RI BOURASSA La Conscription "Il ne doit pas y avoir de conscription." Sir Wilfrid LAURIER (17 janvier 1916). "J'ai clairement fait comprendre à la population canadienne que nous n'entendions pas établir de conscription. Je le déclare de nouveau explicitement. Sir Robert BORDEN (17 janvier 1916). PRIX: 10 SOUS ÉDITIONS DU DEVOIR 43, rue Saint-Vincent MONTRÉAL 1917 + AVERTISSEMENT. • TABLE DES MATIÈRES I — L'ATTITUDE DES NATIONALISTES LE "SILENCE" DU DEVOIR……… QUI A VU CLAIR? QUI A DIT VRAI?. LOYALE COOPÉRATION. • • ORGANISONS LA RÉSISTANCE · PÉTITIONNONS.. OPPOSITION "RAISONNABLE" ET "RAISONNÉE" II L'EFFORT MILITAIRE DU CANADA "NOUS EN AVONS FAIT ASSEZ"... PLUS QUE L'ANGLETERRE ET LA FRANCE.. PLUS QUE LES ÉTATS-UNIS.. • • PAGE 3 5 LO LO 5 7 8 10 11 11 LIMITES A LA "CAPACITÉ DE PAYER" III · L'EFFORT ÉCONOMIQUE BANQUEROUTE, TRAHISON.. • LA GUERRE DE L'OR; SES SUITES. . CRISE DU TRAVAIL MENACES DE FAMINE. 13 13 14 15 ENVOYONS LES "SLACKERS" AUX CHAMPS... 16 • CONSCRIPTION DU CAPITAL ET DE L'INDUSTRIE. 17 CONSCRIPTION ET IMMIGRATION. 18 } IV - LA GUERRE ET LE PROBLÈME DES RACES AU CANADA INÉVITABLES DISSIDENCES. AVANTAGES DE L'ASSOCIATION DES DEUX RACES. LES CANADIENS-FRANCAIS N'ONT QU'UNE PATRIE. EVOLUTION RÉCENTE DU CANADA ANGLAIS. • NÉCESSITÉ D'UNE FRANCHE EXPLICATION. LES CANADIENS-FRANCAIS ET LA CONSCRIPTION. LES "BRITISH SLACKERS" LE CANADA LIVRÉ A L'ÉTRANGER. • MENNONITES, DOUKOBORS, QUAKERS.. LE CANADA ANGLAIS ET LA CONSCRIPTION. LA CONSULTATION POPULAIRE, SEULE ISSUE. • · · • 20 • • 21 2222*** 23 24 24 25 26 27 19 20 POURQUOI IMPOSER LA CONSCRIPTION? PAROLE "EXPLICITE" DE SIR ROBERT BORDEN. L'ÉLECTION DE DORCHESTER PROMESSES DES MINISTRES. VOLTE-FACE DU PREMIER MINISTRE; SES MOTIFS. LA GUERRE SOUS-MARINE. • LA RÉVOLUTION EN RUSSIE. L'INTERVENTION AMÉRICAINE. LA CONFÉRENCE DE GUERRE A LONDRES.... IMPÉRIEUSE NÉCESSITÉ DE GARDER NOS HOMMES. VI — COALITION ET PROLONGATION DU PARLEMENT MILITARISME ET AUTOCRATIE. PRINCIPE DU RÉGIME DÉMOCRATIQUE. FAUX EXEMPLE DE L'ANGLETERRE.. JUSTE EXEMPLE DE L'AUSTRALIE ET DE L'AFRIQUE-SUD. LA DISSOLUTION DU PARLEMENT S'IMPOSE. NÉCESSITÉ D'UN PLÉBISCITE. INVITE A L'ÉMEUTE. CONCLUSION • I — NOS PRÉVISIONS. II — L'AVIS DES CHEFS. III IV – VŒU DE PROTESTATION. PÉTITIONS.. • • APPENDICES PACE 28 29 30 31 32 32 33 34 35 36 37 38 38 39 40 41 46 2349 45 ཏེ་འབང ་ཚར་ 7-25-45 53062 AVERTISSEMENT Cette brochure est la reproduction intégrale d'une série d'articles parus dans le Devoir, du 28 mai au 6 juin inclusivement. J'avais songé à abréger ce travail et à le mettre à date. Certaines observations et certains passages, nécessaires à l'heure où ils ont été publiés, n'offrent plus qu'un intérêt relatif, - tel, par exemple, le premier chapitre. D'autre part, les nouveaux développements de la situation politique, et particulièrement l'échec du projet de coalition, auraient appelé de nouveaux commentaires et une modification du dernier chapitre. Réflexion faite, il m'a paru préférable de laisser intact le premier jet de ma pensée. C'est, il me semble, la meilleure preuve à donner de ma sin- cérité. Quant aux changements de la scène politique, ils sont si fréquents ´que ce ne serait guère la peine de se mettre à date, aujourd'hui. Tout peut être changé demain, dans huit jours, dans un mois. Le Devoir expri- mera, de jour en jour, notre opinion sur les événements qui se succéderont. Le premier ministre a lancé la bombe de la conscription le 18 mai; mon premier article a paru le 28 mai; le dernier a été écrit le 3 juin et publié le 6; ce n'est que le lendemain, le 7, que les lettres échangées entre sir Robert Borden et sir Wilfrid Laurier furent livrées au public. Avant de porter un jugement sur ce modeste et hâtif travail, le lecteur voudra bien tenir compte de ces précisions surtout en lisant le dernier chapitre, qui touche à la situation politique,notablement modifiée par l'échec momen- tané du projet de coalition. A l'heure où je donne le bon à tirer, le texte du projet de loi n'est pas encore déposé à la Chambre, l'attitude définitive des chefs et des partis est encore du domaine des conjectures. Ce travail était donc terminé avant l'inoubliable soirée du 7 juin, au Monument National. A cette réunion, quatre des hommes les plus brillants et les plus solides de la jeune génération sont venus apporter à la protestation raisonnée contre la conscription l'autorité de leurs talents et de leurs compétences diverses, et, plus encore, la sincérité d'une commune et profonde conviction qui a su s'affirmer nette et ferme, au-dessus des divergences ordinaires de parti et d'opinion. Ces hommes, ce sont MM. 4 - Edouard Montpetit, professeur d'économie politique à l'Université Laval et à l'Ecole des hautes études commerciales, Antonio Perrault, professeur de droit commercial à la même université, Paul-Emile Lamarche, ancien député à la Chambre des communes, et Athanase David, député à l'Assemblée législative. J'exprime ici l'espoir que leurs plaidoyers contre la conscription et les emprises de l'impérialisme seront publiés et répandus à profusion. Montréal, 9 juin 1917. HENRI BOURASSA. I L'ATTITUDE DES NATIONALISTES Le "silence" du DEVOIR D'aucuns s'étonnent, paraît-il, du "silence" que le Devoir et son di- recteur ont gardé jusqu'ici sur le projet de loi de conscription annoncé par le premier ministre. La réponse est facile: elle a dû se présenter tout naturellement à l'esprit de nos lecteurs habituels. Ce n'est pas notre habitude de nous jeter tête baissée, à l'aventure, dans toute agitation populaire. Conscients de nos responsabilités, plus soucieux d'éclairer l'opinion publique que de ramasser les gros sous de la popularité facile, nous ne croyons pas avoir le droit de parler et d'agir sans réflexion, sans calculer la portée de nos actes et de nos paroles. Quand le peuple endormi ne voyait pas le danger, nous n'avons cessé de jeter le cri d'alarme. Aujourd'hui que le péril prend corps, le peuple, s'arrachant à sa longue léthargie, s'émeut, s'affole et veut rompre en un jour la chaîne qu'il s'est laissé forger en dix-huit ans par les maîtres qu'ils s'étaient donnés. Nous estimons que notre devoir, à nous, est de rester calmes et de faire appel à la raison, au patriotisme conscient et serein, c'est-à-dire à la seule force véritable, efficace et durable. Parler froide raison, ces jours derniers, eût été peine perdue. Main- tenant que le peuple, que la jeunesse surtout, a donné cours à sa pre- mière indignation, le bon sens traditionnel de la race, espérons-le, va prendre le dessus. C'est le temps d'entamer, devant le tribunal de l'opi- nion publique éveillée (enfin !!) et assagie, l'instruction de la cause des légitimes libertés populaires et des suprêmes intérêts de la nation. Cela vaut infiniment mieux, à tous égards, que de fomenter l'émeute et cons- tituer des clubs de jacobins pour demander la tête des promoteurs de la conscription. Qui a vu clair? Qui a dit vrai ? Notre "silence" s'est inspiré d'un second motif que je crois devoir communiquer au public, parce qu'il se rattache au fond même du débat. Il ne nous a pas semblé qu'en présence d'un fait, soudain et extraordi- naire aux yeux des gens qui dormaient depuis dix-huit ans, mais d'un fait dont nous n'avons cessé de prédire la fatale échéance, ce fût à nous de parler les premiers. Nous avons laissé la parole à ceux qui avaient juré leurs grands dieux que jamais la conscription ne s'établirait au Canada. Depuis près de trois ans que dure la guerre, depuis plus de sept ans que le Devoir a commencé de parler, depuis dix-huit ans que j'ai entamé la lutte contre l'impérialisme britannique lutte insensée, si l'on veut, sans illusion assurément, mais aussi sans capitulation, nous n'avons cessé de dire: l'impôt du sang est la conséquence logique, inéluctable, des principes et des actes posés par les deux partis qui ont, tour à tour, gouverné le pays. Le germe de la conscription était contenu dans l'expé- dition "volontaire" d'Afrique; le régime des Conférences impériales l'a fait éclore; la loi navale de 1910 l'a fait grandir; le projet de contribu- tion d'urgence, en 1913, l'a fortifié; la participation du Canada à la guerre actuelle, décrétée au nom de la solidarité impériale des pays bri- tanniques, l'a fait éclater dans toute sa mortelle frondaison. A chacune de ces étapes, nous avons lancé le cri de détresse et d'aver- tissement 1: chaque fois il ne nous revenait que l'écho de l'indifférence de la foule, entrecoupé des injures de ceux qui, de bonne foi peut-être, la trompaient. "Fauteurs de discorde!" "Fous furieux!" "Démago- gues!" nous criait-on de toutes parts. Qui donc disait vrai? A notre "silence" de huit jours, nous opposons nos paroles de dix- huit longues années. Pour nos lecteurs ou nos auditeurs, et pour nous, l'annonce de la conscription n'était certes pas un fait soudain et impré- vu. Lorsque la déclaration du premier ministre est venue brutalement déchirer le voile des illusions, quelle unique occasion pour nous d'en- tonner à la fois le chant du triomphe et du combat! "Démagogues”, si nous l'étions, nous aurions pu, dès le lendemain, entamer contre les deux partis une lutte à mort dont les résultats étaient faciles à prévoir. Nous ne l'avons pas fait, pour plusieurs motifs que nous livrons en toute sécu rité, non seulement à ceux qui nous honorent depuis longtemps de leur confiance et de leur réconfortante amitié, mais aussi à tous les hommes de coeur et de bon sens, à quelque école ou parti qu'ils appartiennent. Loyale coopération Dans la lutte ardue et constante que nous avons soutenue contre le militarisme et l'impérialisme, nous avons pu commettre maintes erreurs et blesser, sans le savoir, de justes susceptibilités; mais cette lutte, nous l'avons poursuivie en toute sincérité, sans haines personnelles, sans pré- occupations intéressées, sans autre souci que d'éviter à notre pays les maux qui fondent aujourd'hui sur lui. Nous aurions préféré cent fois passer à jamais pour des lunatiques que de voir se réaliser la plus dou- loureuse et la plus constante de nos appréhensions. Entonner l'hymne du triomphe, parce que l'événement ne nous donne que trop raison, nous aurait paru d'une suprême ignominie. Nous n'y avons pas même songé. Il nous a semblé plus digne de laisser le peuple ouvrir de lui- même les yeux à l'évidence. Nous n'avons pas voulu, non plus, en nous ¹ On trouvera, en appendice (page 42), quelques-unes de nos prédictions, choisien entre des centaines. ་ prodiguant à nous-mêmes de vaines louanges, irriter davantage de vieilles plaies et rendre impossible l'accord entre les hommes de bonne volonté de tous les groupes, de toutes les écoles, accord si nécessaire pour parer au danger du moment. L'heure n'est pas aux récriminations, aux acrimonieux règlements de comptes. L'heure est à l'union des coeurs généreux, des esprits droits, des volontés fermes, des raisons lucides. Si j'ai entr'ouvert une page du passé, ce n'est donc pas avec le désir d'humilier ceux qui ont vu moins clair que nous: sur d'autres points, ils pourraient sans doute nous rendre la pareille. Ce n'est pas non plus afin d'accorder une légitime satisfaction à ceux qui nous ont si fidèlement suivis à travers toutes les péripéties d'une action publique déjà longue et fort traversée. C'est avec l'unique espoir que ce rappel d'une clair- voyance dont le principal mérite a été une constante franchise, apportera quelque efficacité aux modestes avis que nous pouvons exprimer pour écarter le péril qui menace tout le monde. A tous, amis et adversaires d'hier et, peut-être, de demain, je veux dire cette simple parole: sans rien renier de nos convictions respectives et légitimes, sans nous lier par aucun engagement à venir, donnons-nous une main loyale pour sauver la patrie: elle est plus en péril qu'on ne le croit; et ce n'est pas sur les champs de bataille de l'Europe que son sort est en jeu. Partout où peuvent atteindre la voix et l'action des hommes de coeur, de ceux qui mettent la patrie au-dessus du parti, écartons les démago- gues, les vrais démagogues, les fauteurs de trouble, les allumeurs de pas- sions aveugles. A leurs clameurs stériles opposons l'action concertée, féconde, agissante et disciplinée. Organisons la résistance Pétitionnons La Ligue patriotique des intérêts canadiens a pris l'initiative d'un pétitionnement monstre contre la conscription. Une organisation solide va permettre de recueillir en quelques jours toutes les signatures de ceux qui s'opposent à l'adoption de cette mesure. J'ose prier tous ceux qui ont quelque confiance en nous de rester paisiblement chez eux et d'attendre que les formules de pétition leur soient présentées. Cette méthode est infiniment plus efficace que les manifestations dans la rue ¹. Certes, je ne conteste pas à un libre peuple britannique de droit de manifester ses opinions sur la place publique et dans le forum. Les pre- mières assemblées ont eu l'avantage d'éveiller l'opinion; et, l'opinion; et, somme toute, elles ont été admirables d'ordre et de calme. Dans les localités paisibles et peu populeuses, ces manifestations peuvent n'offrir aucun inconvénient. Mais, dans une grande ville cosmopolite comme Mont- réal, ces réunions risquent, à l'heure actuelle, de faire plus de mal que de bien. Beaucoup moins expressives de l'opinion publique qu'un péti- tionnement général, elles offrent toutes les occasions propices aux excès de langage, aux provocations et aux rixes. ¹ Le texte des pétitions est reproduit à la suite de cette brochure, comme appen- dice IV (page 46); on y trouvera également le nom et l'adresse du secrétaire de la Ligue patriotique. - 8- Il y a parmi nous et autour de nous des agents provocateurs qui ne cherchent que l'occasion de placer les Canadiens-français, aux yeux du reste du pays et de l'Empire, dans la plus mauvaise des postures: celle de "rebelles", déloyaux envers la couronne et réfractaires aux lois du pays. Une presse servile et stipendiée s'applique sans relâche à nous peindre sous les plus fausses couleurs. Que, sur dix mille manifestants paisibles, il s'en trouve cinquante, ou seulement dix, qui se livrent à des excès de langage ou à des actes de violence, l'attitude de cette infime minorité sera représentée partout comme celle de toute la population. Dans cette oeuvre déloyale et antinationale, ces agents provocateurs et ces calomniateurs trouvent, parmi les nôtres, deux catégories de com- plices, qui semblent pourtant aux antipodes: les démagogues qui ameu- tent la foule et les journaux serviles qui l'exaspèrent. Les uns et les autres sont heureusement peu nombreux. La plupart des discours prononcés jusqu'ici sont restés dans les bornes d'une libre et légitime protestation. Plusieurs ont même produit un effet salutaire. Mais enfin, il suffirait d'une parole incendiaire pour causer un mal sé- rieux, peut-être irréparable. Réduisons à l'impuissance les démagogues actuels ou possibles, en désertant les tréteaux où ils seraient tentés d'exhiber leurs personnes et leurs discours échevelés. Quant aux journaux reptiles, cessons de les acheter, de les lire et de les faire lire: c'est beaucoup plus efficace que de casser leurs devantures. Canadiens-français, n'oubliez pas qu'à l'heure actuelle, comme à tous les points tournants de notre histoire, vous êtes les défenseurs de l'ordre et de la constitution, les gardiens de la tradition nationale et des légitimes libertés populaires. Plus tôt qu'on ne le pense, il sera démon- tré qu'en vous opposant aux desseins des partisans outranciers de cette guerre, vous êtes les plus fidèles sujets du Roi dont la perte se prépare en ce moment dans son propre royaume. N'allez pas amoindrir votre rôle si noble, si nécessaire, par de puérils et dangereux coups de tête. Hier, à la voix de nos chefs religieux, nous avons demandé à Dieu la lumière pour ceux qui nous gouvernent, la force calme pour nous-mêmes et nos enfants. Aujourd'hui et demain, dans la plénitude de nos prérogatives d'hom- mes libres mais chrétiennement disciplinés, prenons les mesures néces- saires pour affirmer nos droits et protéger les forces vives de la nation. A la tentative du gouvernement, injustifiable à cette heure, opposons, non pas l'agitation verbeuse et stérile, mais l'action forte et ordonnée. Opposition "raisonnable" et "raisonnée" Dans mon humble sphère d'action, je me propose d'apporter contre la conscription, en quelques articles, une série d'arguments raisonnés et raisonnables, d'ordre économique, social et national. Je ne veux appor- ter à ma démonstration que des arguments que peuvent accepter tous les hommes de bonne volonté, libéraux ou conservateurs, nationalistes ou impérialistes, partisans ou adversaires de l'intervention du Canada dans la guerre européenne. Tout ce que je demande à mes lecteurs c'est que, 9 sans "chercher la petite bête", ils étudient mes arguments à leur valeur intrinsèque, et qu'ils en fassent de bonne foi l'application à l'objet qu'ils poursuivent. Les uns veulent avant tout le salut et la force de l'Empire, d'autres, le triomphe des Alliés; à nos yeux, le salut et la grandeur de la patrie canadienne restent le principal objectif; mais je prends pour acquis que nous sommes tous d'accord sur un point initial: nécessité de sauver l'unité nationale du Canada et de préserver son armature éco- nomique. Pour nous, c'est la fin principale, sinon unique; pour les im- périalistes, ou les partisans de l'intervention, c'est le moyen le plus sûr d'atteindre leur objet. Quant aux énergumènes et aux affolés qui persistent à vouloir “rui- ner le Canada pour sauver la mère-patrie”, il serait oiseux de chercher une base d'entente avec eux. Dans l'état d'esprit où j'ai résolu de me placer, ce qui me paraît le plus pratique, c'est de les mettre à l'écart, pour l'instant. Tout au plus cèderai-je à la tentation de répéter le mot d'un très gros personnage anglais, à qui j'avais soumis cette formule de “dévotion” impériale. "Vous savez”, me dit-il, en excellent français, avec un sourire indulgent, "dans tous les pays et dans tous les gouverne- "ments, il y a des hommes toujours jeunes, et aussi des sots." "D'accord, monsieur l'....' II L'EFFORT MILITAIRE DU CANADA "Nous en avons fait assez” Si le recrutement des troupes était la seule ou la principale considé- ration du moment, le gouvernement serait, ou plutôt, aurait été justifia- ble de faire voter la conscription. Du jour où l'on a dépassé le chiffre normal des enrôlements volontaires, réellement volontaires, on aurait dû rendre le service obligatoire. A plusieurs reprises, j'ai exprimé l'avis que la conscription eût mieux valu que le pernicieux système d'enrôle- ment, si faussement appelé “volontaire”, pratiqué par l'Etat et par les agents recruteurs de tout acabit ¹. Je n'ai pas changé d'opinion. Je dirai davantage. Si le gouvernement et le parlement étaient sincères lorsqu'ils proclamaient à l'envi leur détermination de consacrer toutes les ressour- ces du pays, en hommes et en argent, au salut de l'Empire, de la France, de la "civilisation supérieure" et de la "démocratie", ils auraient dû, comme le Congrès américain, adopter dès le début une loi de conscrip- tion sélective. C'était la seule méthode rationelle d'assurer l'effort maxi- mum du pays, dans l'ordre militaire et dans l'ordre économique, de re- cruter une nombreuse armée sans désorganiser l'agriculture et les indus- tries essentielles. Faute d'une réelle intelligence de la situation, ou du courage pour y faire face, le gouvernement a organisé son armée par les méthodes que l'on sait; et il a désorganisé, ou laissé désorganiser tout le reste. Chaque jour, chaque semaine, chaque mois, le mal a été en s'aggra- vant. "Mais alors", objecteront peut-être les partisans de la conscription, "la mesure proposée par le ministère, pour tardive qu'elle soit, n'en constitue pas moins, de votre propre aveu, une amélioration, un remède au mal." Non; il est trop tard: le remède serait, aujourd'hui, pire que le mal. Dans l'ordre purement militaire, le temps de la conscription est passé. Ce qui presse, ce n'est pas d'envoyer plus de soldats, c'est de n'en plus envoyer. A l'assemblée de Lachine qui restera, je pense, le modèle des ma- nifestations anticonscriptionnistes un Anglo-Canadien intelligent et ¹ On retrouvera la trace de cette opinion dans un article paru dans le Devoir du 26 juillet 1915: La Conscription; et plus particulièrement dans le quatrième chapitre de Hier, Aujourd'hui, Demain, publié en 1916 (En vente aux bureaux du Devoir, prix $0.75, franco $0.85). 11 t courtois, M. Guy Morey, partisan de la conscription, a prononcé ces pa roles très sensées: "Si vous êtes logiques, vous êtes contre tout enrôle ment futur.' C'est l'exacte vérité. Tous les Canadiens qui veulent combattre la conscription avec une logique efficacité doivent avoir le courage de dire et de répéter partout: "Pas de conscription! pas d'enrôlement! Le Ca- nada en a fait assez.” Plus que l'Angleterre et la France Comparons l'effort militaire du Canada à celui des nations dont le rapprochent davantage sa situation, ses intérêts, ses sympathies et les principaux éléments de sa population: l'Angleterre, la France et les Etats-Unis. Nous avons actuellement, en Europe ou dans les camps d'entraîne- ment au Canada, 420,000 hommes de troupe et des services auxiliaires. Si l'on estime la population du Canada, au début de la guerre, à 7,000,000 et, défalcation faite des nombreux étrangers qui ont quitté le pays en 1914, c'est le gros chiffre nous avons donc enrôlé, pour la guerre eu- ropéenne, 6% de la population. C'est l'équivalent d'une armée de 2,400,000 pour la France et de 2,700,000 pour le Royaume-Uni. Or, en dépit de ses cadres sur papier, l'Angleterre n'a pas encore envoyé en France, en deux ans et dix mois de guerre, ce nombre d'hommes. On admettra, je suppose, que l'Angle- terre a un intérêt pour le moins égal à celui du Canada à empêcher l'armée allemande d'arriver à Calais. Une autre question s'impose à l'équité de nos principaux alliés : Combien de soldats la France, et même l'Angleterre, enverraient-elles en Amérique, si le Canada était attaqué par les Etats-Unis? Si l'on mesure l'effort militaire en tenant compte à la fois de la po- pulation, du chiffre des effectifs et du coût des armées, la comparaison est encore plus frappante. Prenons pour acquis que le Canada dépense, pour son armée, trois fois plus que l'Angleterre par tête de soldat, et quatre fois plus que la France. (Si l'on tient compte de la différence de la solde, des pensions, des transports, etc., ces chiffres sont très modé- rés.) Il faut donc multiplier par quatre le chiffre comparatif attribué à la France et par trois celui de l'Angleterre. Conclusion: l'armée actuelle du Canada lui coûte ce que coûterait à l'Angleterre une armée de 8,100,000 hommes, à la France une armée de 9,600,000 hommes. C'est plus que nos deux "mères-patries" ne mettront sur pied, durant toute la guerre, dût- elle durer cinq ans! Or la France et l'Angleterre sont, après les Etats- Unis aujourd'hui, les deux nations les plus riches du globe, et le Canada l'une des plus pauvres. Plus que les États-Unis La comparaison avec les Etats-Unis est, à certains égards, plus pro- bante encore. La situation des deux pays est identique; le danger, for lointain, d'une agression allemande est le même pour les deux pays. La 7 - 12 nation américainne est quatorze fois plus populeuse que nous et soixante- quatorze fois plus riche. Pour égaler l'effort actuel du Canada, les Etats- Unis devraient mettre sur pied et expédier en Europe une armée de six millions d'hommes et s'engager dans une dépense certaine d'au moins cent milliards. Or les plus extravagants des jingos américains, ceux qui laissent bien loin en arrière le bouillant colonel Roosevelt, ont parlé d'une armée possible de trois millions, après deux années de prépara- tion. Ce serait l'exacte moitié de ce que le Canada a fait jusqu'ici. Les Américains qui représentent le plus exactement l'opinion officielle, celle qui prévaudra, en toute probabilité, estiment à un million le nombre de soldats américains qui prendront part à la guerre, en Europe. En ce cas, l'effort militaire du Canada serait six fois plus élevé que celui des Etats- Unis, et il aurait duré trois ans de plus. Calculée en piastres et en sous, la disparité est encore plus grande. Les Etats-Unis paient $1.00 par jour à leurs soldats; le Canada, $1.10. En prenant pour base l'armée actuelle de 420,000 hommes, pour le Canada, et une armée possible de 2,000,000, pour les Etats-Unis (moyenne entre le chiffre généralement accepté et le calcul le plus extrême), chaque con- tribuable canadien (homme, femme et enfant) paie $24 par année pour son armée, tandis que l'Américain ne paiera que $7. Si la guerre finit l'an prochain, le Canadien aura payé ou devra payer $96, l'Américain, $7; si la guerre se prolonge jusqu'en 1919, les Canadiens écoperont à raison de $120 par tête tandis que l'Américain en sera quitte pour $14. Notez que ce calcul ne porte que sur la solde des simples soldats. En faisant le compte de tout traitement des officiers, indemnités, pensions, trans- ports, armes, etc., - on arriverait à une différence beaucoup plus consi- dérable. On peut affirmer, sans la moindre hésitation, que l'effort militaire des Etats-Unis, à quelque degré d'intensité qu'il s'élève, va coûter dix fois moins cher à chaque Américain que l'effort du Canada à chaque Cana- dien, en supposant que le Canada n'enrôle pas un homme de plus qu'il n'en a actuellement sous les armes. Comment, en vérité, peut-il se trouver un seul Canadien pour ne pas dire hautement: Nous avons fait notre part, et plus que notre part! III L'EFFORT ÉCONOMIQUE Banqueroute, trahison Dans l'ordre économique comme dans l'ordre militaire, il est temps, plus que temps, de crier: "Halte-là!" Nous en avons fait assez pour la guerre. Nous en avons trop fait. Ce qui s'impose, ce n'est pas l'accroissement du budget de guerre, ce n'est pas de dépenser davantage pour détruire: c'est d'arrêter la course à la banqueroute et d'utiliser toutes les ressources du pays afin d'activer sans délai la production agricole et de rendre possible la re- construction de demain. "Ruiner le Canada pour sauver la mère-patrie" n'est pas seulement "le mot d'ordre de la trahison nationale "1; c'est aussi la trahison de la cause de nos alliés. Si le gouvernement et le parlement persistent dans l'exécution de ce monstrueux dessein, ils porteront un coup funeste à l'Angleterre et à l'Empire britannique tout entier. Presque dès le début de la guerre, le "dictateur" de l'Empire, M. Lloyd George, alors Chancelier de l'Echiquier, a donné au peuple an- glais ce salutaire avertissement: la victoire appartiendra à la dernière pièce d'or, à la dernière gerbe de blé. Il y a près d'un an, si je ne me trompe, l'économiste de plus compé- tent peut-être de l'Empire britannique, sir George Paish - celui-là même que le gouvernement impérial a choisi pour établir la base des relations financières entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis sir George Paish a mis les Dominions en garde contre le danger d'un excès de zèle. Dans l'intérêt même de l'Angleterre et de l'Empire, il leur a conseillé de ne pas dépasser la mesure de leurs forces, de ne pas accumuler une dette hors de proportion avec leur capacité de payer, de ne pas alourdir leur bud- get annuel d'écrasantes charges d'intérêts qui paralyseraient leurs activités. La guerre de l'or; ses suites Tiraillés en tous sens par nos sympathies et nos antipathies respec- tives pour les divers pays d'Europe, nous avons trop oublié le caractère 1 C'est l'expression dont je me suis servi en comparant l'attitude et les méthodes du gouvernement canadien à celles du gouvernement américain. Cette étude com- parative est reproduite, avec de nouveaux développements, dans la brochure intitulée: L'intervention américaine, ses motifs, son objet, ses conséquences (Prix 25 sous, franco 28 En vente aux bureaux du Devoir). sous. 14 essentiel, le motif de fond, de cette guerre effroyable. Lorsque l'éloigne- ment permettra de porter un jugement d'ensemble sur les causes profon- des de cette crise de folie mondiale, tous les esprits clairvoyants et im- partiaux tomberont d'accord pour reléguer au second plan les causes locales ou accidentelles du conflit: l'assassinat de Sarajevo, la rivalité des Germains et des Slaves, la compétition anglo-allemande, les vieilles rancunes entre la France et l'Allemagne et l'on verra apparaître, hi- deux et sanglant, le véritable coupable, l'auteur de tout le mal, l'infâme dieu de l'Or, l'auri sacra fames du monde païen. Les haines de races, la soif des conquêtes, et même les légitimes revendications des peuples, ne sont que les instruments dont les hommes de proie de la haute finance internationale se sont servis pour précipiter les nations les unes contre les autres. Fomentée par la soif de l'or, cette guerre se soutient princi- palement par la puissance de l'or; et lorsque les armes de combat tom- beront des mains des peuples épuisés, la lutte se prolongera dans l'ordre économique. Fidèle à la ligne de conduite que je me suis tracée, je ne veux pas, à l'heure actuelle, tenter de départager les nations plus ou moins coupables du crime de cupidité. Ce n'est pas davantage le moment de déterminer la conduite que le Canada devra tenir, si le projet de guerre économique, déjà lancé, prend corps, après le conflit des armes. Mais c'est le moment de rechercher ce que le Canada doit faire immédiatement, s'il veut éviter d'être écrasé, anéanti, à l'heure où le reste du monde émergera du mon- ceau de ruines accumulées après la guerre. 事 ​Limites à la "capacité de payer" Le Canada se doit à lui-même, il doit à l'Empire dont il fait partie, il doit à ses alliés dans la guerre, de ne pas périr d'inanition, après la guerre, de ne pas se laisser saigner à blanc et fouler aux pieds, même par ses propres associés, britanniques ou étrangers. Or, tout effort militaire additionnel, tout accroissement de son bud- get de guerre, mène le Canada à la ruine et au suicide. Nous avons atteint, si nous ne l'avons dépassée, l'extrême limite de notre capacité de payer pour détruire. Au témoignage du ministre des Finances ¹, le Canada avait dépensé, pour la guerre, au 31 mars dernier, au moins $600,000,000; la dépense prévue pour l'année courante est de $500,000,000; en tout, $1,100,000,000. Et cela ne comprend ni les pensions de retraite, ni les indemnités aux invalides, ni les charges d'intérêt sur la dette de guerre. Si l'on estime que la fortune globale des Etats-Unis est soixante-quatorze fois plus élevée que celle du Canada - c'est la proportion établie par les économistes les plus avertis cela équivaut à une dépense de guerre de plus de quatre- vingts milliards pour la nation américaine. Le plus effréné des jingos américains, le plus exalté des fanatiques de la démocratie, n'a songé et ne songera à suggérer que la nation amé- 1 Dans son discours du budget, prononcé le 24 avril 1917, et admirablement analysé par M. Georges Pelletier dans le Devoir du lendemain. 15 ricaine engloutisse la moitié, le quart, de cette somme, dans le gouffre sans fond de la guerre. Si nos gouvernants, nos hommes publics, nos "capitaines de la finance et de l'industrie”, voulaient se donner la peine de faire un inven- taire complet de la situation et réfléchir cinq minutes à l'effroyable len- demain qui se prépare, ils seraient les premiers à crier: "Plus un hom- me! plus un dollar!" Il faut, bien entendu, soutenir l'effort accompli et pourvoir aux obligations encourues. Cette seule et inévitable obligation va encore absorber des centaines de millions, autant peut-être que tout ce qui a été dépensé jusqu'ici. Mais tout effort additionnel devrait avoir pour unique objet d'enrayer et non d'activer le mouvement qui mène le Canada à la ruine. La banqueroute nationale ne serait pas seulement fatale au Canada lui-même: elle ébranlerait le crédit de l'Angleterre et de l'Empire bri- tannique; elle ajouterait, par ses multiples répercussions, aux embarras des pays dont nous avons épousé la cause. Ce seul aspect de la situation devrait suffire à mettre d'accord im- périalistes et nationalistes, partisans et adversaires de l'intervention, pour combattre la conscription et tout accroissement de l'armée et du budget de guerre. Mais ce n'est pas le seul, ni même le principal motif de l'opposition raisonnée et raisonnable à la conscription. La désorganisation du travail et la diminution de la production agricole constituent un danger plus grave encore que l'appauvrissement › du pays, un danger plus immédiat surtout. Crise du travail Menaces de famine Les méthodes poursuivies jusqu'ici pour activer l'enrôlement "vo- lontaire" ont enlevé à l'agriculture et à plusieurs industries essentielles entre autres l'extraction et la distribution du charbon, et l'exploita- tion forestière la qualité et la quantité de main-d'oeuvre dont ces acti- vités vitales ont absolument besoin. La conséquence, nous la ressentons tous les jours par la hausse du prix des vivres, du charbon et de maints articles de première nécessité. Nous la ressentirons bien davantage, l'hiver prochain. A ce mal grandissant, une mesure de conscription sélective, adoptée dès le début de la guerre et appliquée avec intelligence, aurait pu appor- ter quelque remède. A l'heure actuelle, toute mesure de conscription, tout accroissement de l'armée, par enrôlement "volontaire" ou forcé, ne feraient qu'ajouter au mal. Le Canada a fourni pour la guerre tout ce qu'il peut donner de man- power, sans danger grave pour sa propre existence et celle des pays alliés. Dans cet ordre de faits, l'Angleterre souffrira, plus encore que le Ca- nada, de l'imprévoyance de nos gouvernants, s'ils persistent dans la voie périlleuse où ils veulent lancer le pays. La menace de la famine 'est plus redoutable, plus urgente, plus immė- diate pour l'Angleterre que pour l'Allemagne. Cette vérité, les Anglais courageux et clairvoyants ne la déguisent pas. 16 a Ce dont l'Angleterre a le plus besoin, ce n'est pas de soldats, mais de pain, de viande, de pommes de terre. C'est tellement vrai que le gouver- nement britannique a soustrait à l'armée des milliers de bras qu'elle mis à la charrue. Le danger est tellement pressant qu'à Washington, M. Balfour et les délégués anglais, au risque de froisser les représentants de la France, ont demandé et obtenu que les Etats-Unis envoient des vivres à l'Angleterre avant d'expédier des soldats en France ¹. En France même, on rappelle des tranchées, périodiquement, des milliers d'agriculteurs-soldats qu'on fait travailler aux semailles, à la moisson, aux vendanges. Envoyons les "slackers" aux champs Voilà encore un point où la réalité des faits s'impose à l'attention des hommes d'Etat et devrait leur faire comprendre que l'identité des métho- des n'est applicable que là où il y a identité de situation. Le gouvernement canadien ne peut pas, en quelques heures, rappe- ler de l'armée une certaine proportion de soldats, les faire travailler aux champs, puis les renvoyer aux tranchées. Tandis que les soldats fran- çais ou allemands, anglais ou autrichiens, italiens Ou russes, peuvent alternativement détruire et produire, soutenir l'effort militaire de la na- tion en participant à son effort économique, les soldats canadiens, sépa- rés de leur pays par mille lieues d'océan, ne sont occupés qu'à détruire et à consommer, sans jamais produire. Ils épuisent à la fois l'effort mi- litaire et l'effort économique de la nation canadienne, tout en n'appor- tant aux Alliés qu'un appui forcément restreint et fatalement décroissant. Si nos gouvernants avaient la réelle intelligence de la situation, ils cesseraient immédiatement l'enrôlement et l'expédition de nouvelles troupes en Europe et s'appliqueraient à stimuler la production agricole au Canada par tous les moyens à leur disposition. Si nous voulons fournir à l'Angleterre de quoi manger -- et c'est ce qui presse le plus il faut moins de bras à l'armée et dans les fabriques de munitions, et plus de bras aux champs, dans la forêt, aux mines et dans les chantiers maritimes: aux champs, pour semer et récolter le blé et les pommes de terre; dans la forêt, pour préparer la matière première de nombreux vaisseaux; aux mines de charbon, pour alimenter les ate- liers de construction navale; aux chantiers maritimes, afin de fournir 1 Au moment où ces lignes, écrites le 31 mai, sont reproduites, une dépêche (de Londres) de l'Associated Press Cable, en date du 6 juin, m'apporte une nouvelle justi- fication: "En réponse à une interpellation, M. Bathurst, secrétaire parlementaire du "Département des vivres, déclare qu'il est contraire à l'intérêt public de communiquer "un seul renseignement sur le ravitaillement (food supplies); mais qu'il est de la plus "haute importance pour la cause des Alliés que les exportations alimentaires de l'Amérique "soient aussi considérables que possible (on the highest possible scale) jusqu'à la fin de "la guerre." La dépêche ajoute que cette déclaration a ému la presse et l'opinion publique. Le Daily Chronicle (organe personnel de M. Lloyd George) lance un appel pressant aux autorités de Washington. Le Daily News est encore plus précis: il réclame la prompte nomination de M. Hoover et l'adoption de mesures énergiques aux Etats- Unis. 17 - les instruments de transport sans lesquels le peuple anglais crèvera de faim, quelque abondante que soit la moisson, au Canada, aux Etats-Unis ou ailleurs. Tout cela exige des milliers de bras. Où les prendre ? Un journaliste ou un "orateur" conscriptionniste disait récemment: ‘Allez, le soir, rue Sainte-Catherine; vous y verrez des milliers de jeunes flâneurs qui seraient bien mieux à l'armée que sur la chaussée.' D'abord, il faudrait savoir combien de ces jeunes gens sont réellement des "flâ- neurs"; il faudrait connaître la nature de leur emploi, aux heures de travail. S'il s'en trouve qui sont réellement inutiles, qu'on les envoie, non pas à l'armée, mais aux champs. Ce sera infiniment mieux pour tout le monde: mieux pour eux, mieux pour la patrie canadienne, mieux pour l'Angleterre et l'Empire, mieux pour la France et ses alliés. Conscription du capital et de l'industrie Une autre mesure de conscription qui s'imposerait bien avant la conscription de la chair à canon, ce serait la conscription du capital et de l'industrie. Qu'on ne s'effraie pas: je ne suis nullement tenté de tomber dans le socialisme haineux, dans le communisme destructeur. C'est au contraire en m'inspirant des principes fondamentaux de l'ordre social chrétien, que je dis: s'il est juste de répartir entre toutes les clas- ses de la société l'impôt du sang et le lourd fardeau des charges militai- res, il est infiniment plus juste de répartir les charges du budget de guerre en proportion de la capacité de payer. Il est injuste, immoral, contraire à l'ordre social et à l'équilibre éco- nomique, que des millions de pères de familles, qui ont peine à boucler leur modeste budget domestique, se voient frapper d'impôts de guerre, pendant que quelques milliers de vampires encaissent du vingt, du cin- quante et jusqu'à du neuf cent pour cent, grâce à la guerre et aux opéra- tions de guerre! Je ne veux pas, aujourd'hui, traiter,à fond cet aspect de la situation: il exigerait toute une étude. Je me borne à dire aux têtes dirigeantes de notre société: Prenez garde! Vous ne songez en ce moment qu'à la guerre extérieure, aux armées promises à l'Angleterre. Je ne veux pas, en ce moment, discuter vos motifs ni mettre en doute votre sincérité. Mais je me permets de vous rappeler une vérité primordiale, et même de vous donner un conseil. La vérité, c'est qu'avant d'être chargés du soin de sauver l'Empire, la France, la "civilisation supérieure" et la "démo- cratie”, vous avez l'obligation rigoureuse de sauver le Canada, son unité nationale, sa paix intérieure. Dans l'exécution de ce que vous croyez être votre devoir envers l'Empire et l'humanité, vous vous préparez à accroître les souffrances du peuple canadien, à faire pleurer les mères, à réduire à la misère des milliers de foyers en les privant de leurs soutiens naturels. Prenez garde que le peuple ne se soulève bientôt contre vous et contre les vautours qui se gorgent de millions arrachés aux chairs vives de la nation. Le danger qui s'annonce pour demain, menaçant, formidable, ce n'est pas le triomphe de la "barbarie allemande", c'est la haine des classes et la guerre sociale. Ici même, la tempête s'amoncelle, 18 - plus que vous ne le pensez; la conscription peut être l'étincelle qui fera éclater la foudre. Que le nuage ne crève que plus tard, c'est possible; mais les ravages n'en seront que plus grands. Ce péril, croyez-m'en, est beaucoup plus réel que la "guerre de races" dont on parle tant. Conscription et immigration Un autre point s'impose à l'attention générale et à la prudence des gouvernants: l'effet d'une loi de conscription sur l'immigration étran- gère. Les lecteurs du Devoir connaissent nos idées à cet égard; nous n'a- vons jamais été favorables à une forte immigration étrangère; nous ne le serons jamais. Mais, dans l'ordre purement économique, nos politi- ciens se sont pour ainsi dire acculés à la nécessité d'attirer au Canada, dès après la guerre, des millions d'émigrés non seulement pour com- bler les vides de la population, mais, avant tout, pour sauver le pays de la banqueroute. Si l'on objecte que c'est là un problème d'après-guerre, tandis que la nécessité de la conscription est immédiate, je réponds sans hésiter que les deux questions sont absolument connexes et doivent être exami- nées ensemble, dès maintenant. "Les raisons qui existent pour empêcher la conscription au Canada sont évidentes", disait sir Wilfrid Laurier, le 17 janvier 1916. "A défaut d'autres raisons, la principale, c'est que nous ne pourrions implanter la conscription au Canada sans porter un coup terrible à notre politique d'immigration." C'était rigoureusement vrai, l'an dernier; c'est doublement vrai, cette année. Si, à la suite des Etats-Unis, le Canada adopte une loi de conscription, l'on peut être assuré que le flot de l'émigration européenne se détournera de l'Amérique du Nord pour se porter tout entier vers l'Amérique du Sud. Ce n'est pas demain, c'est maintenant que le parlement doit décider s'il veut ou non repeupler le Canada après la guerre. IV LA GUERRE ET LE PROBLÈME DES RACES AU CANADA • Inévitables dissidences Depuis le début de la guerre, les nombreuses et inévitables diver- gences de vues qui séparent les deux principaux groupes ethniques du Canada, Canadiens-français et Anglo-Canadiens se sont multipliées et accentuées. Il existe réellement, entre les deux races, je ne dirai pas un abîme, mais ce que les Anglais appellent a deep line of cleavage. Sans tomber dans l'exagération hystérique de ceux qui voient partout le spectre de la "guerre civile”, il serait puéril et dangereux de s'aveu- gler sur les périls qui peuvent surgir de cette situation. D'où vient le mal ? Quel remède lui appliquer ? Les esprits superficiels, les gens qui se paient de mots et aussi les vrais coupables, soucieux d'échapper à leurs responsabilités en les reje- tant sur autrui ont trouvé cette explication simple et commode : "Ce sont les "démagogues" qui ont créé le malentendu et qui fomentent la haine des races." Il faudrait commencer par s'entendre sur les mots "démagogues" et "démagogie". Ce que politiciens et journalistes des deux races et des deux partis entendent généralement par “démagogues", ce sont, d'abord, leurs adversaires respectifs; ensuite et surtout, les hommes d'action publique qui mettent l'intérêt national et la conservation des races, avec leur ca- ractère distinctif, au-dessus dès intérêts particuliers de telle province ou de tel parti. A mon humble avis, le vrai "démagogue” est celui qui, pour soigner sa popularité personnelle et les affaires de son parti, flatte les passions de la foule, de toutes les foules, dans toutes les provinces. La vraie "démagogie" n'est pas toujours celle qui emploie les mots les plus violents. } Sans pousser plus loin cette dissertation, inutile pour l'instant, il suffit de jeter un coup d'oeil sur un siècle et demi d'histoire pour juger de la puérilité de cette explication. Depuis la conquête anglaise, il y a toujours eu, entre les deux races, divergence d'opinions, de sentiments, d'aspirations. Selon les circonstances, extérieures ou intérieures, la ligne de démarcation' a été plus ou moins accentuée, les disputes plus ou moins aigres, la bonne entente plus ou moins facile. Mais les causes de fond n'ont jamais disparu. Quel esprit sérieux et réfléchi admettra que, seuls, quelques démagogues ont pu créer et entretenir ces causes premières et permanentes ? 20 Avantages de l'association des deux races I J'appartiens à l'école, moins nombreuse qu'on ne le pense, qui voit plus d'avantages que d'inconvénients dans la co-existence des deux races au Canada. Avec un nombre plus restreint encore, j'estime que le Ca- nada tout entier bénéficiera de cette situation et recevra des deux races le maximum de leur apport au patrimoine politique, intellectuel e moral de la nation, dans l'exacte mesure où chacune d'elles restera le plus complètement elle-même, avec ses facultés propres, son tempé- rament, ses attributs, son héritage intellectuel. La nation canadienne n'atteindra ses suprêmes destinées, elle n'existera même, qu'à la condi- tion d'être bi-ethnique et bilingue, et de rester fidèle au concept des Pères de la Confédération : la libre et volontaire association de deux peuples, jouissant de droits égaux en toutes matières ¹. En tout cas, quelles que soient les idées et les préférences, il est un fait qui s'impose à tous : la présence simultanée, sur la terre canadienne, 'un groupe compact de près de deux millions de citoyens canadiens, de pure race française, et d'une masse hétérogène d'environ cinq mil- lions d'anglophones, dont un quart au moins ne sont pas d'origine bri- tannique, et une bonne moitié, pas de race anglaise. Qui prétendra qu'il est possible ou raisonnable d'attendre des Canadiens-français et des An- glo-Canadiens une même pensée, un même effort, en tout ce qui ne tou- che pas aux seuls intérêts de la patrie canadienne? Sur maints problèmes d'ordre intérieur ou national, l'accord des sentiments, la parfaite identité des vues, sont impossibles. Cette unani- mité n'existe pas même chez les peuples d'une seule race, d'une seule langue, d'une seule religion. A plus forte raison, Canadiens-français et Arglo-Canadiens ne sauraient penser et réagir de la même manière lors- qu'ils sont appelés à résoudre des problèmes extérieurs, ceux surtout qui affectent leurs relations avec la Grande-Bretagne et les autres nations britanniques. T Les Canadiens-français n'ont qu'une patrie Les Canadiens-français, on ne saurait trop le répéter, sont exclusi- ement canadiens. Ils n'ont pas d'autre patrie que le Canada. Ils ne reconnaissent, envers aucun autre pays, les devoirs qui, en tout temps et en tout lieu, n'incombent qu'aux citoyens de chaque pays; et au pre- mier rang de ces devoirs exclusivement nationaux, se place le service militaire, l'impôt du sang. Séparés de la France depuit cent cinquante ans, par la Cession d'abord, et, davantage peut-être, par la Révolution française, ils ont conservé à leur patrie d'origine une sincère affection: 1 C'était la pensée de sir John Macdonald, telle qu'exprimée dans son admirable plaidoyer contre l'abolition de la langue française, comme langue officielle de la Confédération: "Nous avons maintenant une constitution qui fait à tous les sujets "britanniques une situation d'absolue égalité, qui leur garantit les mêmes droits en "matière de langue, de religion, de propriété ou de droits personnels." (Traduit des Debates, House of Commons, 1890, col. 745.) 21 ils sont fiers de sa grandeur et de son héroïsme ; ils se réjouissent de ses succès; ils s'attristent de ses épreuves; ils déplorent ses errements. Mais ils ne se croient pas plus obligés de se battre pour la France que les Français d'Europe ne se croiraient tenus de se battre pour le Canada français, si la "guerre civile" éclatait ici, ou pour le Canada tout entier, si les Etats-Unis ou le Japon l'attaquaient. Leurs sentiments à cet égard sont absolument identiques à ceux des Belges wallons ou des Suisses romands. Lorsqu'on envoie des propagandistes français nous prêcher nos "devoirs" envers la France, nous éprouvons le même chatouillement d'impatience que l'on ressentirait à Bruxelles ou à Genève, si des Fran- çais s'avisaient d'aller y commettre le même impair. Il est temps que cette élémentaire vérité soit dite, si l'on veut éviter de pénibles malen- tendus entre la vieille France et la nouvelle. A l'égard de l'Angleterre, les Canadiens-français se croient tenus à tous les devoirs qui résultent de la constitution (votée par le parlement britannique), des accords demi-séculaires conclus entre le gouvernement impérial et le gouvernement canadien, et de la situation respective des deux pays, dans l'ordre international mais à rien de plus. Un siècle et demi durant, leurs chefs religieux et civils, les leaders de tous les partis, libéraux, conservateurs et nationaux, anglais et français, protes- tants et catholiques, leur ont enseigné qu'ils n'avaient d'autre devoir militaire à accomplir que de défendre le territoire canadien lorsqu'il serait immédiatement attaqué. Les mêmes chefs leur ont répété à satiété que l'Angleterre, seule maîtresse de la politique étrangère de l'Empire, est seule tenue de porter le poids des guerres impériales. Cette doctrine, c'était celle de MacNab, de Taché, de Macdonald, de Cartier, de Howe, de McGee, de Mackenzie, de Dorion, de Campbell, de Blake, de Laurier, de Mercier, de Chapleau, de Tupper. Nous avons peine à croire, tout à coup, que tout ce monde-là était "déloyal", "lâche", "traître" au Roi et à l'Empire. Évolution récente du Canada anglais Longtemps, cette doctrine fut également acceptée dans tout le Cana- da anglais comme la seule vraie, la seule compatible avec la dignité et l'intérêt national de la Confédération canadienne. Tant qu'il qu'il en fut ainsi, il n'y eut jamais de dispute entre les deux races sur la nature et l'étendue de leurs obligations communes ou respectives envers la Grande- Bretagne et l'Empire. Mais le flot constant et croissant d'immigration britannique a trans- formé la composition physique, intellectuelle et morale de la population anglo-canadienne; et la propagande impérialiste, poursuivie depuis vingt ans, a profondément oblitéré, sinon détruit, le patriotisme exclusivement canadien de nos compatriotes de langue anglaise. Tandis que les Canadiens-français sont restés, en masse, exclusive- ment canadiens, les Anglo-Canadiens se sont scindés en de multiples grou- pes. Les uns ne voient plus dans le Canada qu'une partie d'un grand tout, l'Empire britannique, leur plus grande patrie, comme le Yorkshire fait partie de l'Angleterre, où l'Ontario du Canada. Les autres, moins logiques, 1. 22 et moins dénationalisés, s'efforcent d'équilibrer tant bien que mal leurs devoirs envers le Canada et leurs obligations envers la "mère-patrie". D'aucuns sont plus britanniques que canadiens, d'autres plus canadiens que britanniques: de Canadiens "tout court", "unhyphenated”, il n'y en a presque plus. En un mot, la notion simple de l'unique patrie est à peu près disparue, en apparence, du Canada anglais. Je dis "en apparence", parce que je crois encore à la survivance d'un vieux fond de nationalisme qui surgira après la guerre, avec ses inévitables réactions. En tout cas, telle était la situation au moment de la guerre. Nécessité d'une franche explication La nation canadienne est entrée en guerre, divisée sur elle-même et sur ses sentiments véritables à l'égard de la Grande-Bretagne et de ses alliés. Et cette division n'a fait que s'accentuer, avec l'accumulation des fardeaux de la guerre... et aussi avec la multiplicité des efforts tentés par la presse et par les politiciens des deux partis pour déguiser l'exacte vérité sur les sentiments mutuels des deux races. Qu'on ne soupçonne pas, ici, le dessein de m'écarter du programme de conciliation que je me suis tracé. Loin de là; mais la vraie et fruc- tueuse conciliation ne peut s'opérer dans le mensonge et l'équivoque. Nous touchons ici au point le plus douloureux de la plaie mais aussi au plus infectieux. S'il doit résulter quelque bien d'une action concertée et loyale, il faut assainir la blessure. La recouvrir d'un emplâtre, c'est favoriser la gangrène et préparer la mort. Je veux croire, je crois, que beaucoup des paroles prononcées de- puis deux ans et demi, même de celles que nous avons dénoncées avec le plus de rigueur, ont été inspirées par le sincère désir de prévenir la dis- corde des races. Mais en présence de la faillite, n'est-il pas raisonnable d'admettre qu'on a fait fausse route? La plupart des chefs de la société canadienne-française ont tenté d'entraîner leurs compatriotes dans le le mouvement favorable à l'intervention, de les solidariser, en corps et en esprit, avec la cause de l'Angleterre et de ses alliés. Ils n'ont pas réussi; ils ne pouvaient pas réussir: on ne change pas en un instant la mentalité d'un peuple, son tempérament et ses idées; on ne détruit pas en une heure ses principes, ses habitudes, ses préjugés, si l'on veut surtout lorsqu'on vient lui prê- cher une doctrine radicalement opposée à celle qu'on lui a présentée comme seule vraie pendant un siècle et demi. A cette erreur initiale est venue s'en ajouter une deuxième, née de la première. Après avoir constaté la faillite des appels au "loyalisme" bri- tannique, au “devoir" envers la France, "notre seconde (ou première) mère-patrie”, on a cru réparer le mal en déguisant la vérité aux Anglo-Canadiens. On s'est torturé la langue et l'esprit afin de prouver que les Canadiens-français sont aussi favorables que les Anglo-Canadiens à la participation à la guerre européenne, et qu'ils se sont enrôlés avec le même enthousiasme et dans les mêmes proportions. Cette erreur était pire que la première. Elle devait, tôt ou tard, entraîner d'acrimonieuses explications, d'amères désillusions et surtout de fort périlleuses réactions. C'est là où nous en sommes. 23 Le plus grand danger qui menace l'unité nationale, ce n'est pas la baine ou la méfiance réciproques des deux races, c'est le système de mutuelle déception poursuivi depuis vingt ans avec bonne foi, sou- vent par leurs chefs politiques et sociaux. Ces observations n'ont pas pour objet de dénoncer ou de condamner qui que ce soit. De ceci, je supplie mes lecteurs bleus ou rouges d'être absolument persuadés. En suivant le système contraire celui de la franchise absolue et des rigoureuses déductions nous, nationalistes, avons peut-être mérité quelques-uns des reproches qu'on nous a souvent adressés. A ceux de nos adversaires que nous avons pu juger avec trop de rigueur, je demande un sincère pardon; et cet acte ne coûte aucun effort, ni à ma conscience de chrétien, ni à mon honneur d'homme public et privé. Mais, en retour, je leur demande de reconnaître avec moi l'ab- solue nécessité d'user, envers nos compatriotes de langue anglaise, de la plus e `tière franchise. Si l'on veut éviter le conflit des races et rétablir l'unit、 ationale, il faut à tout prix abattre la muraille de duperie qui sépare les Canadiens-français des Anglo-Canadiens et derrière laquelle monte, des deux côtés, le flot de la méfiance et de la haine. Les Canadiens-français et la conscription D'aucuns seront peut-être tentés de trouver que je me suis singuliè- rement éloigné du sujet de mon étude: la conscription. J'estime, au contraire, que ces explications étaient rigoureusement nécessaires pour faire comprendre aux Anglo-Canadiens l'exacte nature de l'invincible et universelle hostilité que la seule idée de conscription inspire aux Cana- diens-français. Depuis longtemps, l'immense majorité des Canadiens-français jugent que le Canada a dépassé la limite d'une participation raisonnable à la guerre européenne. Mais tant que l'enrôlement des troupes est resté nominalement "volontaire", ils ont laissé dire et faire. A mon avis, c'était une erreur. Du moment qu'ils jugeaient que la mesure était comble et que l'avenir du pays était mis en péril, ils auraient dû multiplier leurs protestations publiques. Leur excuse, c'est l'extraordinaire respect qu'ils ont de la liberté d'autrui. Et puis, on leur a tant dit qu'ils ne doi- vent jamais parler haut, ni parler les premiers! On leur a tant assuré que jamais la conscription ne serait votée ni même proposée! Le jour où la déclaration du premier ministre est venue déchirer le voile des illusions et violer la parole de tous les représentants de la pro- vince de Québec dans le ministère,— et celle de sir Robert Borden lui-même le premier mouvement a été celui de la stupeur; le second, la colère; le troisième, l'inébranlable détermination de faire obstacle à la mesure tyrannique par tous les moyens de légitime résistance. Il est inutile de déguiser la vérité : deux millions de Canadiens- français sont opposés en bloc à la conscription. Les exceptions isolées qu'on pourra signaler ne changeront rien au fait général; les trom- peuses déclarations qu'on pourra arracher, de ci, de là, sur les senti- ments "loyalistes" des Canadiens-français "bien pensants" ne feront que roidir et exaspérer l'opposition de la masse. 24 Il en tient à la sagesse et à la prudence des gouvernants de ne pas pousser les choses au point de provoquer des réactions plus violentes. Quoi qu'il arrive, les actes extrêmes resteront isolés : il n'y a pas au monde, peut-être, de population plus respectueuse, par instinct et par éducation, de l'ordre public et des lois. Mais si les chefs de la nation ne savent pas lire les signes des temps, il se produira des incidents qui porteront à l'unité nationale de profondes et douloureuses blessures; et la cause des Alliés, que l'on prétend servir, en subira infiniment plus de mal que cent mille soldats de plus ne lui feraient de bien. Les "British slackers" ¡ Tout, dans l'application d'une loi décrétant le service obligatoire, quelque impartiale discrétion qu'on y mette tendrait à irriter les Ca- nadiens-français et, généralement, les Canadiens qui sont restés Cana- diens avant tout. Par la force des circonstances, la conscription ferait, proportion- nellement, une fauchée plus profonde dans les rangs des Canadiens- français que dans tout autre groupe de la population: la proportion des jeunes gens, appelables les premiers, est beaucoup plus grande chez eux que chez les Canadiens anglophones; et la fuite d'un grand nombre de jeunes Anglo-Canadiens, depuis un an, est venue accroître cette dispa- rité. Les autorités d'Ottawa et de Washington ont, paraît-il, pris des mesures conjointes pour mettre fin à cet exode. Mais comment attein- dre les milliers de slackers britanniques et anglo-canadiens qui ont fran- chi la frontière avant la promulgation de ces mesures? Que fera-t-on des milliers de jeunes Anglais venus ou restés au Cana- da afin d'échapper à la loi de conscription du Royaume-Uni? On en voit partout; on entend partout les accents du cockney londonien, ou les gutturales résonnances de la langue du Yorkshire. Lorsque les jeunes Canadiens-français se verront mettre le sac au dos et forcés d'aller "sauver l'Empire et la démocratie britannique", tan- dis que des centaines, des milliers, de British resteront paisiblement ici, à gagner le salaire des nôtres et à manger leur pain, croit-on que la loyauté britannique de nos pioupious et celle de leurs pères, de leurs mères, de leurs femmes, de leurs enfants, de leurs frères, de leurs soeurs, en sera notablement accrue? Le Canada livré à l'étranger Et les centaines de mille étrangers, non naturalisés? Ceux-là, cer- tainement, ne seront pas enrôlés ni de gré, ni de force. Un grand nombre viennent des pays ennemis; d'autres sont originaires des con- trées qu'on veut nous forcer d'aller défendre. Ces nouveau-venus, ces "barbares", vont recueillir l'héritage des Canadiens morts pour la dé- fense de la "civilisation supérieure". Pense-t-on que cette perspective est de nature à faire accepter bénévolement la conscription par les fils des premiers habitants du sol, français ou anglais? 25 A Qu'on réfléchisse bien à ceci: la conséquence ultime et rigoureuse de la conscription et de toute nouvelle expédition de troupes canadiennes en Europe, c'est d'amoindrir le nombre et l'influence des Cana- diens, des vrais Canadiens, d'origine britannique ou française, et d'ac- croître la puissance des éléments étrangers, des germains et des slaves principalement. Cette seule considération devrait suffire à faire rejeter toute loi de conscription et à mettre fin aux enrôlements, dans l'intérêt de l'Empire britannique surtout. Plus encore que le problème de l'immigration, la nécessité de garder le Canada canadien et britannique justifie l'observa- tion si judicieuse dont sir Wilfrid Laurier faisait précéder ses déclara- tions anticonscriptionnistes, le 17 janvier 1916: "La situation au Canada n'est pas la même qu'en Angleterre”, ni qu'en Australie, ni qu'en Nou- velle-Zélande, ni qu'en aucune autre terre britannique. Le ministère, l'opposition, le parlement tout entier auront-ils assez de bon sens et de patriotisme pour le comprendre? Seront-ils assez "loyaux à l'Angleterre et à l'Empire" pour ne pas commettre l'erreur ca- pitale de livrer le Canada à l'étranger? Je ne veux pas tomber dans le genre de vitupérations que les apô- tres du loyalisme officiel m'ont si souvent prodiguées. Je veux croire à l'entière bonne foi et au patriotisme d'intention du premier ministre et de ses collègues. Mais ils se seraient entendus avec le gouvernement allemand afin de prendre les mesures les plus efficaces pour rompre l'unité nationale du Canada pendant la guerre, et plus encore après la guerre, qu'ils n'auraient trouvé rien de mieux que la mesure mesure de cons- cription projetée. Mennonites, Doukobors, Quakers Le gouvernement se propose, paraît-il, d'exempter du service mili- taire obligatoire les Mennonites, les Doukobors, les Quakers, parce que leurs principes religieux leur interdisent de porter les armes. C'est juste. Les Canadiens-français, respectueux de toutes les légitimes libertés, approuveront ces exemptions. Mais si l'on tient compte des scrupules religieux de ces nouveau-venus, de quel droit ferait-on fi des traditions séculaires du groupe le plus ancien, le plus plus foncièrement national, de la population canadienne. Qu'on ne s'y trompe pas: la con- viction du Canadien-français, qu'il n'est tenu de prendre les armes que pour défendre le sol de son unique patrie, est aussi vraie, aussi profondé- ment ancrée dans son coeur, que l'horreur du militarisme dans l'âme du Quaker ou du Mennonite. Et vingt fois, cent fois, les chefs de la nation, hommes de toutes races et de tous les partis, lui ont solennellement pro- nis que jamais il ne serait tenu de se battre en dehors de son territoire. Ces promesses, les gouvernants d'aujourd'hui, le chef même qui pro- pose la loi tyrannique, les ont renouvelées à maintes reprises, depuis que la guerre actuelle est commencée. Imposer la conscription aux Ca- nadiens-français c'est non seulement faire violence à leur religion na- tionale c'est aussi leur inspirer la haine et le mépris des gouvernants, c'est détruire dans leur âme le respect de l'autorité et de l'ordre social. 26 Que l'on pèse bien ces paroles la conscription marquerait, pour les Canadiens-français, le commencement d'une évolution qui ne tarde- rait pas à transformer en un peuple révolutionnaire la population la plus paisible, la mieux ordonnée peut-être des deux Amériques. Une fois dé- chaîné, cet esprit révolutionnaire ne s'arrêterait pas en route; il ne s'attaquerait pas seulement au régime militaire il se manifesterait à "'usine, aux champs, partout, dans toutes les fonctions de la vie indus- trielle, sociale et politique. Les administrateurs de grandes entreprises, les chefs d'industrie, se plaisent à reconnaître que les ouvriers canadiens-français sont les plus paisibles, les plus respectueux des lois et de l'ordre public, les moins aptes à se laisser prendre aux déclamations et aux appels démagogiques des agitateurs. Du jour où l'on aura fait de ces ouvriers des révoltés, ils deviendront les plus incontrôlables des insurgés contre l'ordre social et économique. Le Canada anglais et la conscription Si le Canada anglais tout entier voulait la 'conscription, il résulte- rait assurément de cette situation le plus dangereux des antagonismes. Par bonheur, il n'en est pas ainsi. Les preuves se multiplient que le mouvement anticonscriptionniste s'affirme et grandit dans toutes les provinces anglaises. Seul, un plébiscite révèlerait la force et l'étendue de ce sentiment. Chaque race a ses qualités et ses défauts particuliers. Nos compa- triotes anglo-canadiens ont d'excellentes qualités ; au premier rang, se place leur magnifique esprit de corps. Si nous avions toujours pra- fiqué, comme eux, la doctrine de la solidarité nationale, les problèmes de race seraient beaucoup moins nombreux et difficiles. Mais l'envers de cette qualité, c'est l'extraordinaire emprise, sur leur esprit, du respect humain dominé par l'opinion courante. Si je pouvais dévoiler le secret de certaines conversations intimes, on serait abasourdi de connaître l'opinion réelle d'une foule d'Anglo- Canadiens sur la guerre et la part que le Canada doit y prendre. C'est ielle sommité politique de l'Ouest qui disait, il y a déjà plus d'un an : "Canada has done more than her share in this war." C'est tel indus- triel, impérialiste, naguère partisan de la conscription, qui m'avouait, il y a déjà cinq mois : “Si j'avais votre courage [pardon de la répéti- tion du mot], je demanderais qu'on mette fin au recrutement." C'est tel professionnel très huppé de Toronto me disant à mi-voix, après s'être assuré que portes et fenêtres étaient bien closes : "I have stopped advo- cating enlistment and conscription. We ought to put our own house in working order." Ce sont tels jeunes Torontoniens criant très fort con- tre la lâcheté des "slackers" du Québec, mais se confiant à mi-voix, dans le fumoir d'un pullman-car sans savoir qu'un bon nationaliste les en- tendait "After all, that d....d fellow Bourassa is saving us from cons- cription." Mais ce qui compte bien davantage, c'est le sentiment de la foule. Chez nous, le vote secret est pour ainsi dire une fiction. Tout le monde clame son opinion quitte à la lâcher, entre deux discours. Dans les 27 - provinces anglaises, le silent vote est énorme. C'est lui qui fait et défait les gouvernements. Il y a tout lieu de croire que le silent vote ouvrier et agraire est opposé à la conscription. Lui donnera-t-on l'occasion de s'exprimer? La consultation populaire, seule issue Sur le mode de consultation populaire qui s'impose, je reviendrai plus loin. Pour l'instant je me borne à affirmer que le seul moyen d'éviter que la conscription ne creuse davantage le fossé qui sépare les deux races, tout en le laissant malheureusement assez étroit pour qu'elles se portent des coups dangereux c'est de donner à toute la nation canadienne l'oc- casion d'exprimer son opinion. Je crois pouvoir dire que si la cons- cription est acceptée sans réserve par une majorité absolue du corps électoral, les Canadiens-français s'y soumettront. D'autre part, un grand nombre d'Anglo-Canadiens, qui seraient enchantés de se voir débarras- sés du cauchemar de la conscription, même par le vote d'un solid Quebec, se laisseraient emporter par la voix du sang et chercheraient à exercer des représailles, au cas où la résistance des Canadiens-français à une loi de conscription votée par une simple majorité parlementaire prendrait des proportions extrêmes. La consultation populaire, c'est l'unique soupape de sûreté qui per- mette d'éviter une dangereuse explosion. V POURQUOI IMPOSER LA CONSCRIPTION? د. اگر Parole "explicite" de sir Robert Borden Nous avons, jusqu'ici, examiné les raisons et les faits principaux qui militent contre l'adoption du service militaire obligatoire et contre tout effort additionnel pour la guerre. Il serait facile d'y ajouter les arguments surabondent; mais je ne veux utiliser, pour l'instant, que les principaux, les plus urgents, ceux qui s'imposent à l'attention immé- diate du ministère, du parlement et du pays tout entier. Cette étude ne serait pas complète, toutefois; elle ne serait pas équi- table pour le ministère, si je ne m'efforçais de rechercher les motifs qui ont pu induire le premier ministre et ses collègues à prendre une si grave décision, à l'encontre de leurs déclarations antérieures et de leurs pro- messes réitérées. Or, je veux être juste pour tout le monde, même pour les ministres et les politiciens. Laissons de côté les nombreuses garanties données à la province de Québec, en maintes circonstances, par ses représentants officiels dans le cabinet d'Ottawa: MM. Casgrain, Blondin, Patenaude et Sévigny. Te- nons-nous-en à l'unique mais péremptoire déclaration faite par le pre- mier ministre à l'ouverture de la session de 1916: "I made it clear to the people of Canada that we did not propose any conscription. I REPEAT THAT ANNOUNCEMENT TO-DAY WITH EMPHASIS.” "J'ai claire- ment fait comprendre à la population canadienne que nous n'entendons pas établir de conscription. JE LE DECLARE DE NOUVEAU EXPLICI- TEMENT.” Cette déclaration "explicite", le premier ministre la faisait au nom du gouvernement, en réponse à l'appel pressant du leader de l'opposition. "Il importe" avait dit M. Laurier "que nous ayons au plus tôt une déclaration autorisée de la part de mon très honorable ami, le premier ministre, à ce sujet." Avant de lancer cette invite au ministère, le chef du parti libéral, on s'en souvient, s'était prononcé fortement contre toute idée de conscription 1. L'adresse fut votée à l'unanimité, sans qu'aucune dissidence appréciable ne se fût manifestée contre l'opinion du leader de la gauche et la déclaration "explicite" du premier ministre. ¹ On trouvera, à l'appendice II (page 43), de copieux extraits des discours pronon- ⚫és,le 17 janvier 1916, durant le débat sur l'Adresse, par sir Robert Borden et sir Wil- frid Laurier. 29 1 Ainsi, à la session de 1916, le parlement tout entier s'est affirmé con- tre la conscription. Le premier ministre s'est engagé "explicitement" à ne pas "établir la conscription". Cet engagement, le chef de l'Etat l'a pris après avoir annoncé que les effectifs de l'armée seraient portés à cinq cent mille hommes. Ce n'est donc pas cette décision également ratifiée à l'unanimité des voix des deux partis qui justifie aujourd'hui le ministère de violer sa promesse "explicite". Depuis, le premier ministre et ses collègues ont plus d'une fois réi- téré cet engagement. L'élection de Dorchester Promesses des ministres En décembre, l'un des membres les plus importants de la Commis- sion du Service national me faisait l'honneur de solliciter mon concours, afin d'induire les Canadiens-français à répondre au fameux question- naire. Lorsqu'il eut exposé à loisir l'objet de la Commission, je lui posai cette question: "Quelle garantie nous donnez-vous que l'enquête du Service national n'est pas, comme en Angleterre, le prélude de la cons- cription?" "La meilleure, répliqua-t-il: personnellement, j'étais fa- vorable à la conscription. C'est sir Robert Borden lui-même qui m'a dé- montré qu'elle est impraticable au Canada." De la bonne foi de mon interlocuteur, de l'entière véracité de son témoignage, je ne doutai nulle- ment. J'ai d'autant moins raison d'en douter aujourd'hui que je connais l'existence de preuves écrites qui témoignent que telle était alors l'opi- nion du premier ministre. En janvier dernier, M. Sévigny s'est fait réélire comme ministre, en promettant qu'il n'y aurait pas de conscription. Un autre membre du cabinet, M. Blondin, a ratifié cet engagement. Sir Robert Borden n'a in- fligé aucun démenti à ses collègues; il n'a pas apporté la moindre ré- serve à leurs déclarations "explicites"., L'organe payé du ministère, l'Evénement, a souligné ces garanties. "Les électeurs de Dorchester clamait-il, le 26 janvier 1917 sont maintenant bien avertis : ils sa- vent qu'ils n'auront jamais la conscription avec le gouvernement conser- vateur." Cet "avertissement", donné “aux électeurs de Dorchester", va- lait pour tout le pays. Le parlement s'est réuni le 18 janvier. Le discours du Trône ne contenait pas la moindre allusion à un projet de conscription. Le débat sur l'adresse s'est clos, puis le premier ministre est parti pour Londres, le 12 février, sans donner au pays le moindre indice qu'il avait changé d'avis au sujet du mode de recrutement des troupes. Ce n'est qu'après son retour, le 18 mai, qu'il a brusquement lancé la bombe. Que s'est-il donc passé, du 12 février au 18 mai, qui autorise le pre- mier ministre et ses collègues à faire une si subite et si complète volte- 'face? Accordons aux ministres toute la mesure d'équité qu'ils peuvent attendre. S'il s'était produit, dans la situation européenne, des change- ments graves et soudains qui exigeraient du Canada un effort extraordi- naire, impossible à prévoir il y a quatre mois, le ministère serait certai- 30 - nement justiftable de renverser sa décision; et il aurait le droit de compter sur l'appui de tous ceux qui ont approuvé sans réserve l'entière participation du Canada à la guerre européenne. D'autre part, les parti- sans les plus outrés de la conscription doivent admettre que si tels changements ne se sont pas produits, le gouvernement n'a pas le droit d'imposer, à l'encontre de promesses "explicites", solennelles, et multi- pliées comme à plaisir, une mesure qui répugne à la masse de la popula- tion et menace d'ébranler l'ordre social et l'équilibre économique du pays. Personne, assurément, ne désire la conscription pour le seul plai- sir de faire tuer ou mutiler le plus grand nombre possible d'hommes jeunes et robustes. Personne non plus ne doit tenir, sans raison grave, à ce que les chefs de la nation s'affichent comme parjures et menteurs publics. Volte-face du premier ministre; ses motifs Dans son discours du 18 mai, sir Robert Borden n'a formulé aucun argument sérieux pour justifier sa virevolte. Il a parlé avec une émotion apparemment sincère des pertes subies par l'armée canadienne; il a dit qu'à moins de renforcements nouveaux, le nombre des soldats canadiens diminuerait dans les tranchées. Tout cela est d'une évidence à faire envie à Monsieur de la Palice. Plus la guerre dure, plus il y a de pertes; et si les vides ne sont pas remplis, il est clair que l'armée diminue. Mais le premier ministre savait tout cela, le 17 janvier 1916, lorsqu'il s'enga- geait "explicitement" à ne pas "établir la conscription". Il a ajouté que l'enrôlement” “volontaire" ne donne plus de résultats tangibles. Cela aussi, tout le monde le savait. La preuve en était faite depuis longtemps, lorsque MM. Sévigny et Blondin juraient leurs grands dieux, à Dorches ter, que jamais la conscription ne serait votée. L'enrôlement "volon- taire" était tari lorsque l'Evénement affirmait, au nom des ministres, et sous leur inspiration, "qu'avec le gouvernement conservateur" nous n'aurions "jamais la conscription". Si, le 18 mai, sir Robert Borden avait constaté la faillite totale et dé- finitive de l'enrôlement "volontaire", ce ne peut être qu'à la suite d'observations déjà lointaines. Or, le 6 mai, douze jours à peine avant la déclaration du premier ministre l'un de ses collègues, le "colonel" Blondin, inaugurait, avec le général Lessard, une nouvelle campagne de recrutement "volontaire". Cette campagne, organisée sous le patronage officiel du ministère de la Milice, devait couvrir toute la province et durer plusieurs semaines. Dès avant la troisième assemblée, le premier ministre coupait les ailes et les vivres à son collègue recruteur. Cet appel à la guerre sainte n'était-il qu'une immense partie de bluff? Si, le 6 mai, le premier ministre ne croyait plus à l'enrôlement "volontaire”, pourquoi a-t-il autorisé cette gigantesque fumisterie? S'il y croyait en- coie, pourquoi a-t-il brusquement interrompu le travail, à peine ébauché, de son collègue? D'ailleurs, lorsque sir Robert Borden s'est engagé, le 17 janvier 1916, à ne pas "établir la conscription", il n'a pas subordonné sa promesse au succès de l'enrôlement "volontaire". C'est après avoir annoncé que le chiffre des effectifs serait porté à 500,000 hommes, que le premier mi 31 — nistre a déclaré qu'il n'y aurait pas de conscription. Son engagement était non seulement "explicite”, il était absolu et sans conditions. C'est aussi un engagement "explicite", absolu et sans condition, que M Sévigny a pris, au nom du "gouvernement conservateur", au moment de sa réélection comme ministre. L'argument de la faillite de l'enrôlement volontaire ne vaut donc rien à l'encontre de l'engagement "explicite" du 17 janvier 1916. Sir Robert Borden se doit à lui-même, il doit à l'honneur de ses col- lègues, il doit aux justes exigences du pays, d'autres explications de sa volte-face. Afin de faciliter la tâche au premier ministre, recherchons main- tenant les circonstances et les motifs qui ont pu lui inspirer une déci- sion dont il ne peut manquer de mesurer toute la gravité, indépendam- ment du déshonneur qui le guette s'il ne parvient pas à se justifier. Jetons un coup d'oeil sur la situation européenne et voyons s'il s'est produit, disons depuis janvier, quelque événement extraordinaire et im- prévu qui autorise le gouvernement à violer ses engagements et à impo- ser la conscription. A bien examiner, on ne peut raisonnablement signaler que trois faits nouveaux susceptibles de modifier la situation des armées rivales et d'af- fecter le résultat ultime de la guerre: la reprise de la guerre sous-marine; la révolution russe; l'entrée des Etats-Unis dans le conflit. Aucun de ces événements ne justifie l'adoption de la conscription au Canada. Tous trois, au contraire, militent non seulement contre la conscription mais aussi contre l'expédition de nouvelles troupes en Europe. La guerre sous-marine La campagne sous-marine n'est même pas un fait nouveau pour les belligérants de la première heure. Tout ce qu'il y a de nouveau dans la décision prise, en janvier, par l'Allemagne, c'est l'attaque dirigée contre les navires des pays neutres qui pénètrent dans les zones de blocus. Cette extension des opérations sous-marines affecte, il est vrai, la situation économique des belligérants, celle de l'Angleterre surtout. Mais en quoi l'enrôlement, volontaire ou forcé, de cent mille Canadiens de plus ap- porterait-il un remède à cette situation? C'est si peu sur les armées de terre que l'Angleterre compte pour parer à ce nouveau danger, qu'elle a supplié le gouvernement américain de retarder l'envoi de ses troupes en Fiance, afin d'accélérer la construction des navires de commerce, la production des vivres et leur expédition en Angleterre. Qu'on relise avec attention tous les discours prononcés par M. Bal- four, aux Etats-Unis et au Canada: on n'y trouvera pas la moindre allu- sion au besoin de troupes. Par contre, il y est souvent question des dan- gers de l'affamation. Prétendra-t-on que l'Angleterre, qui n'a pas besoin des troupes américaines, a besoin de plus de troupes canadiennes? Si le gouvernement canadien veut réellement aider l'Angleterre à se préserver de la famine, il doit s'appliquer sans retard, non pas à enrôler de nouvelles recrues pour l'armée, mais au contraire à faire cesser tout enrôlement, puis à concentrer et utiliser toutes les énergies de la nation afin de stimuler la production agricole et la construction des navires. 32 La révolution en Russie La révolution russe n'est assurément pas la raison ou le prétexte que le premier ministre invoquera pour justifier son projet de conscription. Les gouvernements de Washington, de Londres et de Paris ont acclamé la déchéance du Tsar comme une défaite pour l'Allemagne. La presse de France et d'Angleterre s'est appliquée, quinze jours durant, à dévoiler les intrigues et les machinations allemandes qui se poursuivaient à la cour de "Nicolas Romanoff". Elle a peint la révolution comme un immense et glorieux soulèvement du peuple russe contre les "traitres" qui négo- ciaient avec l'Allemagne. Le "dictateur" de l'Empire britannique, M. Lloyd George, a même télégraphié aux révolutionnaires de Russie qu'ils avaient rendu "à la cause des Alliés le plus signalé des services". Sir Robert Borden était à Londres lorsque cette dépêche fut rédigée, envoyée et publiée. Chaque jour, il conférait avec M. Lloyd-George. Viendra-t-il prétendre que "le plus signalé des services" rendus par la Russie à la cause des Alliés doit maintenant se payer par l'holocauste de cent mille jeunes Canadiens, ajoutés aux quatre cent mille déjà sacrifiés? L'intervention américaine La déclaration de guerre des Etats-Unis, loin de justifier l'expédition de nouvelles troupes canadiennes, devrait, au contraire, induire le gou- vernement à mettre fin à tout enrôlement. Les Etats-Unis ont, dans cette guerre, un intérêt au moins égal à celui du Canada. Leur population est quatorze fois plus nombreuse que la nôtre. Leurs richesses sont soixante- quatorze fois plus élevées que celles du Canada. Voici près de trois ans que la petite nation canadienne se saigne à blanc. N'a-t-elle pas le droit de respirer un peu et de reprendre quelques forces, pendant que la riche et populeuse république américaine, qui n'a pas encore sacrifié un seul troupier, apportera son concours si longtemps différé? Avant que les Etats-Unis n'eussent décidé de se jeter dans la mêlée, à l'époque même où ils semblaient le plus décidés à rester neutres, sir Robert Borden ne jugeait pas la conscription nécessaire et renouvelait sa promesse de ne pas la faire appliquer. Aujourd'hui que la plus puissante des nations neutres apporte aux Alliés un secours inattendu et d'une énorme importance, tous les hommes d'Etat et de guerre en témoi- gnent, comment le premier ministre peut-il espérer nous faire croire que la cause des Alliés exige la vie de cent mille Canadiens de plus? Dans l'ordre économique, la même évidence s'impose. Quelques semaines avant l'entrée des Etats-Unis dans la guerre, le gouvernement canadien troụvait si urgent de remplir les cadres vidés de l'armée agri- cole qu'il lançait un appel désespéré aux ouvriers américains. Cet ap- pel était publié dans plus de sept cents journaux des Etats-Unis. Le gouvernement estimait à soixante-dix mille le nombre d'ouvriers agri- coles qu'il fallait à tout prix faire venir des Etats-Unis. Au moment de la déclaration de guerre du Président, sept mille Américains, environ, 33 avaient répondu à l'appel du Canada. Naturellement, les autorités de Washington ont mis une brusque fin à ce drainage des forces vives de la nation américaine. Notre ministre du Commerce, sir George Foster, s'est vu forcé d'écrire une lettre dans laquelle il s'est engagé, au nom du gouvernement canadien, à faire cesser cette campagne d'embauchage. Voici donc l'armée agricole' du Canada privée de plus de soixante mille recrues que le gouvernement jugeait, il y a trois mois, absolument né- cessaires pour nous permettre de faire produire au sol canadien la nour- riture dont l'Angleterre a un si pressant besoin. Et ce déficit désas- treux, fatal peut-être, le même gouvernement veut maintenant le dou- bler, le tripler, en jetant cent mille Canadiens de plus en pâture au mi- notaure de la guerre ! Notez bien le contraste. D'un côté, le gouvernement d'une nation de cent millions d'habitants, qui n'a pas encore sacrifié un seul homme à la cause désormais commune, juge dangereux et refuse de prêter à une nation voisine et à liće soixante-dix mille de ses enfants. De l'autre, le gouvernement d'une nation de sept millions d'habitants, qui a déjà fourni quatre cent vingt mille de ses enfants à la boucherie européenne, trouve nécessaire et patriotique d'en forcer cent mille de plus à se sacri- fier au triomphe de la "liberté" et de la "démocratie"!! Quel vent de folie et de suicide passe donc sur nos têtes? Impérieuse nécessité de garder nos hommes De tous les faits nouveaux qui ont modifié la situation depuis que sir Robert Borden a pris l'engagement "explicite" de ne pas établir la conscription, celui qui justifie le moins sa volte-face c'est bien l'entrée des Etats-Unis dans la guerre. A lui seul, au contraire, ce fait devrait suffire à faire comprendre à nos gouvernants qu'il faut mettre fin à tout enrôlement additionnel, à toute expédition de nouvelles troupes canadiennes en Europe. Le devoir qui s'impose plus impérieusement que jamais, depuis que les Etats-Unis sont entrés en guerre, c'est de rallier toutes les forces vives de la nation et d'utiliser tout le man-power du pays afin d'activer la production agricole qui seule empêchera la crise des vivres, en Europe et en Amérique et la construction des na- vires qui apporteront à l'Angleterre son pain quotidien. Et pourtant, c'est probablement la déclaration de guerre des Etats- Unis qui a déterminé la volte-face de sir Robert Borden pas pour I avantage de la France ou de l'Angleterre, mais pour la commodité des Etats-Unis eux-mêmes. Le comité britannique de recrutement, installé à New-York depuis peu, estime à 500,000 le nombre d'Anglais et de Cana- diens, d'âge militaire, actuellement aux Etats-Unis. Une proportion considérable de ces sujets britanniques ont quitté le Royaume-Uni et le Canada depuis deux ans, afin de se soustraire au service militaire. Les autorités américaines ont jugé, avec raison, que si la seule crainte de la conscription, alors démentie par les autorités canadiennes, avait pu jeter de l'autre côté de la frontière des centaines de mille sujets britanniques, des millions d'Américains la franchiraient en sens inverse afin d'éviter 34 la conscription certaine aux Etats-Unis. Pour empêcher cet exode, le gouvernement américain aurait été forcé d'établir un cordon de senti- nelles depuis l'embouchure de la rivière Sainte-Croix jusqu'aux rives du détroit de San Juan. Il a trouvé plus pratique et moins coûteux de faire faire sa besogne par le gouvernement canadien. La conscription établie simultanément dans les deux pays, la tâche de surveiller les slackers serait énormément simplifiée. Ce n'est donc pas pour sauver la "démocratie" et la "civilisation supé- rieure” que le Canada est menacé du plus odieux et du plus sanglant des impôts; ce n'est pas davantage pour aider la France et l'Angleterre; ce n'est pas même pour soutenir l'effort de sa propre armée: c'est tout bon- nement pour faire la police du gouvernement américain. Tout considéré, c'est là qu'il faut chercher la seule explication plau- sible de l'incroyable changement d'attitude du ministère beaucoup plus, à mon avis, que dans les décisions du Conseil de Guerre de l'Empire. La Conférence de guerre à Londres Que, dans les délibérations secrètes de cette junte impériale, il ait été question de la conscription pour le Canada et l'Australie, c'est fort pos- sible; c'est même certain. Que les ministres britanniques aient repré- senté aux délégués des "nations-soeurs" l'avantage de mettre tous les pays d'empire sur le même pied d'organisation militaire, c'est probable. Que les maîtres de l'Empire aient exercé une pression afin de faire rem- placer par des soldats coloniaux les Anglais qu'ils gardent aux champs, aux chantiers maritimes, aux mines de carbon, aux usines de munitions, c'est plausible; et nous ne saurions leur en faire reproche. Tant pis pour nous si nous avons bêtement permis à nos politiciens de clamer, depuis bientôt trois ans, que le Canada est prêt à sacrifier "son dernier homme et son dernier dollar" pour les nations d'Europe. Néanmoins, je persiste à croire que, sans la déclaration de guerre du Président Wil- son et le vote de la conscription par le Congrès, sir Robert Borden n'au- rait pas violé ses engagements. A l'encontre des motifs que les ministres britanniques ont pu invoquer confidentiellement en faveur de la cons- cription, en général, le premier ministre du Canada n'a pu manquer d'op- poser son engagement "explicite" et, aussi, les déclarations po- sitives et publiques des hommes d'Etat anglais, lesquelles lesquelles mili- tent toutes contre l'établissement de la conscription au Canada, à l'heure actuelle. En tout cas, quel que soit le motif apparent ou réel de la décision du ministère, le parlement ne serait pas justifiable de voter la loi pro- jetée, ou toute mesure tendant à rendre obligatoire le service pour la guerre européenne, sans le consentement du peuple. C'est le dernier point qu'il nous reste à examiner. VI COALITION ET PROLONGATION DU PARLEMENT Militarisme et autocratie L'intention manifeste du premier ministre est d'imposer la conscrip- tion à l'aide d'une coalition ministérielle et d'une nouvelle prolongation du parlement. Ce dessein révèle une incroyable inconscience de la situa- tion. Le gouvernement, l'opposition, le parlement tout entier ont précipité le pays dans la tourmente européenne, alors qu'aucun engagement inter- national, aucune obligation constitutionnelle ou morale, n'imposaient -au Canada d'autre devoir que de veiller à la défense de son territoire 1. Cette participation à la guerre européenne, le gouvernement l'a dé- crétée afin d'aider l'Angleterre et ses alliés à “détruire le militarisme” et à “sauver la démocratie”. Le parlement tout entier a ratifié, en l'accla- mant, ce "noble" objet; et afin d'en mieux souligner le caractère, sir Robert Borden et ses collègues, sir Wilfrid Laurier et ses partisans, ont répété à l'envi que, libre et volontaire pour la nation, la participation resterait également volontaire et libre pour les individus. C'est en pro- mettant, verbalement et par écrit, de ne pas s'écarter du principe du vo- lontariat que le premier ministre a obtenu de précieux concours dans toutes les sphères de l'ordre social. En proposant aujourd'hui la conscription, sir Robert Borden viole ses promesses les plus solennelles; à l'instar de Bethmann-Hollweg, il déchire les "chiffons de papier" qui portent sa signature et celle du par- lement tout entier. Rendre le service d'outre-mer obligatoire, c'est sou- mettre le Canada au régime du "militarisme prussien". Si le premier ministre s'obstine à refuser au peuple le droit d'en décider, il viole les ¹ Qu'on ne soupçonne pas ici le dessein d'opposer la thèse nationaliste à la poli- tique conservatrice ou libérale. Sur ce point, sir Robert Borden et sir Wilfrid Laurier ont fait, à plusieurs reprises, des déclarations aussi explicites que les nôtres; et les hom- mes d'Etat anglais ont corroboré l'opinion commune. Dans une étude sur Le Problème de l'Empire, j'ai cité l'opinion de M. Bonar Law, alors ministre des Colonies. Tout récemment, M. Balfour, ministre des Affaires étrangères, a été non moins catégorique. Dans son discours prononcé au Sénat canadien, le 28 mai, je relève ce passage: "The government of the Mother Country cannot raise a corporal's guard in Canada, Australia, New Zealand, or wherever you will; she cannot raise a shilling of taxation; SHE HAS NO POWER.” Chose étrange, le chef de l'école "intégraliste," qui a si souvent piétiné sur les nationalistes parce qu'ils ont dit la même chose que M. Balfour, n'a pas soufflé mot des déclarations du ministre anglais, délégué officiel du parlement impérial. 36 - principes essentiels de cette "démocratie" qu'il veut "sauver”….. en Eu- rope, au prix du sang de cinq cent mille Canadiens! Mes lecteurs savent que je ne suis pas fou de la démocratie. Tout ce qui se passe dans le monde à l'heure actuelle, chez nous comme ailleurs, démontre la faillite de la démocratie, le mensonge du parlementarisme, la cynique duperie du régime des partis. Les gouvernements "populaires" se sont montrés aussi impuissants à prévenir la guerre qu'à organiser la victoire; et pour réparer leurs erreurs et leurs fautes, il ne trouvent rien de mieux que de recourir aux procédés extrêmes de l'autocratie et du militarisme. Il ne m'a jamais paru clair que le Canada eût le devoir de se saigner à blanc pour "sauver la démocratie" européenne, encore moins pour l'imposer aux Allemands, aux Autrichiens ou aux Bulgares. Quoi qu'il en soit, le régime démocratique est, au Canada, le régime établi par la loi, la constitution et une pratique déjà séculaire. S'il était clairement démontré que "Wilhelm Hohenzollern" veut renverser cet ordre de choses et qu'il a quelques chances matérielles d'implanter au Canada le "militarisme prussien", je serais le premier à lancer l'appel aux armes... et à y répondre avant de forcer les autres à se faire casser la tête. Mais que penser de gens qui, depuis près de trois ans, appellent les Canadiens à la croisade volontaire de la démocratie contre l'autocratie militaire et qui s'apprêtent maintenant à leur imposer la forme la plus odieuse de militarisme en violant les principes essentiels de la démocra- tie? Sous prétexte de combattre le despotisme des monarchies "de droit divin”, les Canadiens vont-ils laisser une poignée de politiciens sans réelle responsabilité leur imposer une oligarchie militaire et fonder une autocratie bleue, rouge ou bariolée, une dynastie éphémère, sans prestige, sans force et sans gloire, sans base constitutionnelle, historique ou morale? Pour entraver les desseins, nullement démontrés, de Guillaume l'Autocrate, allons-nous permettre à Robert le Têtu fût-il assuré du concours de Wilfrid le Conciliateur de jouer avec nos vies, et aussi avec la constitution et l'ordre établi? Principe du régime démocratique Le principe fondamental du régime démocratique, ici comme en Angleterre, c'est le consentement populaire: "the government in which the ultimate control lies with the people". Cette définition, c'est celle qu'en donnait le plus traditionnel, le dernier peut-être, des conservateurs britanniques, M. Balfour, dans son récent discours au Sénat canadien, consigné dans nos archives parlementaires. C'est même l'idéal dont le triomphe exige, selon M. Balfour, les suprêmes sacrifices de tous les peu- ples britanniques ¹. ¹ A noter, encore, que l'Action Catholique n'a pas soufflé mot de cette "hérésie démocratique" du représentant officiel de la Grande Bretagne, de cette "théorie dangereuse et révolutionnaire" du chef du conservatisme britannique. "Dangereuse" et "révolutionnaire" lorsque les nationalistes l'exposent comme un fait, cette doctrine politique devient-elle innocente et louable lorsqu'un homme d'Etat britannique, impérialiste et tory, la présente comme le principe idéal de l'ordre social et politique? Avec la théologie intégraliste, il y a évidemment de très larges accommodements. 37 - Comment, sans violer ce principe dans son essence comme dans´son application immédiate, le gouvernement et le parlement pourraient-ils songer à imposer la conscription au pays sans soumettre leur décision à la volonté populaire, à l'ultimate control du peuple? Sous l'empire de la constitution britannique, les pouvoirs du parle- ment et du ministère sont à peu près analogues à ceux du conseil d'ad- ministration et du comité exécutif d'une société d'actionnaires. L'éten- due et la durée du mandat des représentants du peuple sont limitées par la constitution et l'usage, comme la durée et l'étendue des pouvoirs des administrateurs sont définis par la charte et les règlements de la compa- gnie. En face d'une situation extraordinaire et soudaine, le parlement peut adopter des mesures exceptionnelles, tout comme les administra- teurs d'une compagnie peuvent adopter de nouveaux règlements; mais ces mesures exceptionnelles sont subordonnées à la décision ultime du peuple, comme les règlements nouveaux doivent être soumis à l'assem- blée des actionnaires; et ni les députés ni les administrateurs n'ont le droit de se soustraire à ce jugement, en prolongeant arbitrairement leur mandat; encore moins, le ministère, ou le comité exécutif, ont-ils le droit de se ménager l'impunité en achetant, par des manoeuvres corrup- trices, la complicité de l'opposition, ou des autres administrateurs. Cette brève analyse comparative démontre à quel point les projets de conscription, de coalition et de prolongation du parlement se ratta- chent les uns aux autres par un lien indissoluble. Du point de vue où il s'est placé, sir Robert Borden a raison: s'il veut réussir à imposer la conscription, il doit tenter une coalition quel- conque, et prolonger le parlement tant que la guerre durera. S'il a dé- cidé de violer sur un point l'ordre établi, il est forcé de le violer sur les trois. Disons-le tout de suite: ni sir Wilfrid Laurier, ni aucun de ses partisans, n'ont le droit de se prêter à cette triple manoeuvre. Tous les Canadiens soucieux de l'ordre public ont l'impérieux devoir d'y faire obstacle, par tous les moyens légitimes. Faux exemple de l'Angleterre L'on objectera peut-être qu'en Angleterre, le parlement a successive- ment sanctionné la prolongation arbitraire de ses pouvoirs, la formation d'un ministère de coalition, et la conscription. La réponse est simple et facile. D'abord, un abus de pouvoir à Londres ne justifie pas un abus de pouvoir à Ottawa. Le Canada n'a pas conquis son son autonomie, après soixante-quinze ans de lutte, pour le seul avantage d'imiter servilement tout ce qui se fait en Angleterre. Ensuite, c'est ici, ou jamais, le cas de répéter les paroles que sir Wilfrid Laurier prononçait le 17 janvier 1916, lorsqu'il condamnait tout projet de conscription: "La situation n'est pas la même au Canada qu'en Angleterre.” En Angleterre, le droit de voter la conseription n'est que la consé- quence du droit de déclarer la guerre. Au Canada, ni le gouvernement ni le parlement n'avaient le droit de déclarer la guerre; ils ont encore bien moins celui de décréter arbitrairement un dispositif nouveau qui va 38 à l'encontre d'une tradition déjà séculaire et des accords conclus entre la Grande-Bretagne et le Canada. se- C'était déjà un abus de pouvoir que de décider, sans le consentement de la nation, en août 1914, la participation du Canada au opérations de guerre en Europe. Rendre obligatoire le le service d'outre-mer rait un autre abus de pouvoir. Après les multiples déclarations des mi- nistres, après la promesse "explicite" de sir Robert Borden que jamais la conscription ne sera "établie", décréter la conscription, sans le consentement du peuple, serait d'un cynisme révoltant; ce serait dépas- ser les pires actes de tyrannie que les champions de la démocratie repro- chent aux "autocrates" de Berlin, de Vienne ou de Constantinople. Juste exemple de l'Australie et de l'Afrique-Sud Au lieu de regarder toujours du côté de Londres, pourquoi nos gou- vernants ne jettent-ils pas, de temps à autre, un coup d'oeil du côté des autres pays autonomes de l'Empire, dont les conditions se rapprochent davantage des nôtres? Dans aucun de ces pays, sauf la Nouvelle-Zélande, on n'a encore réussi ou songé à imposer la conscription. Partout, on y a fait des élections, sans que l'Empire et ses alliés en aient souffert. Nulle part, on n'y a constitué de ministère de coalition afin d'étouffer la voix du peuple. En Australie, un référendum a révélé la force de l'opposition du peuple à la conscription. M. Hughes, forcé de constituer un ministère d coalition nationaliste, a dû subir une seconde élection générale et s'engager à ne pas imposer la conscription avant d'avoir obtenu le con- sentement du peuple par un nouveau plébiscite. L'exemple de l'Afrique-Sud, pays analogue au Canada par sa com- position bi-ethnique, est encore plus instructif. On n'a pas craint d'y faire une élection générale, presque en pleine insurrection. Le général Botha, dont le loyalisme nous a été si souvent donné comme modèle, a constamment combattu tout projet de conscription. Ila même refusé son concours à l'enrôlement volontaire pour la guerre européenne. Aux recrues peu nombreuses de l'armée impériale, il n'accorde qu'une solde très inférieure à celle des soldats de la milice sud-africaine. La dissolution du parlement s'impose Le même raisonnement s'applique à la prolongation du parlement. En Angleterre, la durée des parlements a varié. C'est affaire de pure coutume; et le parlement lui-même en a toujours décidé. Au Canada, la durée du mandat parlementaire est rigoureusement déterminée par un article de la Constitution. Pour faire prolonger leurs pouvoirs d'une année, nos sénateurs et nos députés ont, l'an dernier, voté à l'unanimité une Adresse qui a reçu la sanction du parlement impérial. C'était déjà poser un acte révolutionnaire et un précédent fort dange- reux. Avec quelques autres excentriques, nous avons jeté le cri d'alarme. Naturellement, ces protestations isolées ont été promptement étouffées par la clameur concertée des deux partis. 39 Cette année, on prête au ministère l'intention de faire voter la pro- longation à la simple majorité des voix. On assure même que sir Robert Borden a rapporté de Londres la promesse que le parlement impérial rati- fiera une décision ainsi imposée par un gouvernement "autocratique" à une majorité dénuée de toute pudeur. Ce serait revenir aux jours du Family Compact, et faire gouverner le pays par la coalition d'une clique de politiciens canadiens unis à une clique de politiciens anglais. Même à l'unanimité et sans conscription, le parlement n'a pas le droit de répéter l'erreur de l'an dernier. Imposer la prolongation par la force brutale d'une faction serait un crime. Y ajouter celui de l'imposi- tion arbitraire de la conscription, c'est ouvrir la porte aux réactions les plus dangereuses. La seule annonce du projet de conscription a soulevé l'indignation populaire, non seulement ici, mais dans toutes les parties du pays. Quel- ques hommes vers qui se tourne aujourd'hui la confiance désabusée du peuple ont réussi à calmer les passions, à réduire les démagogues à une temporaire impuissance. Que les gouvernants ne s'y trompent pas: si, prenant à tort l'accalmie du moment pour de la résignation, ils persistent dans leurs desseins, le second mouvement sera pire que le premier. Ce sera au tour des hommes d'ordre d'être réduits à l'impuissance. Une dissolution immédiate du parlement est la seule soupape de sû- reté qui permette au sentiment populaire de se manifester sans danger pour l'ordre public. Nécessité d'un plébiscite Cela même ne suffira pas. A l'élection générale, il faut ajouter un référendum sur la question même de la conscription. Je ne m'attarderai pas, aujourd'hui, à discuter le mérite intrinsèque de ce mode de consultation populaire. Il serait facile de démontrer qu'il n'est nullement contraire, comme on l'a parfois prétendu, aux principes et à la pratique des institutions britanniques. A loisir, je soutiendrais même volontiers la thèse que, contenu dans de justes bornes, le plébis- cite est plus conforme aux vrais principes de l'ordre social que le régime électoral et parlementaire. Mais l'heure n'est pas aux dissertations pla- toniques. Je ne veux pas, non plus, revenir sur le passé et rechercher qui, de nous, ou de nos adversaires bleus ou rouges, avait raison de réclamer ou de refuser le plébiscite en d'autres circonstances où se sont posés les principes dont les conséquences se marquent aujourd'hui. Pour l'instant, je me borne à formuler cette simple et élémentaire vérité: si l'on admet que le parlement ne doit pas imposer la conscrip- tion sans le consentement du peuple, on doit également admettre que seul un plébiscite permettrait au peuple de manifester sa pensée claire- ment et sans équivoques. Dans une élection générale, l'opinion publique ne peut pas s'expri- mer sur une seule question: elle s'éparpille sur une foule de matières qui ont fait l'objet de la discussion parlementaire et publique durant plu- sieurs années; elle est forcée de se prononcer sur divers problèmes que Le futur parlement sera appelé à résoudre; enfin elle est tiraillés en tous 40 ་ sens par les attaches de parti, par les sympathies individuelles pour tel chef ou tel candidat, par mille questions d'intérêt local. Même s'il était possible d'éliminer tous ces obstacles, il serait encore impossible, dans les circonstances actuelles, de connaître le sentiment populaire sur la conscription, si l'on n'avait recours qu'à l'usuelle con- sultation parlementaire. Réduisons la situation à une forme concrète, en supposant les hypo- thèses les plus probables. Le ministère propose la conscription, l'oppo- sition la combat, certains députés libéraux votent pour la conscription, certains conservateurs votent contre; ou, plus simplement, le premier ministre dépose le projet de loi et le leader de l'opposition s'y oppose; puis, dans l'un ou l'autre cas, après le vote, dans le premier, avant, dans le second la Chambre est dissoute. Dans plusieurs comtés, les deux candidats seront favorables à la conscription, dans d'autres, ils se- ront également anticonscriptionnistes. Comment départager, par le ré- sultat, l'opinion des partisans et des adversaires de la conscription? Même si les deux partis parlementaires votaient en bloc, — l'un pour le conscription, l'autre contre la consultation populaire n'en serait pas moins trompeuse. L'on ne saurait exiger qu'un conservateur anticons- criptionniste vote pour un candidat libéral dont il désapprouve la poli- tique généralement; ni qu'un libéral conscriptionniste vote pour le mi- nistère conservateur. Et puis, quelle issue offrirait-on par là aux nom- breux électeurs qui sont opposés, non seulement à la conscription, mais à tout effort additionnel pour la guerre? Ou encore, à ceux qui, géné- ralement favorables à la politique de guerre du ministère conservateur, sont opposés à la seule conscription? Invite à l'émeute On a parlé d'une autre combinaison: coalition, élection générale, puis, conscription si le ministère de coalition est soutenu. Ce serait le plus odieux des subterfuges. Pour exprimer leur opinion, les anticons- criptionnistes n'auraient d'autre ressource que de mettre partout des candidats opposés aux deux partis. Le défaut d'organisation préalable les empêchant de le faire dans la plupart des comtés, le gou- vernement "national" interprèterait comme favorable à la conscription un verdict arraché par la plus ignoble des supercheries. Si l'on a vrai- ment songé, dans les cercles officiels, à cette tactique abominable, que l'on pèse bien ces paroles: c'est l'invite formelle et définitive à l'insur- rection. Qu'on y pense sérieusement, avant de réduire à l'exaspération des milliers d'honnêtes gens qui ne demandent qu'à exprimer librement et paisiblement leur opinion. La mesure des duperies est comble. Ne la faites pas déborder. Pour ma part et pour tous ceux qui ont confiance en moi, je tiens à dégager notre responsabilité. Nous avons réussi à calmer l'effervescence des derniers jours. Quoi qu'il arrive, nous ferons tout pour maintenir l'ordre public. Mais si les politiciens autocrates, frappés de démence, ne tiennent aucun compte des conseils désintéressés qui leur arrivent de toutes parts, nous serons aussi impuissants qu'eux à contenir la colère 41 populaire; et ce n'est pas dans les rangs des vrais nationalistes qu'on trouvera les émeutiers. Conclusion Résumons en quelques formules concrètes la situation politique et ses exigences. Toute coalition des partis, à l'heure actuelle, serait inutile, dange- reuse et immorale. La dissolution des Chambres s'impose. Le parlement n'est pas seu- lement moribond, il est mort, moralement: jam fætet. Le parlement actuel ou futur ne doit pas voter la conscription; il ne peut, en justice et avec prudence, l'imposer au pays sans le consente- ment du peuple; et l'opinion du peuple ne peut s'exprimer librement que par un plébiscite. APPENDICES I NOS PRÉVISIONS Il y a dix-huit ans: Le 22 octobre 1899, M. Henri Bourassa, parlant à Papineauville de l'envoi des troupes au Sud-Africain, disait (voir le compte-rendu de la Patrie du 23): Si aujourd'hui l'on demande 500 soldats au Canada pour aller combattre contre une nation de 300,000 âmes, que sera-ce quand l'Angleterre aura à lutter contre un peuple puissant? La voyez-vous aux prises avec la Russie? Alors l'on fera lever des milliers de Canadiens qu'on arrachera à nos paisibles campagnes et aux douceurs de la vie domestique pour les envoyer dans les steppes glaciales de la Sibérie. Que serait-ce encore si la mère-patrie allait porter la guerre en Allemagne? A ce compte, nos fils devront s'attendre à partir au premier signal pour les quatre coins du globe sans profit pour eux-mêmes ni pour la patrie qui a tant besoin de leurs bras et de leur intelligence pour prospérer et grandir Il y a trois ans: Le 18 août 1914, quatorze jours après la déclaration de guerre, deux jours avant la réunion de la première session de guerre, M. Omer Héroux écrivait en tête du Devoir: Nous prions ceux qui veulent réfléchir de méditer sur les conséquences financières et autres de cette révolution. On n'envoie aujourd'hui que des volontaires, mais si les volontaires manquent, est-ce que l'on se dérobera à ce que l'on aura affirmé être un devoir, sous prétexte que les offres de service ne sont pas assez nombreuses? Il y a deux ans: Le 18 juillet 1915, M. Henri Bourassa, répondant à la Gazette, qui prétendait qu'il n'y aurait pas de service obligatoire, écrivait dans le Devoir: La Gazette est-elle si certaine que nous n'allons pas à la conscription? Le parle- ment, affirme-t-elle, ne décrétera pas le service obligatoire, il ne doit pas le faire. Le parlement a fait et décrété bien des choses que la Gazette ne trouvait pas opportunes, qu'elle jugeait même absurdes et condamnables, tant que ses chefs poli- tiques n'eurent pas décidé de les mettre à exécution par exemple, la contribution de trente-cinq millions à la flotte impériale. Le gouvernement a porté successivement le chiffre des troupes destinées à la · guerre européenne de cinquante mille hommes à cent mille, puis à cent cinquante mille; et il a déclaré qu'il maintiendrait ces effectifs. On a même fait dire à M. Borden que le Canada fournirait à l'Angleterre cinq cent mille soldats. Même si le gouvernement s'en tient au chiffre de cent cinquante mille, et que les troupes anglaises et canadiennes continuent d'être massacrées comme elles l'ont été à Langemarck, il faudra, pour peu que la guerre se prolonge, enrôler au moins 250,000 hommes. Si le recrutement volontaire ne suffit pas à rempli ces cadres, le gouvernement va-t-il faire savoir aux autorités impériales qu'il ne peut faire honneur à sa signature? Il est plus probable qu'il exécutera le programme annoncé par le colonel Wilson: il aura recours à l'enrôlement forcé. Il n'est sans doute pas à propos d'effrayer le peuple inutilement; mais il est plus réprouvable encore de le leurrer d'illusions et de lui cacher les conséquences possibles et même probables de l'attitude et des engagements pris par ses gouvernants. Il y a deux mois: Le 27 mars 1917, indiquant, dans le Devoir, les moyens les plus efficaces de s'opposer aux manœuvres des partisans de la conscription, M. Henri Bourassa écrivait: Si une action intelligente, modérée, mais énergique et inlassable, ne s'exerce pas dans ce sens, nous aurons certainement la conscription, sous une forme quelconque, avant trois mois. II L'AVIS DES CHEFS Nous reproduisons ci-dessous les déclarations faites au sujet de la conscription, le 17 janvier 1916, par sir Wilfrid LAURIER et sir Robert BORDEN, à la Chambre des Communes. C'est à cette session que sir Robert Borden déclara qu'il avait promis 500,000 kommes à l'Angleterre, que le parlement ratifia unanimement cette promesse par le vote de l'Adresse, et que la Chambre, unanimement aussi, sauf M. Paul-Emile Lamarche (Nicolet), dissident,— accorda une prolongation de terme au ministère Borden. "Il ne doit pas y avoir de conscription au Canada' SIR WILFRID LAURIER "Le discours du trône nous annonce que l'on nous présentera des mesures pour permettre au Gouvernement de continuer la guerre. Mon très honorable ami le pre- mier ministre a fait, le 1er de l'An, la déclaration qu'il était prêt à offrir 500,000 hommes. Je ne discuterai pas aujourd'hui le point de savoir si la déclaration préma- turée de mon très honorable ami était exactement conforme aux règles du gouverne- ment parlementaire. Je mets de côté toutes ces questions dans un jour comme celui-ci. Je crois que nous aurons des explications sur l'offre de 500,000 hommes, qui me semble un projet un peu vaste, mais encore une fois, je m'abstiens de porter un jugement à ce sujet. Je serai prêt et les honorables amis qui m'entourent seront également préparés à discuter, avec toute l'attention qu'elles méritent, les propositions que le Gouvernement jugera essentielles pour mener à bien la lutte dans laquelle nous sommes engagés. Mais permettez-moi de vous dire et je crois qu'à ce sujet nous devons avoir une expression d'opinion que nous devons repousser immédiatement l'impression que l'on a cherché à créer, que cette offre serait un premier pas vers la conscription. Il ne doit pas y avoir de conscription au Canada. On a tenté pendant de nombreuses années, monsieur l'Orateur, d'effrayer le peuple avec le spectre de la conscription. Il y a eu, comme vous le savez, dans cette Chambre, quelques hommes qui, pendant les élections de 1911, ont déclaré que le vote de la loi navale était un pré- lude à la conscription. Il y a des hommes dans la province de Québec qui ont affirmé qu'au moment où la conscription serait adoptée en Angleterre, la conscription serait adoptée ou proposée au Canada. La loi navale a été dans les statuts pendant six ans. Elle y est encore, elle n'a pas été abrogée, comme plusieurs membres de cette Chambre s'étaient engagés à l'exiger. Elle existe toujours et il n'y a pas encore de conscription. En Angleterre on en est arrivé à la conscription, mais au Canada la conscription n'existera pas. En ce qui a trait à la conscription en Angleterre, ce serait vraiment de mauvais goût, je dirai plus, ce serait une impertinence de faire à ce sujet quelques remarques pour témoigner de notre approbation ou de notre désapprobation. Pour moi, je puis dire que j'avais l'espoir de voir l'Angleterre poursuivre cette guerre prodigieuse en continuant l'application de son ancien système d'enrôlement volontaire. "Le gouvernement anglais en a pensé autrement: il a pensé que l'importance, la prodigieuse importance de la guerre à laquelle nous devons faire face, l'obligeait à recourir à la conscription, et la mesure qu'il a adoptée semble rencontrer l'approbation de la grande majorité du peuple de la Grande-Bretagne. Tout de même, monsieur l'Orateur, la situation au Canada n'est pas la même qu'en Angleterre. Les raisons qui existent pour empêcher la conscription au Canada sont évidentes. A défaut d'autres raisons, la principale, celle qui prime toutes les autres, c'est que nous ne pourrions implanter la conscription au Canada sans porter un coup terrible à notre politique d'immigration. Si nous voulons traverser avec succès la période qui suivra la guerre et faire face à l'énorme dette qui s'accumule à l'heure actuelle, si nous voulons acquitter les dépenses énormes dont nous nous chargeons, le meilleur moyen d'atteindre ces résultats, c'est d'adopter une politique d'immigration sage et hardie, de façon à nous permettre d'assurer le développement de nos ressources. Mais si jamais l'on venait à savoir, à l'étranger, que la conscription existe au Canada, cette notion porterait, je le répète, un coup mortel aux espérances que nous entretenons à ce sujet. Mais, la seule pensée de la conscription n'a-t-elle pas exercé une action pré iciable relativement à nos établissements de colonisation dans le Nord-Ouest ? Ici, l'orateur cite un article d'un journal américain, le New York American; et il poursuit: "A tout événement, il laisse assez voir combien il importe que nous ayons au plus tôt une déclaration autorisée de la part de mon très honorable ami, le premier ministre, à ce sujet. (Débats des Communes, 17 janvier 1916, vol. I, pages 19 et 20 de l'édition fran- çaise.) 45 1 "Nous n'entendons pas établir de conscription" SIR ROBERT BORDEN (PREMIER MINISTRE) "Mon très honorable ami a parlé de l'augmentation considérable du nombre de nos effectifs, qui a été proposée le premier janvier. Le 7 novembre 1914, notre effectif autorisé a été augmenté de 30,000 hommes. Le 8 juillet 1915, un décret ministériel l'a porté à 150,000. Le 22 octobre, Sa Majesté le roi a adressé un appel à ses sujets. Il ne s'adressait pas directement aux possessions d'outre-mer; Sa Majesté s'adressait plus particulièrement à la population des Iles-Britanniques. Nous avons estimé qu'il convenait d'accepter cet appel comme s'adressant à la population du Canada, et le 30 octobre 1914, l'effectif autorisé fut porté à 250,000 hommes. Finalement, le premier jour de janvier de cette année, il a été annoncé que l'effectif autorisé du Canada serait de 500,000 hommes. "Mon très honorable ami a parlé de la conscription—de l'idée qu'on entretient au pays ou ailleurs que la conscription pourra exister au Canada. Parlant pendant les deux ou trois premiers mois de la guerre, j'ai clairement fait comprendre à la population canadienne que nous n'entendions pas établir de conscription. Je le déclare de nouveau explicitement. (Débats des Communes, 17 janvier 1916, vol. I, page 26 de l'édition française.) III VŒEU DE PROTESTATION Voici le texte du voeu acclamé à l'assemblée tenue au Monument National, le 7 juin 1917 : Nous, citoyens canadiens, fidèles sujets du Roi, prêts à défendre le territoire canadien contre toute attaque étrangère, sommes également résolus à défendre l'au- tonomie du Canada et la liberté de ses citoyens contre toute agression intérieure. Nous condamnons tout projet de conscription pour la guerre d'outre-mer, parce qu'il viole les principes de notre constitution et les traditions séculaires du pays; et nous déclarons que le gouvernement et le parlement du Canada n'ont pas le droit de décréter la conscription sans le consentement explicite de la majorité du corps électoral, exprimé dans un plébiscite. Nous croyons que tout effort additionnel de la nation doit avoir pour unique objet de réorganiser les forces économiques du pays et d'apporter aux Alliés dont le Canada a épousé la cause, et particulièrement à l'Angleterre, les secours de ravitaillement qu'ils réclament avec tant d'insistance. Les conseils municipaux et autres corps publics trouveront dans ce voeu d'utiles ins- pirations pour rediger leurs protestations. 46 IV PÉTITIONS Voici le texte des pétitions préparées par la Ligue patriotique des intérêts canadiens: Aux députés à la Chambre des Communes du Canada, Confiants dans la déclaration faite le 17 janvier 1916 par le Très Honorable Sir Robert Borden, premier ministre: "J'ai clairement fait entendre à la population canadienne que nous n'entendions pas établir la conscription. Je le déclare de nouveau explicitement," forts des paroles prononcées le même jour par le Très Honorable Sir Wilfrid Laurier, chef de l'opposition:-"Au Canada, la conscription n'existera pas;” les soussignés vous demandent de ne pas adopter de loi ou de résolution décrétant a conscription pour le service d'outre-mer, ou tendant à rendre ce service obligatoire. Aux députés à la Chambre des Communes du Canada, Nous, mères canadiennes, prêtes à sacrifier librement nos fils pour la défense du territoire canadien, mais confiantes dans les garanties données, le 17 janvier 1916, par le Très Honorable Sir Robert Borden, premier ministre, et par le Très Honorable Sir Wilfrid Laurier, chef de l'opposition, vous supplions de n'adopter aucune mesure pour rendre obligatoire le service militaire d'outre-mer. On peut se procurer des feuilles de pétitionnement, avec entête DANS LES DEUX LANGUES, en s'adressant à M. Wilfrid DESCHÊNES, Chef du secrétariat. 92-est, rue Notre-Dame, chambre 12, Montréal On peut également s'adresser à M. Deschênes pour les commandes en gros de la bro- chure de M. Bourassa sur La Conscription: $1.00 la douzaine, franco; pour cinquante exemplaire et plus, prix spécial de 5 sous L'EXEMPLAIRE, avec frais d'expédition à la charge de l'acheteur.. Chaque commande de cinquante exemplaires donnera droit à cinq exemplaires gra- tuits du discours de M. Bourassa sur Le DEVOIR, son origine, son passé, son avenir et à un exemplaire'de la brochure contenant toute la série des discours prononcés lors du Cinquième anniversaire du DEVOIR. "