenement distrait, qu'il paraissait quelquefois ue pas entendre les reponses de ses convives aux ques¬ tions qu'il leur adressait. J'allribuais cetle humeur sombre a quelques unes de ces tracasseries interieures qui tourmentent si frequemment I'homme place enlre son devoir et ses plaisirs. Lorsque le jeu, qui succeda au repas, fut fini, je me retirai dans mon appariement. Pen d'heures apres, eiant deshabille et enfonce dans la lecture d'un ouvrage po¬ litique, je vis ouvrir ma porte; c'etait le due qui venait me voir ; il etait fort agite. Presque sans preambule, il me fit part avec vivacite d'une nouvelle qui le troublait et I'irritait; le comte Ni¬ colas Romanzoff, ministre russe accredite pres de lui etpresde plusieurs princes du memecercle, venait tout recemment, me dit-il, de lui faire la proposition la plus imprevue. Ce jeune negociateur, avec moins de mesure que d'esprit^ lui avait declare qu'il fallait de toute necessite qu'il se pretat a uii arrangement prescnte commc tres avantageux pour lui, et que son oncle I'electeur pala- tin voulait conclure avec I'empcreur. Ce prince devait ceder la Baviere a la cour de Vienne, et recevoir en ^change les Pays-Bas autrichiens avec le litre de roi. « Une couronne, monseigneur, disait le ministre « russe au due, brille d'un assez grand eclat pour faire « disparaitre I'inegalitc qu'on pourrait Irouver dans cet « cchange. D'ailleurs, monseigneur, ajoutait-il, voire 396 Mi:M01RES « resistance serait inutile, parce que, tout en desirant • que vous souscriviez a cette convention, si vous vous « yrefusez, on I'executera sans votre aveu. » « Choque de ce lapgage hautain, me dit le prince, «j'ai repondu fort sechement a M. de Romanzoff, en «lui declarant que je me laisserais pluldt ecraser que « de consentir amevoir depouiller de la moindre partie « de mon heritage. » . On comprendra sans peine combien cette confidence inattendue me surprit, entendant parler de ce projet pour la premiere fois, n'ayant aucune mission pour trailer avec le due de Deux-Ponts una semblable affaire, et me trouvant depourvu de toute base pour y repondre. Cependant ce prince insistait vivement pour savoir de moi si la cour de France etait instruile de ce projet, et de quelle maniere elle I'envisagerait. Je I'assurai que j'eiais dans une ignorance complete ^ cet egard, ne connaissant les intentions du roi que relativement a la courpres de laquellej'etaisaccrediie. « Neanmoins, mouseigneur, ajoutai-je le systeme connu « de la cour de France doit tranquilliser votre altesse • sur les dispositions qui peuvent la concerner, et elle « peut compter sur le maintien etl'execution des traites « que la France a garantis. » Son esprit etait trop agile, trop oppresse, pour qu'une reponse si vague le calmat; mais ses instances renou- veleesne purent en oblenir d'aulres. D'un c6le je croyais bien qn'un tel echange, qui ren- drait la puissance aulrichienne plus forte et plus com- pacte, etait trop contraire aux intereis de la France pour que le roi I'approuvat, et il me paraissait surtout tres difiicile de supposer qu'abailTlonnant les intereis des princes du Rhin, donl nous etions les protecteurs, nous les laissassions ineuacer par rAutriche, par la Russie, pour les forcer a consentir au demembrement de leurs heritages. OU SOUVENIRS. 397 Rfais d'une autre part, n'ignorant pas la funeste fai- blesse qui avail porte notre cabinet k soufifrir le partage de la Pologne, la conquete de la Crimee, et k seconder I'Autriche dans ses projets de destruction contre la mo- narchie prussienne, je sentis que tout langage trop precis serait imprudent relativement a une affaire si grave, sur laquelie M. Vergennes avail garde avec mol le plus profond silence, tandis que le ministre russe en parlait avec I'assurance d'un liomme qui se croit certain de ne point rencontrer d'obstacles. Je me bornai done i rassurer de mon mieux, par des lieux communs, le due de Deux-Ponts, 'en louant son courage, et en lui rappelant que, dans tous les temps, la faiblesse attire des oppresseurs, et la fermete des appuis. Je prie le lendemain conge de ce prince, et j'arrivai promptement a Mayence. Je descendis chez M. le comte Okelly, ministre du roi, qui me presenta a I'electeur. La vue de cette cour ecclesiastique me fit faire de graves reflexions sur I'in- consequence des hommes, sur la bizarrerie de nos vieilles institutions, et sur I'etrange deviation que la marche des siecles fait eprouver aux principes les mieux etablis, et aux verites les plus evidentes. Quel serait retonnement, me disais-je, de saint Pierre, de saint Paul et de saint Jean, s'ils voyaient leurs successeurs couronnes, puissants sur la terre, et prechant toujours leurs austeres maximes, du sein d'un palais, assis a une table splendide, et environnes de troupes qui les gardent! La houlette des pasteurs a bien change ; comme la baguette de Moise, elle a subi de nombreuses transfor¬ mations ; mais les troupeaux de ces pasteurs en eprou- vent graduellement, depuis deux siecles, une bien plus etonnante. Ces troupeaux sont devenus des aigles, des lions, quelquefois des loups; une nouvelle lumiere, en frappaut leurs yeux, a developpe leur intelligence; I. * 34 398 U^UOIRES soniaht leup force, ils en out parfois abuse; et les ber- aveuglcs a leur lour, n'ont pas prevu a temps fallail d'aulres moyeiis pour les regir dans des jours de clarte, que ceux qu'on avail pris sans obstacle pour les gouverner dans des temps de tenebres. Une revolution inevitable se preparait, et, coinme je n'etais pas plus clairvoyant qu'un autre, je ne prevoyais pas a Mayence, en 1784, que peu d'annees apres on ne yerrait plus, en Allemagne, d'archeveques electeurs ni de COUPS ecclesiastiques. L'electeiu' m'invita a diner. An moment d'y aller, le comte Okelly rint me trouver, et me dit que je pouvais lui rendre un service asse^ leger en apparence, mais qui reellement lui epargnerait un embarras tres contra- riant.« Voussavez, ajouta-t-il, que, dans notre carriere, « oil Ton ne devrait avoir a s'occuper que des grands « interets des princes et des peuples, les frivoles diffl- » cubes de I'etiquette, entretenues par une puerile va- « nite, viennent souvent se meler aux affaires les plus « importantes ; et quelquefois on s'est brouille, arme et « battu pour les vains honneurs du pas. « Cepcndant, par le traite de Westphalie, on avail • cru, en reglant le rang des puissances, meltre un • terme a ces tracasseries : par ce traite, apres I'empe- « reur d'Allemagne, le roi de France doit occuper par- « tout le premier rang. L'Angleterre seule, qui n'avait « point coopere i cette convention, n'a point voulu la • reconnaitre; mais ordinairement elle elude les diffi- « cubes, en n'envoyant que des ministres dans les cours « oil nous avons des ambassadeurs, a I'exception des « cours de famille, comme Naple^et Madrid, parceque ' • la elle trouve juste de nous ceder la preseance. « Lorsque Pierre le Grand, elevant la Moscovie au « rang des monarchies europeennes, quitta le litre de <1 czar pour prendre celui d'empereur, la France ne re- « connut son nouveau titre qu'a la condition de sous- OU SOUVENIRS. 399 crire a I'ordre regie par le iraile de Weslphalie. L'acle qu'on exigea de lui, et qui fut renouveie p.ir ses successeui's, est connu sous ie nom de Revtr^ sales. « Cependant, depuis que I'lmperatrice Catherine 11 est montee sur le trdne, elle a refuse constamment de s'y soumettre. Cette alliere princesse a declare que, toutes les couronnes etant independantes et egales, elle ne s'arrogerait nulle preseance sur les aulresj mais ne souffrirait pas qu'aucune en conserviit sur elle. En consequence, partout ou sont ses ministres, s'ils voient la premiere place occupee, ils ne la dis- putent pas; mais, s'ils I'occupent, ils ne doivent point la ceder. « An fond, ce principe etait juste et philosophique : mais il deplaisait a I'orgueil de noire cour, qui regar- dait comme des droits inviolables ces vieilles preten^ tions consacrees par le temps. » « Je sais tout cela, lui repondis-je, et je n'ignore pas que ces querelles d'etiquette out rompu pendant plu-^ sicurs annees toute harmonie et toute communication enlre la France et la Russie, parce qu'a Londres, le jour d'un grande ceremonie, I'ambassadeur de Russie ayant pris la premiere place, M. le due du Chkelet, ambassadeur de France, la lui avait reprise avec as- sez de violence, et lui avait proposd ensuite un duel qui ne fut pas acceple; mais je croyais tous ces diffc- rents termines. Au reste, que peuvent nous faire les pretentions russes? de pareillcs disputes n'ont lieu qu'entre des ambassadeurs; car ceux-ci out seuls 16' caractere representatif. Le tilre de ministre plenipo- tenliaire a ele introduit a I'epoque du traite d'Utrecht pour mettre fin a ces vaines disputes, et d'ailleurs M. de Vergennes m'a assure, lorsque je lui deman- dais des instruclious sur ce sujet, que, meme a I'e- gard de I'Anglelerre, je n'eprouverais en Russie au- 400 UEUoiuES • cuii embarras, parce que riniperacrice, aiiisi que • I'empereur d'Ailemagne, out etabli le pele-mele dans • leurs ceremonies et dans leurs fetes. » « Vous avez raison, me repondit M. Okelly, mais il • n'en est pas ainsi dans la pratique. La vanite person- • nelle dejoue en ce point la sagesse des cabinets; les « ministres plenipotentiaires se disputent la preseance « comme s'ils elaient ambassadeurs. Le pele-mele or- • donne ne fait que rendre notre position plus embar- « rassante; car, pour satisfaire la (ierte habituelle de • noire cour, nous devons chercher en toute occasion a • maintenir sa preeminence ; et comme nous n'avons « plus, en qualite de ministres et d'apres le pele-mele, • de droits reels a I'exiger, nous sommes reduits a user • de force ou d'adresse pour la consen er. « Je ne connais rien de pire que cette fausse et pue- « rile position ou Ton nous laisse; nous sommes blames • si nous excitons des querelles, et nous deplaisons exr • cessivement si nous laissons prendre le pas sur nous. • II faut esperer que cette inconsequence cessera; en « attendant, evitons, si nous le pouvons, tous ces desa •• grements. « Le comte de Romanzofif, accredite pres des princes « du cercle et pres de I'electeur, vient d'arriver a « Mayence : pour la premiere fois, nous allons, lui et " moi, nous rencontrer a un grand repas de ceremonie, " et chacun de nous cherchera a occuper la place d'hon « neur. «Mais vous ^tes ici; vous vous y trouvez, non comme Vministre accredite, mais comme ministre voyageant. « Vous n'avez aucunes pretentions^a elevcr, et tout le « monde doit vous offiir le premier rang; par courtoi- « sie nous devons vous faire les honneurs de la cour oil 'x nous residons; ainsi, lorsque I'electeur sortira pour « se mettre a table, passez le premier apres lui, et pla- « cez-vous a sa droite, Vous eviierez par la sans aflcc-' on SOUVENIRS. 401 « lalion louic coiuesialioii entre M. de Romanzofl' et « moi. » Je lui promis de faire tout ce qu'il desirait, m'affli-^ geant iiiterieurement de voir que, dans de si hautes fonc- lions, on etait reduit a s'occuper de si petites choses. Je trouvai la cour de I'eiecteur ires brillante. Lors- qu'on eut annonce que le diner etait servi, ce prince sorlit en donnaut la main ^ une dame; je m'empressai de le suivre. Lorsqu'il s'arreta pour s'asseoir, la dame a laquelle il donnait la main s'eiant ranges pour le laisser passer, je fus oblige de reculer deux pas, et, dans ce mouvement, je poussai, sans le voir, le ministre russe, qui s'etait hate de marcher pour occuper la premiere place. Je pris cette place en m'asseyant pres de la dame que conduisait I'eiecteur, et M. de Romanzoff fut oblige de se placer au dessous et pres de moi. Dans le premier moment, je ne m'etais pas doute de son dessein, et je croyais meme qu'il ne s'etait ainsi presse que par obligeance et pour que nous fussions a cote I'un de I'autre. En consequence, pour rcpondre a cette courtoisie, je cherchai avec soin a I'entretenir do tout ce qui pouvait lui etre agreable, de ses missions, de sa cour, de sa famille et des exploits du marechal son pere. Mais je vis avec etonnement que ce ministre tres spi- rituel , qui m'avait fait la Veille beaucoup de prevenan¬ ces, ne me repondait que par monosyllabes, avec I'air tres serieux et tres preoccupe. Ayant vainement voulu relever un entretien qui tombait a chaque instant, je ne m'occupai plus que de la dame tres aimable pres de la-^ quelle j'etais assis. Vers la fm du diner, apres avoir cause avec moi sur des siijels assez vagues, I'eiecteur me dit que le Rhin chariait de trop gros et de trop nombreux glagons pour qu'il flit prudent a moi de le traverser le lendemaiii, comme je me le proposals, et il me pressa vivement de • 34. 403 HI^SlOlRliS prolonger moii scjour a iVIayence. Alors M. de Roman- zofif crut cependant necessaire de me donner quelqiies signes d'obligeance; il se joignit ^ relecteur pour ni'iu- viter a relarder men depart. Lorsque le diner fut fini, le comle Okelly et 1\I. Dil¬ lon , qui se trouvait alors avec nous, me dirent que je m'elais fait une querelle serieuse, et que M. de Roman- zoff avail montre une vive impatience lorsque, le pous- ■ sant sans le voir, j'avais pris la place qu'il comptait oc- cuper. Je leur repondis que je ne I'avais pas remarqiie, que ce mecontentement me paraissaii invraisemblable, puis- qu'il n'y avail eu aucune dispute enfre nous. II n'en fut plus question. Je restai encore deux jours a Mayence, tres fete a la cour electorale. M. de Romanzoff conlinua a se monlrer tres froid avec moi, et cependant ne me dit pas un mot qui put me fairecroire au ressenliment que lui supposaitM. Okelly; mais on verra dans la suite que ce dernier ne s elait pas trompe. Deux jours apres, le Rhin elant tolalement pris, et le passage tres praiicable, je partis pour me rendi'e a Berlin. Arrive a Francfort, je cms devoir entretenir noire minislre, M. de Groschlag, de ma conversation avec M. le due de Deux-Ponls'. La demarche de M. de Romanzoff ne lui etait pas inconnue. Elle lui causait au- tanl de surprise que d'inquietude. M. de Vergennes ne lui avail rien ecrit a ce sujet; I'alarme etait generale *flans la ville, et sur ma route, jusqu'a Berlin, je trouvai partout les memes craintes repandues. A Gotha, je fus accueilli avec une distinction singu- liere que je devais aux lettres du baron de Grimm, en- voye de cette cour en France, et qui avail inspire pour moi au due et a la duchessc les preventions les plus fa- vorables. L'un et I'autre me parurent tres surpris de la 00 SOUVKSNIUS. 403 reserve avec laqiielle jcrepondais a leiirs questions sur I'echange propose par le minislre riisse. Je trouvai a Leipsick le commerce ires agile : on n'y parlait que des vues ambiiieuses de I'Autriche, des me¬ naces de la Russie 5 on croyait que la France, la Hol- lande et la Prusse s'opposeraient ^ celle extension de puissance, et qu'il en resulierait une guerre generale. J'esperais qu'a Berlin, ou j'arrivai promptement, je trouverais M. le comte d'Esterno, noire minislre, plus insiruit que moi des inienlions de notre cabinet sur une proposition d'echange si imprevue, si desavantageuse, et sur une contestation si grave; mais on I'avait laisse dans la meme ignorance que moi a cet egard; ce qui rendait sa situation tres embarrassante an milieu d'une cour toujours inquiete des vues d'agrandissement du cabinet autrichien, des vastes desseins de la Russie et de la faiblesse trop eprouvee du cabinet de Versailles; car, malgre nos sncccs dans la guerre americaine et la fcrmete que nous venions de montrer pour soutenir la Hollande contre I'empereur, les anciennes impressions produiies par Tinerlie des minislres de Louis XV n'e- taient pas encore totalement effacees. M. d'Esterno me presenla a tous les princes dela fa- mille royale, aux ministres du roi, MM. les comtes Finck, de Hardenberg et de Schulemburg. Ceux-ci me dirent que, le roi etant ^ Postdam, il fallait que je lui ecrivisse directement pour demander a sa majeste la faveur d'une audience parliculiere : ce que je fis sans tarder; car j'eprouvais le plus vif desir de voir ce m^ narque celebre, tout a la fois guerrier, litterateur, con- querani, legislateur, philosophe, et qui, pendant tout le cours do son regne, sut, dans les succes comme dans les revers, mailriser la forlnne et developper une poli¬ tique aussi vaste que son genie. Son aide decamp, M. de Gollz, ni'ecrivit parson ordre ouc sa majeste me recevrait le Icndemain a sept 404 ' MEHOIRES heures du matiu: ce qui ne me surprit poiiu; car les hommes de celte trempe, eonemis du repos, onl des fluits courles et de longs jours. Pourpeu qu'on aitquelque habiludedu monde, quel- que elevaiion dans la pensee, on pent parler a un roi sans aucun embarras; mais on n'aborde pas un grand homme sans quelque crainte ; d'ailleurs Frederic dans sa vie privee eiait assez inegal, passablenient capri- cieux, sujet a prevention, frequemment railleur, sou- vent epigrammatique centre les Fran^ais, fort attrayant pour le voyageur qu'il voulait favoriser, mallcieuse- ment piquant pour celui contre lequel il elait prevenu, ou contre ceux qui, sans le savoir, avaient mal choisi leur moment pour I'approcher. Heureusementles circonstances m'etaientfavorables; il avait de I'humeur contre la Russie: I'alliance de cet empire avec I'Autriche Tinquietait; il etaitirrite du pro- jet d'echange de la Baviere, propose par les deux cours impCriales; I'indifference de I'Angleterre dans la querelle des Hollandais contre I'empereur luideplaisait; nos suc- cesdans la guerre de I'independance, etl'obstacle que nous venions d'opposer a I'ambi tion de Joseph II en soute- uant les Hollandais contre ce prince, lui avaient inspire le desir et rendu I'espoirde renouer avec la France ses anciennesliaisons,et de nous separerainsi peuapeude FAulriche, dont I'union avec nous avait failli consommer sa ruine. En consequence, il etait dispose a bien trai- ter les Fran^ais, et surtout a bien accueillir un minis- tre charge d'une mission imporlanle dans le nord. ''Yoila sans doute ce qui me valut un accueil plein de bonte, une longue audience, et un entretien prolonge dans lequel il montra cette grace, et je pourrais pres- que dire ceue coquetterie d'esprit qu'il savait mieux que personne employer lorsqu'ildaignait vouloir plaire, et qu'il lui prenait envie d'augmenter le nombre de ses admirateuis. OU SOUVENIRS. 405 Nul lie sut jamais aussi bien que lui tour a lour flat¬ ter , tourmenter, caresser et pincer I'amour-propre dq son prochain. Voltaire en a fait la double epreuve , U- avail senti alternativement la patte de velours du chat et la griffe du lion. Le caractere bien connu de ce prince fit que Walpole mystifia facilement Jean-Jacques Rousseau en lui adres- sant une fausse lettre de Frederic , terminee par ces mots : « Si ces avantages que je vous propose ne vous • suflisent pas , et s'il faut a voire imagination des mal- « heurs celebres, je suis roi et, je ne vous en laisseraipas « manquer. » An commencement de la guerre de sept ans, un am- bassadeur d'Angleterre , qui residait pres de lui, et dont il aimait I'esprit et rentretien , vint lui apprendre que le due de Richelieu, a la tele des Fran^ais, s'etait einpare de File de Minorque et du fort Saint-Philippe. « Cette nouvelle, sire, lui dit-il, est triste, mais non de- • courageante; nous batons de nouveaux armements, « et tout doit faire esperer qu'avec I'aide de Dieu, nous • reparerons cet echec par de prompts succes. » « Dieu? dites-vous, lui repliqua Frederic avec un «ton oil le sarcasme se melait a I'humeur; je ne le " croyais pas au nombre de vos allies. — C'est pour- « tant, reprit I'ambassadeur pique et voulant faire al- << lusion aux subsides anglais que recevait le roi, c'est « pourtant le seul qui ne nous coute rien. —Aussi, « repliqua le malin monarque, vous voyez qu'il vous « en donne pour voire argent. » % Quelquefois il se plaisait a embarrasser la personne qui lui parlait, en lui adressant une question pen obli- geanle; mais aussi il ne s'irritait point d'une repartie * piquante. Unjour, voyant venir son medecin, il lui dit: « Parlons franchement, docteur; combien avez-vous «tue d'hommes pendant voire vie? — Sire, repondit le 406 HEMOIRES « m^decin, *peu pr^s trois cent mille de moins que « voire majeste. » '• La premiere fois qu'il vit le marquis de Lucchesini, Ilalien tr^s spiriiuel, qui fut depuis admis dans son in- limile, et devint plus lard ministre de son successeur, il lui dil: « Voit-on encore, monsieur, beaucoup de mar- « quis italiens voyager partout et faire dans touies les '• cours le melier d'espions? — Sire, repondit M. de « Lucchesini, on en verra peut-etre tant qu'il se trou- « vera des princes allemands assez plats pour decorer « de leurs ordres des hommes qu'ils chargent d'un r61e « si vil. » Par la, le marquis faisait allusion a un espion ilalien, auquel un empereur d'Allemagne avail accorde la decoration de laToison-d'Or. Frederic regarda avec surprise le marquis, le iraila bien des ce moment, et le pril en amilie. Au moment de parailre a un cercle, un jour de gala, on vint raverlir que deux dames se disputaieiit le pas pres d'une porie avec une vivacile et uiie opiuiatrele scandaleuse. « Apprenez-leur, dit leroi, que celle dont « le mari occupe le plus haut emploi doit passer la pre- « miere. — Elles le savent, repond le cliambellan, mais «lours maris out le meme grade. — Eh bien, la pre- « seance est pour le plus ancien. — Mais ils sent de la « meme promotion. — Alors, reprend le monarque im- « patiente, dites-leur dema part que la plus sotte passe « la premiere. » Comme le petit nombre de princes que leur genie place a une grande elevation, 11 se montrait insensible 'aux libelles, aux propos mechants ou seditieux, et me- prisait tons ces traits de malignite gui, lances de trop bas, ne pouvaientatteindre si haut. Un jour, a Postdam, il entend de son cabinet un assez grand bruit qui eclatait dans la rue : il appelle un ofli- cicr, et vent qu'il s'informe de la cause de ce tumulle. L'olTiciw part, revient et lui dit qu'on a attache sur la OU SOUVENIRS. 407 muraille un placard tres injurieiix pour sa majeste; que ce placard elant place tres haul, une foule nom- breuse de curieux se presse et s'etouffe a I'euvi pour le- lire.« Mais la garde, ajoute-t-il, va bienlot la disperser." « — N'en faites rien, rcpondit le roi; descendez ce pla- « card plus bas afin qu'on le lise a son aise. » L'ordre fut execute; peu de minutes apres on ne parla plus du placard, mais on parla toujours de I'esprit du monarque. Si ce prince eclaire meprisait les rumeurs d'une tourbe ignoranle, non seulement il appreciait, il desi- rait Ics sulfrages des hommes de talent, mais meme il les regardait comme les dispensaieurs de la renommeej son ambition les courtisait; leur genie lui semblait une puissance, et il la llattait. « Je suis, ecrivait-il a Voltaire, comme le Promethee « de la fable; je derobe quelquefois de votre feu di\ in « dont j'anime mes faibles productions. Mais la diffe- « rence qu'il j a entre cette fable et la verite, c'est que «I'ame de Voltaire, beaucoup plus graude et plus « magnanime que celle du roi des dieux, ne me con- « damne point au supplice que soulfrit I'auteur du ce- « lestelarcin. » Ce qui parait encore plus singulier, c'est que le pocte philosophe, qui reprochait alors a Frederic sa passion pour la guerre, repondait familieremenl a ces homma ges de I'ecrivain couronne : Chaque esprit a son caracl^re: Je Contois qu'on ait du plaisir A savoir, comme vous, saisir L'artde tuer et I'art de plaire. *«r Nul nerecompensa mieuxles grands services; mais nul aussi ne se moqua plus constamment de la vanite des personnes qui tenaient de leur naissance ou de sa * faveur un rang eleve. « Une funeste contagion, ecri- « vail ce prince, suite trop frequente de la guerre, deso- « lait Breslaw; on y enterrait cent vingt personnes par ^08 MBHOiRES «jour. Une grande dame dit alors : Dieti merei, la • haute clause est e'pargn^e; ce nest que le peuple • qui meurt. Voila ce que pensent les gens en place, « qui se croient petrls de molecules plus precieuses que • ce qui fait la composition du peuple qu'ils oppriment. « Cela a ete ainsi de tout temps; I'allure des grandes c monarchies est la m^me; il n'y a guere que ceux qui • ont souffert I'oppression qui la connaissent et qui la « detestent. Ces enfants de la fortune qu'elle a engourdis « dans la prosperite, pensent que les plaintes du peuple « sent exageralion, que les injustices sont des meprises, « etpourvuque le premier ressort aille, il importepeu « du reste. » Cependant Frederic, philosophe dans ses ecrits, etait arbitraire dans sa conduite. L'esprit bumain n'est que contrastes; il semble justifier le systeme manicheendes deux principes. Frederic, elant jeune, avait compose XAnti-Machiavel, et le premier acte dejsonregne fut un acte de politique machiavelique. Une guerre decla- ree sans motif, une rapide invasion de la Silesie et cinq batailles gagnees annonc^rent a la fois a I'Europe un ambiiieux et un heros. Des que ses allies ne lui furent plus utiles, illesaban- donna. Peu de temps apres il envahit la Boheme; Yienne le crut a ses portes. Cependant il fut trahi par la for¬ tune, par ce sort capricieux qui gouverne tout, et qu'il appelait si philosophiquement lui-meme sa majeste le hasard; mais son genie sut reparer ses revers par d'cclatants triomphes qu'une paix glorieuse couronna. " Enfin la France, la Russie et I'Autriche conjurerent sa perte : ce fut une guerre de geants. II vit les Russes entrer dans sa capilale; nouvel Horace, blesse, presse, * poursuivi par ses trois formidables ennemis, il se re- tourne sur eux, les bat I'un apres I'aulre, et dicte la paix aux fiers potentats qui, se croyant certains de sa mine, avaient d'avance partage ses Etats. OU SOtVENIftS. 409 Plus que liberal avec les encyciopedistes, el irreligieux 6 I'exces avec Voltaire, protecieur des jesuites dans un pays proieslant, magoifique envers les hommes de talent, dent pourtant il se montrait jaloux, il regnait en despole, et cependant reglait son pouvoir par la jusiice. Les soldals I'aimaient malgre sa severite, car ils lui devaient leur gloire; les peuples lui pardonnaient la pesanteur des impdts dont il les chargeait, parce qu'il vivail sans fasie, el employait le produit des tribuls a etendre son terriloire, a favoriser les progres de I'in- dustrie et a secourir la pauvrele laborieuse. Les sujets supportent patiemment le joug des lois, ni^me de celles a la confection desquelles ils n'ont pas contribue, lorsque leur souverain s'y soumetle premier. L'inter^t general etaille guide de ce grand roi; la loi qu'il avail faite devenait son maitre. Tout le monde sail I'anecdoie du meunier de Sans-Souci. On aime la puis¬ sance qui s'arrele devant la justice, on revere le trdne qui respecte les iribunaux; la justice est une sorte de dMommagement de la privation de la liberie; elle donne an peuple une felicite reelle, mais viagere : car tout meurt avec un grand homme; et, s'il n'a pas fonde d'institutions fortes pour asseoir son trdne et la prospe- rite publique sur des bases solides et durables, il ne laisse apres lui qu'un grand souvenir. On con^oil sans peine Temotion que pouvait inspirer, a unjeune debutant dans la carriere politique, raudience accordee par un monarque si imposant et si celebre. Je savais d'ailleurs que, malgre son penchant naturel pour les FranQais, il partageait I'opiniou fausse, mais gene^ ralement repandue par nos rivaux sur noire pretendue legerete, erreur que les sombres scenes du drame tra- gique de notre revolution n'ont pu encore toialement' dissiper. Aussi se plaisait-il a raconter souvent un trait echappe a un de nos compatriotes, spirituel, savant et adniis I. • 35 410 lUEUOIRES dans son iulimite; c'etail le marquis d'Argens. Un jour, a I'un de ces diners oil Ic roi, pour rendre la conver- saiton plus libre, permcllait une enliere faniiliarile, Frederic s'aniusa a deniander a ses convives ce que chacun d'eux ferait s'il elait a sa place. Les uns repon- dirent qu'ils feraient telles ou telles conquetes; les au- tres telles ou telles reformes, telles ou telles instilu- tions. « Et vous, marquis d'Argens? » ditleroi.« Moi, « sire? repondil le marquis; ma foi, je vendrais mon <• royaume, et j'achelerais une bonne terre en France « pour en manger les revenus a Paris. — En verile, re- « prit Frederic, voila un propos bien frau^ais! » En arrivant le lendemain a Posldam a I'heure indi- quee,je pus croireun instant que ce n'etaitpas un grand monarque, mais un simple colonel auquelj'allais rendre visile. II u'y avait h sa porte qu'un soldat en faction. Apres avoir passe un corridor, je me Irouvai dans une graiide salle oii M. de Gollz, aide de camp du roi, etaii seul assis pres du feu. II se leva et me dit qu'il allait averlir le roi quej'etais la. Je lui demandai s'il y avait qiielque eliquelle parti- culiere a observer a ma presentation. <• Etiquette? « dil-il en riant; ah! nous ne connaissons guere ici ce « mot-la. Si le roi veut vous recevoir comme la plupart « des etrangers, il sortira de son cabinet dontvous voyez « d'ici la porte, et viendra vous parler dans ce salon. « Si, relativement a voire caractere de minislre, il croit « devoir vous recevoir dans son cabinet, il nous appel- » leratous deux. Enfin, si sondessein est de vous trailer .-« avec une distinction parliculiere, vous resierez seul « avec lui.» Apres ce peu de mots, il entra chez le roi, et revint presque aussitdt causer avec moi. An bout d'un quart d'heure, je vis la porte s'entr'ou- ' vrir, et le roi nous fit signe de venir. Mais, a peine fumes-nous entres, que ce prince dit alVI. de Gollz de sortir. Ainsijemetrouvai, non sans unpeu d'embarras. OU SOUVENIRS. 411 l^ie a lele avec ce grand homme qui reinpilssuit runi- vers deson nom glorieux. Je remerciai sa majesle de la bonte qu'elle avail eue de m'accorder si promptement iine audience, et de sa- lisfaire le desir impalient que j'avais de presenier nies hommages a un monarque dent TEurope reverait le ge¬ nie, et dont I'amilie etait precicuse au roi men mailre. •Fr^eric, apres m'avoir repondu qu'il desirait sin- cerement entretenir etmemeresserrerles liens d'ainilie qui existaient enlre Louis XVI et lui, medcniandaen detail des nouvelles du roi, de la reine, dcs princes, dc leur famille. II me dit: « J'ai toujours aime la France, « le caractere des Fran^ais, lourlangue, lenrsarls, Icur «lilterature, et je vous vols avec plaisir chez moi. Votre * pere m'est connu depuis longlemps de rcpiiiaiion; « c'est un honnete homme et un brave mililaire, qui a « gagne son baton de mareclial par ses actions et par « ses blessures. « Je vois que vous portez la decoration de Cincinna- « tus. Vous avez fait la guerre eri Amerique; votre jcu- « nesse est toujours belliqueuse. Cependant, depUis « 1763, vous auriez duoublier la guerre; une si longue « paixpeut amollir. Comment avez-vous pu si loin, et « dans un pays oii la civilisation commence, oublier «les delices de Paris, et vous passer de luxe, de bals, « de parfums, de poudre? Assez pique de ces mots tant soil peu desobligeanls, je I'interrompis, et reprenant le mot poudre, que je fei- gnis d'entendre autrement, je lui dis : « Sire, nous n'a- » vons pas malheureusement trouve I'occasiou d'enbru- «lerautant que nous raurionsvoulu; apres trois courtes • campagnes, les Anglais, en se renfermant dans leurs « forteresses et en se resignant a la paix, nous out pri- x ves trop tdt de ce plaisir. » « Ah! reprit en souriant le roi, je vous I'ai dit, per- « Sonne ne rend plus de justice que moi a I'ardeur de 412 MfiUOlRBS '• voire nation pour la guerre. II n'esl poiiilde peuple '< plus briliant; 11 reussit dans lout ce qu'il veut faire: « mals vous savez bien qu'on I'a loujours accuse d'etre « un pen leger et inconstant; ii est mobile comme son «imagination. » • Sire, lui repondis-je, nul n'est exempt d'imperfec- • lions, pas meme les plus grands hommes. Si voire • majeste me permet de le dire, n'avons-nous pas eu « quelquefois nous-memes a nous plaiiidre de sou in- " Constance, lorsque nous etions ses allies? la gloire .« seule vous atrouve loujours fldele.» Comme ma repartie avail ete provoquee par ses ma- lins sarcasmes, elle ne lui deplut pas. Au contraire, il l it, et ses yeux bleus, qui etaient tour a tour si malins, si penetrants, et on dit meme quelquefois si severes, pri- rent tout a coup une singuliere expression de douceur et de bienveillance. J'examinais avec une vive curiosite cet homme, grand de genie, petit de stature, voiite et comme com'be sous le poids de ses lauriers et de ses longs travaux. Son habit bleu, use comme son corps, ses longues bottes qui mon talent au dessus de ses genoux, sa veste con¬ vene de tabac, formaient un ensemble bizarre et cepen- dant imposant : on voyait au feu de ses regards que Tame n'avait pas vieilli; malgre sa tenue d'invalide, on sentait qu'il pouvait encore combattre comme un jeune soldat; en depit de sa petite taille, I'esprit le voyait plus grand que tons les autres hommes. « Savez-vous, me dit-il, quele regne devotre jeune « roi commence bien? II a trompe mes crainies et passe « mes esperances : j'avais eu peur^que le fils du dau- « phin ne se laissat gouverner par des pretres, par « quelque cardinal comme Fleury, et que les Welches « (ainsi vous appelait Voltaire) ne s'alfaissassentsous « leur triste discipline; mais il a ose prendre un mi- 1 nistre protestant que j'avais cru qu'il garderait plus OU SOUVKNIKS. 413 « longlenips; ii a suivi les conseils tie tolerance de « M. de Maiesherbes: il a profite des fautes des Anglais •• pour leur enlever treize provinces; il vient recem- « inent de protegcr la Hollande, et d'opposer une digue • aux projets de I'Aulriche. Celle-ci n'est pas legere, « et sa Constance dans ses vues pourrait bien encore « nousdonner d'aulres occupations. • Je croyais, d'apres cette derniere phrase, qu'il allait peut-etre me parler de I'echange de la Baviere et des menaces de M. de Bomanzoff; mais il s'arreta, so tut encore; et, changeant subitement de conversation, il me demanda des nouvelles de notre liittirauire, me parla des ouvrages les plus marquants avec autant de justesse que d'esprit, traita assez mal I'abbe Raynal qu'il avait cependaut accueilli avec faveur, me ques- tionna sur ce que j'en pensais, et parut assez content en me voyant rendre justice aux bons priiicipes consi- gnes dans son livre, et blamer les declamations qui le deparent. « Ces pliilosophes, repritle roi, out faitbeaucoup de « bien, et nous out tires de la barbarie. lis ont pres- • que aneanti la sollise des prejuges et la hoiiteuse fo- «lie des superstitions; mais ils connaissent pen les • hommes, et croient a tort qu'on gouverne aussi faci- «lement qu'on ecrit. Ils ne con^oivent pas qu'un prince, «philosophe par inclination, soit force d'etre politique « par devoir et guerrier par necessite; leur paix per- • petuelle est un reve comme la perfection. Leur chef « est mort, c'est une grande perte; d'ici a longtemps, « personne, chez vous ni ailleurs, ne remplacera Vol- " taire. » « Je suis charnie, sire, lui dis-je, pour la memoire « de cet immortel ecrivain, que vous rendiez a son om- • bre une faveur qu'il avait peut-etre merite de perdre, « mais qui lui avait lais^e surement de douloureux rc- B grets, » "• 35. 414 MGMOIRES « Oui, j'ai eu a ni'en plaindre, repliqiia le rol; mais • nous nous etions reconcilies. J'ai oublie ses tons, je « ne me souviens que du plaisir et du bien que m'ont « fait ses ouvrages. Vous allez voir en Russie sa grande « jadmiratrice; elle payait ses hommages un peu adula- « teurs et ses sarcasmes con ire les Turcs par de douces • et piquanies cajoleries. Elle ne m'a pas si bien traile, « moi, et une seule visile de I'empereur m'a enleve son « amitie; au resle, j'aurais tort d'en elre surpris : les « femmes sont capricieuses comme la fortune, el d'ail- ■« leurs celle-ci ne s'est jamais trop piquee de fidelile; « ce n'est point par cette vertu qu'elle est celebre. • Le voyant en si belle humeur, je hasardai quelques mots sur I'ambition de cette princesse qui avail aime, eleve, couronne, subjugue et depouille le roi de Polo- gne. Je sentis bien vite que, dans cet instant, je man- quais un peu de tact : Frederic avail ses raisons pour glisser legerement sur la position de Stanislas et sur le demembrement de sa couronne ; mais il revint sur le compte de I'imperatrice, et, comme il etait tres causti- que centre les personnes dont il croyait avoir a se plain¬ dre, il me raconta plusieurs anecdotes piquantes sur la sante de Catherine, sur sa cour et sur ses favoris. Je lui dis que j'etais fort curieux de connaitre une princesse si celebre, a laquelle on ne pouvait refuser du genie, puisque, etant fenime et elrangere, elle avail su regner tranquillement sur une cour feconde en ora- ges, conquerir I'affection d'une population immense sortant a peine des tenebres, etouffer sans cruaute plu¬ sieurs conjurations, triompher des Ottomans, bruler leur ilotte pres du Bosphore, et faire rechercher son alliance par les plus grands souverains de I'Europe. «II est facheux, ajoutai-je, qu'un regne si eclatant a o beaucoup d'egards, ait commence par une scene, par « une catastrophe si tragique.» « Ah! nie repondit le roi, sur ce point, quoique nous OC SOUVENIRS. 415 soyons a present a peu pres brouilles, je dois lui ren- dre justice : on esta ce sujetdans I'erreur; on ne pent iinpiuer justement a rimperaliice ni I'honneur, ni le crime de cette revolution; elle elait Jeune, faible, isolee, etrangere, a la veilie d'cHre repudiee, enfer- mee. Les OrlofFont tout fait; la princesse d'Aschkoff n'a ete la que la mouche vanileuse du coche. Rulhiere s'est trompe. « Catherine ne pouvait encore rien conduire; elle s'est jetee dans les bras de ceux qui voulaient la saur ver. Leur conjuration etait folle et nial ourdie; le manque de courage de Pierre III, malgre les conseils du brave Munich, I'a perdu ; il s'est laisse detrdner comme un enfant qu'on envoie coucher. « Calherine, courbnnce et libre, a cm, comme une jeune femme sans experience, que tout elait fmi, un ennemi si pusillanime ne lui paraissait pas dange- reux. Mais les Orloff, plus audacieux et plus clair¬ voyants, ne voulaut pas qu'on fit contre eux de ce prince un etendard, I'ont abaltu. « L'imperalrice ignorait ce forfait, et I'apprit avec un desespoir qui n'etait pas feint; elle pressentait juste¬ ment le jugementque tout le monde porte aujourd'hui conlre elle; car I'erreur de ce jngementest etdoit etre ineifagable, puisque, dans sa position, elle a recueilli les frnils de cet attentat, et s'est vue obligee, pbnr avoir des appuis, non sculement de menager, mais meme de conserver pres d'elle les autenrs du crime, puisque eux seuls avaient pu la sauver. « Jevous conseille, pour approfondir ce fait, devoir un vieillard tres estimable qui est, je crois, a present a Mittau; c'est M. de Kaiscrling. II a tout vu, tout su; il a ete a cette epoque I'inlimc confident des chagrins secrets de l'imperalrice.» « Voire opinion, sire, lui dis-je, est d'un grand poids et me soulage; car U m'en couiait d'admirer une sou- 416 MEMOIRES « veraine niontee au irdne par des degres si sanglants. « On me I'a tant vantee; je voyais avec peine une telle « taclie dans la lumiere du Nord, ainsi que I'appe- «laient Voltaire et D'Alembert. • « C'eiait une flagornerie un pen rude, reprit le roi, • lorsqu'ils disaient que c'e'tait du Nord que nous ve « nait aujourd'hui la lumiere. — Sire, repliquai-je, « Berlin est cependant dans le Nord. • II me fit une mine gracieuse et me dit: <■ Quelle route prcnez-vous .« pour aller a Petersbourg?est-celapluscourle?—Non,- • fiSire, repondis-je; je veux passer par Varsovie pour « voirla Pologne. • « C'est un pays curieux, ajoula le roi, pays libre oil « la nation est esclave, republique avec un roi, vasie «contree presque sans population, aimant, faisant la « guerre depuis plusieurs siecles avec gloire, sans pla- « ces fortes, et n'ayantpour armee qu'une pospolite ar- « dente, mais indisciplinee, toujours divisee en factions, « en confMerations, et tellement enthousiaste d'unc " liberte sans regie, que, dans leurs dietes, le veto « d'un seul Polonais suffit pour paralyser la volonte ge- « nerale. Les Polonais sont vaillants ; leur humeur est « chevaleresque; mais ils sontinconstants,legers,apeu « d'exceptions pres; les femmes y montrent seuls une «■ etonnante fermete de caractere; ces femmes sont « vraiment des hommes. » A I'appui de ces dernieres paroles, le roi me raconta plusieurs traits surprenants de I'intrepidite, de la con- stance, de rheroisme de plusieurs dames polonaises. Ensuite, il me fit un signe de tete pour me congedier; mais, me rappelant bientdt, il me dit: « Je vous prie de , « vouloir bien vous charger d'un paquet pour mon mi- « nistre a Petersbourg, le comte de Goertz. » Je I'assu- rai que je m'acquitterais de sa commission avec exacti¬ tude. « Ecoutez, continua-t-il, je ni'inleresse a votre succes OU SOUVKNIRS. 417 « eu Russie. L'iiuperalrice est depuis longleinps assez « mal avec voire cour, et vous rencontrcrez daiis voire • mission des obstacles assez didiciiesa aplanir. II est^ « de mon inleret, et je desire que voire cabinet re-, « prcnne, comme il le souhaiie, quclque influence a « Pciersbourg, et y contrebalance celle de rAulriche; • sur ce point nos inlerels sont coniniuus. «Vous aliez, je I'espere, former quelqucs liaisons « avec mon minislre : le comle de Goerlz est un liomme « d'esprit, experimenle, et qui me sert avec zele depuis; «longtemps. Mais, comme c'est pendant sa mission"' « que I'imperalrice a change de sysleme, et que le cre- " dit de I'empereur pres d'elle a remplace le mien, vous « Irouverez le comte de Goertz, dont le caraclere est « Ires ardent, fort irrile, fort meconlent, et un peu irop « dispose a adopter, comme vraies, touies les nouvelles « que lui debilent les frondeurs, et tons ceux qui sont « mallrailes par I'imperalrice. Tenez-vous en garde • centre son exageration. C'est un conseil que je trouve « utile de vous donner pour voire direction, el qui iin- « porle an succes que je vous souhaiie.» Je le remerciai de celle preuve de bonte, qui me sur- pril, mais cependant beaucoupmoins qu'on ne pourrait le croire; car, depuis TalTaire de Hollande, noire cabi¬ net, refroidi pour celui de Vienne, tendait peu a chan¬ ger de sysleme politique el a se rapprocher secrelement de la Prusse. J'avais meme, dans mes instructions, I'ordre de vivre avec le comte de Cobenlzel, ambassa- deur d'Aulriche, dans une intimile ires grande en ap- parence, mais de monlrer en secret une confiance plus r^le an ministre de Prusse. Le roi, en me congediant, me dit: « Adieu, moiir « sieur de Segur : je suisbicn aise de vous avoir connu; « et, lorsque apres voire mission vous relournerez en « France, si je vis encore, revencz par Berlin, restez- 418 UEUOiUES « y plus iongienips; Je vous reverrai avec un veriiabie " plaisir. » ■ Cctie longue audience me valut un redoublement d'obligeance de lous les grands personnages qui habi- laient Berlin, oil je restai encore plusieurs jours. Le prince Henri, le prince Ferdinand, tons les mi- nistres qui m'invilaient frequeninient, me parlaieni sans cesse des menaces faites par M. de Romanzoffau due de Deux-Ponls; tons paraissaieut croire que non seule- ment la cour de France avail etc informee du projet d'echange, mais que meme celait de son consenlement ■que la proposiiiou en avail ele faile au due. Mou silence ou mon ignorance sur ce poinl devail les surprendre; mais le pen de paroles que je me per- mis a ce sujel durenl plulol augmenler leurs doules qu'affermir uiie opinion qui ne me paraissail poiiil vrai- semblable; car je ne pouvais me persuader que nous voulussions aiusi abandonner les princes que nous de¬ vious proteger, el seconder une ambilion qu'il nous ira- porlail de conlenir. Je n'elais poinl elonne que Fempereur vouliil laisser vider ii lelecleur palalin ses anciens debals relalifs a I'Escaul, el qu'il lui convinl, en concenlrant ses posses¬ sions, de changer un lerritoire aussi eloigne de ses forces, conlre un lerriloire si fort a sa porlee. Mais ce qui semblail irop difficile a expliquer, c'esl que Calheriue II, sans consuller la France, eiil charge son minislre de presser aussi vivemenl 31. le due de Deux-Ponls de souscrire a un arrangemenl, evidem- menl conlraire aux Irailes donl I'imperairice elle-meme avail garanli I'execution. II am'ail e(^ encore plus ex¬ traordinaire que le jeune Roinanzolf eul imperieuse- meni fail une semblable proposition, sans y avoir ele autorise par sa cour. D'ailleurs, ce qui devail me faire croire que le con¬ cert des cours iinperiales n'elail pas une idee deuuee OU SOUVENIRS. 4(9 de fondement, c'elait la fermentation produite Jt Pe- tersbourg par rarrivee de deux courriers de i'empereiu*; du mollis, c'est ce que m'assurait un des miiiistres du"* roi de Prusse : il me disait que le prince Potemkim avail donne des ordres aux ofliciers pour rejoindi'e leurs corps, et que tout annouQalt im rassembiemeiit de troupes destinees a imposer au cabinet de Berlin. II est vrai que cette inquietude apparente du cabinet prussien pouvait avoir pour objet de nous determiner a un rapprochement, plus decide que celtii qui semblait se preparer entre nous. Ce fut dans ce sens que j'ecrivis a M. de Vergennes" en lui rendant compte de tout ce que j'avais entendu aux Dcux-Ponts, a Berlin et sur ma route, relativement a cette affaire, qui agitait alors tons les esprits. J'avais beaucoup comiu a Paris le prince Henri de Prusse, digne frcre du grand Frederic; il etait arrive en France, precede par une glorieuse renommee que lui avaient meritee de brillants exploits. Vaillant guerrier, habile general, profond politique, ami de la justice, des sciences, des lettres, des arts, protecteur des faibles, secouiable aux infortunes, son nom inspirait un juste respect. La simplicite de ses ma- nieres, rurbanite de son langage, I'amenite de son ca- ractore lui attiraient I'affection. La petitesse de Sa laille I'irregularite de ses yeux, les desagrements de sa fi¬ gure, qui choquaient au premier abord, s'oubliaient Ires vite en causant avec lui; I'esprit ennoblissait le corps, et bieutot on ne voyait plus en lui que le grand homme etl'homme aimable. ■ Pendant son scjour a Paris, il conquit des admira- leurs dans toutes les classes de la societe ; les savants consultaient ses lumieres, les artistes son gout, les.po- liliques et les militaires son experience; les poetes bri- guaient son suffrage, et lui prodiguaient leur encens. All nombre des personnes de la societe la mieux 430 slEUOIRES clioisie, il disiingua pariiculierement line femme treS ainiable, la comiesse de Sabran, et I'un de mes plus in- , times amis, le cclebre chevalier de Boufllers, qui dc- puis, pendant les orages de la revolution, irouva un asyle dans son palais, et lui resta devoue toute sa vie. Je me rappelle qu'un jour ce prince assistant a une representation de I'opera de Castor et Pollux, qu'on donnait pour lui, et se trouvant place a cote de Bouf¬ llers et du jeune Elzear de Sabran, dont on vantait alors ;resprit precoce, ce prince s'amusait a questionner cet enfant et lui disait: « Expliquez-moi done ce que c'est « « que ce Castor et ce Pollux que vous regardez avec « tant d'attention? —Ce sont, repondit Elzear, deux « freres jumeaux sortis d'un m^me ceuf.—Mais, vous- « meme, dit le prince, vous etes sorti d'un ceuf. • Alors I'enfant, surpris, mais doucement souffle par Boufllers, repliqua par cet impromptu : « Ma naissance n'a rien de neuf; « J'ai suivi la commune r&gle. < Mais c'est vous qui sortez d'un oeuf, « Car vous 6tes un aigle. » Ce prince, apres ma presentation, daigna m'admetire dans sa plus familicre inlimke. II me faisait presque tous les jours diner ehez lui, et se plaisait a me raconter tout ce qu'il avait vu et entendu en France. » Ce qui « m'a le plus surpris, me dit-il une fois, c'est voire roi; « jem'enelais fait une tout autre idee; on m'avaitdit que « son education avait ete tres negligee, qu'il ne savait ■■ rien, et qu'il avait peu d'esprit. Je fus lout elonne, en « causant avec lui, de voir qu'il savait tres bien I'his- " toire, la geographie, qu'il avait ies idees fort jusles ^ « en politique, que le bonheur de son peuple I'occupait « enlierement, et qu'il etait rempli de sens, ce qui vaut « mieux pour un prince que le bel esprit; mais il m'a « paru qu'il se defiait irop de lui-meme, tandis qu'il est « peut-etre de tout son conseil celui qu'il devrait le plus OU SOUVEMftS. 421 « souvent consulier. SII acquiert un peu de force, il « seraun excellent roi. Quant a la reine, j'evilerai d'en « parler, car elle ne m'a pas irop bien traite : on la dit' « aimable; mats Dieu veuille, pour la France et pour « nous, qu'elle soil un peu moins Autrichienne! » Je lui repondis qu'a cet egard il devait 6tre pleine- ment rassure par la noble conduile que cette princesse venait de tenir recemmeiit ^ I'occasion de I'affaire de Hollande. II me parla beaucoup ensulte de la Russie et de Ca-. therine II. • Elle jette un grand eclat, me dit-il; on la' • vante, on I'immortalise de son vivant. Ailleurs elle: « brillerait sans doute beaucoup moins; mais dans son" «pays elle a plus d'esprit que tout ce qui I'enloure; on « est grand a bon marche sur un pareil trdne : elle n'a « pour voisins que des Chinois dont un desert la separe, • des Tartares sans civilisation, des Turcs imbecilles, « un roi de Suede pauvre et qui n'a qu'une poignee de • soldats a lui opposer, enfin des Polonais braves, mais • divises, et dont les troupes, comme le gouvernement, « sont en pleine anarchic. Diderot a dit que la Russie « ctait un colosse aux pieds d'argile; mais ce colosse «immense et qu'on ne pent attaquer parce qu'il est cou- « vert d'une cuirasse de glace, a les bras bien longs. II « pent s'etendre et frapper oil il vent j ses moyens et ses « forces, quand il les connaitra bien et saura les em- • ployer, pourront ^tre funestes a I'Allcmagne. » « II me parait deja, monseigneur, lui repondis-je, « que son ambition connait peu de bornes : apres avoir • conquis la Livonie, delruit les Zaporaviens, chasse " les Tartares de Crimee, enleve un grand territoire • aux Turcs, et parlage recemment la Pologne, il sem- «ble nous annoncer une nouvelle et fatale invasion des «peuples du Nord dans I'Occident. » « Ah! pour le partage de la Pologne, repliqua le • prince, rimperalrico n'en a pas rhonneur, car je puis I. • 3C 423 u^moires « dire qu'il est mon ouvrage. J'avals ete faire un voyage « i Pelersbourg; a nioii retour jedis au roi mon frere : « Ne seriez-vous pas hien e'tonne et bien content si « je vans faisais tout a coup possesseur d'une grande « partie de la Pologne ? • « Surpris, out, repondit mon frere, mats content, « point dii tout; car it faudrait pour faire cette « conquete et pour la garder, soutenir encore tine « guerre terrible centre la Russie, centre TAutri- « che, et peut-Are centre la France. J'ai risque une « fois cette grande lutte qui a failli meperdre. Te- « nons-nous-en Id; nous avons assez degloire; nous « sonimes vieux, etilnous faut du repos. « Alors, pour dissiper ses craintes, je lui racontai « que, m'entreienant un jour avec Catherine II, comme « elie me parlait de I'esprit tm'bulent des Polonais, de «leur anarchie, de leurs factions, qui, tdt ou tard, fe- • raient de leur pays un theatre de guerre, ou les puis- « sauces qui les entourent, seraient inevitablement en- * trainees, je couqus et lui presentai I'idee d'un partage « auquel rAutrichedevraitnaturellementconsenlirsans « peine, puisqu'il I'agrandirait. <■ Ce projet frappa vivement I'imperatrice : C'est un « trait de lumiere, dit-elle; et si le roi votre frere « adopte ce projet, e'tant d'accord tons deux, nous « n avons rien a craindre; ouTAuiricbe cooperera « a c^partage, ou nous saurons sans peine la forcer "die souffrir. " Ainsi, ajoutai-je, sire, rous voyez qu'un tel " agrandissemeiit ne depend plus que de votre vo- «lonte'. ]\Iou frere m'embrassa, jpe remercia, enlra '« promptement en negociaiion avec Catherine et la com* « de Yienne. L'empereur hesita, sonda les dispositions 0 de la France; mais, voyant que la faiblesse du cabi- « net de Louis XV ne lui laissait aucun espoir de se- « cours, il ceda et prit doucement sOn lot. Ainsi, sans OU SOUVENIRS. 423 « guerroyer, sans perdre de sang ni d'argent, .grace a B moi, la Prusse s'agrandit et la Pologne fut partagee,» Ce prince, voyant men elonnement, crut que men silence venait de men admiralion; mais, irop jcune et trop nouveau diplomate, je ne pus me permellre des louanges qui repugnaient a ma conscience. Je conli- nuai a me laire, ne jugeant pas convenable de clioquer sans necessite, par ma dcsapprobation, un personnage si superieur a moi par son rang et par son experience. Cependant le prince, lisant apparemment dans mes yeux une parlie de ce que je pensais, me dit de parler a coeur ouvert, et de lui faire connailre franchement men opinion sur ce qu'ii venait de me raconler. Je resistai et j'allcguai vainement mon age, mon inexperience, mon respect et la crainle de lui dcplaire; mais, presse de nouveau, je lui dis enfin : « Eh bien! « monseigneur, vous voulez savoir absolument ce que " je pense? le void : la Pologne etait independante, « inoffensive; vous n'aviez aucun grief conlre elle; son " seul tort a ele sa faiblesse; ce demembrement est un « grand et premier acte d'injustice dont les suites me « semblent incalculables. Que ne doil-on pas craindre • pour I'Europe et pour le bonheur de Thumanile, si B desormais les souverains qui la gouvernent, rempla- « cent le droit des gens par le droit de convenance! » Le prince souritj mais ce sourire me semblait tant soit pen force. II me congedia plus tdt que de coutume; le jour suivant il ne me vit point. Mais le surlendemain, I'humeur du prince etant passee, la bienveillance du philosopbe reparut. II me fit venir de bonne heure chez lui, voulut me lire quelques uns de ses ouvrages, et, par ^ la, me mit a une epreuve non moins delicate que la pre¬ miere. Nul ne doit sortir de sa sphere; souvent on se rape- lisseen sedeplaQant. Les muses n'avaient point, comme la gloire, prodigue leur^faveurs au prince Henri. J'eq- ** 4i4 U^MOIRES tendis avec une sorie de souffrance la lecture qu'il me I fit d'un opera et d'une comedie. Ses plans etaient mal ' census, son style incorrect etloiird; on netrouvait, dans ses pieces, nul interet; et, chose etrange, les idees en etaient tres communes. Cependant, moins candide que la premiere fois, et n'ignorant pas que I'amour-propre des auteurs est en¬ core plus irascible que celui des princes et des conqu^ rants, je me gardai bien de laisser voir I'ennui profond quej'avais ^prouve. Mais, comme il n'etaitpas en moi de dire ce qui etait absolument contraire a ce que je pensais, au lieu de louanges, je m'etendis en vifs et pro- longes remerciments de I'extr^me bonte du prince, qui I'avait porte a me faire jouir ainsi du fruit de sesloisirs. II m'ecoutait avec I'air d'un homme qui attend encore autre chose, et mon trouble allait croissant; heureuse- ment une visite mit fin a mon embarras,-de maniere que je sortis, sans trop de gaucherie, d'un pas si glissaut et si difficile. Deux jours apres, ayant regu le paquet dont le roi ni'avait dit qu'il me chargerait, et qui etait, ainsi que je I'appris depuis, un nouveau chiflfre, je pris conge de la famiile royale, et je partis pour Varsovie. En traversant la partie orientale des Etats du roi de Prusse, il semble qu'on quitte le theatre ou regne une nature enibellie par les efforts de I'art et d'une civilisa¬ tion perfectionnee. L'oeil est deja atlriste par des sables arides, par de vastes forets. Mais, des qu'on enlre en Pologne, on croit sortir en- tierement de I'Europe, et les regards sont frappes d'un ^ spectacle nouveau; une immense ^ntree, presque to- lalement couverte de sapins toujours verts, mais tou- jours tristes,coupee a de grandes distances pgr quelques plaines cultivees, semblables aux iles eparses sur I'O- cean; une population pauvre, esclave; des sales villages; ces chaumieres peq differenles des huttes sauvages; OU SOUVENIRS. 4ii tout ferait penser qu'on a recall de dix siecles, et qu'on se retrouve au milieu de ces hordes des Huns, des Scy¬ thes, des Venetes, des Slaves et des Sarmates, dont les Hots, roulant sans cesse I'un sur I'autre, se repandaient successivement en Europe, en chassant devant eux les Bulgares, les Goths, les Scandinaves, les Bourguignons et touies ces tribus belliqueuses qui ^craserenl de leur poids les derniers debris de I'empire romain. Cependant, ausein de ces froides etagrestes contrees, apparaissent quelques grandes villes, riches et popu- leuses, autour desquelles s'elevent i de grandes distan¬ ces des chateaux habites par une noblesse polie, belli- queuse, libre, fiere et chevaleresque. La, les siecles feodaux revivent; la, retentissent les cris d'honneur, de liberte; la, le voyageur, re<;u avec une antique et genereuse hospitalile, trouve, dans de vastes salles, des preux courtois, des dames remplies de graces, dont Tame elevee et le caractere romanesque melent a leurs doux attraits je ne sais quel d'heroique. On dirait, a les voir et a les entendre, qu'elles vont tout a I'heure presider un tournois, soutenir un siege, ani- mer leurs epoux, leurs amants, les guider aux combats, les parer d'echarpes brillantes, et les couronner apres la vicloire, au chant des bardes, au son des harpes, ou bien aux doux accents des troubadours. Tout est contraste dans ce pays : des deserts et des palais, I'esclavage des paysans, la turbulente liberte des nobles qui formaient seuls depuis longtemps la veri¬ table nation polonaise, une grande richesse en ble, pen d'argent et presque point de commerce, si ce n'est par une foule active de juifs avides que le prince Potemkiii nommait plaisamment la navigation de la Pologne. Dans presque tous les chateaux, le luxe d'une grande fortune mal administree et s'ecroulant sous le poids de dettes usuraires; un grand nombre de domestiques et de cbeyaux, et presque pas de raeubles; un luxe orien- • 36. Hl^MOmES lal et auculie des commodites de la vie; uue table sotriptueuse ouverte a tous les voyageurs, et point de • lit dans les appartements, hers ceux du maitre et de la maitresse du logis; une vie presque totalementemployee en courses et en voyages^ mais avec la triste necessite de tout porter avec soi > car sUr toutes les routes, ex- cepte .dans quelques grandes Villes, ii n'existe point d'auberges. Une constante passion pour la guerre et I'aversion de la discipline, une crainte fondee et continuelle des puissants oppresseurs qui les entourent, aucuns soins et ducuns sacrifices pour garantir les frontieres en les couvrant de forteresses. Les arts, I'esprit, la grace, la litlerature, tous les charmes de la vie sociale, rivalisant a Varsbvie avec la sociabilite de Vienne, de Londres et de Paris; mais, dans les provinces, desmoeurs encore sarmates: enfin un melange inconcevable de siecles anciens et de siecles modernes, d'esprit monarchique et d'esprit republicain, d'orgueil feodal et d'egalite, depauvrete etde richesses, de sages discours dans les dietes et de sabres tires pour former la discussion, de patriotisme ardent et d'appels irop frequents faits, par I'esprit de faction, a rinlluence etrangere. Telle etait la Pologne, et telles etaient les reflexions qui m'occupaient, lorsqu'en sortant de la solitude d'une vaste forbt de cypres et de pins, oil Ton pouvait se croire a I'extremite du monde, Varsovie s'offrit ^ mes regards avec I'eclat de la capitale d'un grand royaume. En y entrant j'y remarquai pourtant encore de singu- liers contrastes : des hdtels magnifiques et des maisons mesquines, des palais et des baraques; enfin, pour achever le tableau, je vis, en arrivant chez madanie la princcsse de Nassau, qui m'avait olfert un logement, et dans une superbe position qui doniinait la Yislule, une sorie de palais, dont uue moilie brillait d'une noble ele- OU SOUVENIRS. 427 gance, tandis que I'autre n'etait qu'un amas de deconi- bres et de ruines, triste reste d'un incendie. Apres avoir lu beaucoup de llvres d'histoire et de voyages, il faudrait encore, pour se faire une idee juste des institutions d'un pays, de sa statistique, des moeurs de ses habitants, de leurs lois, de leur caractere na¬ tional, un long sejour et des liaisons avec un grand nombre d'hommes de differentes classes et de difife- rentes opinions. Autrement on tombe necessairement dans I'erreur selon les diverses positions, preventions OU passions qui peuvent avoir dicte les renseignements insulfisants qu'on a recueillis. Mais, pour connaitre seulement les usages, I'esprit, les moeurs de la societe brillante d'une capitale, les in¬ trigues, les faiblesses, les aventures des personnages le plus en vogue, il sullit de vivre quelques semaines dans I'intimite d'une femme aimable et spirituelle; cependant, quelque bonne foi qu'elle veuille y mettre, on court le risque de voir un peu exagerer les defauts des femmes qui sont jolies, et le merite de celles qui ne le sont pas. En peu de jours la conversation de madamede Nassau m'instruisit a cet egard plus completement qu'un long voyage n'aurait pu le faire, et la cour de Pologne me futpresque toutaussi connue que celle de Versailles. Le surlendemain de mon arrivee, je fus presente au roi en audience particuliere par M. le comte de Stac- kelberg, ambassadeur de Russie. L'accueil que me fit cemonarque me parutnon moins singulier qu'aimable. « Ah! monsieur de Segur, me dil-il des qu'il me vit, je « puis vous assurer que c'est avec le plus grand plaisir « que je vous revois.» Ces paroles m'etonnerent tellement que je crus avoir malentendu; et, comme maphysionomie ainsi que mon silence peiguaient assez ma surprise, le roi repela : « Oui, jc vous revois avec un vrai plaisir. — Mais, sire, « repondis-je, votre majpste doit trouver mon etonne^ 428 MEtlOlRES « nient tres nauirel. Celiii quiauraitcu le bonlieurde • vous voir une fois, ne pourraitassurement pas ravoir « oiiblie, et ii est ires certain que jamais jusqu'a cejour • je n'ai paru aux yeux de votre majeste. » « Vous 6tes dans I'erreur, reprit en souriant Slanis- «las, et je pourrais meme vous accuser d'ingratitude; « car le premier jour oil je vous vis, je vous embrassai « tres cordialement et comme jede fais a present. • A ces mots il me fit I'honneur d'approcher sa joue de la mienne. « Sire, repliquai-je, je I'avoue, la plaisanlerie que me • fait votre majeste, et qui est sans doute tres obligeante, • sera, tant que vous ne daignerez pas me I'expliquer, « une veritable enigme pour moi. • « Ecoutez, me dit alors ce prince, vous savez que je <■ n'ai pas toujours ete roi de Pologne; il y a trente ans « que je me nomniais Poniatow ski. J'ai voyage, je suis 0 resle assez longlemps en France. Votre pere et la « marquise sa femme me recevaient habituellement « chez eux, je vivais dans leur intiinile. Pen de jours « avant mon depart de Paris, je venais dire adieu a « votre pere, je trouve sa porte fermee; j'insiste pour « qu'on I'ouvre; on me repond que votre mere est ac- « couchee dans la matinee, et que M. de Segur est au- « pres d'elle. Je dis que c'estun motif de plus pour que « je le voie et que je lui fasse mon compliment. J'entre; « votre pere me mene dans le cabinet ou Ton vous avait « porte, et j'embrasse le nouveau ne. Vous voyez bien « qu'il est tres vrai que vous etes pour moi une ancienue <■ conuaissance, et qu'il est en m^me temps tres naturel « que cetle conuaissance n'ait pasjaisse de trace dans « votre souvenir; car, depuis ce temps, nous sommes « lous les deux un peu changes.» Apres m'avoir queslionne obligeamment sur ma fa- mille, et sur celles dont les noms restaient graves dans sa raeraoire, il me congedia; mais, depuis cetle au- OU SOUVENIRS- 429 dience, je le vis presque tous les jours en societe ires pen nombreuse, tantdl dans son palais, lantdt chez ma- dame de Cracovie sa sceur; enfin chez madame do . Nassau, ou il vint plusieurs fois passer la soiree. Je irouvai sa conversation instructive, agreable, le- gere et variee, heureuse en transitions; 11 efileurait tout, n'approfondissait rien, soil pour ne pas embar- rasser ses interlocuteurs, soil pour ne pas s'embar^ rasser lui-meme, mais surtout pour plaire : car la con¬ versation ne ressemble pas aux livres; elle devient lourde et languissante des qu'on s'y permet de graves reflexions et de longues tirades. Plaire etait le but constant, le merite principal et le grand art de ce prince : ses entretiens, dans le petit cercle oil je le voyais, roulerent presque entierement sur la litterature fran^aise. II lut avec un vrai talent quelques morceaux des poemes de notre Virgile fran- ?ais, I'abbe Delille, quelques scenes d'unetragedienou- velle de La Harpe, et une ou deux fables de Florian. II exigea de moi la lecture de quelques unes de mes faibles productions que I'indiscretion de la princesse de Nassau lui avail fait sans dome connaitre, et dont une spirituelleet belle dame polonaise, la comtessePotocka, que j'avais vue plusieurs annees en France, lui avail parle avec plus de bienveillance que de justice. Le roi me fit aussi beaucoup de questions sur la guerre d'Amerique et sur les caracteres des person- nages qui s'y etaient le plus distingues, tels que Was¬ hington, La Fayette et Rochambeau; mais en general il evita toute conversation politique.. Je regardai cette reserve comme une obligeance; car le cabinet de Versailles depuis 1773, abandonnant la Pologne a ses spolialeurs, et n'y pouvant plus exer- cer aucune influence, y rendait notre position presque embarrassante. Ln admirant d'un c6ie les qualites personnellcs d'un 430 MEHOIRKS roi (lent la socieie avail tani de charmc, ct cn songcaiu d'une autre part aux fames, aux malhcurs et au sort futur de ce monarque, depouille des deux tiers de ses Etats et domine par ses puissants voisiiis, je me disais : Quelle meprise du sort, et pourquoi a-t-il voulii, par un fiineste caprice, faire du parliculier le plus aimable, de Thomme de cour le plus brillant, le plus inforlune des rois! la singularitede son education eut une grande influence sur la bizarrerie de sa deslinee. Poniatowski, pere de Stanislas, etail un noble li- thuanien ; d'abord il suivit avec eclat les drapeaux du fameux roi de Suede, Charles XII j apres la mort de ce monarque, s'elant reconcilid avec le roi Augiisle, il le servit avec la meme fidelite qu'il avail precedemment montree au heros suedois. La mere de Stanislas etait une princesse Czatorinska, dont I'origine illustre" remontait aux Jagellons. Cetie noble Polonaise, fiere, romanesque et superstilieuse, ayant fait tirer I'horoscope de son fils par un Italien, dont le charlatanisme passait a ses yeux pour une science profonde, I'astrologue liii predit qu'un jour cet enfant parviendrait au trdne. Des lors elle eleva son fils pour le r61e brillant qui lui etait promis, fit passer sa conviction dans son jeune esprit, exalta son imagination, et s'eflbrga de lui don- ner les talents et les vertus nccessaires au monarque d'un pays libre, qui devait a la fois se montrer, suivant les circonstances, severe et conciliant, majestueux et populaire, orateur et guerrier; mais la nature ne se- conda qu'en panic, les vues de I'heroine polonaise. Poniatowski prit facilement et mresque theStrale- ment le maiuiien, la marche, le ton, la dignite d'un prince; les progres de son instruction furent rapides; il appiit promptemeiit sept langues, qu'il paiiait avec une egale facilite; il se distingua de tous ses conipa- giiojis par son adresse dans les excrcices miliiaires. De OU SOUVENIRS. 4iJl bonne heure on remarqiia en lui une eloquence nniii- relle, mais une eloquence plus loiichante que forle ot plus elegante qu'energique. Laseverite de sa mere ne.pouvait vaincre ses pen¬ chants : elle voulait qu'il ne s'occnpht que de politique; il etait sans cesse entraine par le plus vif amour pour les arts, pour les lettres et surtout pour la poesie. Inutilement on avait pretendu I'astreindre a une grande severite de moeurs; les charmes de la beanie, et les succes qu'il dut bientot aux agrements de sa fi¬ gure et de son esprit, le porterent irresistiblement a la galanterie. Son pere esperait en faire un sage austere et un homme-d'Etat; il ne devint qu'un litterateur instruit, un courtisan spirituel, un orateur agreable et un bril- lant chevalier. II s'elevait an dessus de presque tons ses compa- triotes par la beaute de sa figure, la noblesse de sa taille, i'elegance de ses formes et la grace de son esprit. Lorsque je le vis, il avait encore conserve une pariie de sa beaute, une taille majestueuse, un regard rempli de finesse et de douceur, un son de voix qui alr- lait a fame, et le sourire le plus aitrayant. Aimant a voyager, comme la plupart de ses compa- triotes, il parcourut I'Allemagne et sejourna longtemps en France. L'urbanite de ses manieres, la culture soi¬ gnee de son esprit, son amour pour les lettres et pour les arts, le firent egalement bien accueillir par les princes, par les personnes de la plus brillante societe, par les poetes, par les savants et par les artistes. Comme il aimait beaiicoup tons les plaisirs et ne possedait qu'une fortune mediocre, il contracta des dettes a Paris, et ses creanciers le firent mettre en prison; il dut sa liberie a la generosite de la femme dii chef opulent d'une manufacture de glaces. C'eiait madame Geoffrin, qui devini, depuis, c<51ebre ♦ 432 UEtiOlItCS sans aiiires nioyens qu'une bonne table, un noble ca-" ractere, un esprit naiurel tres piquant, cache sous une ^enveloppe simple et modeste, et par des liaisons inti- mes avec tout ce que la cour et la ville contenaient de personnages distingues. Sa maison etait un rendez¬ vous ou se reunissaient les Fran^ais et les etrangers les plus considerables par leur rang ou par leur repn- .tation; ils venaient y recevoir des lemons de gout et en¬ tendre des verites utiles, ditcs avec une franchise trds originale. La bienfaiirice du comte Poniatowski fut, quelques annees apres, fort etonnee d'apprendre que le captif qu'elle avait tire de prison etait deveiiu roi. Stanislas, pour acquilter la dette de Poniatowski, lui temoigna constamment la plus vive reconnaissance, entrelint avec elle une correspondance habiiuelle, I'invita a venir le voir en Pologne, et I'accueillit avec la tendresse qu'il aurait pu montrer a une mere et a une amie. Lorsqu'il avait quitte la France pour se rendre en Angleterre, il s'y dtait lie avec un noble anglais, qui, recemment iiomme ambassadeur a Petersbourg, lui proposa de I'accompagner en Russie. Sa beauie, son esprit et son audace lui valurent promptement une brillante conquSte. II plut a la grande duchesse Ca¬ therine ; la jalousie du grand due les separa; mais, des que cette princesse fut montee sur le trdne, elle voulut donner celui de Pologne au jeune Polonais qui Favait charmee. II aurait pu dillicilement Temporler sur ses rivaiix dans un temps ordinaire; mais les demarches actives de I'ambassadeur russe Kaiserling^et le voisinage de cinquante mille hommes, commandos par le mar^chal Romanzoif, triompherent de toute opposition, de sorte que Poniatowski se vit proclame roi, sous le nom de -Stanislas-Auguste, par la diole de Wola, le 7 septem- I)re 1764. OU SOUVENiRS. 433 Sur un autre trdne moins entour^ d'orages, Sta- nislas-Auguste, par sa douceur, par sa prudence, par la bienveiilance qui lui etait naiurelle, et par son amour pour la justice, aurait regne paisiblement et joui de ceite gloire pure, seule et noble ambition des bons rois; mais Stanislas savait plaire et ne savait pas com¬ mander; son caractdre aimable et liant, auquel il de- vait, comme particulier, des succ^s brillants, devinjt, ' lorsqu'il fut couronne, la cause de ses malbeurs. II vivait dans un temps de troubles, et gouvernait un peuple divise en factions irr^onciliables qu'il eSp^ra vainement adoucir, tandis qu'il fallait les comprimer. Au lieu de parler aqx passions le langage de I'autoritd, 11 leur parlait celui de la raison, qu'elles n'entendent jamais, line lettre touchante et elegamment dcrite lui semblait plus propre k ramener des esprits abends et des caractdres ardents, qu'une ordonnance ou qu'une loi sage et severe. Evitant avec soin la guerre, m^me la plus juste, il ne saisit aucune des occasions que la fortune lui presenta pour acquerir, par )es armes, une gloire necessaire a un prince sorti du rang descitoyeus, et qui vent imposer I'obeissance ^ des nobles fiers de leur illustration, et dont la plupart avaieiit ete si longtemps non seulement ses dgaux, mais ses superieurs. Bientdt des troubles religieux eclaterent; on eloigna des dietes les dissidents. Ceux-ci, reclamani leurs droits de suffrage garanlis par Ic traite d'Oliva, implorerent I'appui de Catherine II, dont le roi de Pologne n'etait k leurs yeux que le lieutenant couronne. En 1766 une diete fut convoquee, et devint prompte- ment orageuse. Les ministresd'Angleterre et de Prusse ^rivirent et agirent en faveur des dissidents. Le roi inclinait pour eux. Des que les ev^ques catholiques et leurs partisans s'en aper^urent, its I'accus^rent de trahison et de complicite avec les ennemis de I'Etat. I. • 37 431 MllMOIftES L'appfoche d'une urmde msse, qui parut sous les luurs de Varsovie, donna des forces k cette accusa- iion^ elle exaspera les esprits. Les catholiques prirent les armes et se form^rent en confederation sous I'eten- dard de la Vierge. Le douzieme siecle et les sanglantes querelles des Albigeois semblaient renaltre. La croix brillait sur les habits des confed^r^. Quatre de leurs chefs firent serment d'enlevw ou de tuer Stanislas; k la tete de quarante dragons d^guis^s en paysans, ils OSerent tenter cette temeraireentreprise, et leur audace r^ssit. Au milien de la nuit, embuSqura dans Une rue de Varsovie, ils attendirent, attaqudrent la voiture du roi, et disperserent son escorte^ Ce prince Toulaitsesauver,inais les conjures le saisi- rent. L'un d'enx lui tira un coup de pistolet, dont la flamme brdla ses cheveux; un autre lui &, d'un coup de sabre,^ Une profonde blessure sur la t§ie; et tous, I'ayanl pone sur un cbeval, I'entrain^rent rapidement hors de la capitate. Le temps i^tait orageux et Tobsciu-ite profonde: ils s'egarerenl au point, qu'apr^s plusieurs heures de marche, ils s'aper^urent, anx premiers rayons du Jour, qu'ils etaient revenus pres de Varsovie; la frayenr les saisit, ils s'enfuirent. Un seul. nomme Eosinski, resta pres de Stanislas; tous deux se trouvaient pied, leurs chevaux etant ac- cables de lassitude. Voyant alors le visage du monarque inonde de sang, la ptiie entra dans le cceiu- de ce conju¬ re. Le foi s'en aper^ut, profita de son emotion avecune grande presence d'esprit, et, avec cette touchante elo¬ quence qui etait une de ses brillantns qualites, il lui re- procha doucement son attentat, lui prouva victorieuse- ment qu'on ne pouvait etrelie par un serment coupable, le conjura de reparer son crime par un noble et grand service; en fin il attendrit et flechit ce fougueux ca- ractere. OU SOUVENIRS. 435 Cependaiit Kosinski lui dit: » Je me sens dispose ^ « vous sauver la vie; mais si je cede ace sentiment, si «je vous ramene a Varsovie, ma mort ne sera-t-elle » pas le chatimentde ma faiblesse.^ » Leroi lui jura sur son honneur qu'il le garantirait de tout peril, et son assassin, tombant it ses pieds, s'abandonna totale- ment it sa magnanimitd. Stanislas dcrivit au gonverneur de Varsovie, qui bien- tdt lui envoya des gardes; sous leur escorie, il fut re- conduit it son palais. Kosinski obtint sa grace, et s'exi- Ja en Italie, oit il jouit le reste de ses jours d'une pension annuelle que Stanislas lui avait assuree. Les perils qu'avait courus ce prince, son courage et sa delivrance presque miraculeuse, lui rendirent pour quelque temps I'affection de ses sujets) mais les troubles se renouvelerent, s'animerent; les trois gran- des puissances qui entouraient la Pologne, en proiite- rent pour satisfaire une juste ambition. Le roi aurait eu besoin, pour resistor it des forces si colossales, dHme dnergie hdro'ique qui lui manquait, et de ce gdnie qui peut seul trouver de grandesressources dans un si grand pdril. Le crime politique futconsom- md, et le premier partage de la Pologne eut lieu en 1773. Ainsi, lorsque j'arrivat it Varsovie, le roine rdgnait plus que sur un pays ddmembrd et sur une nation hu- milide, ou plutdt c'dtait Catherine qui rdgnait; son am- bassadeur, le eomte de Stackelberg, moins altier ce- pendant que son prdddcesseur le prince Repnin; dddai- gnait de couvrir d'un voile modeste sa toute-puissance. Stanislas n'avaitplus que la ddcoration d'un roi; il obdis- sait aux ordres que son imperieuse protectrice lui dic- tait, el la cour de I'ambassadeur dtait plus brillante et plus nombreuse que la sienne. L'independance dtait perdue, et lejoug dtait troppe- sant pour qu'aucun courage put le secouer. Tous les 436. MBMOIRbS bra>*e^ Polouais iaissaieiit voir sur ieur visage la pro- fonde indignation qui les penetrait. De quelque rang - qu'ils fussent, le nom d'un Russe, prononce devant eux, les faisait rougir de houte, tressailiir de colore, et leur sang feitnentait dansleursveines. Aussi, quelques annees apres, au premier rayon d'espoir qui parut luire k leurs yeux, tous coururent aux annes etattaqu^reut intrepidementles redoutables armees de leurs puissants oppresseurs. Mais cet effort g^n(ireux ne fit briiler quepeu de moments le feu mou^ rant de la liberte. Le nombre et la tactique triomph^ rent d'lm courage desespere; c'etait la seule des armes qui leur restHt. La Pologne fut encore partag^e, et Sta¬ nislas descendit du trdne. II aurait fallu pour sauver ce trdne un heros des beaux temps de rhistoire, et Sta- uislas-Auguste n'etait qu'un paladin brillant de I'epo- que de lachevalerie. La cour et toute la societe de Varsovie, au moment de mon arrivee, etaient tres agitees, non par une grande querelle politique, mais par une intrigue trop petite et trop fastidieuse pour en parler avec detail: il s^agissait d'un complot pour empoisonner le prince Czatorinski. Le roi de Prusse et ses miuistres m'en avaientparle comme d'une tentative ridicule, imaginee par des in¬ trigants | avec I'intention de compromettre, dans cette affaire, Stanislas-Auguste. Ce bruit sans fondement avait pris quelque impor¬ tance par la faute du roi, qui montra dans cette cir- constance trop d'indecision et de faiblesse, et encore plus par la chaleur inconsideree, ^r ropiui^trete de- placee du parti de I'opposition, qui employait indis- tinctemeht tous les moyens qui s'offraient k lui, pour aigrir I'esprit public contre le roi. II aurait fallu, des le premier moment, chasser de la ville I'accusatrice et les deux accuses. En ^vitant aiusi ou SOUVENIRS. 437 les suites d'uue querelle aussi ind^nie, on ne pouvait se tromper, puisque la punition n'auraitportd que sur une femme de mauvaise vie et sur deux hommes sans aveu; mais on en fit un proems qui devait etre juge pro- cbainement. Depulsj'aisu que I'accusatlon avait paru denude non seulement de toutes preuves, mais mdme de tous graves indices. Les partisans des Potocki et des Czatorinski n'en avaient pas moins profite pour discrediter le roi dans I'esprit de sa nation, soit en faisant soup^onner sa vertu, soit en faisant mepriser sa faiblesse. L'em- pereur Joseph II voulait d'abord intervenir dans cette affaire, et inviter rimpdratrice^ se joindre k lui; mais le comte de Stackelberg Ten avait ddtournd, en lui remon- trantcombienlesnoms dedeux grands souverains figu- reraientpeu ddcemment dans cette misdrable intrigue. II me parut utile, relativement aux succes que je dd> sirais obteuir en Russie, de rdpondre avec empres- sement aux prdvenances obligeantes que m'avait faites I'ambassadeur de Catherine a Yarsovie. C'd- tait un homme d'esprit et d'expdrience. L'impdra- trice lui avait prouvd sa confiance en lui donnant une mission si importante, qui, sous le titre d'ambas- sadeur, le faisait rdellement gouvemeur de la Po- logne. Cependant, comme sous diffdrents prdtextes, redou- tant ses talents et son influence, les ministres de sa sou* veraine le tenaient toiyours dloignd d'elle, je le trouvai d'abord un pen aniind contre eux. II m'invitait sans cesse a venir chez lui, s'enfermait souvent plusieurs heures avec moi, et me montrait dans ses entretiens une confiance qui m'dtait fort pro¬ fitable, maisdont I'etendue me surprenait singuliere- ment. Je n'aurais pas espdrd obtenir d'un ancien £t intime ami des renseignements plus ddtailles et plus utiles que • 3"« 438 HKMOiRES ceux qu'il me donna aur les personnages les plua dis- Ungues, les plus inOuents de la cour de Kussie, et meme sur le caraciere d® I'imperairice. 11 me 0t pariiculierement connaitre les qualUea«les defauts, les faiblesses du prince Poiemkin, tout puissant alors pres de sa souveraine; et il me peignit tous les niembres du ministere avec des trails piquants, origK naux et proprcs a me faire croire que cea portraits ctaient ressemblants, quoique un pen charges. Tout ce qu'il me dit roe prouva que je reucoutrerais dans ma maison les obstacles que j'avais prevus, mais que j'y trouverais aussi des ressources auxquellesjene m'atiendais pas. Get ambassadeur me parla sans trop de deguisement du rdle qu'il jouait en Pologne, rdle pen different de celui des maires du palais de nos anciens rois francs. Son autorit^ n'avait de bornes que cellea que daignait .y melire la douceur de son caractere; il n'ecrasait pas cette malheureuse nation, mais il I'emp^hait de se re^ lever, maintenait son impuissance, fomentait ses divi^ sions, et favorisait avec soin la prolongation do son auarchie. . Tel eiait le malheureux secret de sa mission, et le systeme constant des trois cours copartageantes- C'etait a cette seule condition que I'empereuretle roide Prusse consentaient a laisser a I'imperatrice I'bonueur de gou- verner la republique, alin de la d^ommager par la du lot trop faible qu'elle avait recu dans le traite de parlage. Ainsi on encourageait la licence des Polonais pour enchainer leur liberie; on leur permeltait de disputer centre une ombre de royaute, pourv u qu'ils se soumis^ sent a la tyranuie qui etait a leurs portes; el cet iufor- tune pays, avec toutes les charges d'un grand royaume et toute la faiblesse d'une petite republique, acquerant de jour en jour un nouveau degre de fermentation, ct perdant a chaque instant quelques parties de sou OU'SOUVENIHS. energie, restait toiijoura, pour lea trois puisaaneea qui ropprimaient, une proie aussi tentante que facile. - Ce syaieme iiquale devait ndcessairement dana la auite devenir un sujet de diacorde entre la Russie, la Prusse et TAutriche, ou plua Yraisetnblablement Tobjet d'un nouveau et complet partage) car, pour eviter I'un ou I'antre de cea denouements, R aurait fallu que lea puisaaneea qui avaient demembre la Pologne donnaa- aent ii ce qui restait de cette republique quelque vie et quelque consistance; par la, elles atmaient jt la foia as'^ sure leur repos et adouci ce qu'il y avait d'injuateet dV dieux«dans leur usurpation. L'ambassadeur avait trop d'eaprit pour ne pas conve- nir avec moi qu'en dtant tout moyen de defense la rd- publique, les trois puissances laissaient ^ leur ambition un app^lt dont il leur serait bien difficile de se defendre, ee qu'elles avaient pris leur faiaant desirer plus vivement ce qu'elles avaient encore a prendre. Voyant que M. de Stackelberg, loin de s'envelopper dans ce voile mysterieuxetdiplomatique, dont lantdeper dants et d'hommea mediocres s'entourent avec soin pour cacher la petilesse et souvent la nullite de ce qu'il ren- ferme; voyant, dis-je, que cet ambassadeur cherchait lui-meme a prolonger nos entretiens, et me repondait avec une franchise presque entiere sur tons les points les plus dellcats de la politique de cette epoque, je ha^ sardai de lui parler du projet d'echange de la Baviere centre les Pays-Bas. « Je puis vous assurer, merepondit-il, qu'on regarde « iPetersbourg cet arrangement comme inadmissible « et chimerique; mais cependant I'imperatrice n'a pas cru'pouvoir refuser a I'empereur son allie, et dont « elle a beaucoup a se loner, un service plus apparent « que reel, puisqu'il ne consiste qu'a sender sur cet ob- « Jet les intentions de la France et celles du due de « Deux-Ponls. II est vrai que le Jeune conile de Ro- 440 MiMOlRES « manEoff a serre uu peu precipitamment la mesure, et « depass^ de beaucoup ses instruciions. De la cette ior « quietude exageree du due, et naturelle ^ son carac- « tere; de 111 les alannes de la cour de Berlin, qui, tou* A jours prompte a craindre et h s'irriter, avait reQU cette « nouvelleavec une chaleur extraordinaire; maisrim- « peratrice s'est empressee de dissiper ses craintes. a Peu de jours apres, le charge d'affaires de Berlin, M. Bucboltz me parla da.>s le mSme sens de cet ecbange. Au reste, I'ambassac 3ur me laissa plus d'une fois entrevoir que, malgre I'amitiede Catherine II pour Fempereur Joseph, elle commen^it a £tre tant seit peu lasse et embarrass^ de la varieie, de la multiplicite, de la succession rapidedesprojets etdes pretentions de son allie. D'un autre c6t^, I'empereur parlait quelquefoisavec une ironieassez amere de I'administration et de la poli¬ tique de Catherine; ainsi, cespretendus liens qu'on disait serres indissolublement par une amitid reciproque et personnelle, n'etaient que politiques, et ne devaient avoir de duree que celle de I'interdt common, mais precaire, qui les avait fait contracter. Tous les renseignemens que me donndrent les Polo- nais distingues et les agents inferieurs que la France entretenait alors a Yarsovie, se retmissaient pour me prouver que M. de Stackelberg avait ete franc etsans ddguisement avec moi. Un de nos agents dtait M. Bonneau, homme de sens, estime, mais peu repandu; I'auire, M. Auber, frequen- tait les plus brillantes societes. Le roi le traitait a mer- veille, et partout j'entendais son eloge. La cour de France, en tolerant honteusement le par- tage de la Pologne, s'y voyait necessairement privee de toute influence, et ne pouvait decemment y envoyer des negociateurs revdtus d'un titre plus releve que celui de charge d'affaires , d'agent ou de cousuL OU SOUVENIRS. 441 Ceux-ci travaillaicQt k obtenir la liberie du passage des denrees de Polognepar le Dniester, pour favoriser les efforts d'un negociant distingud de Marseille, M. Anthoine, dont le noble et utile but etait d'ouvrir a la Fi'ance, a la Russie, ^ la Pologne, un nouveau debou- che, une nouvelle voiede commerce qui devait vivifter, multiplier nos relations, et enrichir les provinces me- ridkmales de ces troispays. M. de Stackelbergse montrait favorable a leurs vues; j'cxcitai sa btenveillance, et, entrant alors dans mes idees, il m'indiqua les moyens de persuader au comte de Woronzoff d'adopter un systeme de commerce moins exclusif pour les Anglais, moins fiscal et plus Claire. Le service dminent que me rendait cetambassadeur, par des confidences qui pouvaient si efiicacement con-^ tribuer au succes de ma mission, me causait une sur¬ prise si vive, qu'il s'en aper^ut un jour et me le dit en souriant: « Je ne m*en cache point, monsieur le comte, lui <( repondis-je, vous connaissant de reputation, je m'at- «tendais a une obligeante courtoisie pour un Fran^ais « charge d'nne mission importante pres de votre cour; « mais enfin, et m^me en vous supposant une predi- «lection particuliere pour la France, je ne me serais «jamais attendu a recevoir de vous tant de marques « d'interSt, tant derenseignements et de conseils, qu'on « ne pent ordinairement esperer et obtenir que d'un « pere, d'un frere, ou d'un ami intime. Aussi, au mo- « ment m^me ou vous vous ^tes aper^u de mon ^tonne- « ment, je cherchais h deviner le motif de tant de prd- « venance et de confiance. » « Je me doutais, reprit I'ambassadeur , que tdt ou « tard vous me feriez cette question. Votre curiosite est « bien naturelle, et je vais la satisfaire : sachez done « qu'a peine entrd dans lacarriere diplomatique, on me t42 . M^MOIRES {confia le poste unportant de ministre pres la cour de ic Madrid. C'etait trop pour luou debut« et je pouvai$ ( m'y perdre, u'ayant aucune idee du gouvernement, ( des princes, des grands, du clerge, des lois, des c moeurs, des interSts de la nation espagnole; choses « et personnes, tout etait inconnu pour mot; jeune et sans experience, je manquais de guide et de liunieres « pour me mettre au fait du pays et des bommes qui le « gouvernaient, . « A I'instant oil j'eprouvais cet embarras extreme, « un homme instruit, experimente , bienveillant, le « comte d'Ossun, ambassadeur de France a Madrid, « se prit soudain d'afiection pour mot, et me facilita un « premier succes, en me faisant partager les fruits de « son experience. Parlui,jeconnusaussipromptement u tous les personnages les plus influents de la cour et de « lasociete, quesij'avaisbabitevingtans I'Espagnej ce R qui me donna des moyens facilea de rdussir dans toutes « les negociations dont mon gouvernement m'avait « charge. Dansquelque carriere que ce soil, tout depend sou- it vent du premier pas : le mien fut heureux, grace aux i< bontes de M. d'Ossun, et ce premier succes a s^s u doute depuis infiuiment contribud a larapidite demon « avancement, a mon elevation aux places les plus im- « portantes i et a la haute favour dont ma souveraine « m'a honore. « Or, conservant dans ma memotre le souvenir du « service que m'avait rendu M. le comte d'Ossun, je me M suis toiijours dit que, si dans ma carriere le hasard « me faisait rencontrer un jeune ministre frangais dont <( la position fut semblable a celle oil je me trouvais ii « Madrid, j'acquitterais ma dette de reconnaissance, en «-me conduisant avec lui comme le comte d'Ossun s'd- i< tait conduit avec moi. (( Yoilit, monsieur le comte, independammont dc OU SODVENIRS. -'445^ <( Tattrait pariiculier que voire personne m'inspire, ce « qui m'a port^ i vous indiquer lout ce qui peut vous « faciliter a Pctersbourg un succ^s, qu'heureusement <( je peux vous souhaiter sans ancun scrupule; car vous « aplanir quelques obstacles n'esl nullement cobiraire « aux intertls de ma cour. La Russie et la France sent « trop loin Tune de I'autre pour se nuire directementy « mais leur bonne intelligence serait, dans men opi- « nion, tres utile ^ I'un et a I'autre pays 5 et si par vos « soins cette union s'opdre, je regsaxierai ce rapproch^S' « ment comme tr^ heureux. w Fort content d'avoir reiQu de si bons et de si utiles avis, charrad de Fobligeance et des bontes du roi, sin-' cerement reconnaissant de I'aimable accueil que m'a- vait fait I'elite de la plus brillante societe, j'avoue qu'il m'en coftta pour m'dloigner si promptement de Var* sovie. Ceux qui out eonnu les princesses Czatorinska, Ln- bomirska, Sapieha, lescomtesseS Potocka, Krasinska, Gossoscka, Tyszkiewiez, sceur de I'iHustre et infortune prince Joseph Poniatowski, cnfin tantd'autres qu'on a vues briller successivement dans lescercles les plus gants de Vienne etde Paris, sentirontcombien il me serait facile, si je n'avais pas craint tine digression trop Ion- gue, de composer ici une galerie de portraits, dont on n'auraitpeut-dtre plus voulu sortir pour me suivre dans mon voyage. D'ailleurs, la plupart de ceux qui me liront, out vu et voient encore assez de dames polonaises,pour savoir que je n'exagere point en disant qu'il n'est pas de con- trees en Europe od Ton puisse trouver reunies plus de femmes de noms historiques, joignant les plus nobles qualites de I'ame aux charmes de la figure et aux agre- ments de Fesprit. Entre mille fails dilferents qu'on m'avaii cites du cou¬ rage et du caractere heroique des dames polonaises, je 444;. H^MOIKES me bornerai a en rapporter deux: dans une des der- "aieres guerres soutenues par les Polonais centre les Fiircs et les Tartares, la ville de Trembowla etait as- taillie par ces barbares; leur nombre, leur fureur, re- )andaient repouvante dans la ville. Apres plusieurs assants sanglants et an moment d'en subir un dernier d'autant plus effrayant que la br^he etait ouverte, la gamison, faible et epuisee de fatigue, etait pres de mettre bas les armes, et de livrer ainsi les .enfants a I'esclavage, les vieillards a la mort et les fem- mes aux plus horribles outrages', lorsqu'ime intrepide Polonaise, nommee Kazanowska, parait les armes a la main, et suivie de quelques compagnes cotuageuses, rappelle les guerriers k I'honneur, les fait rougir de leur faiblesse, ranime I'esperance tantdt par des eloges, tantdt par des reproches eloquents, dectrise les ci- toyens, donne de I'intr^pidite aux plus timides, de la force aux plus faibles', et fait passer dans leurs ames le feu b^roique que lancent ses regards. A sa voix, ce cri unanime, victoire, liberty, retentit dans les airs. Tons s'arment, tons se precipitent en ioule siu* les pas de I'heroine et fondent stu* les barba¬ res, qu'ils etonnent, ebranlent, enfoncent, dispersent et mettent en fuite apres un affreux carnage. Avec moins de gloire et non moins de fermete, la princesse Lubomisrka se tira, par une rare pr^ence d'esprit, du peril le plus imminent: elle se promenait un jour en tralneau sous la voiite immense d'une sombre for^t; au detour d'lm sentier etroit, elle se trouve ino- pinement k la vue et k quelques pas d'un oturs que la faim rendait furieux. A I'approche du monstre, le cheval bondit, s'effraie, s'emporte, et de son pren^ier elan ren- verse le tralneau. L'oiu^ s'avance. L'heiduque de la princesse, se d^ vouant pom* la sauver, se met entre elle et son ennemi; il Tattaque, mais son sabre se brise. Une lutte bien in- OU SOUVENins. ^ 44 ^gale s'engage; Tours serre le Polonais dans ses bra' gigantesques. Soudain, sans se troubler, la princess j saisit deux pistolets tomb^s du trafneau, s'avance der- riere le terrible animal, lui tire dans les oreilles s( ~ deux coups et Tetend mort a ses pieds. Ces femmes hu roi'ques feraient croire vraies les fictions des romans de chevalerie. - Je formai aussi des liaisons avec plusieurs nobles polonais qui, par leiir patriolisme, par leur fierte, par leur bravoure, par leurs talents, auraient pu relever leur pays et lui rendre son iudependance, ainsi que son antique gloire, si leur nation, longtemps ^clatante entre les nations beroi'ques, ne fdt pas resl^ en arriere pour la tactique et pour les institutions, tandis que toule T£u- rope, en s'doignanl des tenebres feodales, faisait les pas les plus rapides dans la politique et dans Tart de la guerre. Ces ames fortes me paraissaient les geanis de la fable, s'effor^ant en vain de soulever les monta- gnes qu'on avait entassees sur eux. Parmi les plus dis¬ tingue de ces nobles polonais, je conserverai toujours un tendre souvenir pour le comte Ignace Potocki, dont Tdoquence rapide et entrainante charmait dans les con¬ versations particulicres et tonnait a la tribune. La soeur du roi, madame de Cracovie, femme aussi distingue par ses vertus que par Tamenild de son ca- ractee, me conseillait et me pressait de retarder mon ddpart, parce qu'il tombait de la neige, et qu'elle pre- voyait que sous peu de jours les chemins seraient im- praticables. « Attendez, me disait-elle, que le trainage «soit etabli: alors vous regagnerez promptement le «temps que vous nous aurez donne. » La necessite d'arriver au terme de mon voyage, apr^s de si longs sdjours a Mayence , ^ Berlin, a Varsovie, ne me permit point de suivre cet avis, dont je ne tardai pas i reconnaitre la sagesse. Ma premiere journee se passa sans accidents: la seconde fut dilTicile; la troi- I. • 38 446. ' HEHOIRES sieme on ne voyait plus de routes, la teiTe etait couverte de quaire piedsde neige. Ceiie neige s'entassait dans les villages jusqu'a la hauteur des portes, de maniere qu'on n'apercevait que les toits de ces hameaux qui, de loin, ressemblaient a des tentes eparses dans la plaine. Tous nos efforts par* venaient a peine It faire marcher de temps en temps au , pas nos chevaux, et a les relirer des trous oii ils tom- baient frequemment. 11 fallut s'arreter dans un tres petit village, et y laissa* mes trois voitures. J'achetai des traineaux de paysan, et je determinai i force d'argent un couirier russe, qui passait dans cet eiidroit, a me c6der son kibitki. Malgrd la legate de ces traineaux, comme la neige ne s'affermissait pas, j'arrivai ires difflcilement a Bialystock. Je m'etablis de mon mieux dans une mauvaise au- berge, ou, suivant I'usage pokmais, U ne manquait aux voyageurs (pie ce qui lew estle plus necessaire pour la noumture et pour le sommeil. Mais j'etais a peine de- puis un (|aart d'heime dans ce triste reduit, lorsqu'un officier polonais entra dans ma chambre, et me dit que madame de Cracovie, au service de laquelle il etait at¬ tache;, lui avail envoyd I'ordre de m'inviter a loger dans son chhleau, oh elle avail tout fait preparo' pour me recevoir. Jamais plus obligeante invkaiioD ne vintplus k {wo- pos. Je suivis mon guide, et Je me rendis dans cettede- meure vraimenldigne delasceurd'ua roi. Je trouvai ce chateau vaste, noble ,completement et magnifiqueroent meuble. Ma suite s'ylogea; et, a ma grande surprise, Je vis que, par rattaatkm la plus delicate, la comtesse y avail envoye maitre d'hdtel, cuisiniers, valets de chambre, et un grand nombre de domestiques qui vin- rent prendre mes ordi'es. Je re^us d'elle aussi une letlre, par laquelle eliemtt- lait son chateau a ma di^osiiion, en me priant d'y s^ OU SOUVENIUS, . ' 447 journer towt le temps que je voudrais, et d'y donner. I'hospilalite aux voyageurs que quelques accidents pourraient meilre dans le cas de s'y arreler. Me voila done transforme en niagnatpolonais, et ja¬ mais chevalier errant ne trouva dans ses aventures plus noble gite et accueil plus courtois. II n'y manquait que la dame du lieu, dont il m'etait impossible de ne pas re- gretter vivement I'absence. La neige continuait toujours ^ tomberenabondance, et a rendre les chemins impraticables: ainsi jc restai plusieurs jours a Bialystock, oil vinrent ^e refugier plusieurs seigneurs polonais et quelques dames, ar- retes comme moi par cetle froide tourmenle. Avcarti de leur arrivee par le majordome de madamc de Cracovie, jeremplisseshospitalieres intentions; je les invitai a venir au chateau, dont je leur lis de mon mieux les honneurs, de sorte que pendant une semaine, au lieu d'etre en prison dans ma petite auberge enfumee, je vecus en magniliquepalatin, tenant bonne table, avec une societe aimable etpolie, employ ant alternativement mes soirees a causer, a jouer, a faire de la musique et adanser. Cependant un vent du nord tres froid s'eleva; la neige s'affermit; le trainage commenQaii s'etablir; ce fut pour moi le signal du depart: je remontai sur mes iraineaux, et je continuai mon voyage, emportant avec moi le souvenir inefTa^able du cMteau de Bialystock, des bontes de madame de Cracovie, et de sa gracieuse hospitalite.. Le chemin n'etait encore praticable que pour de le- gers traineaux. Un de mes gens, reste avec mes voi- tures, devait, aussitdt qii'il le pourrait, me lesramener a Petersbourg; mais il etait ecrit que je serais puni de n'avoir pas ecoutd les sages conseils qu'on m'avait donnes. La neige et le feu se reunirent pour m'inlliger ce chaiiment; I'une avait emprisonne mes voitures, 148 : ^ MEUUIKES .'autre les incendiadans le lieu oii je ies avals deposees; /en re^usla nouvelle en Russie. Riennem'arrivade remarquablejusqu'aRiga, ville forte, populeuse, commerQante, et qui ressemble plus a une ville allemandeou suedoise qu'a une ville mosco- vlte; je n'y restai que quelques heures, et je parcourus avec rapidite les deu\ cents lieues qui la separent de Petersbourg. Je trouvai une route superbe, travei'sant quelques joliesvillesetdenombreux villages, partout des postes bien servies et des auberges tres commodes. Sous un del Spre, malgre les rigueurs d'un froid qui s'devait a vingt-cinq degres, on reconnaissait a chaque pas les si- gnes de la force, de la puissance, et les traces du genie de Pierre-le-Grand. Son heureuse audace, changeant ces froides contrees en riches provinces et triomphant de la nature, etait parvenue a repandre sur ces glaces eternelles lachaleur fecondantede la civilisation. Enfin j'aper^us avec autant de plaisir que d'admira- tion, au\ lieux ou Ton n'avait vujadisque de vastes, in- cultes et fdtidesmarais, les nobles ddifices de cette cite dont Pierre avait pose les premiers fondements, et qui, en moins d'un siecle, etait devenue une des plus riches et des plus brillantes capitales de I'Europe. J'arrivai, le 10 mars 1785, dans I'hdtel que M. de La Coliniere avait loue pour moi; je m'occupai avec lui, sans tarder, des demarches ^ fa ire pour hater le mo¬ ment ou je verrais cette femme extraordinaire, cette c^ lebre Catherine que le prince de liigne appelait, dans son style piquant et original; Catherine le Grand. Apres avoir demande an vice-chancelier, M. le comte Ostermann, I'heure a laquelle il pourrait me recevoir, je lui portai une dep^che dont M. deVergennes m'avait charge pour lui, et je le priai d'obteuir de I'impera- trice I'audience dans laquelle je devais presenter ines letires de creance a sa majeste. OU SOUVENIRS. - 449 Ceue priiicesse me fit dire que le surlendemain elle me recevrait; mais elle etait alors souflranie; son in¬ disposition se prolonged, et mon audience fut retardce de huit a dix jours: ainsi j'eus, plus que je ne voulais, le temps de me reposer, et de m'entrelenir avec M. de La Coliniere, sur I'etatdes affaires et sur les differenls personnages de ce grand theatre oil j'allais bientdt de¬ bater. Je regus plusieurs lettres de M. le comte de Ver- gennes, qui me parlait en detail du projetd'echange de la Baviere, et des demarches qu'avait faites le roi pour s'yopposer. II me prescrivait de chercher a penetrer les veritables intentions de I'imperatrice, relativement a cette affaire, et croyait ainsi que moi qu'elle en desi- rait faiblement le succes, quoique son minislre , M. de Romanzoff, eiit agi en son nom avec tant de vivacite. Le but probable de cette princesse etait de s'attacher de plus en plus I'empereur, mais en I'aidant moins par des efforts reels que par des paroles, des promesses et des annonces d'armement sans effets. Je sus bientdt que la levee de quarante millc hommes, dont on avait fait lantde bruit, n'etait que le remplace- ment des soldats qui manquaientau complct de I'armee, et la levee ordinaire d'un paysan sur cinq cents. Si on avait voulu la guerre , ce contingent aurait ete double. J'appris aussi que I'escadre, armee a Cronstadt, n'e¬ tait destinee qu'a parader sur la mer Baltique, et a s'y exercer aux evolutions navales. Ce qui causait, avec raison , plus de surprise a notre cabinet, c'etait I'activite des demarches du ministere russe pour eloigner de nous I'empereur ainsi que la Hollande, el pour les rapprocher de I'Angleterre. J'ai deja ditquel'altercation survenue entre les Pro- vinces-Unies et Joseph II ne fut definiiivement ter- minee qu'a la fin de cette annee 1785 j mais les nego- ciations etaient en train, noire inteneniion avait etc • 38. 450 MEMUIKES accepiee, et cependant Catherine II s'effor^ait de nous en enlever le fruit , et de se faire agreer, comme seule mediatrice, par la courde Vienne et par les Hollandais; Je ne partageaispas & cet egard retonnement de M. de Yergenues; il me semblait assez nature! alors que Timperatrice cherch&t partout a affaiblirnotre influence. Depuis piusieurs annees, une assez grande froideur rd- gnait entre les cabinets de Versailles et de Peiersbourg. Le due de Cboiseul avait peu menagd ramour-propre de Catherine 11. On croyait en Russie que I'ouvrage satyrique de I'abbe Chappe avait ete inspird par ce mi- nistre. De plus nous nous dii'ons monirds contraires, en Po- logne , a Telection du roi Stanislas-Auguste. Plus tard, et a I'epoquedu premier partagede ce royaume, le mi- nistere de Louis XV, bien que manquant d'energie, avait manifeste des intentions bostiles contre la Russie. Enfin, I'ambition de Timperatrice ayant pour but principal la destruction de I'empire ottoman, la protec¬ tion ouverte que nous accordions au grand-seigneur, blessait la passion laplusvive de cette princesse; le se¬ cret de sa politique se devoilait suflisamment par cette passion, et c'etait pour la satisfaire qu'abandonnant son ancienne alliance avec Frederic, elle chercbait con- stamment a resserrer les liens qui I'unissaient a I'An- gleterre, etsurtout a Joseph II, dont elle esperait ob- tenir un utileconcours dans ses vastes projets. M. de La Coliniere m'apprit que I'incommodite dont seplaignait I'impera trice, etquiretardaitmon audience, avait pour cause un vif chagrin; elle venait de perdre son aide de camp, M. de Landskoy: d^ tons ses favoris, c'etait peut-etre celui qui lui avait inspire le plus d'affec- tion. II la meritait, disait-on, par un sentiment sincere, fidele etdegage d'ambition; enfin il lui avait persuade, • malgre la distance des rangs et la difference des &ges, •que c'etait Catherine et noa I'iaiperatrice qu'U aimait. OU SOUVENIRS. 451 Ce que j'avais 8u des graudes qualUes de cetie prin- cesse, ce que m'eu avail dit Frederic lui-ipeme, re- doublait men desir de la conuaitre pcrsonnellemeut cependant, son premier pas pour monter au irdne re- froidissait parfois mon eiUhousiasme; mais, indepen- dammcnt de rincertitudede plusieurs personiies digues de foi, sur la part reelle que Catherine avail prise a la derniere scene de celle catastrophe, j'ai toujours pense qu'onpeut, sans hlesserla morale, lorsqu'on juge les grands hommes et les monarques celebres, mellre dans la balance oil Ton pese leurs actions, le poid des cir^ Constances dans lesquelles ils se trouvaient, et faire ainsi de leurs qualites etde leurs defauis tine part con- venablea leurepoque, a leur position, et aux moeurs des peuples qu'ils gouvernaient. Or, personne n'ignore que non seulement la Russie etail resiee plus longtemps que toutes les autres con- U'ees del'Ruropeplongee dans les tenebresj mais que pendant la duree du dix-septieme siecle, et meme jus- qu'au regne de Pierre III, I'empreinte des moeurs bar- bares , loin d'etre effacee, se lisait en caracteres de sang sur les marches du trone des czars. Ces princes, a peine sorlis du joug des Tartares, de- vinrent ,en brisant leurs chaines, des despotes sangui- naires. Chacun d'eux semblait ne pouvoir monter au rang supreme qu'en foulant aux pieds le corps de son predecesseur, ■ Ivan IV tua un de ses 01s et mourut dans son cloitre. Foedor P' ne regna qu'apres avoir immole Demetrius. Un faux Demetrius, lemoine Otrepiew, elrangla et de- trdna Feeder Il.Wassily, qui luidevail la vie,rinunolaa son lour .CememeWassily Quit sesjours dans un convent. Alors le sceptre des czars passa dans les mains de Michel Romanoff; ce prince, originaire de Prusse, fut la tige de la dynastie actuelle. Alexis, son ffis, lui sue-;, ceda; ilfut le pere de Foedor III, d'lvan et de Pierre. m M&U01RES Fcedor mourut sans enfants, et laissa a ses freres un trdne qui excita enire eux la discorde. Ivan ne con- serva bientdt que le litre de czar, et ceda le sceptre i son immortel frere Pierre I®'. Ce monarque, puissant a la guerre, profond en po¬ litique, etait doued'unvaste genie. Mais, comme ille dit avec franchise, reformateur de son empire, il ne put se reformer lui-m£me. Cruel dans sa cour, barbare au sein de sa famille, il condamna a mort son fils Alexis; et, donnant Tordre de massacrer buit mille strelitz qui composaient sa garde, il encouragea lui-m£me k cette boucherie, par son exemple, ses slupides bourreaux. Pierre ayant rdpudie sa premiere femme Eudoxie, epousa Catherine P®, nee dans la classe la plusinfe- rietu'e, et sortie des bras deplusieursamants; il mourut. Catherine, usurpant les droits du fils d'Alexis, s'em- para du sceptre; elle le destinait, en mourant k sa fille ahiee. Mais Menzicoif pla^a sur le trdne le grand-due, filsdumalheureux Alexis, et quiprit lenom dePierrelT. Son regno fut court; Anne, duchesse de Courlande, lui succeda, et, dominee par son favori Biren, couvrit les echafauds de victimes, et peupla la Siberie d'exiles. Dans ses derniers moments, elle avail legue sonpou- voir a un enfant, nomme Ivan, descendant du frere de Pierre le Grand, par sa mere, la duchesse de Bruns- wich; mais une autre princesse, descendante de Pierre le Grand, Elisabeth, arracha le jeune Ivan de son ber- ceau, I'enferma dans une forteresse, et se fit procla- mer imperatrice. Apres vingt ans de regno, Elisabeth, au lieu de ter¬ miner les malheurs d'lvan et de lui r«ndre le trdne, y appela son neveu, le due de Holstein-GottoiT), qui re¬ gno sous le nom de Pierre III, et fut bientdt renverse de ce trdne par son epouse Catherine II, au moment oit il voulait la repudier et la faire languir dans une capti- Vile sans terme, OU SOUVBINIRS. ' 453 Api'es avoir irace regi*et ce rapide et terrible ta¬ bleau, detournons-en nos regards pour voir par quelies grandes qualites, par quels talents, par quelle elevation de caractere et par quelle fortune, Catherine II, le- gislatrice de son empire, parvint a couvrir de palmes et de lauriers la premiere et trisie page de son liistoire. £n pen de mots essayons d'esquisser I'ensemble d'tme vie si celebre, qui n'a point manque de censeurs aus- teres, mais qui merite aussi les justes eloges de la pos¬ terity ; car la souveraine d'un grand empire, quelques reproches qu'on puisse faire a sa politique ambitieuse, est encore digne d'etre louee, lorsque la voix de tout un peuple proclame qu'elle est aimee. Catherine, fille du prince d'Anhalt-Zerbst, portait dans son enfance les noms de Sophie-Auguste-Dorothee d'Anhalt. Elle prit celui de Catherine en embrassant la religion grecque, lorsqu'elle epousa son cousin Char¬ les-Frederic, due de Holstein-Gottorp, que I'impera- trice Elisabeth venait de designer pour son heriiier, et de nommer grand-due de Russie. Jamais union ne fut plus mal assortie : la nature, avare de ses dons pour le jeiine grand-due, en avait ete prodigue en faveur de Catherine. 11 semblait que, par un etrange caprice, le sort eut voulu donner au mari la pusillaniinite, I'inconscquence, la deraison d'un ytre destine h serv.ir, et a sa femme I'esprit, le courage et la fermele d'un homme ne pour gouverner. Aussi I'un se montra sur le trdne et en disparut comme une om¬ bre, tandis que I'autre s'y maintint avec eclat. Le genie de Catherine etait vaste, son esprit fin; on voyait en elle un melange etonnant des qualites qu'on trouve le plus rarement reunies. Trop sensible aux plai- sirs, et cependant assidue au travail, elle etait naturelle dans sa vie privee, dissimulee dans sa politique; son ambition ne connaissait point de bornes, mais elle la di- rigeaitavec prudence. Constante non dans ses passion^,^ 454 4 uuuoibES mais dans ses amities, elle s'etait fait en administration et en politique des principes fixes; jamais elle n'aban- donna ni un ami ni un projet. Alajestueuse en public, bonne et meme familiere en sociele, sa gravile conservait del'enjouement, sa gaite de la decence. Avee une ame elevee, elle ne montrait qu'une imagination mediocre; sa conversation meme semblait pen brillante, hors les cas tres rares ou elle se laissait aller a parler d'bistoire et de politique : alors son caract^e donnait de I'eclat k ses paroles; c'etait une reine imposante et une particulicre aimable. La majeste de son front et le port de sa tdte, ainsl que la fierte de son regard et la dignite de son maintien, paraissaient grandir sa taille naturellement pen elevee. Elle avait le nez aquilin, la bouche gracieuse, des yeux bleus et des sourcils noirs, un regard tres doux quand elle le voulait, et un sourire attrayant. Pour deguiser I'embonpoint que I'age, qui efface tou- les les graces, avait amene, elle poriail une robe ample avecde larges manches, habillementpresque semblable ^ I'ancien habit moscovite. La blancheur et I'eclat de son teiiit furentles aitraitsqu'elle conserva le plus long- temps. Trop entralnee par d'autres penchants, elle avait au moins la vertu de la sobriete, el quelques voyageurs sa- tyriques ont commisune grossiere erreur en affirmant qu'elle buvait beaucoup de vin; ils ignoraient qu'habi- tuellementla liqueur vermeille qui remplissait son verre n'etait que de I'eau de groseilles. Cette princesse ne soupait jamais; elle se levait a six heures du matin, et faisait elle-meme 5bn feu. Elle tra- vaillait d'abord avec son lieutenant de police et ensuite avec ses ministres. Rarement a sa table, servie comme'celle d'un parti- eulier, on voyait plus de bait convives. La, comme aux OU SOtrVENtRS. 455 ment son interlocuteur; mais vous avcz perdu la « raison, ou l'imperatrice n'aurait pas conserve la « sienne; enfin vous n'auriez pas re^u un pareil ordre « sans en faire sentir la barbarie et I'exlravagance. «— Helas! mon pauvre ami, j'ai fait ce qu'ordiiiaire- « ment nous n'osons jamais tenter; j'ai marque ma « surprise, ma douleur; j'allais hasarder d'humbles re- « montrances; mais mon auguste souveraine, d'un • ton irrite, en me reprochant mon hesitation, m'a « commande de sortir et d'executer sur-le-champ I'or- 0 dre qu'elle m'avait donne, en ajoutant ces paroles qui « retentissent encore a mon oreille -.Allez, et n'oubliez • pas que votre devoir est de vous acquitter, sans « murmure, des commissions dont je daigne vous • charger. » II serait impossible de peindre I'etonnement, la colere, le tremblement, le desespoir du pauvre ban- quier. Apres avoir laisse quelque temps un libre cours a I'explosion de sa douleur, le maitre de police lui dit qu'il lui donne un quart d'lieure pour mettre ordre a Bcs affaires. Alors Suderland le prie, le conjure, le presse long- • 41. 486 MEMOIKES temps en vain de liii laisser ecrire un billet a I'impera- trlce pour implorer sa pitie. Le magistral, vaincu par ses supplications, cede en tremblant a ses prieres, se charge de son billet, sort, et n'osant aller an palais, se rend precipitamment chez le comte de Bruce. Celui-ci croit que le maitre de police est devenu fou; il lui dit de le suivre, de I'atlendre dans le palais, et court, sans tarder, chez I'imperatrice. Introduit chez celte princesse, il lui expose le fait. Catherine, en enlendant cet etrange recit, s'ecrie : « Juste ciel! quelle horreur! En verite, Reliew a perdu • la t(5te. Comie, partez, courez, et ordonnez a cet « insense d'aller tout de suite delivrer mon pauvre « banquier de ses folles terreurs et de le meilre en li- « berte. » Le comte sort, execute I'ordre, revient et trouve avec surprise Catherine riant aux eclats. « Je vols a present, « dit-elle, la cause d'une scene aussi burlesque qu'in- « concevable : j'avais depuis quelques annees un joli « chien que j'aimaisbeaucoup, et je lui avais donne le « nom de Suderland, parce que c'etait cdui d'un « Anglais qui m'en avail fait present. Ce chien vient de « mourir ; j'ai ordonne a Reliew de le faire empailler, « et, comme il hesitait, je me suis mise en colere « centre Ini, pensant que, par une vanite sotte, il o croyait une telle commission au-dessous de sa di- « gnite : voila le mot de cette ridicule enigme. • Ce fait ou ce conte paraitra sans doute plaisant; mais ce qui ne Test pas, c'est le sort des hommes qui peuvent se croire obliges d'obeir i une volonte absolue, quel- que absurde que puisse etre son objet. An reste, et je crois juste de lerepeter, les moeurs publiques, les sages intentions de Catherine et cellos de ses deux successeurs, ontdeja pour la civilisation fait la moilie de I'ouvrage qu'on aurait pu attendre d'une bonne legislation. OU SOUVENlllS. 487 Pendant un scjour de cinq ans en Russic, je n'ai pas entendu parler d'un trait de tyrannic et de cruaule. Les paysans a la verile viveut esclaves; mais ils soiit trailes avec douceur. On ne rencontre dans Templrc aucun mcndiant; si Ton en trouvait, ils seraient ren- voyes a leurs seigneurs qui sont obliges de les iiourrir; ct ces seigneurs eux-memes, quoique soumis a un pou- voir absolu, jouissent, par leur rang et par I'opinion, d'une consideration peu differenle de celle qui leur appartient dans les autres monarchies non constitu¬ tion nelles de I'Europe. lis doivent a Catherine une organisation qui regula¬ rise dans chaque province leurs assemblces, et leur donne meme le droit d'elire leurs presidents et leurs juges. Tous les emplois civils et niilitaires sont dans leurs mains; mais ce qui leur manque seulement, c'est un ciment legal qui garantisse a la fois la securite du trone, les prerogatives de la noblesse et Tadoucisse- ment graduel de I'existence du peuple. Tous les etrangers, dans leurs recils, ont peint avec de vives couleurs les trisles effets du gouvernement despotique des Russes, etcepcndant il est juste d'avouer qu'a, cette epoque , nous n'avions pas completement Ic droit de declamer ainsi contre le pouvoir arbilraire qui pesait sur la Moscovie. IVe voyait-on pas encore chez nous, dans ce temps, Viucennes, la Bastille, Pierre-en-Scize et les leltres de cachet? Sous Louis XVI on faisait peu d'usage de ces lettres; mais pendant Ic regne de Louis XV, chez son ministre le comte de Saiut-Florentiii, on les prodiguait et meme on les ven- dait. Voltaire s'etait vu renferme a la Bastille. M. de Mau- repas avail subi uu exil de viugt-cinq ans. Le moindre caprice d'un commis envoyait sans formes, a Cayenne, les citoyens qui lui deplaisaient. Je me rappelle, a ce propos, que dans mon enfance on m'a raconte la triste 'iSS H^MOIBES aveniure d'une jeune bouquetiere', remarquable par sa beaute; elle s'appelait Jeanneton. . .Un jour M. le chevalier de Coigny la rencontre eblouissante de fraicheur et brillante de gaiie; il rinler- roge sur la cause de cetle vive satisfaction. « Je suis « bien heureuse, dit-elle : mon mari est un grondeur, .« un brutal; il m'obsedait; j'ai ete chez M. le comte de • Saint-Florentin; madame S'", quijouitde sesbonnes .« graces, m'a fort bien accueillie, et, pour dix louis, je « viens d'obtenir une lettre de cachet qui me delivre de • mon jaloux. » Deux ansapres, M. de Coigny rencontre la meme Jeanneton, mais triste, maigre, pale, jaune, les yeux battiis. • Eh! ma pauvre Jeanneton, lui dit-il, qu'etes- « vous done devenue? on ne vous rencontre nulle part, « et, ma foi, j'ai eu peine a vous reconnoitre. Qu'avez- •• vous fait de cetle fraicheur et de cette joie qui me • charmaient la derniere fois que je vous ai vue. » « —Ilelas! monsieur, repondit-elie,j'etaisbiensotie « de me rejouir: mon vilain mari, ayant eu la meme <• idee que moi, etait alle de son c6te chez le ministre, « et le meme jour, par la meme entremise, avail achete « un ordre pour m'enfermer,. de sorte qu'il^en a « coute vingt louis a noire pauvre menage pour nous « faire reciproquement jeter en prison. • La morale de ceci est qu'un v'oyageur, avant de cri- tiquer avec trop d'amertume les abus qui le frappent dans les lieux qu'il parcourt, doit se retourner prudem- ment et regarder en arriere, pour voir s'il n'a pas jaisse, dans son propre pays, des abus lout aussi de- plorables ou ridicules que ceux qui le cljoquent ailleurs. En frondant les aulres, songez, vous, Prussiens, a Spandaw; Autrichiens, au Mongatsch (en Hongrie) et a Olmulz; Romains, au chateau Saint-Ange; Espagnols, a rinquisiliou; Hollandais, a Batavia; FraiiQais, a Cayenne, a la Bastille; vous-memes, Anglais, a la OU SOliVKNIHS. 48D lyraiuiiqiie presse dcs maielbls; vous tons eiifin, a cclle traile des negres, qu'apres lant de revohnions, a la honte de rhumanile, il est encore si dilTicile d'abolir compleienient. La Russie a d'ailleiirs un droit reel a la bienveillance des etrangers; nulie part lis ne Ironventune plus courr toise hospitable : jamais je n'oublierai raccuoil, non seulement obligeant, mais cordial, qu'on me fit dans les brillantes sOcietes de Petersbourg. En pen de temps les liaisons que je formai avec des hommes d'un vrai merite, et les femmes les plus aimables, purent me faire oublier que la j'elais un elranger. Aussi, malgre le temps, la distance et les vicissitudes des cvenements qui out porte les amies francaises a Moscou, et les armes russes a Paris, je ne puis penser aux jours heureux que j'ai passes dans ce pays qu'avec une emotion qui tient un pen de celle qu'on eprouve quand on est eloigne de sa propre palrie. II etait difiicile de trouver plus de douceur et de rai- son que n'en montrait la comtesse de Soltikof; rien ne surpassait en franche et nalurelle bonte les comtesses Ostermann, Tcherniclieff, Pouskin, madame Divoff; a Paris on aurait admire la grace et les charm is de la princesse Dolgorouki et de sa mere, madame la prin- cesse Bariatinski, de mademoiselle Tchernicheff, de la charmante comtesse Skawronski, qui aurait pu sen ir de modcle a un artiste pour peindre la tete de I'Amour. Les jeunes Narischkiii, la comtesse Razoumowski, plus agee, un essaim de demoiselles d'honneur, orne- ment du palais de I'imperatrice, attiraient les regards,, les louanges et les hommages. On ne quittait pas sans regret les entretiens spirituels de la comtesse Schouva- loff, la conversation originate et piquante de madame Zagreski. Les comtes Romanzoff, Soltikoff, Strogonoff; Andre Razeumouski, si celebre par des succes brillants en 490 u£;moires poliiique et en galanterie; Andre Schouwalofi', que son EpitreaNinan a classe en France an rang de nos poeles lesplus gracieux; le comle de Woronzolf et son fi'ere, habiles, I'un en administration et Fautre en diplomatic; le comte Bezborodko, qui, sous une enveloppe assez epaisse, cachait I'esprit le plus delie; le prince Repniu, a la fois courlisan poli et brave general; le loyal Mi- cbelson, vainqueur de Pugatcheff; le marechal Roman- zolf, immortalise par ses victoires; Souworofif meme, dont les lauriers nombreux. couvraient les defauls bizarres, les manieres grotesques et les caprices pres- que exiravaganls; enfiji un grand nombre dejeunes colonels et de generaux, qui annongaient deja a la Russie que sa gloire et sa civilistion nereculeraient plus, m'inspiraient tour a tour une juste estime et un attrait fort naturel. J'aurais pu ajouter a cette lists beaucoup de noms, comme ceux de Gallilzin, Kourakiu, Kacheloff, etc., si le cadre d'un recit trop rapide me le permettait; mais je ne passerai pas sous silence la vieille comtesse Ro- manzoCf, mere du marechal, et alors presque cente- naire. Son corps paralyse marquait seul sa vieillesse; sa t^te etail pleine de vie, son esprit de gaite, son ima¬ gination de jeunesse. Comme elle avait beaucoup de memoirs, sa conversation etait aussi attrayante et in¬ structive qu'une histoire bien ecrite. Elle avait vu poser la premiere pierre de Petersbourg : ainsi ces mots vieille comme les rues, n'auraient point ete pour elle une locution exageree. Elle avait assists en France au diner de Louis XIV, et elle me depeignait sa figure, ses q^nieres, sa phy- sionomie et I'habillement de madams de Main tenon, cobime si elle venait de les voir la veille. Elle me don- nait des details curieux sur la vie du fameux due de Marlborough, qu'elle avait visite dans son camp. Un autre jour elle me retra^ait le tableau fidele de la OU SOUVENIRS. 491 courdelareine Anne d'Angleterre, qui I'avait combine de faveurs; enfin elle se piaisait dans ses recite ^ me faire eliiendre que Pierre le Grand avail ete amoureux d'elle, el me laissait m^me douter si elle avail ete rebeiie a ses voeux. Mais de lous les personnages, celui qui me frappa le plus, el qu'il elail le plus imporlant pour moi de bien ■ connaitre, c'elail le celebre prince Polemkin, loul-puis- sanialors sur le coeur el I'espril de I'imperalrice. En Ira^anl son porirail, on esl cerlain qu'il ne pourra poinl elre confondu avec d'aulres; car jamais peul-elre on ne vil dans une cour, dans un conseil el dans un camp, un courlisan plus fastueux el plus sauvage, un ministre plus entreprenanl el moins laborieux, un general plus audacieux el plus indecisj toule sa personne offrail I'ensemble le plus original par un inconcevable me¬ lange de grandeur el de peliiesse, de paresse el d'ac- tivite, d'audace el de limidile, d'ambilion el d'insou- ciance. Parloul un lei homme eul eld remarquable par sa singularile; mais, hors de la Russieel sans lescircon- stances exlraordinaires qui lui concilierenl la bienveil- lance d'une grande souveraine, de Calherine II, non ■ seulemenl il n'aurail pu acquerir une grande renomm^e, el parvcnir aux eminenles digniles qui rUlustrerenl, mais il ne serail peul-elre jamais parvenu a un grade un pen avance. Ses bizarreries el les inconsequences de son espril I'auraienl arrele des les premiers pas, d'une caiT' Ice quelconque, soil mililaire, soil civile. ■ La forlune des hommes celebres licnl plus qu'on ne pense au siecle, au pays, aux circonslances. Un defaul, a certaine epoque, peulreussir mieux que cerlain me- " rile; landis qu'une belle qualile deplacee nuil souvenl auianl qu'un defaul el meme qu'un vice. Le prince Polemkin avail dix-huil ans lorsque Calhi^ rine detrOna Pierre JIT; epris des charmes de celte • 493 HEIMOIRES priiicesse, il s'arma I'un des premiers pour sa defense, mais eomme il n'elait alors que sous-oflicier, ce zeic pouvait u'etre pas distingue dans la foule. Un heureux hasard fixa sur lui ratlention: Catherine tenant a la main uiie epee voulait avoir une dragonne, Potemkin s'approche et lui offre la sienne, elle Taccepte; 11 veut respectueusement s'eloigner, mais son cheval, accoutume a I'escadron, s'obstine a rester pres du clie- val de I'imperatrice. Cette opiniatrete la fait sourire; elle examine aveo plus d'iutcret le jeune guerrier, qui malgre lui se serre si pres d'elle; elle lui parle. Sa figure, son maintien, son ardeur, son entretien, lui plaisent egalement; elle s'informe de sa famille, I'eleve au grade d'officier, et bientot lui donne une place de gentilhomme de la chambre dans son palais. • Ainsi ce fut I'entetement d'un cheval retif quilejeta dans la carriere des honneurs, de la richesse et du pou- voir. II m'a raconte lui-meme cette anecdote. Potemkin joignait le don d'une heureuse memoire a celui d'un esprit naturel, vif, prompt et mobile; mais en mcme temps le sort lui avait donne un caractere in¬ dolent et enclin au repos. Ennemi de toute gene, et cependant insatiable de vo- luptes, de pouvoir et d'opulence, voulant jouir de tons les genres de gloire, la fortune le fatiguait en I'entrai- nant; elle contrariait sa paresse, et pourtant jamais elle n'allait aussi vile et aussi loin que ses vagues et impa- lients desirs le demandaient: on pouvait rendre un lei homme riche et puissant, mais il etait impossible d'en faire un homme heureux. ^ Son coeur etait bon, son esprit caustique; a la fois avafe et magnifique, il prodiguaitdesbienfaits, et payait rarement ses dettes. Le monde I'ennuyait; il y semblait deplace, et se plaisait neanmoins a tenir une espece de cour. OU SOUVENIRS. 493 Caressaiu dans riniiniile, il se mohtrait en public liautain el presque inabordable; mais an fond 11 ne ge- nait les aulres que parce qu'il 6tait gene llii-nienie. II avaitune sorle de timidite qu'il voulaildeguiser bu vain- ore par un ton froid et orgueilleux. Le vrai secret, pour gagner promptement son amitie, etait de ne pas le craindre, de I'aborder familierement, ' delui parler le premier, et de lui eviter tout embarras en se mettant promptement a I'aise avec lui. Quoiqu'il eut ete eleve a I'universite, il avail moins acquis de connaissances par les livres que par les hom- mes; sa paresse fuyait I'etude, et la curiositc lui faisait chercher partout des lumieres. C'etait le plus grand questionneur qu'il y eut au monde : comme son autorite mettait a sa disposition des hommes de tout rang, de toute classe et de toute profes¬ sion, il s'etait tellement'instruit en causant et en ques- lionnant, que son esprit, riche de tout ce que sa me- moire avail retenu, etonnait souvent, quand on lui par- lait, non seulement les politiques et les militaires, mais Icsvoyageurs, les savants, les litterateurs, les artistes et meme les artisans. Ce qu'il aimait surtout, c'etait la tbeologie; car, bien qu'il fut mondain, ambitieux et voluptueux, il etait non seulement croyant, mais superstitieux. Je I'ai vu sou- vent passer une matinee a examiner des modeles de cas¬ ques pour des dragons, des bonnets et des robes pour ses nieces, des mitres et des habits pontificaux pour des prbtres. On etait certain de fixer son attention et de le distraire de toute autre occupation, en lui parlant des querelles de I'Eglise greeque et de I'Eglise latine , des conciles de Nicee, de Chalcedoine et de Florence. Dans ses reves pour I'avenir, il passait tour a tour du desir d'etre due de Courlande ou roi de Pologne, a celui d'etre fondateur d'un ordrereligieux, 011 meme simple moine. Ennnyede ce qu'il possedait, envieux de ce qu il 494 MOIRES ne pouvait obienip, desiraul tout et degoutede tout, c'e- tait un vrai favori de la fortune, mobile, inconstant et capricieux coniine elle. Un usage singulier qui existe dans presque toutes lescapitaiesderEurope, excepte Paris et Londres, c'est que les ambassadeurs et niinistres etrangers, qu'on y appclle, je ne sais pourquoi, le corps diplomatique^ puisque de tous les corps du monde, c'est celui dont les membres sont les plus separes, divises enire eux et sans aucun lien comniun, c'est que, dis-je, ces etrangers font pour ainsi dire les honneims de la vilie ou ils resident, et ordinairenient ce sont eux, plus que les grands sei¬ gneurs du pays, qui animent la societe par luie repre¬ sentation habituelle, par des repas splendides, des fe¬ tes brillantes et des bals nombreux. A I'epoque oil je me trouvais^^ Petersbourg, le corps diplomatique etait compose de personnes tres distin- guees par differents genres de merite et d'esprit. Elles repandaient dans les cercles de Petersbourg beaucoup d'aciivite et d'agremeiit. L'anibassadeur d'Autriche, le comte de Cobentzel, fort connu depuis a Paris sous le regne de Napoleon, faisait oublier une laideur pen commune par des ma- nieres obligeantes, une conversation vive etunegaite inalterable. Le niinistre de Prusse, le comte de Goertz, plus s^ rieux, niais peut-etre encore plus vif, se faisait estimer et aimer par sa franchise et par une ardeur qui emp^ chait sa profonde instruction de paraitre pedante. Ses entretiens animes interessaient toujours et ne languis- saient jamais. « ]M. Fitz-Herbert, aujdurd'hui lord Saint-Hdens, joi- gnait a la melancolie d'une ame sensible et aux distrac¬ tions singulieres d'un caractere vraiment britannique, tons les charmes de I'esprit le plus orne. Negociateur habile et fm, constant dans ses sentiments, loyal et g^- OU SOUVENIKS. 498 nereux dans ses precedes, je n'ai point rencontre d'anii plus aimable et de rival plus redoutable. Politiquement nous avons tous deux cherche pendant plusieurs an- nees a nous contrecarrer; mais socialement nOus vi- vions dans une union intime qui surprit egalement les Russes et ses compatriotes ainsi que les miens. Lebaron de Nolken, ministre de Suede, et M. de Saint-Saphorin, ministre de Danemarck, jouissaient aussi, par leur caraclere doux, liant, et par des con- naissauces varices, d'une estime generate. Le ministre de Naples, due de Serra Capriola, nous plaisait a tous par sa bonhomie etsavivegaite; il avail line femme tres belle que I'aprete du climat lui enleva; pour lui, il le supporia mieux, et s'y habilua telieinent, qu'il se fixa en Russie, oil il epousa la fille du prince Wesemski, I'un des personnages les plus importants de la cour de Catherine. Je ne dirai rien de I'ambassadeur de Hollande, du baron de Wassenaer: sa mission n'eut ni duree ni eclat, etfinit par unmariage brusquement manque, dont les circonstances furent passablement scandaleuses. Je rencontrai encore, des mon debut a la cour de Russie, ces ennuyeuses difficultes d'etiquette qui m'a- vaient tant contrarie a Mayenoe. M. de Vergennes m'avait assure que le pele-mele etait etabli aPetersbourg. M. de La Coliniere m'apprit qu'en effet Timperatrice I'avait decide, mais que dans la realite il n'existait pas. Tous les, dimanches cette princesse, en re\ enant de lamesse, trouvait, en entrant dans ses appartements, les membres du corps diplomatique ranges en haie et siirdeux lignes. Or, soil par une ancienne habitude, soil par une singuliere indifference de la part de mes predecesseurs, apres les deux ambassadoiirs d'Autriche et de Hollande, qui se pla^aient avec raisou les pre¬ miers, constamment le ministre d'Angleterre occupait la premiere place, et wlui de France la seconde. 496 MEMUIKES JXe vouluiit pas laisser subsisler cei usage incoiive- luail, el, d'un autre c6te, craignant, d'apres raventure de 3Iayence, de confirmer dans I'espril de rimperalrice la fausse idee qu'on lui avail donnee de ma presomp- tion el de masusceplibilile, je ne vis, pour eviler ou de dcplaire a une cour que je voulais rapprocber de la midline, ou de monlrer une condescendance deplacee, d'aulre moyen que d'avoir recours a I'adresse. En consequence, le premier jour d'audience publique, j'eus soin de me rendre de ires bonne heme au palais; mais je Irouvai, malgre ma diligence, la premiere place deja prise par 31. Filz-Herbert. Une Ires joiie el Ires aimable dame de Paris m'avail prie de lui remellre une lelire; je choisis ce inomenl pour m'acquiiter de mon message. Au nom de la dame, ilprilavec vivacilela lelire el s'eloigna pour la lire; moi je pris alors sa place, qu'il ne nie redemanda poinl, puisqu'il n'avail pour lui que I'usage el non le droil. Le diinanche d'apres, je fus si diligent que je irouvai celle meme place vide; enfin, le iroisieme jour d'au¬ dience, voyant que le minisire de Suede el plusicurs aulres se rangeaienl pour me laisser passer, je Icur dis : <• JVon, messieurs, vous etes arrives avant moi, je « ne me placerai qu'apres vous; il faut que le pele-mclc « soilelabli comme on I'a ordonnc, elill'esl aujourd'hui <• complelemenl. » Depuis ce momenl aucune dillicuUe de ce genre ne vinl enlraver ma marche el m'cn- nuyer. J'avais employe une quinzaine de jours a me meltrc aufail des usages de lasocieledePetersbourg, el a fairc connaissance avec les personnes qu^ la composaienl. Je commengai done am'occuper des affaires que j'eiais charge de trailer : elles n'ciaienl, dans ces premiers mo- mens, ni Ires nombreuses, ni Ires imporlanles. La froi- deur qui exislail enlre nos cours ne nous donnait alors aucune influence en Russie; chacunconnaissait les pre- OU SOUVENinS. 497 vciuions de Catherine conlre le cabinet de Versailles. Ses ministres, el les courtisans qui joiiissaient de qtiel- que faveur aupres d'elle, usaient avee moi, dans letirs relations et dans leurs entretiens, d'une reserve assez decourageante. Pour juger notre situation politique dans ce pays , il sufllra de donner une idee des instructions que j'avais revues de M. le comte de Vergennes, au moment de mon depart: <• En travaillant, me disait ce ministre, a « rediger cette instruction, et en relisant celles qui « avaientete donnees vosdernierspredccesseursj'ai « vu avec peine qu'aucune de leurs dispositions ne pent • s'appliquerau moment present. Notre opposition aux «projets de I'imperatrice centre I'empire. ottoman,-a « change totalement les relations duroi de France avec • cette princesse. « Tant que le comte Panin avail conserve quelque in- » fluence sur I'esprit de Catherine II, ce ministre sage ® et conciliant etait parvenu a vaincre la repugnance « que I'imperatrice eprouvait pour la France : aussi, • pendant son ministere, cherchant a nous rapprocher « de la Russie, nous avions contribue a retablir la paix « entreelle etlesTurcs. Catherine nousavait vus encoti- « rager I'etablissement de son systeme deneutralite ar- « nice, titre de gloire pour elle. Deja les Anglais per- « daient, a Petersbourg , de leur influence, et crai- <■ gnaient de ne pas y conserver longtemps leurs privi-, « leges exclusifs de commerce. « Mais , depuis la disgrace et la mort du com(e Pa- « nin, la direction des grandes affaires a ele confiee au « prince Potemkim : ce prince, ardent et ambilicux, « s'est enlierementdevoueau parti anglais etaulrichien, « dans I'espoir de trionipher avec leur appui des obsta- « cles que rencontraient les vues de I'lniperatricc « centre I'empire ottoman. « Nous sommes, il est vrai aussi, continuaitM. de MKJlOlUES « Vergeiines , allies de I'Aulriche; mais vingt-lmil ans • d'experience nous prouvenl que noire alliance avec la • cour de Vienne n'a jamais pu detourner Ics ministres « aulrlchiens de I'ancienne habitude de nous coulrecar- " rerpariout. • Le comte de Cobenlzel a suivi cet exemple jusqu'a .« rindecence,favorisanten lout I'Angleierre et dissimu- « lant ses torts les plus evldents; enfin, quoique Ca- « therine ait abandonne le roi de Prusse pour se lier « a I'empereur notre allie, ce qui semblait devoir la rap- • procher de nous, on volt les cabinets de Vienne et de « Petersbourg nous trailer aussi hostilement que si nous « avions forme centre eux une alliance avec les • Prussiens. «Cependant,le roi avail pousse la condescendancejus- « qu'au point de reconnaitre, peut-elretropfacilement, « I'envahissement de la Crimee, enlevee aux musul- « mans, et sa reunion a I'empire de Russie ; mais cetle « complaisance ne nous a valu que quelques froids re- « merciments, et nous n'avons pas pu meme oblenir du • cabinet russe une satisfaction longtemps reclamee « pour des griefs assez importants dont nous deman- « dons vainement une juste reparation. « C'est dans ces dispositions , me disait le ministre, • que vous trouverez Catherine II: on craint que, dans « la querelle qui vient de s'elever entre la Hollande et • Joseph II, elle ne prenne parti pour I'empereur. Son « but probable est d'agir de sorte qu'en se concertant « avec I'Angleterre, les Hollandais se voient reduits a « implorer sa protection, tandis que I'empereur croira « lui devoir les sacrifices qu'elle dictera a cette repu- « blique. • « Enfin , je suis persuade que toute demarche pour « nous concilier I'amitie de I'imperatrice serait inutile, <■ ctqiie, tant qu'elleexistcra, la conduite duroi visa « vis d'elle doit se bornera de simples egards. OU SOUVENiUS. 499 « Cependant je vous invite a cherchcr les moycns « de vous rendre personnellement agreable a cette « princesse et a ceux qui out le plus d'influence sur « elie. « Nous n'entrevoyons aucun espoir de faire uii traile « de commerce avec la Russie; mais si, centre toule « probabilite, quelques circonstances imprevues plus « favorables se presentaient,pro6tez del'occasionqu'el- «les pourraient faire naitre , et attachez-vous surtout « a prouver aux ministres russes combien le privilege « accorde aux Anglais est onereux a la Russie, tandis « que nous, plus moderes dans nos desirs, nous ne de- • mandons que I'egalite de traitement avec toules les • autres puissances commerQanles. » M. de Vergennes me conseillait de mettre beaucoup de reserve dans ma conduite a I'egard du grand due et de la grande duchesse , afin de ne pas deplaire a I'im- peralrice et d'eviter tout ce qui pouvait compromeltre ces princes. II pensait que le seul objet important de ma mission serait de decouvrir les vrais projets de Ca¬ therine , de connaitre la nature , I'etendue de ses liai¬ sons avec I'empereuret I'Angleterre, et de penetrer ses dispositions a I'egard de la Suede, ainsi que ses demar¬ ches pour acquerir de rinfluence a Naples. Je devais surtout distinguer avec soinles apparencesdesrealites, les menaces des actions, et les faux bruits des prepara- tifs veritables. Le ministre, supposant que le but principal de I'im- peratrice etait le renversement de la puissance otto- mane et le retablissement de I'empire grec, m'ordon- nait, pour faire taire les echos de la flatterie qui lui pre- disaient le rapide et facile succes d'une si colossale en- treprise, d'employer tous les moyens quimeparaitraient convenables pour prouver aux ministres russes que celle revolution rencontrerait de la part des grandes puissances europeennes d'invincibles obstacles. 500 MEMOIItES Passaiil a de moindres objels, le niiiiislre mc prescri- vait de rendre polilesses pour polilesses a M. le comic de Cobentzel, mais sans confiance,tandis que je devais en monlrer une reclle an ministre do Prusse. Au reste, il me recommandait de menager soigneusementlesmi- ^ristres des puissances amies, et meme de nepas negli¬ gee roccasionde former qiielques liaisons avec ceuxdes puissances malveSAan^^^s. De plus, il m'eiait enjoint de correspondre avec Ipx'ambassadeurs et minislres du roi a Constantinople, a Berlin, a Vienne, a Stockholm et a Copenhague , pour les informer de tout ce qui pouvait leur etre utile. ~ On voit, par I'esquisse de ces instructions , qu'ellcs me laissaient peud'espoir de quelques succes marguants; mon rdle semblait devoir se bofncr a celui d'obsei^ a- teur attentif dans une cour sur laquelle nous n'avions aucune influence , et la seule affaire reelle dontje me trouvais charge, etait d'obtenir, apres plusieurs annees de tenlatives inutiles, une juste satisfaction pour des ne- gociants de Marseille, dont les corsaires russes avaient pris el pillc les bailments pendant la guerre de Turquie. II ne me fut pas difficile de connailre les dispositions de la plupart des ministres : les comies Bczborodko, Oslerman et Woronzoff ne dissimulaient pas leur pen¬ chant pour les Anglais; aussi mes soins pour former quelques liaisons avec eux ne me valurent qu'un accueil ceremonieux et des polilesses froides. L'aiileurs le desir et la necessite de plaire a leur souveraine les avaient habitues a rcgler leur conduite sur la sienne, a lui prouver qu'en politique, comme en toule autre chose, ils partageaicnt ses preventions fa- vorables on conlraires; et, comme tes courlisans exa- gerent presque toujours ce qu'ils imitent, leur bien- ,-veillance on leur malveillance se manifestait d'uue ' maniere beaucoup plus prononcee que celle de I'impe- rairice. OU SOUVENlltS. Mt Anssi, cede princesse traiuuit avcc faveur I'andxas^ sadeur d'Autriche et le minlstre d'Angleterre, ees mi- nisires vivaient avec eux dans une ntroite inlimit^; et, comme ils n'ignoraient pas reldgnement dp.Cathe¬ rine II pour notre cour, et rhnmeur que lui^jkHuit^^la - conduite da roi de Pruss^ et ses sarcasmes, noos Ws, trouvions, M. le comte de Goe^iz -4 moi, trop pea CMn*. municaiifs, et beaacoup plas d'^^poses a aoa$ naire qa'a noi» obliger. Une partie de la socieC^ suivak lear exemple. Cepen* danton troavait a Peiersboarg un assez grand nombre de personnes, et sartoat de dames, qui pr^feraient les Francis aax autres dtrangers, et qui desiraient aa rapprochement entre la Rassie et la France. Cette disposition elait poor moi plos agr^ble qu'o- tile; car sur ce point Peiersboarg etait loin de ressem- bler i Paris. Jamais dans les salons on ne parlait poli¬ tique , mdme pour louer le gouvernement. La crainie avait donnd Fhabilade de la prudence; les frondeurs de la ctq)itale n'emettaienl leurs opinions que dans les con- fldences d'une inlime amilie ou'd'une liaison plus ten- dre; ceux que cette contrainle genait se retiraient ^. Moscoa, que Ton ne pouvait pas appeler cependant le foyer de Fopposilion, car 11 n'en existe pas dans an pays absotu, mais qui elait reellement la capiiale des me contents. LETTRE . ' DELACROIX, JUGE AU TBIBUNAL CIVIL DE VERSAILLES, A U. LE COMTE DE S£GUR, PAIR DE FRANCE. Ce 9 aodt1835. Monsieur le Comte, Si j'avais prevu que vous dussiez publier une seconde edi¬ tion dupreniier volume de vos memoires avant dc donner le jour au second, je vous aurais transmis un des trails hono- rables du ministerede 31. le marechal voire pere, qui n'ho- nore pas moins sa memoire que ceux que vous avez fail con- nailre. En 1785 ou 1786, car il s'esl passe depuis lanl d'eve- nemenls que j'cn ai oublie la dale precise, un sieur Pelriconi, colonel d'un regiment corse, m'amena deux de ses compalrio- ics. L'un des deux avail eu le malheur d'etr? viclinie de I'er- reurd'un Iribiinal de Corse, qui Tavait condanine au foucl cl .'i la marque, siir une accusation calomnicuse de subornation de leraoins. L'accusateur, opprimc sans doule par le reniords on par la crainte d'une niorl prochaine, fii lardivenicnt raven de • n crime. A I'approche de rexcculion de tt hMt ment tous les habitants de la ville od elle devait manitsterent un u<,nil public, leur^vAque a Ictt' supplierent le comte de Marbceuf de la su spendre qn'on edtobtenu la revision da proces. Le vieiix. inflexible, et rinnocent recut Tempreinte d'a" Par une distinction particuliere, cet Infortune Iravailler avec les formats, et on lui accorda, comme one la facultederedigcrun menioire justificatif,et diele'faire venir au conseil[qui renvoya Texamen de cette alfaire a ' lement de France. Frappes de I'innocence dii cond Douveauxjugcs casserent le jngement soumis a leurs res; mais comment rcparer un aussi grand dommage il au pouvoir de I'autorite royale d'elfucer la tache impr , sur le corps de la victime, de la reintegrer dans son honnt daus le grade qui lui avail ete enleve! C'etaii la copendant service pour lequcl on sollicilait mon ministere. Je ne voyais pas d'abord de remMea un si grand mal. Cependant, en r^- flechissant sur I'etendue du pouvoir supreme, je teiitai de I'e- mouvoir etd'obtenir du ministre de la guerre son intervention en faveur du malheureux Abatucci. Le memoire que je pu- bliai en son nom produisit une sensation plus vive que je n'osais I'espercr; il electrisa les plus grands personnages de la cour. Plusieurs militaires suivirent en foule mon "lient, qui se jela au genoux de Louis XVI, au moment ou Sa Majeste traversail la galerie du palais. Le roi, en I'aidanl \ se rele- ver, prit son memoire et le remit, apres I'avoir lu, ^ ]VL fe marecbal de Segur, pour lui faire un rapport de cette affaire. M. le marecbal o'acquitta de cette tache avecle z^le le plus louable, et determina Sa Majeste a rendre une ordonnanc® qui relntegraitle sieur Abatucci dans son grade de lieatei.ant- colonel, lui resiiluait les trois annees d'appoinlements dont il avaitetd Irustre, ctajoutait li cet acle de justice la decoratioii, dela croix de Saint-Louis^ honorable pour la memoire de Louis XVI et d^soii Alt conslgne dans la Gazette de France: sa 'Ubli- ' la^ue He le nom du defenseur fut compris, levim unique ct la plus precieuse recompense, il est a regrelter que tous les niinistres qui on^ celuidontvous avezre^u lejour,n'aient pa: de leur ascendant pour obienir de I'auloril::: des uecisjonsd'une justice aussi dclatanle I Su.;Navec une respeclueuse consideration, I* Monsieur le coinie, Votre tres humble et tres obeissant, serviteur, DELACROIX. JofSe ID Tribunal ilril dc Vcrtaillei, LbcTali«r de la Ldgien-d'HoDBcur. * TIN Dl) PREMU.n VOLl'MK. 944.04 S45 1 5556 009 788 209 .O^